L’assistance obligatoire et la responsabilité civile relativement aux accidents du travail

SOCIÉTÉ D’ÉCONOMIE POLITIQUE

SÉANCE DU 5 FÉVRIER 1895

 

L’Assemblée adopte comme sujet de discussion la question suivante, proposée par M. Yves Guyot :

L’ASSISTANCE OBLIGATOIRE ET LA RESPONSABILITÉ CIVILE RELATIVEMENT AUX ACCIDENTS DU TRAVAIL.

M. Yves Guyot prend la parole pour exposer la question. Il commence par rappeler qu’il y a deux systèmes en présence dans la question des accidents du travail. Le système du Code civil français sur la responsabilité civile (art. 1382) : « Tout fait de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. » 

Puis le système allemand de l’assurance obligatoire, d’après une tarification, un abonnement, un prix fixe, système automatique, du moins d’après son programme, qui n’a pas été inventé par les socialistes, mais proposé en 1869 par M. Stumm, grand exploitant de mines, repris en 1881 par M. Baare, grand industriel, et qui a abouti à la loi du 6 juillet 1884, qu’a fait voter M. de Bismarck, qui croyait habile de persécuter le socialisme et de faire, en même temps, une législation socialiste. 

D’après cette loi, les entreprises sont groupées en corporations réunies par genre d’exploitation ; l’État ni les ouvriers ne participent à l’assurance ; le paiement des secours n’a lieu qu’à partir de la quatorzième semaine et pendant les treize premières semaines il est supporté par la caisse des maladies. 

Les auteurs de cette loi ont émis les prétentions suivantes : 

1° Ce système est moins onéreux pour l’entrepreneur ; 

2° Il diminue le nombre des accidents ; 

3° Il garantit l’ouvrier contre tous risques quelle qu’en soit la cause ; 

4° Il supprime les litiges ; 

5° Il établit la paix sociale : il supprime le socialisme révolutionnaire par le socialisme bureaucratique. 

Examinons chacune de ces prétentions : 

1° Moins onéreux pour les patrons ? mais la corporation est dirigée par un conseil qui représente le pouvoir exécutif : c’est la jurande de l’ancienne corporation. Ses membres ont le droit d’entrer partout, de se livrer aux investigations les plus complètes. La moindre résistance est punie d’une amende de 1 000 marks ; ils peuvent prescrire des aménagements à leur gré ; si l’industriel résiste à leurs injonctions, ils peuvent augmenter la prime à payer dans la proportion de 500%. 

Si les inspecteurs violent les secrets de fabrique sans intention de nuire, ils peuvent être punis d’une amende de 1 500 marks et de trois mois de prison. Avec intention de nuire, la pénalité peut être doublée ; mais s’ils ne les publient pas et s’ils en font usage pour eux-mêmes ? la loi ne l’a pas prévu. Cependant ces industriels ont des concurrents. Y a-t-il beaucoup d’industriels en France, disposés à se mettre sous la coupe, le contrôle, la surveillance, et à se livrer à l’indiscrétion d’un conseil élu dans leur corporation ? Ces obligations font partie des charges. 

Quant aux charges pécuniaires, voici la progression des primes, ou tant pour cent du salaire assuré, payées aux corporations professionnelles allemandes, — exception faite de la corporation minière : 

En 1886, 0,49, en 1892, 1,17. Soit une progression en six ans de 138%, donc l’abonnement ne reste pas fixe. On prévoit même qu’il pourra doubler. 

En Autriche, la cotisation est de 1,37% du salaire assuré. 

Ce ne sont pas là des charges insignifiantes pour des produits dans le prix de revient desquels le salaire entre pour 60, 70 ou 80%. Parmi les motifs de prosélytisme des Allemands, en faveur de leur système, on peut présumer que se trouve le désir de voir leurs concurrents prendre leur quote-part de cette charge qu’ils se sont imposée. 

2° Diminuer le nombre des accidents : voilà la deuxième prétention. Or, d’après les statistiques des corporations industrielles allemandes, M. Yves Guyot indique le nombre des accidents et leur nature, de 1886 à 1892 inclusivement. Voici les chiffres pour les deux années extrêmes de la série. En 1886, le nombre total des accidents signalés était de 82 596 ; accidents motivant indemnités, 9 723 ; accidents mortels, 2 422 ; accidents suivis d’incapacité totale, 1 548 ; partielle, 3 780 ; momentanée, 1 978. 

En 1892, le nombre total des accidents signalés était de 165 003 ; accidents motivant indemnités, 28 619 ; accidents mortels, 3 282 ; accidents suivis d’incapacité totale, 1 507 ; partielle, 18 049 ; momentanée, 5 781. 

Ce qui ressort de ces chiffres, c’est, avec l’accroissement du nombre des accidents déclarés, s’élevant pendant cette période de 145%, et des indemnisés s’élevant de 211%, cette double constatation : que les catégories d’accidents mortels on suivis d’incapacité totale témoignent de variations peu sensibles, malgré la promulgation de minutieux règlements préventifs contre les accidents, l’action énergique de nombreux inspecteurs, et la manière de plus en plus stricte dont les infirmités permanentes totales ont été entendues, tandis que, au contraire, il se produit une augmentation continue dans les catégories relatives aux accidents légers. 

Les chiffres approximatifs pour l’exercice 1893, fournis par l’Office impérial, accusent une progression de plus en plus notoire des cas d’invalidité partielle permanente et d’incapacité momentanée. 

En Autriche, même phénomène. 

3° Garantir l’ouvrier contre tous risques, voilà la troisième prétention. 

L’exposé des motifs de la loi du 6 juillet 1884 déclarait que, « sauf le cas de préméditation, la rente ne peut être refusée à la victime, même si elle a été, par sa faute, la cause de l’accident ». L’article 5 § 7 de la loi est conforme à cette déclaration. Au Congrès de Berne, en 1891, M. Bœdiker, le président de l’Office impérial du travail, disait : « J’affirme que ce n’est pas seulement sage et politique, c’est également chrétien de ne point laisser sans indemnité les ouvriers coupables de faute grave et de ne pas risquer d’abandonner à la misère eux et leur famille. » 

Le chantier, l’usine sont considérés comme un champ de bataille. Tout individu qui en est atteint doit doit être indemnisé en vertu du risque professionnel. On ne lui demande pas s’il a été imprudent, s’il a commis ce qu’on appelle « une faute lourde ». Peu importe ! 

Voilà la théorie. Mais, dans la pratique, l’Office impérial se défend. Loin de donner sans compter, à tout ouvrier blessé sur le lieu du travail, l’indemnité garantie par la loi, il examine le cas et sait fort bien la refuser comme le prouve une décision de l’Office impérial des assurances du 20 janvier 1890. Il s’agissait d’un ouvrier qui avait été blessé en faisant usage d’un ascenseur dont l’usage était interdit au personnel sous peine d’amende. L’indemnité fut refusée parce que l’ouvrier avait violé un règlement. C’était une faute, sans doute. Mais que disait l’exposé des motifs ? Que dit le paragraphe 7 de l’article 5 ? Que l’ouvrier, dans tous les cas, doit être indemnisé. M. von Mayr, dans une lettre à M. Yves Guyot, explique cet arrêt par une raison qu’en français nous appellerions une escobarderie, quand il dit que l’ouvrier, en se servant d’un ascenseur, n’était pas occupé à son travail. Alors, quand un ouvrier se déplace, dans une usine, d’un lieu à un autre, d’un étage à un autre, ce déplacement n’est pas considéré comme faisant partie de son travail ? C’est donc de cette manière qu’on interprète les promesses d’apparence si généreuse de la loi : et alors cela nous explique comment sur 25 348 affaires litigieuses introduites, 11 027 le sont pour refus de pension. 

4° Ces chiffres nous indiquent que la quatrième prétention, celle de « supprimer les litiges », ne résiste pas mieux que les autres à l’examen des faits. C’est l’assureur qui fixe l’indemnité : l’assuré a le droit d’appel aux tribunaux arbitraux ; assureurs et assurés peuvent enfin s’adresser à l’Office impérial, qui juge en dernier ressort. C’est une juridiction administrative, dont les fonctionnaires, attachés surtout à défendre le système, ne considèrent pas seulement le fait en lui-même, mais au point de vue de l’institution dont ils ont à assurer le maintien. Les frais d’enquête et de justice arbitrale ont quintuplé de 1886 à 1892. Les affaires soumises aux 1 248 tribunaux ont subi la progression suivante : 14 879 en 1890 ; 18 423 en 1891 ; 22 249 en 1892 ; 25 848 en 1893. Soit, sur 165 000 accidents, 1/16. 

Les appels devant l’Office impérial ont été de 3 378 en 1891 ; 4 240 en 1892 ; 5 404 en 1893. Soit 1/5 des affaires litigieuses. Les 3/4 ont été introduits par les assurés. 

Sur les 25 000 affaires, 11 000 ont eu pour cause le refus de pension ; d’autres le taux de la pension ; et enfin, sur le nombre des affaires anciennes pendantes, 9 264 cas concernaient les réductions opérées sur le chiffre de la pension. Car voici une particularité du système allemand : jamais l’indemnité n’est donnée en capital. Il faut protéger l’indemnisé contre sa prodigalité, le tenir en tutelle ; il ne faut pas, comme on l’a dit à Milan, que cette indemnité puisse lui servir à établir une industrie, un commerce pouvant faire concurrence à ceux qui existent déjà. Mais cette pension n’est pas acquise à tout jamais, comme elle le serait dans le système français. Elle est révisable. Si le pensionné guérit, va mieux, peut recouvrer l’usage de ses membres, ou, à défaut du bras droit, utiliser le bras gauche, on lui rogne sa pension en proportion. On donne ainsi au blessé une prime à ne pas guérir et, en tout cas, une prime à ne pas essayer de se reconstituer un métier, une existence. De là un état mental et moral qui dément la cinquième prétention : l’établissement de la paix sociale par le socialisme d’État. 

Voici ce qu’en dit M. Lange : 

« L’ouvrier blessé voit dans la corporation son adversaire et pense que celle-ci tâchera de lui faire le moins de bien possible. Les efforts que l’on fait pour détruire cette méfiance sont vains. Les membres ou les employés de la corporation viennent-ils amicalement visiter le blessé, celui-ci croit à un espionnage. S’efforcent-ils de lui procurer le travail dont son état le rend encore capable, il voit là des tentatives pour diminuer sa rente. La bonne volonté des membres ou des employés lui fait voir dans les corporations de simples fédérations d’entrepreneurs qui cherchent d’abord à protéger les intérêts des entrepreneurs et que les ouvriers doivent considérer comme des ennemis. » 

Dès que l’ouvrier est blessé, la corporation s’en empare, le soigne dans un hôpital lui appartenant ; on le soigne bien, soit ; mais il a la conviction que c’est dans l’intérêt de l’assureur et non dans son propre intérêt, car c’est là tout le système d’assurances : la victime de l’accident est tenue en dehors. L’industriel agit pour lui, stipule pour lui, le soigne, lui donne une pension, la lui refuse, la lui rogne : cela ne le regarde pas. Les assureurs le prennent en charge comme un objet gênant et onéreux. On a vu au Congrès de Milan des fonctionnaires, quelques présidents de corporations : ils s’étaient bien gardés d’amener des assurés, aucun de ces 11 000 blessés en instance pour refus de pension !

Liebknecht a apprécié les organisations de ce genre, de la manière suivante : 

« La démocratie sociale n’a rien de commun avec le prétendu socialisme d’État, un système de demi-mesures, de concessions et de palliatifs dictés par la crainte. La démocratie sociale n’a jamais dédaigné de les mettre en avant et de les approuver, mais elle ne les compte que comme de petites étapes, qui ne peuvent arrêter sa marche vers la régénération de l’État et de la société sur les principes socialistes. La démocratie sociale est essentiellement révolutionnaire ; le socialisme d’État est conservateur. Ce sont donc des adversaires irréconciliables. » 

C’est le socialisme révolutionnaire allemand qui envahit tous les autres peuples, et le socialisme d’État ne l’a pas paralysé puisque le nombre de ses membres au Reichstag et le nombre des voix que ses candidats ont réunies dans le pays n’a jamais été si considérable. 

M. Yves Guyot ajoute que maintenant qu’il a montré les contradictions existant entre les prétentions et les faits du système allemand, il doit dire quelques mots des vœux du Congrès de Milan. Il les a qualifiés d’insignifiants, d’abord parce que des voeux émis dans un congrès auquel chacun peut prendre part, avec des majorités variables, ne peuvent avoir de valeur ; quoique les Allemands fussent là comme en colonnes serrées, avec un programme fort bien tracé, la question de l’obligation n’a pas été posée. On a compris les professions agricoles parmi celles qui devaient faire partie des préoccupations du congrès. On a eu raison, car c’est un singulier préjugé de croire qu’il n’y a de professions dangereuses que celles dans lesquelles il y a des moteurs mécaniques et des engrenages qui sont fixes, ne changent pas de place, n’ont pas de caprices, tandis que celles qui ont affaire à des animaux forts, maladroits, capricieux, soumis à l’influence du printemps, seraient en dehors de l’assurance. Cependant, les Compagnies d’assurances comptent, au taux de 40 pour 1000 unités de salaire, la profession de charretier conduisant à pied plusieurs chevaux. Si vous proclamez l’assurance obligatoire, allez-vous en exclure l’ouvrier agricole ; alors vous donnez une prime aux ouvriers des professions manufacturières et vous commettez une injustice à son égard ; si oui, pas un petit fermier, pas un petit propriétaire possédant un âne ou une vache ne pourront avoir un pasteur sans être astreints à l’assurer ; et eux, qui les assurera ? 

Le système allemand en est arrivé à comprendre les professions agricoles ; il faut dire bien haut aux Chambres françaises qu’elles seront menées aux mêmes conséquences. 

MM. Cheysson et Luzzatti ont admis un système contradictoire qu’avait soutenu aussi M. Richter avant la loi de 1884 ; le principe de l’assurance obligatoire et la liberté de l’assureur. C’est l’engrenage. L’État demandera des garanties à l’assureur, fixera le taux d’indemnité, acceptera telles compagnies, repoussera telles autres et finira par tout absorber. C’est ce que les Allemands ont fait observer à MM. Luzzatti et Cheysson et sur ce point M. Yves Guyot est d’accord avec eux. M. Yves Guyot n’examinera pas les nombreux projets et propositions qui ont été soumis au Parlement français depuis une quinzaine d’années. Il se borne à dire quelques mots du projet que M. Trarieux, aujourd’hui garde des sceaux. avais soumis à la commission sénatoriale. 

En réalité, dit l’orateur, toute loi tendant à l’organisation de l’assurance obligatoire donnera un double argument aux socialistes : un argument positif, car elle leur permettra de soutenir que les bourgeois eux-mêmes sont obligés de reconnaître la nécessité de l’intervention de l’État pour forcer les industriels à remplir un devoir auquel ils se sont dérobés jusqu’à présent ; un argument négatif, car comme cette législation ne peut provoquer que des déceptions, ils en concluront une fois de plus à l’impuissance de la société capitaliste à donner satisfaction aux justes revendications des travailleurs. 

M. Yves Guyot ajoute qu’après plusieurs années d’indécision, relativement au renversement de la preuve, il est revenu du congrès de Milan, convaincu que nous ne devons pas modifier le système de la responsabilité civile établi par notre législation. Il croit qu’il est urgent de renoncer à cette politique qui consiste à dire : « Il faut faire quelque chose, fût-ce même une sottise » ; et que quand il n’y a rien à faire, il faut savoir l’affirmer hautement et nettement.

M. Cheysson est de ceux qui croient qu’il « y a quelque chose à faire » et une place à prendre entre l’immobilisme et le socialisme. 

Le régime actuel est manifestement insuffisant pour répondre aux besoins de la conscience publique. D’après une statistique présentée en 1889 au Reichstag allemand et qui porte sur 3 861 000 ouvriers, un quart des accidents (en chiffres ronds) serait imputable à la faute des patrons, un quart à celle des ouvriers ; le reste, c’est-à-dire la moitié, proviendrait de la force majeure, du hasard ou de causes indéterminées. Ainsi, aux termes de l’article 1382 de notre Code, l’ouvrier blessé ne pourrait être indemnisé que dans le quart des accidents, et encore à la double condition qu’il fournisse la preuve de la faute patronale, ce qui n’est pas toujours facile, et qu’il trouve devant lui un patron solvable et non pas une caisse vide. 

L’article 1382, qui exige la preuve de la faute du patron et qui met à la charge des victimes les accidents fortuits et de force majeure, n’a pu subsister jusqu’ici que parce qu’il n’est appliqué ni par les patrons ni par les tribunaux. Les compagnies les plus importantes secourent leurs blessés, sans chicaner sur le droit. Quant aux tribunaux, ils s’ingénient à découvrir la faute du patron, de manière à le rendre responsable là même où, en droit strict, sinon en équité, il ne devrait pas l’être. Nous sommes donc sous un régime de dureté légale, qui irait jusqu’à l’inhumanité, s’il n’était tempéré par la bienveillance des patrons et l’arbitraire des tribunaux.

Comment s’étonner dès lors que, sous la poussée démocratique qui incline de plus en plus l’opinion du côté de ceux qui souffrent, on ait vu surgir un autre principe que celui de l’article 1382, et mieux adapté à notre instinct de justice ? De là le succès, véritablement surprenant, du risque professionnel, qui, entre le patron et l’ouvrier, crée de toutes pièces une entité abstraite, l’industrie, et, met à sa charge les conséquences des accidents. C’est l’industrie qui a fait le mal ; c’est elle qui doit le réparer. Dès lors — et sous réserve de la grosse question de la faute lourde — plus de contestation sur la preuve ; il ne s’agit que d’établir la matérialité de l’accident, la gravité du dommage et d’indemniser la victime. 

À peine formulé, ce principe a fait des progrès rapides ; il a déjà envahi, ou il est à la veille d’envahir les codes de la plupart des pays industriels.

C’est déjà un grand pas et, pour sa part, M. Cheysson s’en serait peut-être contenté. On aurait inscrit dans la loi ce nouveau principe de responsabilité, chacun restant maître de s’en couvrir à sa guise, comme des autres obligations dont il est tenu en vertu du droit commun. Mais on a objecté à ce système qu’il laisserait peser sur l’indemnité de l’ouvrier cette insécurité contre laquelle on voulait le défendre. Il faut, dit-on, une sanction à ce principe, sous peine de le laisser en l’air. Voici un patron qui, faute de ressources ou de prévoyance, a négligé d’assurer ses ouvriers, s’en fiant à sa chance ou à sa bonne étoile ; le jour où il aura à faire face à un gros accident, il se dérobera à ses obligations par son insolvabilité et l’on assistera à ce douloureux spectacle — qu’on a justement qualifié de scandale —, celui d’ouvriers blessés qui n’obtiennent pas la réparation à laquelle ils ont pourtant un droit sacré, puisqu’elle est pour eux « le prix du sang ».

C’est à cette préoccupation humanitaire qu’obéissait, en 1891, le Congrès de Berne, quand il proclamait, dans une de ses résolutions, que « la réparation des accidents devait être garantie en tout état de cause ».

M. Cheysson croit que, dans l’état actuel des esprits, il est difficile d’échapper à ce principe et il s’y rallie. Dès lors, le système de l’organisation de l’assurance qu’il expose doit répondre à ces deux conditions : le risque professionnel, à l’origine, pour définir les responsabilités en jeu, et, à la fin, la certitude pour l’ouvrier blessé ou sa famille de toucher l’indemnité à laquelle ils ont droit.

Entre ce point de départ et ce point d’arrivée, M. Cheysson affirme qu’il existe plusieurs itinéraires, qui conduisent sûrement au but et entre lesquels il doit être loisible aux patrons de faire librement leur choix.

Ici, l’orateur entre dans des détails circonstanciés sur les divers systèmes qu’il propose et qu’il croit en état de satisfaire, d’une manière équivalente, à la garantie obligatoire de l’indemnité. 

Assurance par soi-même. — Les grandes compagnies, comme celles des chemins de fer, ont assez d’ampleur et de consistance pour être leurs propres assureurs, sous réserve d’un cautionnement et du contrôle de l’État.

Syndicats de garantie. — Les patrons ordinaires peuvent rentrer dans le mode précédent en fortifiant par une caution solidaire ou par un syndicat de garantie la solvabilité de chacun d’eux, de façon à leur permettre de rester leurs assureurs. Chaque membre de ces syndicats garde son individualité et sa responsabilité personnelle ; pas d’inspection, pas de craintes sur la divulgation des secrets de fabrique, pas de discussions irritantes pour le classement des risques, pas d’assurance mutuelle ; mais une simple garantie solidaire, un aval, qui ne deviendrait effectif que si un des membres était incapable de supporter les conséquences d’un gros accident. 

Ces deux premiers modes montrent que l’obligation de la garantie est autre que l’obligation de l’assurance. Il importe de préciser les termes et M. Cheysson insiste pour que le système qu’il expose soit qualifié de garantie obligatoire et non d’assurance obligatoire. 

Syndicat d’assurances mutuelles. — Ce syndicat ressemble extérieurement à la corporation d’assurance allemande, mais il en diffère en ce qu’au lieu d’émaner d’une contrainte de l’État, il est issu du libre groupement des intéressés.

Tel est l’admirable Syndicat des forges de France, qui fonctionne depuis trois ans avec un plein succès ; tels seront demain les syndicats en voie de formation pour les industries du bâtiment à Paris, pour les houillères, pour l’industrie textile, etc., qui veulent devancer la loi, en fournissant les garanties qu’elle exigera et en se conformant à ses prescriptions, mais librement et par leurs propres moyens, au lieu de subir passivement et automatiquement les dures contraintes de l’État.

Caisses régionales d’assurances. — Ces caisses, dont le type achevé est la caisse d’assurances de Milan, seraient formées dans chaque région par les ressources et le personnel des institutions de prévoyance et de mutualité de cette région. Elles recueilleraient les épargnes de leur circonscription et, à la façon des caisses italiennes, elles les restitueraient, par des placements locaux à la contrée même qui les aurait fournies, réalisant ainsi un circulus bienfaisant, au lieu du courant centripète qui draine aujourd’hui toutes ces épargnes pour les engouffrer dans les caisses du Trésor, avec tous les dangers que l’on sait.

Sociétés coopératives d’assurances. — Pour les boutiquiers, les artisans, la petite industrie en un mot, qui est la pierre d’achoppement de tout système libéral par son impuissance à résoudre seule le problème de l’assurance, et fait ainsi triompher les partisans de l’assurance obligatoire par l’État, M. Cheysson estime que l’on doit pouvoir appliquer avec succès à l’accident la forme qui s’adapte si bien à la maladie, c’est-à-dire la société de secours mutuels. L’accident et la maladie ont entre eux une étroite connexité et sont justiciables des mêmes organisations, tellement qu’en Allemagne les blessés sont renvoyés, pendant les treize premières semaines des accidents, aux caisses des maladies.

Compagnies privées d’assurance. — Ces compagnies trouveront place utilement dans le système à condition qu’elles suppriment, comme l’a proposé en 1891 leur syndicat, le double aléa qui menace les indemnités des assurés en cas de sinistre : d’une part, les clauses de déchéance dont leurs contrats sont émaillés ; d’autre part, l’insécurité de leur gestion financière. Si elles renonçaient à opposer ces clauses aux ouvriers, sauf recours civil vis-à-vis des patrons, et si elles versaient leurs fonds dans une caisse contrôlée par l’État (publique ou régionale), ces compagnies seraient d’utiles auxiliaires de la loi et l’on ne comprendrait pas qu’on voulût tuer une industrie qui a déjà rendu tant de services et peut tant en rendre encore.

C’est entre ces modes équivalents sans parler des autres que le patron choisirait celui qui convient le mieux à ses goûts, à ses relations, à ses affinités, et qu’il appliquerait sous l’œil et non sous la main de l’État.

Il reste, pour que le système soit complet, à prévoir le cas où un patron s’obstinerait à ne rien faire par torpeur, par indolence ou par mauvais vouloir. Il faut bien alors, quelque répugnance qu’on en éprouve, se résigner à l’intervention de l’État, sous peine de rendre illusoire le principe de la garantie inscrit dans la loi. Mais, du moins, doit-on combiner cette intervention, ce mal nécessaire, de manière à le réduire à son minimum, à en faire un épouvantail, un pis-aller, une ultima ratio qui refoule vers la liberté les réfractaires de l’initiative privée, et se garde bien d’établir une concurrence contre les autres solutions.

Dans ce but, M. Cheysson propose que les tarifs appliqués par la Caisse de l’État aux patrons récalcitrants soient notablement plus élevés que les tarifs normaux ; il irait au besoin jusqu’à les doubler, ce qui aurait le double avantage de constituer une pénalité contre les patrons assurés d’office et une protection au profit des autres institutions énumérées plus haut.

Tel est le système qui a été développé par MM. Luzzatti et Cheysson au Congrès de Milan et qui a semblé à plusieurs personnes concilier, avec les devoirs de l’humanité, les droits de la liberté, en assignant à l’État le contrôle et aux intéressés l’action, c’est-à-dire à chacun des facteurs en présence son attribution légitime. 

Mais ici se place l’objection de M. Yves Guyot. Après avoir combattu le système allemand, que M. Cheysson combat lui-même, il a reproché à ce dernier son « inconséquence » et l’a mis au défi d’échapper aux nécessités logiques qui l’entraîneront malgré lui à l’assurance obligatoire de l’État.

M. Cheysson ne croit pas — il l’a déjà dit — à cette politique du « tout ou rien ».

Dans son référendum du 21 novembre 1890, le peuple suisse a formellement subordonné l’organisation de l’assurance obligatoire au maintien des institutions existantes. Le projet italien, qui fait le plus grand honneur à M. Chimirri, respecte et encourage les initiatives parallèles à celles de l’État. D’où viendrait donc l’impossibilité qu’on allègue d’établir en France un système qui peut invoquer de tels précédents, un mouvement si universel d’opinion et qui répond si bien à notre tempérament et à nos mœurs ?

Le Congrès de Milan a expressément confirmé sur ce point les résolutions de Berne, c’est-à-dire la nécessité de garantir l’indemnité en tout état de cause, en laissant à chaque pays le soin d’organiser l’assurance conformément à son génie particulier. 

C’est précisément la consécration du système préconisé par M. Cheysson.

Le Comité central des chambres syndicales, qui comprend 42 chambres et 9 285 membres, appartenant aux principales industries du meuble, du papier peint, de la céramique, de la bijouterie, des produits chimiques, etc., vient, à la date du 22 novembre dernier, d’adhérer à ce système.

Ce sont là des appuis considérable, et qui prouvent combien ce système rentre dans la préoccupation générale de combiner la liberté du patron avec ses devoirs et les droits de ses ouvriers blessés. L’État doit réserver ses contraintes à ceux qui refusent d’agir.

Avant de terminer, M. Cheysson commente les autres résolutions du Congrès de Milan sur la prévention et l’atténuation des accidents. Inspiré par un libéralisme auquel on ne saurait trop applaudir, le congrès a réclamé le développement des associations libres consacrées à la prévention et la combinaison de leur surveillance avec celle de l’État. Ce vœu a été immédiatement suivi d’effet dans notre pays. Par une circulaire du 21 décembre dernier, le ministre du commerce notifiait aux inspecteurs divisionnaires du travail qu’il s’était entendu avec l’Association libre des industriels de France, et les invitait à coordonner leur surveillance avec cette des inspecteurs de cette association.

Après avoir proclamé l’utilité de ces associations libres, le Congrès de Milan a émis le vœu qu’elles étendissent leur action sur le travail agricole, dont les installations mécaniques — pour le battage du blé et le hachage des denrées, par exemple — font beaucoup de victimes et sont très imparfaitement surveillées. C’est seulement à l’occasion de cette prévention des accidents que le congrès a mentionné le travail agricole et non pour recommander qu’il fût englobé dans l’assurance, ainsi qu’on l’affirmait tout à l’heure par erreur.

Quant à l’atténuation des accidents, M. Yves Guyot s’est apitoyé sur le malheur de ces blessés auxquels la corporation jouait le mauvais tour de les guérir pour les priver d’indemnité. Ne pourrait-on pas cependant se demander si, au lieu de plaindre l’ouvrier auquel on sauve la vie et sa capacité intacte de travail, il ne faudrait pas plutôt admirer et envier de tels résultats, pourvu qu’ils s’opèrent avec l’assentiment du blessé et ne soient en rien entachés d’une contrainte exercée sur la famille, dont le droit est antérieur et supérieur à celui de la corporation ?

M. P. Leroy-Beaulieu déclare qu’il a suivi avec intérêt les développements de M. Cheysson, mais qu’il n’a pas été convaincu. Il approuve absolument la doctrine de M. Yves Guyot. Depuis quelques années, on prend la funeste habitude de déposer des germes dans la législation et dans le budget ; on croit qu’on pourra surveiller la croissance de ces germes, retarder leur développement excessif et les empêcher de devenir par trop envahissants. Eh bien, on se trompe : personne n’est maître d’arrêter ces germes dans leur croissance exubérante. Il faut voir les choses d’ensemble et se demander quelles peuvent être leurs conséquences. Si on était certain que le principe de l’assurance obligatoire par l’État ne s’applique qu’aux accidents, on pourrait, à la rigueur, se résigner à voir, sur un point unique, l’obligation se substituer au régime de la liberté. Mais, à l’heure actuelle, le germe de l’assurance obligatoire, s’il est déposé dans notre législation et dans notre budget, finirait, comme le prouve l’exemple de l’Allemagne, par envahir tous les domaines et à se montrer, en définitive, malfaisant.

Certes, s’il était possible de mettre l’homme à l’abri de la détresse imméritée, si on pouvait faire disparaître les calamités qui fondent sur l’humanité, alors on comprendrait les efforts tentés et les sacrifices réalisés à la poursuite de cette amélioration ; mais, malheureusement, ce n’est qu’un leurre. Voyons ce qui se passe pour les accidents du travail. Une première chose frappe : c’est que beaucoup et même la plupart de ces accidents se produisent en dehors du travail. Malgré l’assurance obligatoire, on a vu refuser une indemnité à cet ouvrier dont nous parlait M. Yves Guyot qui s’était servi d’un ascenseur, que non seulement il n’était pas obligé de prendre pour se rendre à son atelier, mais dont l’usage lui était formellement interdit. Mais il est illogique d’assurer certains actes et de ne pas assurer les autres. Un ouvrier se rend à son travail en route, il tombe de l’omnibus, ou il est renversé par une voiture, ou il se casse la jambe en glissant sur le trottoir. Cet ouvrier n’a droit à aucune indemnité et n’est pas regardé comme une victime du travail ; tandis que si l’accident lui était arrivé cinq minutes plus tard, sur son chantier, il aurait droit à une pension. Pourquoi cette différence de traitement ? La sécurité que l’on prétend procurer serait donc fort incomplète.

Un autre argument contre l’assurance obligatoire, c’est qu’une foule de personnes, et des plus méritantes, restent en dehors de l’assurance. Ainsi, en France, on compte un grand nombre de petits propriétaires ruraux, travaillant de leurs mains. Or, la profession d’agriculteur est beaucoup plus dangereuse que certaines professions industrielles. Quand on relève la statistique des accidents survenus à la campagne, on est frappé de voir en aussi grand nombre les blessures ou les cas de mort survenus à la suite de chute d’un lieu élevé ou par le fait des animaux. Les Allemands, dans ces derniers temps, ont fait rentrer l’agriculture dans la catégorie des professions soumises à l’assurance obligatoire. Oui mais, en France, aurait-on la prétention de soumettre à cette contrainte les millions de petits patrons agricoles ? En tout cas, il y aurait toujours une inégalité : tandis que pour les ouvriers salariés le coût de l’assurance serait fourni par l’établissement ou le patron, il devrait, pour les petits propriétaires, être perçu comme une sorte d’impôt supplémentaire. Il y a là un système inégal, incomplet, qui nous mènera beaucoup plus loin que ne s’imaginent les promoteurs de l’assurance obligatoire des ouvriers industriels. Il nous mènerait fatalement à l’assurance obligatoire contre la vieillesse. Les Allemands y sont déjà arrivés. Seulement, cette assurance n’est, à l’heure présente, chez eux, qu’une pure enseigne décevante : ils se contentent de donner des pensions très faibles et notoirement insuffisantes aux ouvriers ayant dépassé l’âge de 70 ans. Mais on ne s’arrêtera pas là. 

M. Cheysson parlait des dotations du budget en faveur des Sociétés de secours mutuels. 

L’orateur se déclare l’adversaire de cette intervention, parce que ou ces subventions sont insignifiantes, alors elles ne sont qu’un leurre destiné à tromper la classe ouvrière ; ou elles sont importantes, alors elles constituent pour le budget une charge qui ne tardera pas à devenir intolérable. Les sociétés de secours mutuels servent aux plus âgés de leurs membres des pensions de 60 francs par an. C’est dérisoire et sans utilité pratique ; cependant l’annuité qui figure au budget pour le service des sociétés de secours mutuels ne laisse pas que d’être importante. Déjà on parle de donner des pensions à tous les ouvriers à partir de 55 ans ; or, il faudrait environ un milliard pour servir une pension de 1 franc par jour à la généralité des hommes ayant dépassé cet âge et il faudrait bien la servir à tout le monde, car il n’y a pas de démarcation possible à faire entre l’ouvrier d’une part, et l’employé, l’artisan autonome, le petit commerçant, le petit propriétaire, etc.

On invoque sans cesse la pitié en faveur de ceux qui luttent pour la vie et qui gagnent leur pain à la sueur de leur front. Mais si la pitié est un excellent sentiment, il faut prendre garde, en en faisant abus, d’émousser graduellement la force principale qui a fait la civilisation, à savoir l’énergie individuelle et spontanée. C’est cette énergie qu’il faut entretenir et même développer.

Le code admet le principe d’une indemnité pour l’ouvrier blessé. Depuis nombre d’années s’inspirant des sentiments les plus humains et étendant graduellement l’application de la loi, comme le faisait autrefois, à Rome, le droit prétorien, la jurisprudence est favorable à l’ouvrier qui demande une indemnité pour un accident survenu au cours de son travail. C’est là une tendance heureuse. On peut, si l’on veut, rendre le recours aux tribunaux plus facile et les décisions plus promptes ; mais pourquoi recourir à une organisation automatique, contrainte et brutale ? Il s’est créé, depuis vingt ans surtout, nombre d’institutions libres qui rendent, dans cet ordre d’idées, d’inappréciables services.

Ainsi, un grand nombre de patrons ont créé des caisses de secours et d’assurances en faveur de leurs ouvriers. Les sociétés d’assurances contre les accidents sont devenues nombreuses en France ; elles ont des combinaisons ingénieuses et souples ; et c’est certainement, à l’heure actuelle, la branche d’assurances qui fait le plus de progrès chez nous. L’intervention de l’État assureur détruirait ces institutions. Avec l’assurance obligatoire toutes les combinaisons si variées et si avantageuses pour le public disparaîtront, pour faire place à une organisation uniforme et pesante de l’État qui a la main lourde et qui ne se prête pas aux mille combinaisons de l’initiative privée. D’ailleurs, où s’arrêtera-t-on ?

Aujourd’hui, on parle d’organiser, à grand renfort de millions, l’assurance contre les accidents ; demain, ce sera l’assurance obligatoire contre la vieillesse, et on imposera aux finances publiques des charges énormes, qui iront toujours en s’aggravant, à mesure que les intéressés arriveront à l’âge de la retraite. Mais ce qu’il y a de plus fâcheux peut-être que le côté financier, c’est le côté moral. L’assurance obligatoire, s’étendant, par la force des choses, dans les divers domaines de l’activité humaine, affaiblirait graduellement le grand moteur de la civilisation, c’est-à-dire l’effort individuel, qui a affranchi l’homme. On substituerait un être automatique, qui ne sera plus tenu de penser à rien, à l’être responsable d’aujourd’hui. Si vous faites en sorte que chacun n’ait plus à se préoccuper du lendemain, qu’il n’ait plus d’effort à faire pour assurer son existence et celle des siens, si vous enlevez tout stimulant et tout principe de prévoyance, vous courrez grand risque d’étouffer, à la longue, cette civilisation qui a eu tant de mal à naître et à grandir, sous la fécondante influence de la liberté.

M. Limousin partage complètement les idées de M. Cheysson en ce qui concerne la garantie obligatoire. Il fait cependant des réserves au sujet des subventions à accorder par l’État. Il les fait d’autant plus qu’il n’approuve pas les subventions données aux sociétés de secours mutuels et citées, par M. Cheysson, en exemple. Qu’un industriel philanthrope prenne sur ses bénéfices une somme qu’il versera dans les institutions créées par ses ouvriers ou pour ses ouvriers, afin de pousser le plus grand nombre possible à l’exercice de la prévoyance, cela se comprend, cela est très bien. Mais il n’en est pas de même pour l’État. L’État n’est une personne que fictivement ; l’État n’a pas d’autres ressources que celles qu’il prélève sur l’ensemble de la nation. Dans ces conditions, il n’a pas le droit, en équité, de faire des cadeaux à une catégorie de personnes, parce que ces cadeaux, il les prélève sur l’ensemble.

M. Paul Leroy-Beaulieu n’a pas répondu à la principale objection de M. Cheysson, en ce qui concerne la responsabilité civile. Si le patron fait faillite, quel sera le sort des ouvriers qui auront obtenu un jugement contre lui ? L’assurance seule peut, dans la plupart des cas, résoudre cette difficulté, mais si les industriels négligent on refusent de s’assurer, que devient l’article 1382 du Code civil ? 

L’orateur ne verrait pas d’inconvénients à l’existence d’une assurance générale contre la maladie et les accidents ordinaires. Cette assurance, d’ailleurs, existe, puisqu’il y a les hôpitaux. 

Un fait incontestable, c’est qu’il est né, par suite du développement de l’industrie, un risque nouveau : le risque professionnel. À la charge de qui doit-il être ? De l’ouvrier ? Non, évidemment, puisque son salaire ne comporte pas de prime d’assurance. Du patron ? Non encore, si aucune faute ne peut lui être reprochée. Le risque doit être à la charge de l’industrie elle-même ; en d’autres termes, la prime d’assurance qu’il comporte doit être incorporée au prix du produit fabriqué. C’est ce qui a lieu quand l’industriel s’assure spontanément.

En ce qui concerne la responsabilité de l’ouvrier, même quand il y a eu faute lourde, elle est parfois, assez souvent même, celle du patron. Il arrive, en effet, que des industriels emploient à des travaux exigeant une compétence technique des ouvriers qui n’en sont pas pourvus, parce qu’ils les paient moins cher. Sans doute, ils font des règlements, des recommandations expresses ; mais on ne peut prévoir, dans ces conditions, que les dangers ordinaires, et il doit toujours venir un moment où se produira un accident imprévu, extraordinaire ; là, souvent, il est vrai, l’ouvrier sera responsable, mais le patron ne le sera-t-il pas davantage, même vis-à-vis de cet ouvrier auteur et victime ?

En admettant même la responsabilité de l’ouvrier auteur par suite de faute lourde, au moins doit-on admettre le renversement de la preuve, la présomption légale étant l’accident professionnel. Avec l’organisation judiciaire actuelle, non seulement en France, mais dans tous les pays, la responsabilité telle qu’elle est organisée par l’art. 1382 du Code civil est une dérision.

M. Paul Leroy-Beaulieu a dit que s’il n’y avait en cause que la question des accidents de travail, il accepterait le régime de l’obligation, bien qu’il soit en désaccord avec ses principes : mais il craint les conséquences ; ce ne serait qu’un commencement, et une fois un doigt pris dans l’engrenage… Voilà, en effet, où l’on en arrive avec des concessions sur les principes. L’orateur, qui admet en principe l’intervention de la loi dans les problèmes économiques, n’a pas les mêmes craintes. Il admet l’obligation telle que l’a exposée M. Cheysson parce qu’elle concilie le minimum d’intervention de l’État, avec le maximum de liberté ; mais il saurait fort bien résister si l’on proposait un autre système.

MM. Yves Guyot et Paul Leroy-Beaulieu, qui craignent les conséquences que tireraient les socialistes collectivistes du régime de l’assurance obligatoire, ne se rendent pas compte qu’ils servent eux-mêmes très activement le parti collectiviste. Quand le compte rendu de cette séance aura été publié, les collectivistes s’empresseront de reproduire le discours de MM. Yves Guyot et Paul Leroy-Beaulieu, tandis qu’ils passeront soigneusement sous silence ceux de MM. Cheysson et Limousin. On pourrait, en effet, dit l’orateur, tirer des deux premiers discours, la preuve que l’égoïste bourgeoisie ne veut rien faire dans l’intérêt des ouvriers, même quand la cause de ceux-ci est aussi évidemment légitime que dans la question des accidents de travail. Les deux autres discours montreraient au contraire que parmi les économistes, il y a des hommes qui voudraient faire quelque chose. Comme cette conséquence nuirait à la thèse des collectivistes ils ne parleront point de ces deux derniers discours.

M. Yves Guyot. Oui, vous voulez ouvrir la porte à l’ennemi pour lui éviter de l’enfoncer.

M. Limousin. Je connais l’argument que vous avez opposé à M. Cavaignac, mon cher collègue, et je suis enchanté de pouvoir vous faire la réponse qui m’est maintes fois venue à l’esprit et que voici. Dans l’armée qui assiège la place, il y a un certain nombre de combattants qui ne demandent pas une reddition, mais de simples concessions, et qui ensuite, d’assaillants, deviendraient des défenseurs. Ces hommes, M. Cheysson et moi nous voulons les rallier, vous, vous les repoussez. De quel côté est la conduite la plus habile est la plus prudente?

M. Frédéric Passy, président, a été personnellement mis en cause par M. Limousin, à propos de paroles prononcées par lui, en dehors de la conversation générale. Il tient à s’en expliquer. 

Oui, dit-il, il y a des cas où, quelque pacifique que l’on soit, on comprend que des sentiments de révolte fermentent dans les cœurs, et l’on considère comme prudent, en même temps qu’équitable, d’en tenir compte. Quand la loi est contraire à la justice et à l’intérêt public ; quand, par une politique néfaste, on voit la loi enchérir comme à plaisir tous les éléments de l’existence, le pain, la viande, le poisson, les fruits, les légumes, le chauffage, la lumière, les vêtements, les outils ; rogner sous toutes les formes le salaire réel et diminuer même, par le ralentissement des affaires, le salaire nominal, alors on comprend que la patience puisse parfois échapper, bien qu’il soit toujours regrettable de s’insurger contre la loi. 

Mais, lorsque le mécontentement, au lieu d’être fondé, repose sur une erreur ; lorsque les mesures réclamées pour apaiser ce mécontentement sont de nature à tourner contre ceux qui les réclament ; lorsqu’on le croit, du moins, et que l’on a la conviction de servir, en s’y opposant, les véritables intérêts de ceux auxquels on résiste ; alors il en est tout autrement. On ne doit se préoccuper que de la vérité, et, au risque d’encourir l’impopularité, on a pour devoir de la dire telle qu’on la comprend, ainsi qu’ont cherché à le faire MM. Yves Guyot et Leroy-Beaulieu.

Avec quelques réserves peut-être, qu’il tâchera d’indiquer, M. Passy est, il ne s’en cache point, beaucoup plus de leur avis que de l’avis de M. Limousin et de M. Cheysson.

M. Cheysson ne veut point, dit-il, de l’assurance obligatoire. Il n’entend point imposer aux industriels le recours à une caisse déterminée, ou l’emploi de tel ou tel procédé d’assurance. Soit ! Mais il exige que l’industriel, le patron, fournisse pour le paiement éventuel de toutes les indemnités que des accidents quelconques pourront mettre à sa charge, pour la réparation de tous les dommages que pourront encourir ses ouvriers, des garanties suffisantes et certaines. Comment déterminer le chiffre de ces garanties et la manière de les donner ? Il faudra évidemment que des règlements d’administration publique, que des lois peut-être, à moins que l’on n’abandonne tout à l’arbitraire des fonctionnaires, déterminent les cautions à fournir, les fonds à déposer, les établissements qui pourront recevoir ces fonds, les personnes dont la solidarité paraîtra acceptable, et aussi, pour ne pas tout livrer au hasard, prévoient les différents genres d’accidents, les cas dans lesquels le patron sera responsable, et le tarif suivant lequel il devra indemniser son personnel. Bon gré mal gré, sous peine de n’avoir rien fait, il faudra en revenir à l’obligation de l’assurance et à cette évaluation a priori des diverses formes d’accidents qui nous ramène, comme on le disait tout à l’heure, aux anciennes législations barbares, tant pour un œil, tant pour un bras, tant pour une incapacité absolue de travail, et tant pour la mort.

Croit-on, dit M. Passy, que cette manière uniforme et aveugle de procéder, soit réellement conforme à la justice ; croit-on qu’elle vaille jamais l’appréciation équitable, et, le plus souvent, bienveillante, des cas particuliers, et cette sorte de jurisprudence prétorienne, dont parlait tout à l’heure M. Leroy-Beaulieu ? 

Mais ce n’est pas tout et il y a, à ce qu’il semble à M. Passy, un autre danger beaucoup plus grave ; car il porterait une atteinte directe à la vitalité de toute industrie et il aboutirait à des conséquences tout à fait antidémocratiques, que ne paraît pas avoir aperçues M. Cheysson. Pour que ces garanties données d’avance soient sérieuses et puissent répondre à la pensée de notre collègue, il faudra nécessairement qu’elles représentent un chiffre relativement considérable, car il peut y avoir, dans l’industrie, des accidents d’une gravité exceptionnelle, et, par conséquent, il faudra que le patron ait pu déposer des sommes importantes ou pris, en fournissant des sûretés suffisantes, des engagements considérables. Cela revient à dire qu’il sera interdit de s’établir, à tous ceux qui n’auront pas à leur disposition des capitaux importants, ou dont la solvabilité n’aura pas été jugée, par l’autorité chargée d’exiger la garantie obligatoire, d’une valeur suffisante. Avec ce régime on ne verra plus d’ouvriers devenir patrons, petits ou grands. Il faudrait avoir fait fortune pour s’y risquer ; et ceux qui auront leur fortune faite, ne seront guère tentés de s’y aventurer.

M. Passy est donc peu favorable à tous ces systèmes d’assurances par l’État ou de tarification légale des accidents. Il préfère l’application de l’article 1382 du Code civil, lequel, à vrai dire, avec celui qui porte que les conventions sont la loi des parties, lui paraît constituer à peu près tout ce qui est nécessaire, en fait de prévisions légales.

À une condition toutefois. C’est que la procédure soit expéditive et que la jurisprudence soit bienveillante. Un seul point, pour dire toute sa pensée, le préoccupe et le séparerait peut-être, dans une certaine mesure, de MM. Yves Guyot et Leroy-Beaulieu. Il veut parler du risque professionnel. M. Yves Guyot n’a pas caché que, dans l’examen de ces questions, depuis qu’elles sont agitées, sa pensée avait quelquefois varié. Il a reconnu aussi que, dans un grand nombre de cas, la détermination de la cause réelle des accidents était impossible et que, par conséquent, la responsabilité demeurait incertaine. Ce sont ces cas, ceux-là seuls, qui peuvent être considérés comme rentrant dans la catégorie des risques professionnels. Quand la faute du patron est manifeste, pas de doute possible. Quand celle de l’ouvrier est évidente ; quand elle va, ainsi que cela arrive, jusqu’à la faute lourde, jusqu’à la culpabilité parfois, pas de doute non plus. Mais quand, sans faute attribuable à l’un ni à l’autre, il n’y a que la conséquence naturelle et parfois inévitable des conditions dans lesquelles s’exerce la profession, on peut estimer que c’est à la profession à supporter les charges qui en résultent, et faire rentrer en quelque sorte dans les frais généraux, la réparation des malheurs dus à ces causes inconnues. En d’autres termes, que dans ces cas, la présomption soit en faveur des victimes, sauf d’ailleurs, à la justice à apprécier la nature de la réparation due, il n’y a rien là qui blesse les principes économiques et qui tombe sous les critiques justement adressées au système d’assurance ou de garantie obligatoire.

La séance est levée à 11 heures 1/2.

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