Le fondement de l’économie politique

Lecture : Ambroise Clément, « Le fondement de l’économie politique »

(Laissons Faire, n°1, juin 2013)

 

« Qui était Ambroise Clément », par David Hart [1]

Ambroise Clément (1805-1886) était économiste et longtemps secrétaire du maire de Saint-Étienne. Dans le milieu des années 1840, il commença à écrire sur les questions économiques et impressionna tellement Guillaumin que ce dernier lui demanda d’assumer la tâche de diriger la publication de l’important et influent Dictionnaire de l’économie politique, en 1850. Il y écrivit de très nombreux articles. Clément fut membre de la Société d’économie politique à partir de 1848, un écrivain régulier et un critique pour le Journal des économistes, et fut nommé membre correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques en 1872. Il fut l’auteur des ouvrages suivants : Recherches sur les causes de l’indigence (1846), Des nouvelles idées de réforme industrielle et en particulier du projet d’organisation du travail de M. Louis Blanc (1846), La crise économique et sociale en France et en Europe (1886), ainsi qu’une critique précoce des Harmonies économiques de Bastiat pour le Journal des économistes (1850), dans laquelle il salua le style de Bastiat, mais critiqua aussi sa position sur la population et sa théorie de la valeur. Deux œuvres qui méritent une attention spéciale sont l’article sur la spoliation, « De la spoliation légale » (Journal des économistes, vol. 20, n°83, 1er juillet 1848), qu’il a écrit dans le feu de l’insurrection des Journées de juin, et l’ouvrage en deux volumes sur la théorie sociale qui expose de nombreuses vues « autrichiennes » : Essai sur la science sociale. Économie politique – morale expérimentale – politique théorique (Paris, Guillaumin, 1867).


Lecture : « Le fondement de l’économie politique »

 

Sous le régime auquel l’enseignement public a été soumis par nos gouvernements, la propagation des connaissances acquises en Économie politique n’a pu s’opérer qu’avec une excessive lenteur. Aussi notre pays est-il au rang de ceux où ces connaissances sont le moins répandues, non seulement parmi les masses populaires, mais dans les classes plus ou moins lettrées, où le grand nombre n’a aucune notion de cette science et ne se doute seulement pas de l’importance des problèmes qu’elle est appelée à résoudre. Cependant, les études qu’elle embrasse sont assurément, de tous les travaux de l’esprit, ceux qui devraient le plus généralement exciter l’intérêt ; car leurs résultats sont destinés à exercer sur le sort des populations l’influence la plus considérable et la plus salutaire : aucun autre ordre d’études ne saurait offrir aux sociétés autant de lumières propres à les guider dans les voies d’une civilisation réelle, et à leur faire éviter celles qui conduisent à la décadence et à la ruine.

L’histoire de nos révolutions politiques depuis soixante ans est pleine d’enseignements de nature à confirmer la vérité de ces assertions. Assurément, chez un peuple moins étranger que le nôtre aux vérités économiques, l’état de l’opinion n’aurait pas permis d’égarer l’activité nationale dans les voies rétrogrades et ruineuses où elle s’est laissé si souvent entraîner à partir de 1793 ; si l’opinion, générale eût été moins arriérée ou moins faussée sous ce rapport, l’essor libéral et vraiment civilisateur de 1789 ne se serait point fourvoyé dans les folles ou déplorables directions où il ne tarda pas à s’engager ; on n’aurait pas vu, par exemple, une nation qui voulait fonder son existence sur le travail libre s’efforcer de se donner les opinions et les mœurs d’antiques sociétés, qui fondaient la leur sur la guerre, la spoliation et l’esclavage ; plus tard, les dispositions guerrières qu’avait provoquées le besoin de la défense nationale, n’auraient pas dégénéré en esprit de conquête et de domination ; nous ne nous serions point engoués de cette gloire militaire qui consiste dans le succès obtenu par les armes, quel qu’en soit le but et dût-il en résulter un pas en arrière vers la barbarie, sentiment sauvage et aveugle dont l’exaltation a, plus que toute autre cause, retardé les progrès moraux et politiques de l’Europe ; nous n’aurions pas vu les lois de maximum, l’émission désordonnée des assignats, le système continental, le commerce par licences, etc., et toute cette suite de mesures désastreuses ou absurdes qui décelaient l’ignorance la plus complète des intérêts des sociétés, ou un souverain mépris pour ces intérêts.

Mais l’écueil dont les lumières de l’Économie politique auraient pu surtout nous préserver si elles eussent été plus répandues, c’est l’établissement de ce système gouvernemental et administratif qui, multipliant les attributions de l’autorité publique au point de tout subordonner à ses directions, semble vouloir anéantir l’initiative et la puissance individuelles pour ne laisser subsister que la puissance collective ; système qui, n’ayant cessé de s’aggraver depuis trente ans, tend à substituer de plus en plus l’activité nuisible à l’activité utile, en détournant les facultés et les efforts d’un nombre toujours croissant d’individus, de l’exploitation des choses vers celle des hommes eux-mêmes ; qui, en chargeant nos gouvernements d’une responsabilité aussi illimitée que leurs attributions, devient la cause principale de leur instabilité et de l’insécurité qui en est la suite ; qui, enfin, a paru sur le point d’atteindre dans ces derniers temps son extrême limite, en présentant comme une question à résoudre l’accaparement de tous les travaux par l’État et l’avènement d’un communisme universel.

Et il ne faudrait pas croire que ces dernières aberrations économiques fussent le résultat d’une ignorance particulière aux sectes socialistes : sous ce rapport, les partis se disant conservateurs ne se sont pas montrés plus généralement éclairés. S’ils ont résisté aux tendances qui poussaient à convertir les travaux restés plus ou moins libres en services publics, à étendre encore les régies gouvernementales, à affaiblir de plus en plus l’initiative et la responsabilité individuelles, ce n’est pas que le système en lui-même leur inspirât aucune répugnance, ni que leurs opinions fussent basées sur des principes fort différents de ceux de leurs adversaires ; car ils avaient admis ou professé avant ces derniers que l’intervention de l’État n’a pas de limites assignables, et qu’il appartient aux gouvernements de diriger l’activité sociale dans tous ses développements ; seulement, en adoptant ce pernicieux principe, ils entendaient rester seuls maîtres d’en déterminer les applications. Toutefois, et pour le besoin du moment, ils s’appuyaient alors volontiers sur les vérités proclamées par l’Économie politique ; ils professaient avec elle qu’il n’y a de production féconde et de répartition équitable des produits que dans la liberté du travail et des transactions ; que chacun doit avoir la responsabilité de son sort, et que, si les instincts du cœur comme les lumières de la raison commandent d’aider les malheureux autant qu’on le peut, nul n’a le droit de se décharger sur autrui du soin de se procurer du travail ou des moyens d’existence ; que l’autorité publique a pour mission de protéger la personne, la liberté et les biens de tous, mais qu’il ne saurait lui appartenir de disposer des facultés de chacun et de ce qu’elles produisent, de prendre aux uns pour donner aux autres, de soustraire, de par la loi, les paresseux, les dissipateurs, les parasites, aux mauvaises conséquences de leur conduite, pour faire retomber ces conséquences sur ceux qui suivent une conduite opposée.

Mais ces vérités si claires s’obscurcissaient tout à coup à leurs yeux dès qu’il s’agissait d’en faire la moindre application aux abus constitués. S’ils se déclaraient partisans de la liberté du travail, c’était sous condition de ne pas toucher au régime qui exclut cette liberté d’une multitude de professions monopolisées ou réglementées. S’ils n’admettaient pas que l’État dût prendre aux uns pour donner aux autres, ils n’en étaient pas plus disposés à tolérer que l’on contestât la légitimité des subventions, des primes, des garanties exceptionnelles accordées sur les produits des contributions publiques à un grand nombre d’entreprises jouissant de leur appui à un titre quelconque. S’ils flétrissaient les parasites, c’était sans préjudice du parasitisme dévorant qu’ils avaient eux-mêmes créé en poussant à l’exagération des attributions et des dépenses gouvernementales. S’ils s’élevaient fortement contre la prétention de l’autorité du moment de diriger l’application des fonds productifs du pays et d’empêcher chacun de disposer librement de ses facultés et des fruits de son travail, ils ne défendaient pas avec moins d’énergie la législation commerciale qui, au moyen des prohibitions douanières et des droits prohibitifs, produit précisément ces deux résultats.

Ainsi les uns réclamaient les privilèges, les secours et les largesses de l’État en faveur des classes ouvrières dans lesquelles ils cherchaient un appui ; les autres n’en voulaient que pour ceux qui se trouvaient nantis. L’Économie politique n’en aurait voulu pour personne, l’une de ses conclusions étant qu’il faut laisser à chacun ce qui lui appartient et ne jamais se servir de l’autorité ou de la loi pour dépouiller les uns au profit des autres. Très hostile aux spoliations légales, sous quelque forme qu’elles se déguisent et sous quelque drapeau qu’elles s’abritent, elle devait déplaire à la fois à tous ceux qui s’en disputent le bénéfice ; aussi a-t-elle été successivement proscrite par les deux camps opposés. Après la tentative faite en 1848 pour subordonner son enseignement au point de vue de l’organisation (arbitraire) du travail, est venue, en 1850, celle d’un conseil général de l’agriculture, des manufactures et du commerce, qui prétendait imposer aux professeurs d’Économie politique l’obligation de coordonner leurs leçons au point de vue de la législation commerciale actuelle de la France, c’est-à-dire de manière à justifier le système protecteur ou prohibitif.

Mais l’Économie politique ne doit être enseignée qu’à un seul point de vue, celui de la nature des choses exactement observée, et il est bien évident que l’on ne pourrait imposer d’autres bases à son enseignement sans en faire tout autre chose qu’une science : car les sciences ne comportent pas de conclusions préconçues ; celles auxquelles elles arrivent ne sont que des résultats de la connaissance des faits et de leurs rapports. Il ne serait assurément pas plus absurde d’exiger que l’astronomie fût enseignée au point de vue du système de Ptolémée, que de prétendre faire servir l’enseignement de l’Économie politique à la justification du système protecteur ou de tout autre système arrêté d’avance et indépendamment des résultats de l’observation. »

Extrait de l’introduction du Dictionnaire de l’Économie Politique, Guillaumin, 1854, pp.XI-XIV

 

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[1] David Hart est le spécialiste américain de l’école française d’économie politique. Il édite en anglais leurs œuvres, soit sous la forme de volumes par auteur, comme pour les Collected Works de F. Bastiat, soit par publication individuelle, soit encore par anthologie, comme pour le très savant French Liberalism in the 19th Century: An Anthology (Routledge, 2012)

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