Le Japon. L’éveil d’un peuple oriental à la civilisation européenne

À la fin du XIXsiècle, le Japon, de même que la Chine, se réveille, porté par une population laborieuse et les acquis techniques, économiques et industriels de l’Occident. Tandis qu’à l’ouest on débat de la journée de 8 heures et de droits sociaux étendus, cette concurrence nouvelle prépare de grandes déconvenues, écrit Paul Leroy-Beaulieu en 1890. « Dans quelques dizaines d’années, ces deux méconnus [le Japon et la Chine], pourvus enfin de nos connaissances techniques et de nos machines, montreront aux nations européennes amollies ce que peuvent les peuples qui n’ont pas perdu la tradition du travail. »

 

 

Le Japon. L’éveil d’un peuple oriental à la civilisation européenne (1890)

 Paul Leroy-Beaulieu, « Le Japon. L’éveil d’un peuple oriental à la civilisation européenne », Revue des Deux Mondes, 3epériode, tome 98, 1890 (p. 633-668).

_________

LE JAPON

L’ÉVEIL D’UN PEUPLE ORIENTAL À LA CIVILISATION EUROPÉENNE.

The industrial transition in Japan, by Yeijiro Ono, Ph. D. (University of Michigan).

American Economic Association, january 1890.

 

L’extrême Orient et l’Occident s’étudient et se contemplent depuis vingt ans. Vont-ils se pénétrer l’un l’autre ? L’uniformité des institutions, des lois, des mœurs, des méthodes de travail, doit-elle s’étendre au monde entier ? Ces Orientaux, qui nous paraissent endormis depuis tant de siècles, sont-ils à la veille de nous emprunter nos arts, nos procédés, notre structure mentale ? Quels changements, quelles douleurs ou quelles jouissances, en résultera-t-il pour eux et aussi pour nous ? Comment en seront modifiées les conditions de vie, de production et d’échange de l’Occident ? L’infatuation européenne, l’orgueil démesuré, les aspirations illimitées, les exigences chaque jour croissantes des « civilisés, » comme les appelait dédaigneusement Fourier, trouveront-ils dans le développement industriel de l’extrême Orient matière à triomphe ou matière à regret ? Voilà des questions qui intéressent la curiosité et aussi la politique. Tous les rescrits de l’empereur d’Allemagne et tous les débats des pays constitutionnels deviennent des vétilles auprès de ce grand problème, pour l’équilibre et la direction du monde : la Chine et le Japon vont-ils se faire nos concurrents et nos rivaux ? C’est la Chine surtout qui nous intéresserait : sa population et ses ressources naturelles peuvent égaler celles de l’Europe entière, moins la Russie, qui est un monde à part. Mais la Chine aime le silence et le mystère : elle ne parle que de temps à autre, sur un mode ironique, par la bouche d’un fin lettré, qui habite depuis si longtemps les bords de la Seine qu’on peut se demander s’il n’est pas aussi Parisien que Chinois.

Le Japon, au contraire, réfléchit tout haut. Non seulement il parle, mais il écrit, avec un accent de sincérité profonde, avec l’anxiété de la recherche et du doute. Ces Japonais, dont il est convenu qu’ils sont légers et frivoles, nous livrent des études que le plus méditatif et le plus érudit docteur de Leipzig ou de Berlin aurait peine à égaler en profondeur, et dont il ne saurait en aucun cas atteindre la netteté. Le Japon a-t-il trouvé définitivement sa voie, il y a vingt-deux ans, en 1868, quand il surprit l’univers par cette soudaine révolution qui abattit le pouvoir usurpateur du shogoun, restaura dans tous ses droits le mikado, détruisit la féodalité et prit à la fois quelques-unes des lois et toutes les modes extérieures des Européens ? Cette voie nouvelle, où il est entré, avec la précipitation des peuples en révolte, doit-il y persévérer ? Du moins, par quelles étapes, avec quelles précautions convient-il qu’il y avance désormais ? Pratiquement ou théoriquement, tous au Japon aujourd’hui se posent cette question qui comporte tant d’aspects divers.

Hommes d’État ou publicistes ont la conscience de la gravité et des difficultés du problème. L’année 1890 s’ouvre, pour eux, pleine de perplexités. Elle va inaugurer un nouveau régime politique, peut-être aussi un nouveau régime économique. Sous la pression des chefs impérialistes qui ont gouverné le pays de 1868 à ce jour, le mikado avait solennellement promis, par un décret impérial d’octobre 1881, que l’empire serait doté d’un parlement en 1890. Les lois constitutionnelles furent promulguées en février 1889 : le peuple leur souhaita la bienvenue par trois jours de fête où la ville de Tokyo, l’ancienne Yédo, donna le spectacle de féeriques réjouissances. Les élections sont fixées au mois de novembre prochain : un an auparavant, en novembre 1889, comme pour affermir la monarchie au moment où elle va affronter cette épreuve, on proclama solennellement héritier de la couronne le prince impérial Harounomya, fils adoptif de l’empereur. La constitution nouvelle ne repose pas, à proprement parler, sur le principe populaire, puisque, pour être électeur, il faut posséder environ 4 000 francs de revenu. Les partis politiques n’ont pas attendu, pour se former, que le parlement fût ouvert ; il s’en est constitué trois : le parti progressiste qui est aux affaires depuis la révolution ; le parti libéral, dont le comité directeur a été dissous et qui semble surtout se caractériser par une certaine défiance à l’égard des étrangers ; enfin un troisième parti, moins bien délimité, qui fait principalement des recrues dans la jeunesse.

Cette transition politique se complique d’un problème économique des plus ardus, la révision des traités avec les nations civilisées. Il s’agit pour le Japon de reconquérir sa liberté judiciaire et sa liberté économique ; mais ces biens, il les devra acheter par quelques concessions concernant l’ouverture du pays aux étrangers. Cette question passionne plus les Japonais que celle de la constitution. Elle a déjà provoqué une tentative d’assassinat politique. Le comte Okouma, ministre des affaires étrangères et partisan d’une révision des traités qui ouvrirait l’intérieur du pays aux Européens, fut frappé d’une bombe de dynamite par un fanatique, lequel, croyant l’avoir tué, se coupa la gorge immédiatement. Le comte Okouma en fut quitte pour l’amputation d’une jambe, mais ses projets ont été peut-être aussi atteints que lui par la bombe. Le ministère en est devenu indécis et chancelant.

Pour apprécier les difficultés de la situation actuelle au Japon, il faut s’élever au-dessus des menus incidents de la politique courante. Il convient d’étudier les réformes déjà accomplies, l’état réel du peuple, les transformations qu’il a subies et celles qui se préparent, soit par les intentions du gouvernement, soit par la force des choses.

Nous avons pour cet examen un guide précieux, un Japonais dont l’éducation s’est complétée aux États-Unis, M. Yeijiro Ono, docteur en philosophie de l’université de Michigan. Dans un travail étendu, plein de faits et de pensées, The Industrial Transition in Japan, M. Yeijiro Ono décrit la situation actuelle des classes rurales et industrielles dans son pays, l’état de l’agriculture, des manufactures et des moyens de transport ; puis, avec toute la science d’un véritable scholar, versé profondément dans l’histoire économique, il déduit les lois du développement industriel, il fait l’application de ces lois à son pays ; il indique les écueils à éviter, les réformes à accomplir. On serait étonné de l’érudition de l’auteur, si l’on ne connaissait l’esprit de l’American Economic association qui a édité cet important travail : toutes les publications de cette Société, fondée il y a une demi-douzaine d’années, se signalent à la fois par la solidité des connaissances doctrinales et par l’étendue des investigations historiques. M. Yeijiro Ono déclare qu’il est très redevable à deux professeurs de l’université de Michigan, MM. Henry C. Adam et Frederick C. Hicks, ainsi qu’au professeur K. Mitsukuri, de l’université impériale du Japon, pour diverses informations ou suggestions. Son livre offre un intérêt sans égal, non seulement par un exposé exact de l’état intime du Japon et par des conseils judicieux pour la solution des difficultés présentes ou prochaines, mais surtout par la révélation des impressions et des anxiétés d’une âme d’extrême Orient, eût-elle été pendant plusieurs années imprégnée des enseignements des États-Unis, devant l’imminence de l’introduction en Asie de la civilisation occidentale. Les hésitations et les craintes d’un Japonais, hôte et élève de l’Amérique du Nord, nous feront mieux comprendre les appréhensions et les répugnances des Chinois à adopter ce que nous appelons si fièrement nos progrès.

I

En lisant l’ouvrage de M. Yeijiro Ono, avec l’attention que méritent et le sujet et l’auteur, on est frappé à la fois du sens historique et de la faculté d’abstraction de l’écrivain oriental. Le Japon, d’après lui, traverse une phase analogue à celle qu’a parcourue l’Occident de l’Europe, particulièrement l’Angleterre, au XVIIIesiècle. Pour justifier cette conception, il s’étend en rapprochements ingénieux. Fort au courant de la littérature économique, il cite Arthur Young, Quesnay, d’autres encore. À ce dernier, il donne le rang d’un homme d’État. La tâche qui s’impose au Japon, écrit-il, c’est, au point de vue législatif et administratif, de réaliser les réformes des grands statesmen du XVIIIesiècle ou du commencement du XIXe, Walpole, Quesnay, Turgot et Stein ; c’est aussi, au point de vue économique, œuvre infiniment plus dangereuse, de précipiter dans le cours de quelques années l’introduction des machines, qui a exigé en Europe, depuis le premier métier à filer d’Arkwright en 1771, notablement plus d’un siècle. Enfin, le troisième terme du problème, c’est l’évolution morale : un nouvel idéal de vie a été conçu, et chaque jour, quoique inconsciemment, il se développe au fond du cœur de la nation. Fréquemment, M. Yeijiro Ono revient à cette observation : la transition industrielle va nécessiter une révolution dans l’éthique sociale, un nouveau code de l’éthique.

La transformation accomplie si rapidement au Japon n’est encore qu’une ébauche ; elle n’a presque qu’un caractère politique. Le régime féodal a été détruit ; mais il n’est pas remplacé. Les lois politiques récentes ne peuvent se soutenir sans industrie ; c’est seulement parmi les peuples industriels, dit notre auteur avec une légère exagération, oubliant les anciens petits cantons suisses, que peuvent fonctionner les institutions libres ; c’est l’industrie qui a développé le principe de l’individualisme. En vain, sont ouvertes 30 000 écoles chez un peuple qui a toujours eu de la curiosité et le goût de s’instruire ; en vain l’on a construit quelques chemins de fer et quelques filatures, la force qui domine la société japonaise est encore la force féodale et anticommerciale.

Les régimes sociaux s’offrent, dans le même ordre de succession et avec des traits identiques, chez des nations qui n’ont eu entre elles aucun rapport. De tous ces régimes, celui qui a été le plus universel et dont on retrouve partout le plus de traces, c’est le régime féodal. M. Yeijiro Ono nous le décrit tel qu’il a subsisté au Japon jusqu’à la révolution de 1868. Jetons à sa suite un coup d’œil sur le pays et sur la population.

L’empire japonais se compose d’une très grande île oblongue, au climat tempéré, appelée Hondo, qui forme le centre de l’archipel, d’une autre île septentrionale, assez vaste, de forme presque carrée et de climat hyperboréen, Yéso, de deux îles méridionales de moyenne étendue, Shikoku et Kiushiu, situées la première en face de la partie sud de Hondo et formant avec elle une sorte de mer intérieure, la seconde au-dessous de Hondo, enfin d’un très grand nombre d’îles minuscules éparses, à proximité des côtes des îles principales. Le développement de ces côtes est énorme ; aucune autre contrée civilisée n’en présente un semblable. La Grande-Bretagne, dans sa partie centrale et méridionale, est beaucoup plus massive. Ce sont là des conditions très propices à l’essor de la population, du commerce et des arts. Le seul obstacle est que la grande île de Hondo se trouve coupée dans toute sa longueur par une chaîne de montagnes qui, sur un assez long parcours, offre une certaine élévation. C’est un léger inconvénient au milieu de tant d’avantages. Si le Japon avait la bonne fortune de posséder, comme la Grande-Bretagne, des mines de houille et de métaux — et nous verrons qu’il n’en semble pas dépourvu — on lui pourrait prédire un avenir industriel et maritime assuré.

La côte orientale du Japon, celle sur le Pacifique, est exposée à l’action bienfaisante des courants tropicaux ; la côte occidentale, au contraire, est soumise au courant arctique, qui y produit des orages et des tempêtes. Toute la partie du sud est découpée par d’innombrables baies, qui servent d’abri aux pêcheurs et aux mariniers ; puis une véritable mer intérieure, avec les précieux avantages de cette disposition topographique, est formée par les deux îles moyennes méridionales, Shikoku et Kiushiu, avec le sud de l’île principale Hondo. On a fait beaucoup de recherches sur les origines du peuple japonais. On admet qu’une conquête fut effectuée par les Aïnos, qui descendirent du nord du continent asiatique par les îles Saghalien. Ces Aïnos, restés barbares, sont aujourd’hui relégués dans la grande île du nord, Yéso, qui n’a qu’une population très clairsemée. Ceux qui s’établirent dans le sud eurent à lutter contre des tribus d’une nature plus fine et plus apte à la civilisation. Sur la côte orientale, sur la mer intérieure que nous avons décrite, grâce aux précieux avantages du climat et de la topographie, la population devint dense, des villes se fondèrent et prirent une importance considérable.

La lutte contre les Aïnos envahisseurs, et pendant plusieurs siècles maîtres du pays, semble d’après M. Yeijiro Ono avoir développé la conscience nationale et uni des groupes d’hommes jusque-là isolés. Osaka, sur la mer intérieure, devint vers le commencement de notre Moyen-âge le principal centre du commerce à la fois maritime et terrestre ; la cour impériale se tenait à Kyoto, qui se trouve à proximité, mais dans les terres. Après des séries de guerres, qui durèrent des siècles, les barbares Aïnos furent repoussés dans l’île du nord. Une fois affranchi, le Japon tomba dans le morcellement administratif, malgré l’unité politique qu’y maintint le shogoun (taïkoun), lieutenant de l’empereur, ayant usurpé les pouvoirs réels, mais non le titre et la dignité de son maître, et transmettant héréditairement pendant deux siècles et demi à sa famille cette usurpation. C’est un spectacle étrange qu’une usurpation héréditaire qui, pendant un si long cours de temps, ne se transforme pas en légitimité et laisse subsister le souverain nominal. Politique singulièrement avisé, Ieyasu, fondateur de la famille Tokugawa, qui a possédé le shogounat ou taïkounat depuis la fin du XVIesiècle jusqu’à la révolution de 1868, avait établi le siège de son pouvoir à Tokyo, autrefois appelé Yédo, situé sur la côte orientale, au fond d’un golfe, et à peu près au milieu de l’île principale. C’était un simple hameau dans un château féodal : la famille Tokugawa transforma le château-fort en palais, et à la longue le hameau, qui devint le rendez-vous de toute la classe militaire, en une ville de 500 000 habitants à la fin du XVIIesiècle. Il prit toutes les précautions pour assurer son pouvoir contre toute révolte.

Les grands feudataires des provinces, au nombre de 268, étaient attachés au shogoun, soit par des liens de parenté, soit tout au moins par la crainte. La famille Tokugawa s’arrangeait pour que jamais deux chefs de provinces voisines n’eussent l’un pour l’autre des sentiments d’amitié. Tous les seigneurs féodaux étaient tenus de laisser comme otages une partie de leur famille dans la métropole, Tokyo, résidence du shogoun, et ils devaient s’y rendre eux-mêmes avec une suite brillante, une année sur deux, pour payer leur tribut d’hommage à sa hautesse (His Highness). En dehors de ces gages et de ces marques d’obéissance, chaque seigneur de province jouissait, au point de vue administratif, judiciaire, militaire et financier, d’une complète indépendance. Tout comme ses confrères, du plus lointain Occident, le seigneur féodal au Japon vivait dans un château-fort, entouré de hauts remparts de terre, flanqué de tours, défendu en avant par de profonds fossés. Attenant au château vivaient les principaux tenanciers (retainers) qui, en temps de paix, remplissaient les divers offices civils. La partie de la ville qu’ils habitaient était enserrée de portes massives et nul n’y entrait sans un permis spécial. En dehors des portes s’étendait le marché fréquenté par toutes sortes de marchands et d’artisans. L’ensemble de la cité était entouré de fortifications, et tout étranger qui y pénétrait, se trouvait soumis à une attentive surveillance.

Dans cette organisation toute militaire, aucune force économique ne pouvait se développer en liberté et produire ses naturels effets. Les routes, sauf quelques-unes qui conduisaient à Tokyo, étaient dans le plus déplorable état. Le peu de commerce qui existait entre les différentes provinces offrait plutôt le caractère du commerce étranger que du commerce intérieur, entravé qu’il était par des péages et des barrières de toutes sortes. La migration ou le changement de domicile, ce trait si caractéristique de la moderne société occidentale, ne pouvait se produire. La cellule de la société était la famille plutôt que l’individu, la propriété était familiale et dirigée par le chef de famille. Pour s’établir dans une autre localité que celle de son origine, il n’y avait guère d’autre procédé que l’entrée par adoption dans une famille dudit lieu. Si, par accident ou par goût d’aventure, on se trouvait au-delà des limites de sa propre province, on était exposé au soupçon, même à la haine, et sans sécurité pour sa vie ou ses biens. La noblesse, dont le droit de propriété reposait sur le serment d’allégeance au suzerain féodal, remplissait avec orgueil le rôle de défenseur de la société, pendant que la classe commerçante et la classe qui cultivait le sol n’avaient aucune autre ambition que celle de réussir dans le cercle étroit des travaux et des devoirs qui formaient le cadre de leur tranquille existence. La multiplicité des dialectes, les provincialismes, toutes les coutumes particulières qui marquent une société localisée, foisonnaient au Japon et en faisaient comme une bigarrure.

La description de M. Yeijiro Ono nous montre un Japon fort semblable à notre Moyen-âge. Cependant, malgré toutes ces contraintes extérieures, la société n’était pas complètement cristallisée : notre auteur explique avec clarté les causes qui, dans le lointain Orient, comme dans notre Europe, devaient à la longue faire éclater le régime féodal. La population se développait rapidement dans les provinces situées sur la mer. On y trouvait deux industries, la pêche et la navigation, qui variaient les travaux, étendaient l’horizon, développaient la richesse. Des ports s’y fondaient, l’agriculture environnante était plus perfectionnée et plus prospère, la division du travail s’y trouvait poussée plus loin. Sur cette mer intérieure principalement que forment, avec le sud de la grande île Hondo, les deux îles méridionales de Shikoku et de Kiushiu, les agglomérations se pressaient.

Les provinces qui avoisinaient les grandes routes conduisant à Yédo ou Tokyo profitaient, d’autre part, du passage incessant des grands feudataires, avec leur innombrable suite, allant, une année sur deux, rendre leurs hommages au shogoun. Ces pérégrinations officielles et régulières jouaient un rôle important dans la distribution de la richesse et de la population du Japon féodal. Le médecin d’une ambassade hollandaise, Engelbertus Kempfer, qui fit deux voyages en 1691 et 1692, de Yédo (Tokyo) le long de la côte orientale, s’émerveillait de la fréquentation des voies publiques. « Je puis assurer comme témoin oculaire, écrit-il, que la principale de ces routes sur laquelle je me suis trouvé à quatre reprises est, à certains jours, plus encombrée de monde que les rues de la plus populeuse ville de l’Europe. » Un passage de la description de ce Hollandais de la fin du XVIIesiècle mérite d’être reproduit : « Le train de quelques-uns des premiers princes de l’Empire remplit la route pendant plusieurs jours. Quoique nous voyagions nous-mêmes d’un pas accéléré, nous étions souvent atteints par les bagages et l’avant-garde, constituée des serviteurs et des officiers inférieurs, qui défilaient devant nous pendant deux jours, en diverses troupes et en ordre admirable ; puis le troisième jour nous étions rejoints par le prince lui-même avec une cour nombreuse. La suite d’un des chefs daïmios, comme on les appelle, est évaluée à vingt mille hommes environ, celle d’un sjomio à dix mille, celle d’un gouverneur de ville impériale ou de terres de la couronne à une ou plusieurs centaines d’hommes, suivant leur rang et leurs revenus respectifs. »

Les seigneurs des principales provinces agrandissaient et ornaient leur château-fort, qui tendait à devenir un palais. Sous ses murs, la cité se remplissait d’artisans et de manufactures ; les arts élégants qui ont fait en Europe la renommée du Japon doivent leur origine au goût raffiné de la société féodale. C’est une des méprises de la plupart des économistes, et il est regrettable qu’ils s’y entêtent, de méconnaître le rôle éminemment civilisateur du luxe. Une société policée n’a pu se constituer et les arts et métiers se perfectionner et se varier que dans les pays où le luxe est éclos, soit pour les temples et le culte, soit pour des chefs riches et curieux des objets rares. Si le centre de l’Afrique reste voué à une barbarie toute primitive et stationnaire, c’est en partie que ni le culte ni les goûts des chefs n’y ont suscité les métiers qui entretiennent le luxe.

Ainsi des germes se multipliaient au Japon de dissolution de la société féodale, sur les côtes, dans les villes maritimes, le long des sept grandes routes, sous les murs mêmes des châteaux féodaux des principaux chefs. Les provinces étaient soumises au sort le plus inégal ; la taxe foncière, principale ressource des pouvoirs publics à tous les degrés, absorbait parfois 70% du produit de la terre et tombait rarement au-dessous de 30%. La condition des paysans était misérable et précaire, quoiqu’un pouvoir, plus paternel parfois, dans sa sévérité, que notre inflexible bureaucratie, fît des remises de taxes en cas de disette et quelquefois s’approvisionnât de grains pour parer à l’insuffisance des voies de transport. Les monnaies variaient d’une province à l’autre et aussi la monnaie de papier, que les Orientaux, Japonais et Chinois, connurent bien avant les Européens. Lors de la chute de la féodalité, en 1868, il y avait en circulation 29 sortes de papier-monnaie et 49 types de monnaie métallique, dont 23 en or, 19 en argent, 5 en cuivre et 2 en fer. Les salaires variaient dans d’énormes proportions d’une province à l’autre, étant souvent dans une localité la moitié ou le tiers du taux usité dans la voisine.

Telle était la société où a éclaté la révolution de 1868, détruisant le grand chef féodal, le shogoun, restaurant l’empereur, le mikado, établissant au moins nominalement la centralisation et abolissant, sauf des titres honorifiques, toute différence de rang. Notre révolution de 1789, préparée par plusieurs siècles d’administration centralisée et de vie intellectuelle intense, n’est qu’un jeu auprès de celle du Japon ; et cependant, en ce dernier pays, à la transformation politique se joint une révolution économique qui doit, dans quelques années, doter le Japon de tout l’outillage mécanique qu’il a fallu plus d’un siècle pour constituer en Occident.

Quelques-uns des chefs des provinces du sud-ouest, au risque de leur vie, prêtèrent serment de fidélité au mikado oublié dans sa résidence de Kyoto, et partant en guerre contre le shogoun, détruisirent l’usurpation de la famille Tokugawa et rétablirent l’empereur dans tous ses pouvoirs. C’est la restauration du souverain légitime qui a mis fin à la féodalité. Que la féodalité soit morte en tant qu’organisme gouvernemental, cela est certain ; mais elle se survit en quelque sorte par les mœurs, par l’état d’esprit. L’autonomie des provinces n’existe plus ; les droits féodaux sont abolis ; la classe féodale, sans avoir été l’objet d’aucune violence ou cruauté, a perdu toute force. En 1872, les grands feudataires ont été appelés à Tokyo et astreints à y vivre comme une classe de simples nobles. Les conseillers du mikado imitaient ainsi Louis XIV ; ils transformaient des seigneurs locaux en des courtisans. On ne les dépouilla pas de leurs biens, mais on convertit ceux-ci : les grands domaines seigneuriaux ou les droits et redevances fondés sur la terre furent transformés en des obligations à terme (terminable bonds) émises par le gouvernement. La destinée de la plus grande partie de cette classe féodale inspire la pitié. C’était, nous dit M. Yeijiro Ono, en tant que classe dirigeante, une catégorie d’hommes tout à fait accomplis, ayant le sens raffiné du devoir et de l’honneur ; mais leur éducation et leur vie les avaient préparés à l’insouciance, à la prodigalité, même à l’extravagance. N’ayant plus pour fortune que des obligations portant intérêt, beaucoup la gaspillèrent par légèreté ou furent victimes de rusés marchands. On citait dernièrement l’un des principaux daïmios qui, prenant philosophiquement parti de sa nouvelle pauvreté, vend des légumes dans les rues de Tokyo. Les demeures féodales qui ornaient les anciennes capitales de provinces ou de districts ont été souvent détruites et remplacées par des plantations de thés ou de mûriers.

En même temps que s’abaissait ainsi la classe des anciens grands feudataires, les villes que leur résidence animait autrefois tombaient en décadence. Quelques-unes furent prises pour sièges des nouveaux gouvernements locaux et s’ajustèrent sans trop de souffrances ni de peines au nouveau régime ; quelques autres furent sauvées par l’excellence de leur situation. Mais un grand nombre de ces cités féodales (castle-towns), sinon la plupart, s’étiolèrent avec une rapidité dont l’Europe, aux changements graduels, ne nous offre aucun exemple. Les statistiques de la population de 1879 à 1886 témoignent de ce dépérissement de beaucoup de villes. Les grandes cités commerçantes et surtout les ports, à l’exception de Kyoto, l’ancienne capitale abandonnée du mikado, et de Kanazawa, virent considérablement s’accroître le nombre de leurs habitants. La population de Tokyo, la capitale régulière du Japon nouveau, de même qu’elle avait été celle du shogoun ou taïkoun, passa de 799 000 âmes à 1 121 000 ; Osaka, de 287 000 à 361 000 ; Kobe ou Hiogo, chétive bourgade naguère, s’éleva de 13 000 âmes à 80 000. Mais, comme contrepartie à ce prodigieux développement, Kyoto tomba en sept années de 331 000 âmes à 245 000. Sur 34 villes plus obscures, comptant au temps récent de la féodalité de 20 000 à 40 000 habitants, 17, soit la moitié, sont en déclin marqué et certaines perdent jusqu’à 20 000 âmes. Trait caractéristique qui ne se voit plus en Europe, la population quitte les villes pour les campagnes. Sur un ensemble de 38 millions d’âmes en 1886 pour tout le Japon, 3 524 000 seulement, moins de 10%, habitent les villes de plus de 20 000 âmes. M. Yeijiro Ono rapproche cette distribution de celle des États-Unis et de l’Angleterre, où 25% de la population, pour les premiers, et 60%, pour la seconde, habitent les villes. Le Japon est donc aujourd’hui une contrée purement agricole.

On prétend que la population s’y est beaucoup accrue depuis le commencement du siècle. En rassemblant les registres des provinces, on trouve qu’en 1815, en pleine féodalité, la nation japonaise ne comptait que 25 620 000 âmes. Des recensements faits à la moderne chaque année depuis 1872 lui ont découvert un chiffre d’habitants beaucoup plus considérable : 33 600 000 en 1876 et plus de 39 millions en 1886. On est peut-être en droit de n’accorder qu’une confiance restreinte à ces dénombrements dont les écarts sont trop sensibles pour s’expliquer sans l’intervention de quelques erreurs. M. Yeijiro Ono admet que la population dans ces dernières années augmente de 360 000 âmes environ par an.

Comme la superficie des quatre grandes îles et des milliers d’îlots qui composent le Japon ne paraît pas atteindre 380 000 kilomètres carrés (la Grande-Bretagne et l’Irlande en comptent 314 000 et la France 528 000), on a une moyenne de plus de 100 habitants par kilomètre carré, soit de 40% supérieure à la densité moyenne de la population française et l’équivalent approximatif de la densité de la population italienne. Cette forte population du Japon est d’autant plus remarquable que la grande île septentrionale, la seconde en étendue et la plus massive de l’archipel, Yéso ou Hokkaido, n’a pas 5 habitants par mille carré, environ 2 habitants par kilomètre carré. Toute la partie septentrionale de la principale île, Hondo, ne possède aussi qu’une population assez disséminée, moins de 100 habitants par mille carré, ou de 40 par kilomètre carré. Il faut donc que la population foisonne dans certaines parties de l’archipel ; et, de fait, dans diverses provinces, qui ne contiennent pas de grandes villes commerciales, on compte plus de 500 habitants par mille ou de 200 par kilomètre carré. Cependant, le Japon, jusqu’ici du moins, n’a pas, pour entretenir sa population, les ressources d’un riche sous-sol en exploitation comme celui de la Belgique ou du nord de l’Angleterre, non plus que les débouchés d’un vaste commerce international. Il faut donc ou que le sol japonais soit très productif, ou que la population japonaise ait beaucoup de sobriété : l’une et l’autre conditions contribuent à cette densité de la population de l’archipel. Elle est, disions-nous, presque toute agricole : d’après le recensement de 1876, que cite M. Yeijiro Ono, le nombre des adultes engagés dans la production était évalué à 19 010 000, dont 14 870 000 agriculteurs (farmers), 701 000 artisans, 1 309 000 marchands ou commerçants et 2 129 000 hommes adonnés à des professions diverses. La classe des nobles, qui est encore reconnue par la loi, quoique sans privilège politique ou économique, comprenait 424 326 ménages en 1886 (numbered 424 326 households). Il est temps d’examiner ce qu’est cette agriculture qui miraculeusement, sans le secours des machines, ni presque du commerce, fait vivre tant de gens sur un si étroit territoire.

II

Les campagnes japonaises sont en train de s’émanciper du régime féodal[1]. Celui-ci a été détruit en 1868 ; mais ce n’est pas en une génération que les mœurs se transforment, que les esprits s’ouvrent et que les méthodes se succèdent. L’écrivain japonais n’a pas pour l’agriculture de son pays l’admiration et la tendresse que manifestent à l’endroit de la leur, quand ils daignent nous communiquer leurs impressions, les Chinois. Le paysan n’est encore émancipé que par la loi, non par l’esprit : « le paysan est stupide », cette dure sentence revient fréquemment sous la plume de M. Yeijiro Ono. Dans certaines provinces, les trois quarts des terres sont des terres publiques et restent incultes ; l’agriculture japonaise offre le type le plus extrême de la petite exploitation, small farming ; et l’auteur, impressionné par les États-Unis et l’Angleterre, apprécie surtout l’agriculture scientifique et industrielle et, sinon les énormes, du moins les grandes fermes. Peut-être oublie-t-il trop que, sans parler des merveilles problématiques de la culture chinoise, la petite exploitation, même sans la petite propriété, arrive dans les Flandres à des résultats prodigieux que M. Émile de Laveleye a décrits dans son Rapport sur l’agriculture belge. L’auteur japonais considère le système des petites exploitations comme transitoire et aspire à sa transformation. Il nous déclare que le blé japonais est le plus mauvais blé du monde. Il ajoute qu’on croit généralement que la productivité du sol a diminué depuis le Xesiècle. On ne saurait vraiment lui reprocher de trop vanter son pays.

La terre se trouvait soumise, il y a moins d’un quart de siècle encore, au régime féodal : quantité énorme de terres publiques, propriété familiale assujettie à des redevances diverses, tenure incertaine et précaire, poids écrasant des impôts ou charges diverses. Le gouvernement s’est préoccupé de constituer la propriété privée à la mode occidentale, d’uniformiser, et, quand il le pouvait, d’alléger la taxation. Une loi de réforme de la taxe foncière fut édictée en 1873, complétée en 1880 ; d’autres dispositions en 1876, tout récemment encore, en juin 1889, s’efforcent de mettre l’agriculteur plus à l’aise. Il n’y est guère aujourd’hui. On lui a accordé le droit d’acheter et de vendre la terre, excepté aux étrangers. L’impôt en nature a été converti en un impôt en argent gradué sur la valeur vénale de la terre. C’est le système que voulait propager en Europe feu Ménier et qui ne paraît pas supérieurement réussir au Japon. Le socialiste américain Henri George pourrait se rendre aussi dans cet archipel pour y étudier l’application d’un système qui ne s’éloigne guère du sien. Le taux de la taxe nationale fut fixé à 3% de la valeur de la terre, et celui de la taxe locale à 1%, soit ensemble à 4%. Quelques années après, on dut réduire à 2,5% de la valeur de la terre le montant de la taxe nationale et à 0,5% celui de la taxe locale : l’agriculteur ne paie plus ainsi, et c’est encore énorme, que 3% de la valeur de la terre. Il faut que le taux de l’intérêt soit élevé et que le denier auquel on capitalise la terre soit très bas pour que, dans ces conditions, l’agriculteur puisse encore cultiver. Des dispositions furent prises par la loi pour l’estimation, en dehors de tout arbitraire, de la valeur légale du sol, laquelle servait ainsi d’assiette à la taxe foncière. Tous les six ans, il devait y avoir une évaluation nouvelle.

Quelque rigoureux que fût tout ce système, il avait du moins une base permanente et fixe : le paysan labourait son propre champ, il savait d’avance la somme qu’il devrait abandonner au fisc, ce fut assez pour qu’il ne tombât pas dans le désespoir. La petite propriété, même la très petite, est le régime terrien du Japon. Néanmoins, la plus grande partie des terres est encore publique. Le rapport du ministère de l’intérieur, en 1888, indique 46 669 000 acres (environ 18 700 000 hectares) de terres publiques contre 32 914 000 acres (13 200 000 hectares environ) de terres privées. Il est vrai qu’une grande partie des premières est située dans l’île septentrionale et encore barbare de Yéso ou d’Hokkaido, ou bien dans le nord, encore peu florissant, de la principale île, Hondo. Néanmoins, même dans les districts très peuplés du sud, on trouve encore fréquemment les deux tiers du sol non cultivés. D’après une autre statistique ministérielle, la culture du riz, la plus productive de toutes, n’occuperait que 6 714 000 acres ou environ 3 millions d’hectares ; l’étendue des autres terres en culture atteindrait seulement 4 812 000 acres, à peu près 2 millions d’hectares. Contrairement à l’opinion, dit M. Yeijiro Ono, qu’il n’y a pas un pouce de sol au Japon qui ne soit utilisé, on constate que la culture n’occupe qu’une petite partie du territoire. La valeur de l’acre de terre à riz monte, en moyenne, à 180 yens, soit environ 900 francs, ou un peu plus de 2 200 francs l’hectare ; celle des autres terres cultivées ne dépasse pas moyennement 55 yens 20 sens, ou 700 francs approximativement l’hectare. Les forêts et les terres incultes ne valent que 1 yen 20 sens l’acre, soit l’hectare une douzaine de francs. Les vastes étendues de terres en dehors de la culture et l’énormité des taxes expliquent la valeur restreinte du sol.

Pour qu’une population si nombreuse vive sur cinq millions environ d’hectares en culture, il faut une production relativement abondante de chaque parcelle, ensuite une sobriété assez remarquable des habitants : on doit ajouter que, les animaux de travail étant peu nombreux, et de même ceux de boucherie, presque tout ce sol cultivé l’est directement pour la nourriture de l’homme. Il n’est pas rare qu’il produise deux récoltes par an : c’est le cas général dans les deux îles méridionales, Kiushiu et Shikoku, et dans les parties moyennes et côtières de la principale île, Hondo. Voici, dans ce cas, l’assolement : on plante le riz à la fin de mai ou en juin ; on le recueille au début de l’automne ; la terre se repose jusqu’au commencement de l’hiver ; on y sème alors du blé ou de l’orge, qui est mûre vers le milieu du printemps. Un tiers environ des terres cultivées appartient, d’après M. Yeijiro Ono, à cette classe si favorisée. Quelques cultivateurs trouvent même le moyen d’intercaler entre ce riz et cette orge une troisième récolte de légumes, notamment de fèves.

La terre japonaise, sur ces étendues restreintes de culture, produit ainsi 186 millions approximativement de boisseaux (51 millions d’hectolitres) de riz, 64 millions de boisseaux (17 millions et demi d’hectolitres) de deux variétés différentes d’orge, 16 millions de boisseaux (4 400 000 hectolitres) de froment ; enfin, 12 millions de boisseaux (3 350 000 hectolitres) de fèves. On n’arrive ainsi qu’à un ensemble de 76 millions environ d’hectolitres de nourriture végétale. Cela semble bien peu à côté des 110 millions d’hectolitres de notre récolte moyenne de blé, auxquels se joignent approximativement 17 millions d’hectolitres de seigle, en laissant de côté l’orge, qui, en France, est accessoire. Or la population du Japon est presque exactement égale, peut-être même un peu supérieure, à celle de la France ; mais outre que le riz contient beaucoup plus de substance alimentaire que le froment, il s’agit là d’une petite race qui se recommande par sa sobriété. Il faudra sans doute un jour, dans le commerce international, compter avec cette frugalité de l’ingénieux et actif peuple japonais.

Dans certaines provinces, l’acre planté en riz produit en moyenne 41 boisseaux (environ 15 hectolitres) par acre, soit 37 par hectare ; dans d’autres, la moyenne s’abaisse à 18 ou 24 boisseaux par acre, ou par hectare 16 à 21 hectolitres et demi. La moyenne générale paraît être, à en juger par la récolte de 1886, dont M. Yeijiro Ono nous donne le chiffre, supérieure à 27 boisseaux et demi par acre ou 25 hectolitres et demi par hectare. C’est un rendement autrement considérable que notre moyenne de 15 hectolitres environ pour un hectare ensemencé en froment. On conçoit que, si la culture s’étend dans l’archipel asiatique, la population pourra y devenir formidable relativement au territoire. Toutes les terres, il est vrai, ne sont pas propices à la production du riz.

L’agriculture japonaise réalise le type extrême de la petite exploitation. Peu de fermes, qu’elles appartiennent ou non à l’exploitant, dépassent 10 acres ou 4 hectares ; beaucoup n’ont que 2 acres et demi, juste 1 hectare, encore sont-elles composées de parcelles très dispersées, dont l’étendue ne dépasse pas souvent un demi-acre ou 20 ares. Cela ne veut pas dire qu’il ne se trouve pas de grands propriétaires terriens au Japon : certains possèdent 200 ou 300 acres (80 à 120 hectares), et ceux qui ont 40 à 50 acres (16 à 20 hectares) ne sont pas rares dans la classe aisée ; mais ils morcellent leurs biens entre un nombre notable de tenanciers. C’est un système analogue à celui des Flandres ou de la célèbre Terra di lavoro, dans l’Italie méridionale.

On peut regarder comme le type le plus répandu du propriétaire japonais celui qui possède 5 acres de terre (2 hectares). M. Yeijiro Ono s’applique à nous faire connaître son sort. Il habite une maison confortable de trois ou quatre petites pièces, avec une vaste grange attenante. Il tient un travailleur à gages toute l’année et peut-être un cheval dans son écurie. Dans les jours ensoleillés de mai, il commence à retourner la terre avec sa charrue à un cheval qui pénètre le sol à une profondeur de 8 ou 9 pouces ; ensuite tout le champ est minutieusement pulvérisé et raclé de façon qu’il n’y reste pas une seule motte. On introduit alors l’eau dans le champ, qu’elle couvre d’une hauteur de 7 à 8 pouces ; puis les femmes transplantent de la pépinière les petites tiges de riz, qu’elles placent en lignes distantes de 5 pouces environ. Pendant toute la saison on arrache avec soin les herbes, on répand des engrais liquides, des composts de paille et de chaux. Le riz pousse splendidement ; quand il mûrit, on met le champ à sec et la récolte se fait entre le milieu de septembre et la fin d’octobre. Par cette méthode de jardinage, les fermiers intelligents et industrieux obtiennent parfois d’énormes rendements, jusqu’à 50 ou 60 boisseaux par acre, soit de 45 à 54 hectolitres à l’hectare.

La variété de riz dont on vient de décrire la culture se nomme low-land rice (riz des marais), et la culture en est considérée comme la plus profitable. Toutes les terres d’alluvion, tous les bords de la mer, dans les vallées ou dans les cuvettes des montagnes, lui sont consacrées. Il est une autre variété de riz qu’on appelle the upland variety (le riz de montagne). Il croît sur les sols élevés et secs, ne demande que peu de labeur et aucun travail coûteux d’irrigation. Le rendement en dépasse rarement 15 boisseaux à l’acre, ou 13 hectolitres et demi à l’hectare. À peine 2% de la totalité des terres en riz sont consacrés à cette variété, mais c’est sans doute la réserve de l’avenir, les sols profonds et submersibles étant limités en quantité, et probablement déjà, pour la plupart, soumis à la culture, tandis qu’il reste encore à défricher des espaces indéfinis de terres à riz de montagne.

Le paysan japonais jouit d’un peu de repos pendant l’automne, après la récolte du riz. Il se remet bientôt à l’œuvre, laboure et pulvérise de nouveau ses petits champs, les divise en planches et y sème du froment ou de l’orge ; il y apporte encore un soin minutieux, mais il s’entend moins à la culture des grains durs que du riz, où il excelle. La production moyenne n’en dépasse pas 12 boisseaux à l’acre, ou une dizaine d’hectolitres à l’hectare ; comme récolte accessoire, c’est encore un rendement fort acceptable.

M. Yeijiro Ono fait le compte de ce que gagne ce petit propriétaire de 2 hectares de sol. Il a pu récolter 62 à 63 hectolitres de riz, qui, à 2 yens un tiers (une dizaine de francs) l’hectolitre, font 140 yens, ou environ 720 francs, plus une vingtaine d’hectolitres de blé, qui représentent 54 yens, soit 280 francs environ ; avec une dizaine de yens (50 fr.) de recettes diverses, il obtient un revenu brut de 204 yens, ou 1 050 francs en chiffres ronds. Il en doit déduire une quarantaine de yens (206 fr.) pour les gages de ses ouvriers, qui sont en outre nourris, puis la somme énorme de 30 yens, plus de 150 francs, d’impôts (pour 2 hectares), une vingtaine de yens (100 fr.) pour frais divers. Il lui reste 114 yens, ou 586 francs environ, pour s’entretenir lui et ses serviteurs. Sa femme, il est vrai, et ses filles filent au rouet, ou plutôt, comme depuis une quinzaine d’années cet instrument primitif tend à disparaître, elles tissent des étoffes avec des fils de coton importés des filatures du Bengale ou de Manchester, ou enfin elles élèvent des vers à soie. Avec cet ensemble de ressources, ce petit propriétaire de 2 hectares mène une vie paisible et satisfaite : il envoie ses garçons à l’école, et il passe, aux yeux des hommes de sa classe, pour un homme aisé, a man of fortune. Beaucoup d’autres ne possèdent que des domaines plus petits : beaucoup aussi ne les exploitent que comme tenanciers. Ainsi que dans tous les pays de petite culture et de population dense, la location de la terre est très élevée : le fermage monte jusqu’à 24 boisseaux de riz par acre, ou 21 hectolitres par hectare, plus des deux cinquièmes, près des deux tiers de la production, mais alors le propriétaire prend à sa charge les impôts, qui, on l’a vu, sont énormes. Quant aux salaires des ouvriers à la journée, ils varient considérablement d’une province à l’autre, le Japon étant encore, au point de vue économique, un ensemble de petites sociétés localisées. La moyenne, toutefois, d’après M. Yeijiro Ono, peut être évaluée à 18 sens (0 fr. 90) pour les meilleurs ouvriers, et à 12 sens (0 fr. 60) pour les meilleures ouvrières, la nourriture en plus, mais une nourriture très sommaire et bien peu coûteuse. L’ouvrier agricole loué à l’année gagne en moyenne 30 yens, ou 155 francs. Les gages agricoles, dont on peut apprécier cependant la modicité, sont, paraît-il, plus élevés que ceux des autres professions.

Les grains ne sont pas les seuls notables produits de l’agriculture japonaise ; outre les fruits et les légumes divers, il faut signaler, comme articles de première importance, la feuille de mûrier, qui nourrit le précieux ver à soie, le thé, le coton et le sucre. Les deux premiers importent surtout à toute l’économie du Japon : ce sont eux qui déterminent, en quelque sorte, le commerce extérieur du pays. En 1887, l’exportation de la soie du Japon a valu, en chiffres ronds, 22 millions de yens ou 110 millions de francs, approximativement ; celle du thé atteint 7 600 000 yens ou 38 millions de francs, ces deux articles, à eux seuls, constituant une exportation de 148 millions de francs, environ 58% de toute l’exportation japonaise. Le mûrier réussit, à des degrés divers, dans presque toutes les provinces de l’archipel ; son lieu d’élection est entre le trentième et le quarantième degré, ce qui embrasse presque toute l’île principale de Hondo. On plante les arbustes dans les sols secs et légers, en lignes espacées de dix à douze pieds. Dès la troisième année, ils commencent à donner, et sont en pleine production de huit à neuf ans ; c’est une précocité plus avantageuse que celle des mûriers du midi de la France. On estime la récolte à 100 ou 150 yens par acre, environ 1 200 à 1 800 francs par hectare, rémunération singulièrement abondante si, comme il est probable, elle n’est pas ici surélevée. Entre les lignes d’arbres, on fait encore quelques récoltes accessoires. Les agriculteurs, dans les districts à mûrier, élèvent en même temps, pour la plupart, les vers et dévident la soie. L’aspect de ces campagnes, qui occupent les plaines et les plateaux de médiocre élévation de la principale île, est tout autre que celui des campagnes à riz. La propriété y est moins divisée. On y rencontre d’assez vastes domaines et une organisation plus développée du travail manuel. Dans la saison des vers à soie, de mai à juillet, il est beaucoup de propriétés qui emploient quarante à cinquante hommes, femmes ou filles, à cueillir les feuilles de mûrier, les couper, nourrir les vers, et, quand les cocons sont à leur plein développement, les faire bouillir et les dévider. Les instruments, nous dit M. Yeijiro Ono, sont de l’ordre le plus primitif, et les travailleurs eux-mêmes médiocrement habiles. Peut-être, dans ce jugement sévère, y a-t-il un peu du préjugé de l’Américain, qui dédaigne tout travail où la machine compliquée ne joue pas un rôle. L’élève des vers à soie, dans les conditions présentes, reste toutefois, suivant notre auteur japonais, une occupation accessoire de la classe rurale.

Moins importante que celle du mûrier, la culture du thé s’offre encore comme très lucrative et gagnant beaucoup de terrain dans l’archipel. Nous autres, hommes du Midi de l’Europe, nous nous sommes imaginé que la grande boisson du genre humain est ou doit être le vin ; l’erreur est manifeste : la boisson qui, chaque jour, tend à se répandre davantage dans l’humanité, c’est le thé. Les Asiatiques, les Russes, les Anglo-Saxons, toutes races qui pullulent et qui émigrent, sont les adeptes du thé. Or la moitié des consommateurs de cet article habitent des contrées qui sont rebelles à sa production. Il s’ouvre ainsi un avenir presque sans limites à la culture du thé. Ce sera pour l’Asie, — non seulement la Chine, mais l’Inde, mais notre Tonkin, mais le Japon — une source abondante de richesses. Un jour peut-être on s’efforcera d’introduire le précieux arbuste dans quelques contrées de l’Afrique et de l’Amérique : il s’en est fait quelques timides mais insuffisants essais. L’Asie en tient encore pour longtemps le monopole.

L’action stimulante du commerce étranger a fait plus que doubler, de 1878 à 1886, la production du thé au Japon, la portant de 23 millions de livres à près de 57 millions et demi. Les sols les plus recherchés pour l’arbuste sont les coteaux abrités, quoiqu’il fleurisse aussi dans les plaines, le long de la mer. L’arbuste, haut de quatre ou cinq pieds, est planté en lignes, soigneusement élagué et taillé ; le sol est fumé avec des plantes marines ou des tourteaux. Il faut, dans toutes les saisons, un soin assidu pour cette plante délicate. Les feuilles tendres qui paraissent à la fin du printemps sont cueillies par les femmes et les filles. On les porte dans des chambres, on les passe à la vapeur, on les roule entre des nattes et, finalement, on les fait chauffer dans des poêles. Les procédés sont simples ou compliqués, suivant la qualité du thé et l’habileté du travailleur. Une récolte de 2 500 livres de feuilles par acre, environ 6 200 livres par hectare, paraît fort belle ; quelquefois, ce rendement est légèrement dépassé. Quatre livres de feuilles fraîches en fournissent une de thé achevé ; ce serait donc environ 1 500 livres de ce dernier à l’hectare qui représenteraient une bonne récolte. Les gains nets, pour le planteur, dépassent ceux de l’agriculteur ordinaire. Aussi vit-il dans une maison confortable, entretenant des serviteurs à gages et des chevaux de bât (pack-horses). L’arbuste se plaît surtout, au Japon, dans la grande île d’Hondo, entre le trente-quatrième et le trente-sixième degré. Beaucoup de terrains encore incultes lui sont propices, et c’est dans l’extension de ces plantations que M. Yeijiro Ono voit le développement le plus prochain de l’agriculture japonaise.

Le coton et le sucre sont aussi des produits du Japon, mais secondaires jusqu’ici : l’ouest et le centre de la principale île sont assez favorables au premier, dont le rendement en coton égrené est d’environ 360 livres par acre, 900 livres par hectare. En 1884, la production atteignit 134 millions et demi de livres ; ce n’était que le tiers de la consommation intérieure du pays. Avec la primauté qu’ont pour cette denrée les États-Unis et l’Inde, le Japon paraît devoir ne pas porter actuellement ses principaux efforts sur cette culture.

La canne à sucre réussit dans les parties de l’empire inférieures au trente-cinquième degré, c’est-à-dire dans l’extrême sud de la principale île Hondo et dans les deux îles méridionales, Kiushiu et Shikoku. Il y faut des sols secs et assez élevés, beaucoup de travail et d’engrais, en un mot une culture coûteuse. La production du sucre s’est élevée à 111 millions et demi de livres anglaises, une cinquantaine de millions de kilogrammes, contre 149 millions environ de livres importées.

Tels sont les principaux traits, actuellement, de l’agriculture japonaise. Les ressources en réserve sont considérables, puisqu’une grande partie du sol est à l’état de terres publiques sans culture, et que le riz, d’une part, cet aliment si substantiel, le mûrier et l’arbuste à thé, de l’autre, ces deux producteurs de denrées si appréciées dans le monde entier, peuvent s’étendre sur des surfaces énormes encore en friche. Par un opiniâtre travail, le paysan japonais obtient des récoltes assez belles, du moins en riz, mais il manque de toute connaissance scientifique.La production herbagère est négligée, le bétail presque absent ;le pays ne se prête pas, paraît-il, à la race ovine, l’engrais manque. Il n’y a que peu de spécialisation de la culture et de division du travail ; la main-d’œuvre est gaspillée. Tels sont les reproches de M. Yeijiro Ono.

Ce n’est pas au gouvernement qu’ils s’adressent ; celui-ci prend beaucoup de peine pour introduire dans l’archipel les méthodes occidentales. Dans presque tous les districts, il a fondé des fermes modèles ou des jardins d’essai ; il achète des semences étrangères et les fait venir ou les alloue en subvention aux cultivateurs ; il multiplie les expositions et les concours. Il a institué des collèges et des écoles d’agriculture. Il engage des étrangers comme professeurs agricoles ou comme contre-maîtres de cultures. Il fait traduire les ouvrages théoriques et les répand. Près de Tokyo, on a institué une ferme modèle de 215 acres (90 hectares environ). Le général Capron, un Américain, semble-t-il, y a fait planter beaucoup d’arbres à fruit d’Amérique, en même temps qu’il y introduisait et y multipliait d’excellents échantillons de chevaux, de taureaux et vaches, de porcs et de moutons. Les riches citoyens s’intéressent aussi à ces sujets et quelques-uns imitent les lords anglais du XVIIIesiècle, qui transformèrent à ce moment l’agriculture britannique. Les journaux qui se consacrent aux questions de commerce ou d’agriculture sont au nombre de plus de cent. Bref, les encouragements officiels, de grands efforts didactiques s’appliquent à l’amélioration des méthodes culturales. Les résultats sérieux doivent, toutefois, être attendus d’autres causes : l’allégement des taxes foncières, énormes, puisqu’elles vont jusqu’à 75 francs par hectare en culture, le perfectionnement des voies de communication et le développement même du commerce extérieur. M. Yeijiro Ono espère beaucoup d’un autre facteur, la substitution de la grande culture à la petite ; mais peut-être va-t-il trop loin. La petite culture n’est pas si méprisable, quoiqu’il lui faille l’aiguillon et l’exemple de la culture moyenne et de la grande. M. Yeijiro Ono devrait un instant quitter les États-Unis pour les Flandres.

III

L’industrie existe au Japon, comme dans toute société. Elle y prend des formes particulières : elle s’est épanouie, conformément au génie national, dans deux ou trois branches. Mais les modernes ne veulent plus considérer comme industries, à proprement parler, que certaines productions gigantesques, faites dans de vastes exploitations et destinées à satisfaire, directement ou indirectement, les besoins les plus communs de la vie. Le Japon peut-il devenir une nation industrielle dans ce sens, et, s’il ne le peut ou si son essor y est borné, trouvera-t-il des compensations dans ces arts raffinés où il a atteint un si rare degré de perfection ? Il en coûterait à M. Yeijiro Ono de se résigner à cette seconde alternative. Élève des États-Unis, les grandes manufactures le tentent.

En industrie, comme en politique, le Japon s’est développé à l’abri des influences extérieures : c’est une nation solitaire, une nation ermite. Lasse de son isolement, elle va se mêler au vaste monde et s’interroge pour la conduite qu’elle y doit tenir. Le sol du Japon, nous venons de le voir, est très bien doué pour la culture ; l’est-il aussi pour l’industrie ? Jusqu’ici, il n’y a guère eu de grandes nations industrielles que celles qui possèdent des matières premières abondantes ou des mines. L’Angleterre eut les deux à la fois, et aussi les Flandres ou la Belgique, aujourd’hui également les États-Unis. Comme matière première, le Japon en possède une, non pas la plus importante, il s’en faut de beaucoup, la soie. L’avenir montrera si le coton y peut, par des perfectionnements de culture, rivaliser avec celui des États-Unis ou de l’Inde. Quant à la laine, elle lui manque complètement : le climat ne lui paraît pas propice. Mais l’Australie, la grande fournisseuse de laines fines, est beaucoup plus près du Japon que de l’Europe.

Si le Japon possède des mines, du charbon surtout, son avenir, au point de vue de la grande industrie, est assuré. Les transports, en effet, seront à peu de frais aisément établis et peu coûteux dans cet archipel oblong, dont aucun point n’est à une bien forte distance de la mer.

L’histoire prouve que le Japon n’est pas dépourvu de métaux, de métaux précieux notamment ; l’or y fut abondant, il n’en a pas disparu. Marco Polo, le célèbre voyageur vénitien du XIIIesiècle, dans sa relation sur Zipangu (Japon), s’exprime ainsi : « Ils ont de l’or dans la plus grande abondance, la source en étant inépuisable. Le roi ne permet pas qu’on l’exporte. À cette circonstance l’on doit attribuer l’extrême richesse du palais du souverain. Le toit entier est couvert d’un placage d’or… Les lambris des pièces sont du même précieux métal. Beaucoup d’appartements ont des tables d’or d’une certaine épaisseur, et les fenêtres aussi ont des ornements d’or. » On se croirait dans le palais du Soleil décrit par Ovide. M. Yeijiro Ono cite des témoignages d’où il résulterait que les marchands portugais ont, de 1550 à 1639, rapporté du Japon pour 300 millions de dollars (1 500 millions de francs) de métal précieux, surtout d’or. Ce ne serait toutefois là qu’un apport moyen d’une vingtaine de millions par an. En vingt-deux ans, de 1649 à 1671, les marchands hollandais auraient tiré du Japon 200 millions de dollars (1 milliard de francs) d’espèces métalliques, dont les deux tiers d’argent. L’abondance relative de l’or ressortirait de sa relation de valeur beaucoup plus faible avec l’argent dans l’archipel asiatique qu’en Europe. Dans les années que nous venons d’indiquer, un poids d’or s’échangeait, au Japon, contre six poids d’argent, tandis qu’en Europe il s’échangeait contre douze poids d’argent, et aujourd’hui contre vingt.

Le temps présent n’offre pas au Japon cette productivité des mines de métaux précieux. Soit qu’elles aient été épuisées par une exploitation hâtive, soit que l’art de l’ingénieur au Japon soit encore insuffisant et que la fermeture du pays aux étrangers laisse beaucoup de richesses de ce genre ignorées, la production de l’or et de l’argent y est devenue très faible. Elle se relève un peu depuis quelques années, mais elle reste encore insignifiante. En 1885, elle atteignit 9 616 onces d’or, moins de 900 000 francs, et 83 634 onces d’argent, moins d’un demi-million. On ne doit que modérément regretter cet épuisement, soit réel et définitif, soit apparent et passager. L’or et l’argent, surtout le premier, ont particulièrement de l’importance pour les pays neufs, parce qu’ils y attirent la population et les capitaux. Pour les vieux pays, ce sont des industries beaucoup plus secondaires.

Autrement utiles et efficaces, pour l’économie générale d’une contrée, sont les métaux communs, surtout quand ils se rencontrent avec la houille. Toute nation qui possède à la fois celle-ci et le fer peut être assurée d’un grand avenir. On prétend que le Japon a d’importants gisements de sable de fer magnétiques, dans le nord et le sud-ouest de la principale île, Hondo. Jusqu’ici l’extraction en est minime : 11 766 tonnes en 1884, dont 4 775 dans une mine appartenant au gouvernement, située sur la mer intérieure que forment avec la grande île les deux îles méridionales. Le cuivre serait très abondant dans l’archipel ; plus de cinq cents mines de ce métal y seraient en exploitation, dont quatre, à elles seules, auraient fourni plus de la moitié du produit total qui, pour 1885, fut de 10 457 tonnes.

La grande richesse, celle qui vaut beaucoup mieux que le cuivre, que le fer, que le plomb, que l’argent, que l’or, celle qui marque définitivement les nations pour la prédominance industrielle, c’est le charbon : M. Yeijiro Ono affirme qu’il abonde dans toute la contrée. S’il en était ainsi et qu’il fût d’assez bonne qualité, le Japon pourrait devenir une nouvelle Angleterre. Dans l’île septentrionale de Yéso, on a exploré quatre gisements principaux, dont l’un occupe plus de 2 400 milles carrés, environ 5 000 kilomètres carrés, et présente des couches exploitables de 10 pieds d’épaisseur. Dans la principale île, Hondo, dix-huit mines sont exploitées, on en a aussi découvert une dans l’île Shikoku ; mais c’est surtout la plus méridionale des îles importantes du Japon, Kiushiu, qui paraît offrir des richesses houillères. M. Yeijiro Ono l’appelle la Pennsylvanie japonaise, et dit qu’elle est entièrement recouverte de gisements de charbon ; comme le port de Nagasaki se trouve précisément dans cette île, il s’y en écoule des quantités importantes. Il faudrait seulement savoir si le charbon est de bonne qualité. En 1884, l’extraction du charbon au Japon a atteint 870 382 tonnes, dont 807 000 pour la seule île de Kiushiu. Et elle s’accroît, nous dit-on, rapidement. On en exporte en Chine, dans l’Asie russe et jusqu’aux Indes. C’est encore un chiffre bien mesquin que 870 000 tonnes de charbon, auprès des 170 millions de tonnes de l’Angleterre, des 60 millions de l’Allemagne et même des 23 millions de la France. Mais, les capitaux, les connaissances techniques, les voies de transport manquant au Japon, il est probable que, lorsque le temps et une politique intelligente auront procuré au pays ces trois facteurs essentiels de l’industrie, les 870 000 tonnes de l’heure présente pourront décupler, peut-être vingtupler, sinon se multiplier encore davantage, et avec cette étendue de côtes, cette population dense, à l’esprit ingénieux, novateur et hardi, avec cette abondance de main-d’œuvre habile et peu coûteuse, qui peut prévoir les destinées industrielles de ce peuple qui se fait aujourd’hui, avec tant de souplesse et de patience, l’écolier de l’Europe et de l’Amérique ?

À chaque instant revient chez M. Yeijiro Ono cette expression, qui sonne comme un avertissement aux Européens un peu gâtés, l’abondance du cheap and skilled labour au Japon, la main-d’œuvre habile et à bon marché. Jusqu’ici elle s’est surtout exercée à ces métiers délicats, gracieux, qui ornent la vie et qu’on appelle les arts décoratifs. L’Exposition de Londres, en 1862, révéla le Japon à l’Occident, du moins aux classes moyennes et bourgeoises de l’Occident. Aujourd’hui, dans cette année 1890, s’ouvre l’Exposition de Tokyo. On y verra les produits où le Japon a toujours excellé et ceux où il fait, avec ardeur et ténacité, son apprentissage. Le Japonais est surtout épris de menus objets. L’aspect de la nature l’inspire pour embellir et varier les articles de soie, de laque, de céramique et de bronze. C’est un peuple d’artisans plutôt que d’ouvriers. Le patronage des barons féodaux, nous dit notre écrivain, a suscité et développé ces talents décoratifs, ce qui confirme notre thèse sur l’utilité civilisatrice du luxe. L’industrie de la poterie et de la porcelaine a été rapportée de l’expédition de Corée en 1598, quand beaucoup de généraux ramenèrent avec eux des artistes coréens pour fonder des manufactures dans leurs provinces. L’industrie de la laque paraît avoir atteint son plus haut degré de perfection à la fin du XVIIesiècle, quand le gouvernement du shogoun (taïkoun) brillait de toute sa splendeur. L’ébranlement, puis la destruction de la féodalité, ont mis à l’épreuve ces arts délicats qui vivaient des commandes de la classe élevée : divers procédés se sont perdus. Dernièrement l’ouverture du commerce du monde a offert un débouché compensateur : les Expositions universelles d’Europe et d’Amérique, et les demandes des peuples européens ont réveillé les productions japonaises de céramique, de métal et de soie. Celle de la laque paraît avoir plus souffert. Kyoto, l’ancienne capitale du mikado, surpasse toutes les autres cités pour les industries de la soie et des métaux. Tokyo, capitale anciennement du shogoun et aujourd’hui du gouvernement impérial, avec le port voisin de Yokohama, sont les principaux centres de l’industrie de la laque et de l’ébénisterie. On trouve aussi à Kyoto des manufactures de poterie et de porcelaine. Cette dernière industrie est en ce moment très florissante. Pour le premier trimestre de 1889, l’exportation s’en est élevée à 520 000 yens, plus de 2 millions et demi de francs ; ce sont les Américains qui sont les meilleurs clients pour cet article, les Anglais et les Français viennent après, et beaucoup plus loin les Allemands. L’industrie de la laque, quoique encore assez animée, a pâti des articles défectueux que l’on avait faits depuis quelques années. Les objets de bronze, les cloisonnés, dont la demande s’était alanguie il y a quelque temps, par suite aussi d’une fabrication plus négligée, ont regagné la faveur de l’Europe, après des efforts pour un retour aux objets plus finis ; les prix ont augmenté en 1889 de 30%. Ici, c’est l’Angleterre et la France qui sont les principales clientes. L’Amérique ne vient qu’après[2]. Le Japon a éprouvé que son intérêt est de conserver à ses menus produits artistiques toute leur élégance, toute leur perfection, et qu’en en rabaissant la qualité il éloigne, sans compensation, les amateurs éclairés.

Une forte discipline industrielle a contribué depuis plusieurs siècles à l’habileté de l’ouvrier japonais. Il travaille en général chez un maître artisan : ce sont de petites manufactures domestiques qui n’occupent jamais plus de vingt ou trente personnes, dont beaucoup sont des apprentis. Longue est la période d’apprentissage. Dans l’industrie de la peinture sur laque, elle se prolonge huit à neuf ans. Même dans le métier commun de charpentier, l’apprentissage, en certaines provinces du sud, prend cinq à sept années. Il n’y a pas de lois qui règlent l’organisation industrielle ; les coutumes y pourvoient. Dans beaucoup de métiers existent des associations, comme les corporations (guilds) du Moyen-âge. Certaines même, comme récemment dans l’industrie de la soie, ont réclamé que le gouvernement prêtât main-forte à leurs règlements. En général, c’est pour conserver la qualité des produits ou pour en limiter la quantité que les associations font des efforts plus ou moins légaux. Sous tous les climats et dans toutes les zones, la petite, de même que la grande industrie, est semblable à elle-même. Celle-là se montre défiante et exclusive à l’excès. Les procédés particuliers sont gardés avec jalousie, comme des secrets, et transmis de père en fils. On dit que certaines sortes des célèbres porcelaines de Satsuma ne sont produites que par une seule famille, et que les articles en bronze de Kyoto sont monopolisés par un petit nombre d’artisans. Ces conditions sont très favorables à une production de grand luxe ; elles ne peuvent permettre une véritable expansion industrielle.

Transformera-t-on ce peuple d’artisans en un peuple d’ouvriers ? À côté de tous ces petits ateliers, épris de l’œuvre finie, s’élèvera-t-il des manufactures géantes lançant dans le monde par millions des œuvres ébauchées ?Le Japon possède déjà et depuis plusieurs siècles, nous assure M. Yeijiro Ono, un type de grandes usines, correspondant absolument à celles de l’Occident. Ce sont les brasseries de saké : ce breuvage est fait de la fermentation de différentes denrées dont les principales sont le riz et le blé. La fabrication s’en fait, de temps immémorial, dans de vastes établissements, aux toits élevés, aux épais murs de plâtre, où souvent deux ou trois cents hommes sont occupés. On trouve là l’antagonisme moderne du travailleur manuel et du capitaliste. Le brasseur, au temps de la féodalité, avait une suite brillante et une belle demeure ; il faisait souvent de riches dons pour les dépenses publiques, et jouissait du privilège de porter l’épée, ce qui était alors une grande distinction sociale.

Depuis quelques années, la manufacture tend au Japon à faire de nouvelles conquêtes. Elle commence par l’industrie la plus nationale, la soie. Les ateliers de dévidage ou de moulinage se multiplient et se rapprochent chaque jour davantage de ceux d’Europe. C’est dans les provinces centrales et montagneuses de la grande île, Hondo, qu’ils se sont surtout établis. On en compte 190 dans la province de Kai, et plus de 250 dans celles de Mino et de Hida. Ils recourent à la force hydraulique qui abonde dans ces districts. Le capital est le plus souvent modique, mais parfois il devient notable, oscillant entre 100 yens (500 fr.) et 75 000 yens (375 000 fr.), la moyenne étant de 1 500 yens environ (7 500 fr.). Ces installations constituent la transition entre l’atelier domestique et la manufacture occidentale. Pour la première fois, les femmes et les enfants, qui, d’ailleurs, forment le plus grand nombre, sont employés côte à côte avec les hommes, et la rémunération se règle d’après le temps du travail. Le nombre des heures d’ouvrage varie de 9 à 14 ; 12 heures forment la journée la plus habituelle ; les défenseurs de la journée de 8 heures en Europe et aux États-Unis feront bien d’ouvrir les yeux sur l’extrême Orient. Vu la nature de leurs opérations, ces établissements ne travaillent qu’une partie de l’année, en général 160 jours. En 1885, la soie produite dans des usines représentait une valeur de 1 185 000 yens, environ 6 millions de francs, ce qui n’était pas encore une proportion de 10% de la soie exportée, qui était évaluée à 14 millions et demi de yens (72 millions de francs). L’atelier domestique se défend encore au Japon, mais la manufacture a fait son apparition, il est dans sa destinée d’être une accapareuse.

Le Japon ne prépare pas seulement la soie brute, il la tisse aussi et en fait de jolies étoiles. L’industrie des soieries japonaises a, cependant, perdu du terrain par l’ouverture du pays au commerce étranger. Autant la production de la soie en a été surexcitée par les facilités d’exportation, autant celle des soieries dut souffrir de la concurrence des lainages ou des cotonnades européennes à bas prix. L’exportation, soit de la graine, soit des cocons, fit renchérir la soie dans le pays depuis 1859 dans la proportion de 1 à 10 ou 16 ; le Japonais des classes inférieures et moyennes dut abandonner ses vêtements soyeux pour revêtir le coton banal. M. Yeijiro Ono pense que, avec leur abondance de main-d’œuvre habile et peu coûteuse, les Japonais pourraient aisément regagner leur marché intérieur et même lutter sur les marchés étrangers avec les soieries européennes ; mais il faudrait, selon lui, remplacer les métiers à la main par des métiers mécaniques, le travail domestique par le travail en atelier ; graduellement, mais sûrement, ajoute-t-il, cette transformation va s’opérer.

Dans l’industrie de la porcelaine, on saisit les germes de la même évolution que dans celle de la soie. Les argiles à poterie abondent au Japon, et les qualités les plus pures et les plus variées se rencontrent les unes à côté des autres, et toutes près de la mer ou des rivières. La demande extérieure développe rapidement cette production. Dans beaucoup de districts, la manufacture domestique cède pour ces articles la place à de véritables usines. L’exportation des porcelaines a dépassé, en 1886, 1 million de yens (5 millions de francs), ayant doublé en deux ans. M. Yeijiro Ono pense que, grâce à cette rencontre des excellentes terres à poterie et de cet autre élément, le cheap and skillful labour, les Japonais deviendront, pour la céramique, le premier fournisseur du marché universel. Il faut encore triompher, toutefois, de l’outillage défectueux, des préjugés des artisans, et développer ce commencement d’évolution de l’atelier domestique aux grandes usines.

La liberté des communications dans le monde entier ouvre, en même temps, de nouvelles voies à l’ingéniosité japonaise. Par des concessions de terres à un taux de rente presque nominal et par des prêts de capitaux à faible intérêt, le gouvernement s’efforce de susciter des manufactures pour de nouvelles branches de productions. Il fonde lui-même et gère quelques établissements : un moulinage de soie, une papeterie, deux filatures de coton. L’impulsion gouvernementale trouve un public et un milieu favorables. Les entreprises d’éclairage au gaz ou à l’électricité, de travaux hydrauliques et de tramways se multiplient. Les machines à vapeur, malgré l’abondance des forces hydrauliques dans le pays, commencent à se répandre dans les industries privées. En 1886, on y recensait 311 appareils à vapeur, pour une force nominale de 4 094 chevaux. On comptait 82 de ces appareils dans l’industrie de la soie, 47 dans les mines de houille, 44 dans l’écortissage du riz, 13 dans la filature de coton, 6 dans l’imprimerie. Bien autrement répandu est l’usage de la force hydraulique. On comptait, en 1886, 365 usines mues par cette force suivant des procédés modernes. En ajoutant 250 usines où l’on produit divers objets sans le secours de la vapeur ni de l’eau, on arrive, pour représenter les industries nouvelles, à un ensemble de 832 usines (factories) au capital de 3 661 000 yens, environ 18 millions de francs.

Le succès est très variable pour ces branches diverses de la production. Les plus beaux bénéfices se rencontrent dans les mines de houille, où ils atteignent souvent 50% ; les verreries sont on général rémunératrices. Il en va de même des filatures de soie. Pour les articles, au contraire, qui ont à lutter directement avec la concurrence européenne, notamment la filature de coton et la raffinerie de sucre, les échecs sont fréquents. Les deux filatures de coton gouvernementales ont perdu 20 000 yens en 1884. Cependant, il est quelques manufactures privées, même pour la filature de coton, qui réussissent. M. Yeijiro Ono nous donne les comptes de deux de ces établissements : la filature d’Osaka, qui, pour une production totale de 311 000 yens, environ 1 500 000 francs, a réalisé un gain de plus de 65 000 yens (325 000 fr.) ; et la filature d’Okayama qui, au contraire, pour une production de 50 000 yens (250 000 fr.) a subi une perte de 6 794 yens ou environ 34 000 fr. On sait que, en Europe aussi, les petites filatures ont bien du mal à végéter où les grandes réussissent. Ce qui frappe dans ces comptes, c’est la très faible proportion des salaires au total de la production. Dans la filature d’Osaka, par exemple, pour une production de plus de 1 500 000 francs, les principaux articles de dépenses sont : 27 000 francs de traitements (salaries), 26 000 francs de salaires (wages) pour les ouvriers hommes, 24 000 francs de salaires pour les femmes, 1 100 000 francs de matières premières, une dizaine de mille francs de dépenses diverses et environ 23 000 francs de charbon. Ainsi les salaires d’ouvriers ne représentent que 50 000 fr. en chiffres ronds pour une production de 1 500 000 francs. C’est ici le terrible secret du Japon ; quand il se révélera à l’Europe et aux États-Unis, ces contrées en seront consternées. Les salaires, dans les filatures japonaises, pour un travail de 12 heures, varient entre 9 et 12 yens (45 et 60 centimes) pour un homme et n’atteignent que 6 yens et demi pour une femme (32 centimes et demi.) M. Yeijiro Ono néglige de nous apprendre si ces ouvriers sont nourris, ce qui peut être le cas ; mais, le fussent-ils, ce serait avec quelques poignées de riz, ce qui ne changerait guère la situation. Voilà ce que l’on devrait dire à la conférence de Berlin ; la plupart des délégués sans doute l’ignorent. En face de cette Asie renaissante, pleine de ressources naturelles et de forces humaines aux prétentions modestes, l’outrecuidance des législateurs européens et des masses profondes européennes donne le frisson.

Heureusement pour l’Europe et les États-Unis, qui autrement verraient leur commerce extérieur singulièrement compromis, toutes les ressources naturelles des nations asiatiques sont encore en général inexploitées et souvent même inexplorées. Le capital manque, les connaissances techniques, l’expérience aussi, qui est distincte des connaissances, enfin les moyens de transport. Contrairement à l’évolution économique européenne, ce sont les moyens de transport qui se développeront le plus vite en Asie. Le Japon a la mer, toutes les terres aisément cultivables en étant médiocrement distantes. Les Japonais ont le don d’imitation. Dès 1870, deux ans après la révolution qui renversa le shogoun (taïkoun), une ligne régulière de bateaux à vapeur relia Yokohama, le grand port du centre, près de la capitale de Tokyo, à Kobe ou Hiogo, le port de l’ancienne capitale du mikado, Kyoto, pour être bientôt après poussée jusqu’à Nagasaki, le plus méridional des grands ports du Japon, situé dans l’île de Kiushiu. En 1874, une compagnie indigène reçut une charte et établit des relations maritimes non seulement avec tous les points importants de l’archipel, mais encore avec Shanghai, Fousan et diverses villes du continent. D’immenses fortunes furent acquises par les fondateurs de cette ligne. En 1885, cependant, cette compagnie lut nominalement dissoute et remplacée par the Japanese Mail steamers C°, qui est sous le contrôle du gouvernement ; en même temps diverses petites compagnies créaient des services nouveaux. En 1886, le tonnage de la marine marchande japonaise tout entière adonnée au petit ou au grand cabotage atteignait 117 303 tonnes de vapeurs ou de voiliers, en outre 727 000 jonques. En même temps les télégraphes s’étendaient sur 16 000 milles ou environ 26 000 kilomètres en 1887, et le service postal se développait dans l’archipel, sur le modèle de celui des États-Unis.

Les communications intérieures ont toujours fait beaucoup plus défaut. Il y avait autrefois trois routes superbes au Japon : la principale, celle de Tokyo à Kyoto, les deux capitales, s’étendait sur une longueur de 307 milles (environ 500 kilomètres). La largeur en était de 36 pieds ; le sol était couvert d’un gravier fin et ombragé d’une double rangée d’arbres. Mais l’on ne connaissait guère d’autre véhicule que les porteurs humains ou le cheval de bât. Puis, dès qu’on sortait de ces voies magistrales, on tombait dans de simples pistes, souvent interrompues. Les Japonais de quarante ans se rappellent le temps où il fallait trente ou quarante jours pour se rendre de Yédo, maintenant Tokyo, à l’île méridionale de Kiushiu, soit une distance de 600 milles (moins de 900 kilomètres), la lenteur des jonques ne le cédant pas à celle des porteurs.

À l’assemblée générale des préfets de départements, en 1875, on adopta un système vicinal qui semble copié sur le système français et qui classe les voies en routes nationales, routes de préfectures et routes de villages.

Dans un pays neuf ou un vieux pays qui se réveille, il est infiniment plus important de construire des chemins de fer que des routes. Les habitants trouvent toujours le moyen de se confectionner un tracé passable pour se rendre à la station voisine. Il ne faut donc pas se conformer à l’ordre historique des communications, mais le renverser pour commencer par la voie la plus perfectionnée. À l’heure actuelle, sur la meilleure route du Japon, les transports se faisant par chevaux de bât ou par voitures à porteurs, coûtent 30 sens, environ 1 fr. 50, la tonne par mille ou plus de 0 fr. 90 par kilomètre. Le chemin de fer réduira ce prix des neuf dixièmes et même ultérieurement des dix-neuf vingtièmes et transformera ainsi de petites sociétés localisées en un véritable organisme industriel. Les variations de prix des denrées qui oscillent du simple au double ou au triple dans des provinces assez voisines s’atténueront, et la culture des sols riches sera singulièrement stimulée dans les bonnes parties de l’archipel, tandis que, aujourd’hui, faute de débouchés pour leurs produits, beaucoup de terres fertiles restent incultes. On ne s’est mis qu’assez lentement à la construction de chemins de fer au Japon. En 1872, on construisit la ligne entre Tokyo et Yokohama, deux grandes villes voisines, dont la seconde sert en quelque sorte de port à la première, puis une autre, de peu de longueur, entre Kobe (Hiogo), autre port important, et Otsu. Cela ne faisait en tout que 80 milles ou 130 kilomètres. Après cet essai, on fit des études et des plans. Puis, en 1881, on constitua la Japanese Railroad C°, au capital de 20 millions de yens, une centaine de millions de francs, somme énorme pour le Japon. En même temps, le gouvernement construisait lui-même quelques lignes, notamment au cœur de la grande île septentrionale et massive, Yéso. Le public se prit de passion pour les chemins de fer : le Japon eut sa railway mania, comme l’Angleterre, cinquante ans plus tôt. En 1886-1887, on fonda treize compagnies nouvelles. M. Yeijiro Ono paraît croire que la première période d’exploitation des lignes ferrées donnera dans son pays des déceptions à cause surtout des habitudes aujourd’hui très sédentaires de la population rurale, et, il eût pu ajouter, de la concurrence de la voie maritime, le Japon étant déchiqueté de tous côtés par la mer qui y entre sous forme de golfes, de baies, de criques ou d’anses.

Un autre écrivain japonais, qui écrit à une date plus récente et entre dans plus de détails, M. T. Ourakami, envoyait, il y a quelques semaines, à l’Économiste français une correspondance qui respirait beaucoup plus la confiance. À l’heure présente, le Japon possède 905 milles (plus de 1 450 kilomètres) de chemins de fer en exploitation, sur lesquels 486 milles (785 kilomètres) sont des lignes d’État ; les voies ferrées en construction atteignent 520 milles (environ 850 kilomètres) et celles en projet 341 milles (550 kilomètres approximativement). Le réseau approcherait ainsi de 3 000 kilomètres.

M. T. Ourakami présente les 1 450 kilomètres existants comme une bonne affaire au point de vue financier : « Les compagnies sont, dit-il, dans une situation très prospère. La moyenne des dividendes qu’elles distribuent aux actionnaires est de 6 à 10% par an. Bien souvent ils dépassent 10% ; aussi les actions de ces compagnies sont-elles fort recherchées. » Le gouvernement japonais, à notre sens, fera bien de laisser le réseau se développer en quelque sorte spontanément sans s’engager, au moins actuellement, comme certains gouvernements des pays neufs, dans de ruineuses garanties d’intérêts. Les premiers 5 000 ou 6 000 kilomètres de voies ferrées, dans un pays de près de 40 millions d’âmes, même malgré la concurrence maritime, doivent, si l’économie préside à la construction et à l’exploitation, pouvoir payer l’intérêt et l’amortissement des capitaux engagés. Le gouvernement japonais paraît se fier désormais plus aux concessions à des compagnies qu’à l’action directe de l’État ; nous l’en félicitons ; il a plus à gagner à l’imitation des États-Unis et de l’Angleterre que de l’Allemagne ou de la Hongrie. Nous remarquons que les lignes en construction ou en tracé offrent une moins forte part de lignes d’État que le réseau déjà construit[3]. Le gouvernement pourrait, toutefois, stipuler dans ces concessions une participation dans les bénéfices au-delà de 8 ou 10% de revenu pour les actionnaires en se réservant la moitié de l’excédent. Cela lui permettrait d’obliger les compagnies très prospères à entreprendre quelques lignes secondaires, financièrement moins fructueuses. M. T. Ourakami complète sa description des chemins de fer du Japon par la réflexion suivante : « Il faut noter que, depuis les travaux de construction jusqu’à la direction de la locomotive, tout se fait par les ingénieurs et les mécaniciens japonais. Les étrangers qui avaient été nos maîtres dans cette science et qui avaient été appelés par le ministère des travaux publics sont aujourd’hui, à l’exception de quelques-uns d’entre eux, remerciés à l’expiration de leur contrat. »

Ces lignes, tout aussi bien que l’attentat contre le comte Okouma, peignent l’esprit public au Japon. Les Japonais sont les admirateurs de la civilisation occidentale, mais ils n’entendent pas laisser les Occidentaux les envahir. L’assimilation des procédés n’empêche pas l’exclusivisme à l’égard des personnes. Cette nation orientale tient à demeurer encore fermée. Les dissensions au sujet du renouvellement des traités entre le Japon et les contrées étrangères en fournissent la preuve.

IV

Avant d’aborder ce grave sujet qui passionne aujourd’hui son pays, M. Yeijiro Ono se livre à une longue étude, toute théorique, et qui ne manque pas d’intérêt, sur les lois du progrès industriel. Il y montre à la fois des connaissances scientifiques et de la perspicacité. La civilisation a pour caractéristique l’extension des besoins humains ; il faut éveiller dans cette masse japonaise le goût de satisfactions qu’elle n’a pas. En même temps, on lui doit fournir de nouvelles méthodes et de nouveaux instruments de travail. Tout cela ne va pas sans une perturbation matérielle et morale. L’introduction des machines a été graduelle, successive en Europe : néanmoins, elle y a suscité beaucoup de souffrances ; au Japon, elle va être soudaine, instantanée ; le milieu n’y est pas préparé, et le mal peut y avoir plus d’intensité et de durée. Ces réflexions sont justes ; il est probable que les Chinois se les font avec encore plus d’appréhension et d’anxiété. Il s’agit d’un prodigieux changement non seulement dans l’ordre matériel, mais dans les mœurs, toute une transformation de l’éthique sociale, comme le dit à diverses reprises notre auteur. Il y a chez lui comme un écho des plaintes de Sismondi au commencement du siècle.

Il ne se contente pas de gémir ; il recherche les termes de comparaison et s’ingénie à indiquer les étapes que le progrès industriel doit suivre. Ses rapprochements entre le Japon actuel et l’Angleterre de 1760 à 1770 telle que nous la décrit Arthur Young témoignent de son érudition. Il voudrait que les nobles japonais, ceux qui ont encore des ressources, et les riches bourgeois s’intéressassent à l’agriculture, comme les lords de la fin du dernier siècle. Quelques-uns, paraît-il, commencent à le faire. Il demande l’allégement de ces énormes taxes foncières qui, on l’a vu, atteignent jusqu’à 75 francs par hectare. Quoi qu’en disent les collectivistes d’Europe et d’Amérique, Colins ou Henri George, un impôt foncier considérable n’existe que dans les pays primitifs, comme la Turquie, l’Égypte, le Japon, naguère les Indes, et il y est un insurmontable obstacle à l’extension des cultures. La réduction des charges foncières à 5 ou 6% du revenu brut, à 10 ou 15% du revenu net est l’une des premières conditions du développement de la civilisation. Le gouvernement japonais s’en avise ; une loi du 28 juin 1889 exempte pour dix ans de toute taxe les nouvelles terres mises en culture dans la grande île septentrionale de Yédo ou Hokkaido ; la même mesure devrait être étendue à tout le territoire sans exception ; on arriverait ainsi en quelques années à doubler les surfaces cultivées. On s’y essaie déjà, dans une proportion coûteuse pour le Trésor japonais, mais encore insuffisante : ainsi une loi d’août 1889 a réduit l’impôt foncier de 3 240 000 yens (16 millions de francs), à peu près la somme dont M. Rouvier propose de décharger notre impôt sur les propriétés non bâties. M. Yeijiro Ono se fait l’avocat de ces réformes ; il ne prête, sur ce point, à la critique que par sa mésestime, d’origine tout américaine, pour la petite propriété ; il oublie que les États-Unis sont fort éloignés de la culture intensive et définitive ; les Flandres offrent un modèle bien plus normal et plus humain.

Le développement de l’agriculture se rattache à celui de l’industrie ; M. Yeijiro Ono se demande comment les manufactures modernes peuvent s’établir au Japon. Il discute, avec une rare perspicacité, le problème du libre-échange et de la protection. Au premier abord, l’instinct, l’exemple des États-Unis et de la Russie, pourraient porter les pays neufs vers ce dernier système ; c’est la tendance et le préjugé du temps présent. L’ouvrier japonais consacre dix jours à produire le thé qu’il échange contre du calicot qui n’aura coûté que deux jours de travail à l’ouvrier de Manchester ; il semble à l’observateur superficiel qu’il y ait dans un commerce de cette nature une infraction aux règles de la loyauté et de l’équité. Notre auteur japonais, avec une rare pénétration, n’aboutit pas à cette conclusion, il expose les conditions nécessaires pour qu’une politique protectionniste atteigne, du moins en partie, les résultats qu’en attend une contrée neuve : il y a trois de ces conditions : il faut en premier lieu que la nation possède une très grande population et un énorme territoire, au point de s’offrir à elle-même un marché très étendu et très varié, de réunir en quelque sorte plusieurs climats et une très abondante diversité de ressources ; en second lieu, les matières premières des industries protégées, comme le combustible, les métaux, les plantes textiles, doivent être produites dans le pays même en très grandes quantités ; enfin l’intelligence et la demande effective du peuple pour les produits de la civilisation doivent être aussi développées que chez les nations étrangères. On ne saurait mieux raisonner : bien des fois nous avons indiqué ces conditions, surtout les deux premières, comme essentielles pour atténuer les inconvénients de la politique protectionniste. Nous avons été charmé de les retrouver avec des compléments sous la plume d’un écrivain japonais. De ce que les 70 millions d’hommes, nouveaux venus, épris de fortune, d’une dévorante activité, et les 8 500 000 kilomètres carrés des États-Unis, ou bien encore les 100 millions d’hommes et les 22 millions de kilomètres carrés de l’empire russe peuvent pratiquer, sans trop en souffrir, une politique ultra-protectionniste, les esprits sont bien superficiels qui en concluent qu’une nation de 38 millions d’âmes, à population stationnaire et un peu amollie par un héréditaire bien-être, vivant sur un mesquin territoire de 530 000 kilomètres carrés, pourrait appliquer, sans notablement y perdre en activité et en ressources, un régime du même genre.

M. Yeijiro Ono, par des observations générales, conclut donc contre l’introduction au Japon du système protectionniste rigoureux. L’examen attentif des importations dans son pays le confirme dans son jugement. Sur un total d’importations de 32 millions de yens (environ 160 millions de francs) en 1886, les fils de coton entrent pour 6 millions de yens (30 millions de francs), le sucre pour plus de 5 millions et demi de yens (27 millions de francs), les tissus de coton pour 2 300 000 yens (11 millions et demi de francs), le pétrole pour 2 600 000 yens (13 millions de francs), les lainages pour 2 300 000 yens (11 millions et demi de francs), le fer travaillé pour 2 235 000 yens (11 millions et un quart) : ce sont là les deux tiers de l’importation. Or, le Japon ne produit qu’une quantité insuffisante de coton et de sucre ; il n’élève pas de troupeaux de moutons, le pays ne paraissant pas propice à ces animaux ; il n’a pas de pétrole. Ce serait charger inutilement le peuple que d’établir des droits prohibitifs ou très élevés sur ces denrées. Elles préparent, au contraire, la civilisation en éveillant les besoins et les désirs. La véritable politique du Japon est d’étendre son commerce étranger et son industrie maritime, particulièrement dans les deux Amériques, l’Australie et les îles du Pacifique, et non pas d’arrêter par des droits prohibitifs des relations à peine naissantes.

Ce n’est pas que M. Yeijiro Ono soit partisan des traités qui lient encore le Japon avec les puissances de civilisation européenne et que ce pays fait, à l’heure présente, tant d’efforts pour réviser. Ces traités, il les veut complètement modifier. Il considère comme indispensable au développement de sa nation son affranchissement d’une sujétion qui est à la fois humiliante et gênante. Cette question des traités intéresse en même temps les personnes et les marchandises. Accordera-t-on aux étrangers le droit de circuler dans tout le pays, de s’y établir, d’y posséder ? C’est à ce sujet que se passionne la population japonaise, et le sentiment populaire paraît être opposé à des concessions importantes en cette matière. Cinq ports seulement sont fixés par les traités pour les relations de commerce entre les étrangers et le Japon ; une nouvelle loi, du mois d’août 1889, a ouvert neuf nouveaux ports pour l’exportation de cinq importants articles : le riz, le blé, la farine, le charbon et le soufre. Doit-on aller plus loin ? Le Japon y éprouverait beaucoup de répugnance ; mais peut-être y consentirait-il, s’il pouvait regagner ainsi sa liberté fiscale. Les droits établis à l’importation, sous le régime des traités, sont insignifiants ; ils ne rapportent que 1 398 000 yens (environ 7 millions de francs), pour une importation totale de près de 32 millions de yens (160 millions de francs) ; ils ne représentent ainsi que 4,5% environ. Pour compenser cette stérilité de la douane à l’importation, le gouvernement est obligé de maintenir pour plus de 1 200 000 yens (6 millions de francs) de droits de douane à l’exportation, et néanmoins le revenu total des douanes reste misérable (13 millions de francs environ).

On ne saurait blâmer les Japonais de vouloir s’émanciper d’une aussi gênante entrave. M. Yeijiro Ono calcule que des droits d’importation de 30%, qui ne seraient pas prohibitifs, sur les articles de luxe et de demi-luxe produiraient un surcroît de ressources de 6 millions de yens (30 millions de francs), qu’on pourrait affecter à la suppression des droits d’exportation et au dégrèvement des énormes taxes terriennes. Ce plan paraît bien conçu, dût le droit nouveau être réduit à 20 ou 25% de la valeur, au lieu du taux un peu excessif de 30% que propose notre auteur.

La question du régime à faire aux étrangers est plus délicate. Il est incontestable que le Japon, s’il veut développer ses ressources, doit rester moins fermé qu’il ne l’est aujourd’hui aux Européens. D’autre part, on s’exposerait à une perturbation trop violente et que ne supporterait pas le sentiment national, si l’on accordait aux étrangers, qui ne sont pas uniquement les Européens et les Américains, mais aussi les Chinois, une pleine liberté de circulation, de domicile et le droit de posséder le sol. Que le Japon prenne des précautions pour empêcher qu’une grande quantité de ses terres ne soient achetées par des hommes d’une autre race, pour éviter chez lui une sorte de dépossession ou de subordination, aucun esprit réfléchi n’y pourra contredire. Entre la quasi-fermeture actuelle, la localisation de l’élément étranger sur cinq points, et la liberté absolue de voyager, de s’établir et d’acquérir, il y a bien des degrés. On pourrait recourir à un système de passeports, comme celui qui existait naguère dans tous les États d’Europe, et qui procurerait quelques ressources au Trésor japonais ; on pourrait limiter à quinze ou vingt le nombre des villes où les étrangers pourraient résider de plein droit ; on pourrait exiger une autorisation gouvernementale pour l’achat de propriétés et ne donner cette autorisation que dans des cas vraiment utiles, comme celui d’installation d’industries ; être plus large, au contraire, pour les simples locations. Le Japon, non seulement sur les côtes et dans quelques grandes villes, mais dans l’intérieur, pour la mise en valeur de ses mines, de ses forêts, pour la création d’industries, a besoin d’un certain afflux d’intelligents et entreprenants étrangers. S’il les repousse, il est à craindre que ses récents efforts n’aboutissent qu’à une pâle copie de la civilisation européenne.

Nous comprenons, néanmoins, que la perspective d’un changement soudain, profond, non seulement dans l’ordre matériel, mais aussi dans les mœurs et les habitudes sociales, ait exaspéré quelques fanatiques comme celui qui tenta d’assassiner le comte Okouma, qu’elle entretienne encore aujourd’hui les appréhensions populaires, qu’elle suggère même à des hommes aussi éclairés, aussi imprégnés de lecture européenne et de civilisation américaine que l’est M. Yeijiro Ono, quelques réflexions d’une cruelle anxiété.

C’est une terrible crise de croissance que celle qui fait parcourir en vingt ans à un peuple d’Orient toutes les étapes politiques et économiques que l’Europe, déjà graduellement préparée par toute son évolution historique et scientifique, n’a franchies qu’en près d’un siècle et demi. Ce n’est pas les moyens matériels qui feront le plus défaut. Le Japon aura tous les instructeurs qu’il voudra : savants, ingénieurs, contre-maîtres. Il paraît aujourd’hui plutôt les redouter que les désirer. Les capitaux lui arriveront en quantités considérables, s’il daigne leur faire appel. Ils sont si embarrassés de s’employer aujourd’hui, les capitaux européens, et demain les capitaux américains du Nord. La Chine et le Japon ont emprunté en Europe, il y a déjà un certain nombre d’années, et leur crédit se cote à la Bourse de Londres. On y négocie quatre emprunts chinois, dont deux en 7% et deux en 6%, pour une somme totale d’un peu plus de 3 700 000 livres sterling, ou 93 millions de francs. Les emprunts 6% furent émis au cours de 98, et, quoique remboursables en 1895 au prix de 100, se cotent jusqu’à 110, ce qui, déduction faite du prélèvement nécessaire pour amortir la prime, ne représente qu’un intérêt de 4,65%. Le gouvernement japonais a émis à Londres, il y a de nombreuses années, au cours de 92,5, un emprunt 7% de 1 423 000 livres sterling, ou 36 millions de francs ; il est remboursable au pair en 1898, et il se négocie entre 110 et 112, ce qui, déduction faite du prélèvement à opérer pour amortir la prime, constitue un intérêt de 5,60% environ. Ainsi le Japon pourrait emprunter à moins de 6% en Europe, le taux des emprunts français après la guerre ; la Chine pourrait emprunter à moins de 5%. Nous sommes convaincus que l’Europe, si ces deux États, pour des entreprises industrielles et commerciales, lui faisaient appel, leur enverrait non pas des centaines de millions, mais des milliards. Or dans ces pays, on vient de le voir, la population travaille jusqu’à douze ou quatorze heures par jour ; les salaires agricoles sont de 0 fr. 90 pour l’homme et de 0 fr. 60 pour la femme ; dans l’industrie, ils tombent beaucoup plus bas, 0 fr. 45 à 0 fr. 60 pour l’homme, 0 fr. 32 et demi pour la femme. En vérité, les Occidentaux ont peu de prévoyance : il faudra réunir bientôt une nouvelle conférence de Berlin et y inviter ces deux grands oubliés, le Chinois et le Japonais ; ou bien, dans quelques dizaines d’années, ces deux méconnus, pourvus enfin de nos connaissances techniques et de nos machines, montreront aux nations européennes amollies ce que peuvent les peuples qui n’ont pas perdu la tradition du travail.

PAUL LEROY-BEAULIEU.

____________

[1] Voir, à ce sujet, les études que M. George Bousquet a publiées dans la Revue de 1874 à 1878.

[2] Nous extrayons ces renseignements des Lettres du Japon, la Situation politique et économique, publiées par un Japonais, M. T. Ourakami, dans l’Économiste français.

[3] Voir la correspondance de M. T. Ourakami sur la Situation politique et économique du Japon dans l’Économiste français du 26 décembre 1889.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.