Le marquis d’Argenson et le laissez-faire

En lançant ce mois un projet de réédition de l’étude d’André Alem sur le marquis d’Argenson, l’Institut Coppet se fixe pour objectif de remettre la lumière sur un penseur oublié, précurseur d’Adam Smith, et glorieux prédécesseur des Physiocrates dans la lignée de l’économie politique française. Pour justifier et introduire cette publication, retour sur cet homme éminent et sur la politique économique que sa pensée pourrait nous inspirer.


“Laissez faire et tout ira bien” : la politique économique du marquis d’Argenson

par Benoît Malbranque

René-Louis Voyer, marquis d’Argenson, naquit en 1694. Il commença dans la politique en servant en tant que conseiller au parlement, puis au Conseil d’État. Il n’y était pas par hasard : à la même époque, son père était garde des sceaux et président du conseil des finances ; il finira par être ministre des affaires étrangères sous Louis XV. Le marquis d’Argenson, tout haut fonctionnaire qu’il fut, accompagna néanmoins son activité d’une intense activité littéraire.

Qu’on se le dise tout de suite : nous ne trouvons chez d’Argenson aucun ouvrage strictement économique, et, pourtant, nombreux sont ceux qui ont signalé ses apports fondamentaux. Selon André Alem, auteur d’une étude très documentée sur l’œuvre économique du marquis d’Argenson, « il a dégagé de façon bien nette les principes fondamentaux de l’économie politique classique. Il mérite d’être considéré comme l’un des plus remarquables précurseurs des Physiocrates ; souvent même nous le verrons les devancer, ou éviter les erreurs qu’on leur peut reprocher.
Le marquis d’Argenson, s’il avait pris la peine de réunir et de classer ses observations pour en composer un traité théorique d’économie politique, eût été à coup sûr placé au même rang que les fondateurs de la doctrine classique. »
1

Nous verrons plus loin les raisons qui poussent à le ranger parmi les Classiques, ou du moins parmi leurs principaux précurseurs. Voyons avant cela en quoi il inspira, annonça, et, d’avance, dépassa le mouvement physiocratique. S’il est vrai que les Physiocrates furent inférieurs à Adam Smith, c’est d’abord et avant tout à cause de leurs préjugés sur l’agriculture et leurs divagations sur le produit net. Le marquis d’Argenson flirta avec cette manière de voir. « L’agriculture, écrivait-il, fournit mille fortes occupations à des habitants laborieux et à des familles nombreuses. Ce n’est qu’après elle que marchent les arts mécaniques ; et des hommes robustes, en un pays, ne devraient être employés aux manufactures que quand la campagne se trouve être parfaitement cultivée. » 2 Mais lisons bien : il ne dit pas comme les Physiocrates, ou comme on leur a fait dire, que l’agriculture est l’uniquesource des richesses, mais qu’elle est la première et la plus fondamentale. Il appellera ainsi l’agriculture « le grand intérêt politique du royaume » et vantera Sully pour avoir « compris que la véritable force d’un pays réside dans ses productions agricoles. » (Mémoires, éd. Jannet, t. V, p.241)

On ne peut considérer le marquis d’Argenson comme un précurseur d’Adam Smith, et citer ceux qui partagent cet avis, sans apporter des preuves soutenant ce jugement. La taille de cette présentation réduit nécessairement l’ambition, et nous force à ne considérer que deux exemples, les plus fondamentaux de l’œuvre d’Adam Smith : la division du travail et la recherche de l’intérêt personnel.

Comme Adam Smith, en effet, le marquis d’Argenson avait une vue très claire des bienfaits de la spécialisation et de la division du travail. Ses Mémoires, notamment, en témoignent. Un jour, commentant l’idée de diriger l’industrie vers telle ou telle production, il notait : « Qu’est-ce que ceci : Perfection des manufactures, qui ne vont qu’à rebuter des arts à cultiver par préférence ? On veut, par exemple, que la ville de Tours, qui est pauvre, fasse des draps et des velours aussi beaux qu’à Gênes qui est riche ! Il faut laisser à chaque lieu le choix des manufactures qui lui sont propres. Liberté ! Liberté ! » (Mémoires, éd. Rathéry, t.VI, p.424)

Sur la question de l’intérêt personnel, ses propos rappellent et anticipent les fameuses considérations de Smith sur la main invisible et l’ordre spontané. Le marquis d’Argenson n’était pas seulement convaincu qu’ « un intérêt direct et prochain stimule l’énergie de l’homme » et qu’un « propriétaire saura mieux que son intendant […] mettre tout en œuvre pour faire fructifier son domaine » (Gouvernement de la France, p.282) : ces propos, considérés isolément, restent le fruit d’un grossier bon sens et étaient déjà des lieux communs à l’époque où il écrivit.

Avec des intuitions lumineuses, il allait plus loin. De façon similaire à l’exemple du boulanger chez Adam Smith, qui sert son intérêt en servant le vôtre, et qui ne parviendra jamais à s’enrichir par la tromperie, mais par un service de qualité, le marquis d’Argenson établissait les causes réelles des gains ou des pertes effectués par un producteur : « L’imperfection et la fraude discréditent le fabricant, la diligence et la bonne foi l’enrichissent. […] Revenons donc aux vrais principes ; le meilleur arbitre de l’utilité, c’est la masse du public, c’est l’uniformité des suffrages intéressés à chaque chose. Chacun sent son intérêt, chacun prend les mesures qui lui sont profitables, c’est dans cet accord général que nous découvrons la vérité. » (Mémoires, éd. Jannet, p.383)

Avant Adam Smith, il comprenait également que l’intérêt personnel bien entendu menait à l’intérêt général par la construction d’un ordre naturel spontané. « Il en est de tout cela, faisait-il remarquer, comme d’une fourmilière ou d’une ruche d’abeilles, où chaque insecte agit selon son instinct ; il résulte de leurs actions un grand amas pour les besoins de la petite société ; mais cela ne s’est pas opéré par des ordres, ou des généraux, qui aient obligé chaque individu à suivre les vues de leur chef. » (Gouvernement de la France, p.67) Que l’on prenne simplement la peine de comparer ces mots avec ceux, si célébrés, qu’Adam Smith utilisera un quart de siècle plus tard :

En dirigeant son industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu’à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions ; et ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus mal pour la société, que cette fin n’entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler. (Richesse des Nations, Livre IV, chap.2)

Sans doute n’est-ce pas attaquer injustement la réputation d’Adam Smith que de noter les ressemblances existantes avec le plus avisé de ses prédécesseurs.

Afin d’obtenir les fondements des principes de politique économique du marquis d’Argenson, nous lirons avec profit sa « Lettre au sujet de la dissertation sur le commerce du marquis de Belloni », paru dans le Journal Economique en 1751, et dans laquelle il défendait la liberté du commerce. Face aux réglementaires et aux protectionnistes, qui proposaient spontanément de nouvelles lois pour encadrer l’activité économique, il posait le problème tout à fait clairement : « N’y aurait-il pas lieu d’examiner auparavant, s’il convient de diriger toutes ces choses avec autant de soin et d’inquiétude qu’on le propose, ou de les laisser aller d’elles-mêmes, en ne faisant que les protéger ? » (Journal économique, avril 1751, p.107) Et le marquis s’en va, avec toute l’aisance des grands penseurs, défendre la cause de la liberté du commerce et de l’industrie, face aux intrusions constantes du pouvoir de l’État. Ce pouvoir condamne à la stérilité tout ce qu’il touche, affirme-t-il, et ce n’est que parce qu’il ne les a pas encore réglementé que certaines activités parviennent encore à prospérer : « Que de choses vont encore passablement aujourd’hui, par la seule raison qu’elles ont échappé jusqu’à présent à une prétendue police législative, qui retarde les progrès au lieu de les avancer. » (Ibid.)

L’idéal de politique économique qu’il y défendait s’inscrivait donc contre les tendances de son époque. Son exigence était que l’activité économique puisse avancer sur d’autres voies que celles tracées par l’État, et que l’on supprime les règlements créés pour aider le progrès économique, mais qui ne font que le retarder. Son idéal, ainsi établi, définissait pour l’État un rôle essentiellement négatif. « Le retranchement des obstacles est tout ce qu’il faut au commerce, écrit-il dans cette même lettre. Il ne demande à la puissance publique que de bons juges, la punition du monopole, une égale protection à tous les citoyens, des monnaies invariables, des chemins et des canaux. » (Ibid., p.112)

Cette vision du rôle de l’État face à l’activité économique s’illustrait naturellement dans l’étude des deux grandes questions qui remuèrent les économistes et les penseurs sociaux de son temps : la réglementation de l’industrie et le commerce du blé.

Les règlements sur l’industrie, d’abord, obtenaient tout son ressentiment. Par l’observation de la pratique du pouvoir, des manœuvres bureaucratiques, et de l’instauration de nouvelles règles, il s’était laissé convaincre que ces règlements sont une charge pour le peuple, et une cause d’enrichissement pour certains producteurs en faveur auprès du gouvernement. Il fut ainsi l’un des premiers à expliquer comment le corporatisme nait de l’intérêt de quelques gros marchands, au détriment de toute la population. Nous lisons par exemple dans ses Mémoires que « Le commerce du pays se trouve tout entier entre les mains de quelques gros riches, et ces gros riches font croire au gouvernement qu’il faut anéantir les petits marchants qui gâtent, dit-on, le commerce. » (Mémoires, éd. Jannet, t. V, p.359)

L’industrie, devenue languissante, obtenaient de tous les penseurs sociaux une étude attentive, et des propositions de réforme. Certains blâmaient la concurrence étrangère, et réclamaient la protection de l’industrie nationale. D’autres, parfois les mêmes, souhaitaient que l’activité industrielle soit constituée en monopoles. Ces deux systèmes de privilèges étaient largement en usage au temps du marquis d’Argenson, et c’est contre eux qu’il mena une vigoureuse bataille. « La vraie cause du déclin de nos fabriques, c’est la protection outrée qu’on leur accorde » affirmait-il constamment comme un refrain. (Mémoires, éd. Jannet, t. V, p.359) Et c’est avec un credo non moins vif qu’il exprimait sa critique face au zèle dirigiste des hommes d’état de son temps : « Diriger l’industrie malgré elle, c’est vouloir sa ruine. » (Mémoires, éd. Rathéry, t.VI, p.424)

La question du commerce du blé, qui fit jaillir sur la jeune économie politique une pluie de controverses dont les siècles suivants ont donné peu d’autres exemples, reçut du marquis d’Argenson l’une des premières contributions scientifiques.

« Le ministère a imaginé depuis une trentaine d’années de gêner les colons sur la plantation des vignes ; devenue tyrannie par l’effet, bonne intention dans sa première cause, le ministère a abusé en cela de ce vers de la Henriade : “Et forcer les Français à devenir heureux.” On a cru économiser le terrain en faveur des froments ; mais l’on se trompe : les disettes ne viennent pas de l’abondante plantation de vignes ; car avec du vin on a de l’argent, et avec de l’argent on aurait des blés étrangers si on en avait absolument besoin. Les disettes de froment viennent en France d’autre chose : c’est du monopole et des précautions abusives que prend le gouvernement. Laissez libre, et tout ira bien. » (Mémoires, éd. Jannet, t. V, p.136)

« Qu’on laisse donc faire, et il n’arrivera jamais de disette de blé dans un pays où les ports seront ouverts ; les étrangers, par l’appât du gain, préviendront vos besoins, et feront par là ouvrir les greniers des monopoleurs. » (Gouvernement de la France, p.191)

Il faut dire qu’il était parfaitement opposé au mercantilisme. Il commença même l’écriture d’un petit livre intitulé Contre le commerce pour réfuter les thèses mercantilistes. Dans ses Mémoires, il écrit sur ce thème : « Je soutiens que de tout ce qui sort du royaume, c’est l’or et l’argent dont la sortie est la moins pernicieuse. J’en préfèrerais bien la sortie à celle du fruit de notre adresse et de nos forces, de nos denrées et surtout de nos habitants, de nos chers habitants qui enrichissent l’État par leur résidence, leur travail et surtout leur génération. » C’était là une attaque en règle contre le mercantilisme, alliée à la reprise du fameux credo : « il n’y a de richesse que d’hommes ». Cette attaque était d’autant plus bienvenue que comme l’écrira André Alem, « la théorie de la balance du commerce est à elle seule toute la politique économique du XVIIIe siècle. » 3

« Il est temps de prendre parti, toutes les nations nous haïssent et nous envient. Et nous, ne les envions pas, si elles s’enrichissent : tant mieux pour elles et aussi pour nous ; elles nous prendront davantage de nos denrées, elles nous apporteront davantage des leurs et de leur argent. Détestable principe que celui de ne vouloir notre grandeur que par l’abaissement de nos voisins ; il n’y a là que la méchanceté et la malignité du cœur de satisfaites dans ce principe, et l’intérêt y est opposé. »

« Les droits de douane embarrasseront toujours le commerce. Toute l’Europe ne devrait être qu’une foire générale et commune. » 4

Il était également contre la colonisation, et écrivait : « Que nous avons des colonies, que je troquerais contre une épingle si j’étais roi de France ! J’en ferais des Républiques sous ma protection, afin que nos marchands y allassent chercher quelque chose et qu’elles donnassent quelque préférence d’affection à nos denrées. J’en ferais de même pour les colonies de notre Compagnie des Indes. » 5

Nombreuses sont donc les raisons objectives de s’intéresser à nouveau à l’œuvre du marquis d’Argenson, qu’on a trop longtemps cru dépassé, archaïque, et non scientifique. Eloigné de tout respect pour une quelconque orthodoxie théorique, il apparaît à nous comme un penseur libre, qui cherchait de lui-même les vérités de l’économie politique. Plus que celles des Physiocrates, ses œuvres sont donc à recommander à tout citoyen honnête, qui chercherait dans les écrits du passé des enseignements nouveaux.

Si l’absence de ses écrits dans les rayons des librairies témoigne du peu d’intérêt qu’on lui accorde désormais, et si la défense d’un héritage littéraire est chose à réaliser par la persuasion de l’intelligence, alors laissons au marquis d’Argenson la parole en fin de cet article, afin qu’il nous fournisse de lui-même des raisons de conserver son nom dans chacune de nos mémoires.

« Laissez faire, telle devrait être la devise de toute puissance publique, depuis que le monde est civilisé. Les hommes sont sortis de la barbarie, ils cultivent très bien les arts ; ils ont des lois, des modèles, des essais en tout genre pour connaître quelles sont les bonnes pratiques. Laissez les faire, et vous observerez que là où l’on suit le mieux cette maxime, tout s’en ressent. Dans les Républiques, les patrimoines particuliers engraissent et fleurissent ; chacun y jouit de son bien ; on y voit prospérer les arts utiles. Il en est de même dans nos pays d’État : tout ce qui échappe à l’autorité et laisse l’action de l’homme plus libre, prend son essor et fructifie. »

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1 André Alem, Le marquis d’Argenson et l’Economie Politique au début du XVIIIe siècle. Pratiques mercantiles et théories libérales, Paris, Arthur Rousseau, 1900, p.3

2 Cité par A. Alem, Le marquis d’Argenson, op. cit., p.55

3 A. Alem, Le marquis d’Argenson, op. cit., p.148

4 Cite par G. Schelle, Le Docteur Quesnay et l’école physiocratique, Paris, 1907, pp.184-185

5 Cité par A. Alem, Le marquis d’Argenson, op. cit., p.148

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