Boisguilbert, premier théoricien du laissez-faire

Boisguilbert, premier théoricien du laissez-faire

 Par Benoît Malbranque

 

(extrait de : Benoît Malbranque, Les théoriciens français de la liberté humaine, Institut Coppet, 2020, p. 90-107.)

 

 

Personnage haut en couleur, Pierre de Boisguilbert (1646-1714) s’est opposé à la politique mercantiliste et réglementaire héritée de Colbert, et dans plusieurs ouvrages aujourd’hui méconnus, il en prit le contrepied en développant une théorie du laissez-faire, où la puissance publique n’est plus agissante, mais laisse les hommes rechercher leur intérêt.

 

Le premier théoricien de cet idéal négatif du laissez-faire, que nous avons déjà observé, exprimé naïvement, chez Montaigne, et qu’on retrouve aussi chez Rabelais, n’est autre que Pierre de Boisguilbert. Ce fut, comme l’un et comme l’autre, un personnage haut en couleurs, qui s’attira des querelles avec la terre entière, et que seule la postérité jugera à sa valeur. Dans ses fonctions officielles de lieutenant-général à Rouen, il brusqua tant ses supérieurs comme ses inférieurs qu’il était « regardé de tous ceux qui le connaissent comme le plus extravagant et incompatible homme du monde ».[1] Homme à projet et à grandes ambitions, il prêtait à la critique par quelques largesses, comme sur la question de la censure des livres : bien loin d’y prêter la main, comme son office le missionnait de le faire, il couvrait les pratiques illégales et allait jusqu’à user de sa place pour faire imprimer ses propres ouvrages. Après bien des cas d’abus, son supérieur dût le réprimander sévèrement : « Rien ne vous peut excuser ; et quand vous ne l’avoueriez pas, vous n’en seriez que plus coupable. La faute est faite de votre part, elle est grande, elle est inexcusable, elle est sans remède. Songeons à l’avenir, et c’est dans cette pensée que je vous dis que la première que vous ferez de quelque nature qu’elle soit, et bien moindre que celle-ci, je vous interdirai pour toujours la connaissance de ces matières, et que je la confierai à d’autres qui en sauront mieux les conséquences et les règles. »[2] Le même contrôleur général Pontchartrain, auteur de la lettre précédente, n’y viendra jamais à bout, et finira par dire : « Depuis plusieurs années, il s’imprime à Rouen toutes sortes de livres défendus et de pièces fugitives avec plus de licence qu’en aucun autre lieu du royaume. »[3] Et encore, l’année suivante : « On est depuis longtemps accoutumé dans cette ville à y faire avec une licence très grande commerce de toutes sortes de mauvais livres ».[4]

Avec ce tempérament et ce passif, Boisguilbert n’en avait pas moins l’audace d’avoir des idées, de concevoir des systèmes, et de les proposer sérieusement pour l’application. Pendant vingt ans, il communiqua environ quatre-vingt-dix lettres aux ministres en place, certaines chaleureuses, d’autres pathétiques, afin de détailler ses projets de réforme. Avec son langage, ses harangues et ses promesses, il avait toutefois le don de gâcher les bonnes causes ; il aurait rendu l’évangile suspect aux évangélistes. Voyez plutôt. La politique suivie au cours des dernières décennies lui paraît funeste ; sans précautions oratoires, il écrit au Contrôleur-général que « messieurs vos prédécesseurs, quoique très bien intentionnés, ont agi comme s’ils avaient été payés pour ruiner également le roi et ses peuples »[5], s’imaginant peut-être que la critique, portant sur le passé, serait reçue sans encombre. De même, la mesure de restreindre le commerce des grains, auquel le ministère s’était rangé, lui apparaît comme si funeste par ses effets qu’il écrit au ministre que « c’est la même chose que poignarder, toutes les années, une infinité de monde ». [6]

Tous ces maux évidents demandaient des remèdes prompts et énergiques, et il ne se mettait pas en peine pour les exposer avec soin. Ceux qui ne goûtaient pas ses élucubrations, il les renvoyait aux faits. « Ayez la bonté d’ouvrir les yeux sur la situation du royaume »[7], dit-il une fois au Contrôleur général. Et par conséquent d’insister, lettre après lettre, prétextant que « si mes lettres sont pressantes, l’état de la France ne l’est pas moins ». [8]

Ne parvenant pas à convaincre les ministres, et on devine pourquoi, Boisguilbert eut le réflexe de l’opinion publique : il publia ses idées dans un ouvrage qui porta le titre Le Détail de la Franceet connaîtra au moins quinze éditions, sous des titres variés, dont celui-ci, plus représentatif du contenu : La France ruinée sous le règne de Louis XIV, par qui et comment : avec les moyens de la rétablir en peu de temps. Douze ans plus tard, après de nouveaux échecs auprès des ministres, Boisguilbert se décidera enfin à livrer à la publicité plusieurs mémoires, sous le titre collectif de Factum de la France, comme une façon de mourir les armes à la main. Ce dernier livre, geste de désespoir d’un intellectuel incompris, souleva contre lui les autorités. Du côté des ministres, l’auteur était devenu un indésirable. Témoin cette lettre que Boisguilbert reçut du Contrôleur-général : « Puisque vous vous adressez encore à moi après avoir donné au public toutes vos extravagances, le seul bon conseil que je puisse vous donner, c’est de brûler tous vos manuscrits… Si vous entendez bien ce que je vous veux dire, ce qui n’est pas difficile à comprendre, vous vous occuperez à l’avenir de rendre la justice, et vous renoncerez au gouvernement de l’État. »[9] En date du 14 mars 1704, un arrêt du conseil privé du roi annonça la proscription du Factum. Boisguilbert y répondit par des supplications lyriques mais toujours très fières : on peut lire par exemple sa très noble lettre au contrôleur général du 11 avril 1707, dans laquelle il confirme avoir brûlé tous ses manuscrits, mais à l’exception de ses notes marginales sur 8 volumes des Œuvres de Sully, où il répète trouver tous les principes qui feraient rétablir le royaume, dans un ultime sursaut d’impertinence. [10] Naturellement le contrôleur répliqua à ceci que le Sully devait aussi passer au feu, si l’auteur voulait se faire pardonner. Boisguilbert fut exilé à Brive-la-Gaillarde pour six mois. Son frère Nicolas entreprit des démarches pour l’en acquitter, mais le Contrôleur général répondit que la peine de six mois était déjà faible, que tout ce que devait faire Boisguilbert était de bien montrer qu’il avait compris sa faute[11], et que le roi voulait bien le gracier tout à fait « si l’on peut suffisamment s’assurer qu’il sera plus sage à l’avenir ». [12] En effet il revint au bout de deux mois, et fut accueilli en héros à Rouen.

Le peuple montrait de la reconnaissance pour un écrivain qui avait avant tout plaidé sa cause. Boisguilbert n’a de cesse d’en appeler à lui en écrivant. « Ce sont les peuples mêmes qui parlent dans ces mémoires, au nombre de quinze millions, contre trois cents personnes au plus qui s’enrichissent de la ruine du roi et des peuples. »[13] L’auteur se présente, plus ou moins légitimement, comme « l’avocat de tout ce qu’il y a de laboureurs et de commerçants dans le royaume »[14] ; il se proclame encore le « nouvel ambassadeur arrivé du pays du peuple ».[15] Bien qu’exprimée dans les termes excessifs qui lui étaient chers, cette prétention n’était pas tout à fait feinte ; Marx lui-même rendit hommage de cela en disant : « Boisguilbert défendit avec autant d’esprit que d’audace les classes opprimées ». [16]

Aujourd’hui que les éloges se sont succédés sur sa tombe, Boisguilbert est reconnu comme l’un des plus grands économistes de son siècle. Ses principales œuvres ont été traduites en italien[17], en allemand[18], et même en chinois[19]. Il lui manque encore d’être connu du grand public, et d’avoir une marque de reconnaissance telle que celle que lui désirait notre grand historien Jules Michelet, quand il s’exclamait : « Comment cet homme héroïque n’a-t-il pas encore une statue à Rouen » ![20]

On l’a déjà dit : bien que l’auteur d’une analyse économique d’une rare modernité, Boisguilbert s’aliéna tous les soutiens par sa franchise, ses exagérations et son arrogance. Ce n’était pas assez pour lui d’user de ses connaissances pratiques, acquises au travers de son activité de gestionnaire de domaine, à Pinterville ; ce n’était pas même assez de les citer modestement en appui de ses théories : il fallait qu’elles soient excessives. Ainsi, après avoir parlé à Pontchartrain de ses « quinze années de forte application au commerce et au labourage »[21], il servait à son successeur, Chamillart, l’auto-promotion suivante : « Ce n’est pas M. Desmaretz, mais M. de Vaubourg, son frère, qui, après quatorze mois de demeure à Rouen, pendant lesquels je le vis tous les jours, déclara hautement que, si M. Colbert m’avait connu, il m’aurait acheté à quelque prix que ce fût, par la grande pratique que j’avais du commerce et du labourage ». [22]

N’eût-il pas toutes ses extravagances, Boisguilbert encourait déjà le risque de déplaire et d’être méprisé. Vauban, qui était intellectuellement proche de lui, ne pouvait le présenter aux ministres qu’avec une sorte de stratégie. « Il est un peu éveillé du côté de l’entendement, dit-il au Contrôleur général ; mais cela n’empêche pas qu’il ne puisse être capable d’ouvrir un bon avis. C’est pourquoi je crois que vous ne feriez pas mal de le faire venir à l’Étang, quand vous y serez. Quelquefois les plus fous donnent de forts bons avis aux plus sages. »[23] Boisguilbert, qu’on accusait d’être un visionnaire, dans
le mauvais sens du terme, répondait en citant le cas d’Henri IV, dont le ministre Sully engagea des mesures qui furent d’abord taxées d’extravagantes, et qui rétorquait « qu’eux qui étaient très sages l’ayant ruiné, il voulait voir si les fous ne l’enrichiraient pas ». [24] L’argument était de faible portée, surtout dans un temps où la monarchie ne voulait rien écouter. Fénelon l’avait déjà dit au roi : « Vous craignez d’ouvrir les yeux ; vous craignez qu’on ne vous les ouvre ». [25] Boisguilbert était de ceux qui entendaient dessiller les yeux des monarques, et naturellement il était craint. On lui préférait les partisans du statut-quo, qui célébraient des victoires fictives et qui vivaient d’un système qu’ils avaient tout intérêt à maintenir. « Ceux qui ont intérêt de tout ruiner, clame Boisguilbert, étant seuls écoutés, on ne donne aucune audience aux personnes qui voudraient tout sauver ». [26] Autour du roi ne sont que des profiteurs d’abus et des privilégiés qui ont tout intérêt à la situation, des « personnes intéressées à se fermer les yeux pour ne pas voir clair en plein jour ». [27] Aussi c’est sans étonnement qu’on constate que les mesures qu’ils prennent supposément en faveur du peuple, se retournent finalement contre lui. Une foule de maux proviennent de cet humanisme de pacotille, mal dirigé et mal éclairé, de toute cette politique de pis-aller et d’aménagements grossiers, politique entièrement inutile, qui revient à « faire venir un médecin pour guérir un homme qui serait mort »[28], comme l’écrit proprement notre auteur. Et avec la même chaleur et le même goût pour la formule, qu’on lui retrouvera encore en approfondissant ses idées, il continuait en accusant les personnes en place de défendre leurs principes par simple intérêt pour leur position et leur fortune ; « ils ne se convertiraient même pas quand un mort viendrait de l’autre monde attester la vérité de ces mémoires »[29], écrivait-il. Le tableau très noir qu’il dressait de la France, était une conséquence de cet aveuglement. « De si grands désordres auraient cessé il y a longtemps, si personne n’avait intérêt à leur maintien ». [30]

Or quelle était-elle, au vrai, cette France ruinée ? Boisguilbert dressait une longue liste de symptômes. C’est d’abord l’agriculture épuisée et la culture cessant, étant partout abandonnée : « cent mille arpents de vignes arrachées, les terres incultes ou mal ménagées »[31]. Il y a, dit-il, « dans une seule province, cent cinquante domaines ou fermes abandonnées aux corbeaux et aux hiboux ». [32] Ce sont les fonds de terre ayant baissé de moitié, certains même « ne sont pas au quart de ce qu’ils étaient autrefois. »[33] C’est encore des activités commerciales entières ruinées ou dépérissantes. Par exemple, « la confection de chapeaux fins en Normandie donnait un beau revenu au Trésor, soit pour droit d’entrée des matières premières, soit pour la sortie des produits ouvragés : on a doublé les droits, et les ouvriers ont passé à l’étranger, y ont installé leur industrie, et voilà la contrée appauvrie, en même temps que le revenu du roi est réduit de cinq sixièmes ». Enfin, c’est un signe curieux, sur lequel Boisguilbert revient fréquemment : c’est tout le peuple réduit à l’eau. Il est vrai que l’eau véhicule les microbes, qu’il était difficile à l’époque de l’avoir pure et saine. Louis Pasteur, quoique fondateur de la première ligue antialcoolique, en 1872, n’en reconnaissait pas moins le vin comme comparativement « la plus saine et la plus hygiénique des boissons ». [34] Or le vin était devenu trop rare et trop cher à l’époque de Boisguilbert, et une large frange de la population était donc réduit à l’eau.

« Les terres en friche ou mal cultivées, exposées à la vue de tout le monde », voilà pour Boisguilbert le « cadavre » de la France, dont il lui faut trouver le coupable et obtenir la punition pour le meurtre. [35] Quelles sont donc les causes de ce drame ? Boisguilbert en étudie deux principales, qui font l’objet de propositions subséquentes. Car les maux de la France viennent de ce que les ministres ont additionné les rigueurs sans précaution ; ils ont tyrannisé le peuple par les impôts et les règlements, jusqu’à le dégoûter de tout travail. « Ils ont fait comme celui qui débitait follement qu’il n’était pas nécessaire d’avoine pour faire marcher un cheval, que le fouet et l’éperon y suppléaient amplement ; ce qui peut être pour une première traite, mais à la seconde fait périr la bête et met le maître à pied. »[36] Et troquant un instant le style plaisant, pour l’examen précis des phénomènes, Boisguilbert écrit, dans un passage crucial, quelles sont les deux principales origines du mal français : « La consommation a cessé, parce qu’elle est devenue absolument défendue et absolument impossible. Elle est défendue, par l’incertitude de la taille, qui étant entièrement arbitraire, n’a point de tarif plus certain que d’être payée plus haut plus on est pauvre, et plus on fait valoir des fonds appartenant à des personnes indéfendues… Enfin, la consommation est devenue impossible par les aides et par les douanes sur les sorties et passages du royaume, qui ont mis toutes les denrées à un point, que non seulement elles ne se transportent plus au dehors au quart de ce qu’elles faisaient autrefois, etc. ». [37] En d’autres termes, Boisguilbert accuse la répartition de l’impôt personnel, la taille, ainsi que les restrictions au commerce.

Le procès qu’entamait Boisguilbert contre l’institution de la taille et les droits sur certaines marchandises ne concernait pas à proprement parler leur quantité ; d’après lui les impôts du temps étaient ruineux à l’État « non par leur quantité, mais par leurs inégalités ».[38] S’adressant une fois directement au roi, il écrivit : « Sire, quoique vous ne vouliez qu’être payé, et recevoir le plus d’argent qu’il est possible, la manière dont vous en usez semble être inventée pour nous ruiner et vous aussi. » [39] Étaient seules en cause les modalités de perception et l’arbitraire, c’est-à-dire le fait qu’« il n’y avait plus qu’une règle certaine, qui était de n’en garder aucune ».[40]

Laissons ici la parole à l’auteur, pour exposer en peu de mots la nature de ses griefs contre la fiscalité du temps : « La première et principale cause de la diminution des biens de la France vient de ce que dans les moyens, tant ordinaires qu’extraordinaires, que l’on emploie pour faire trouver de l’argent au roi, on considère la France à l’égard du prince comme un pays ennemi, ou qu’on ne reverra jamais, dans lequel on ne trouve point extraordinaire que l’on abatte et ruine une maison de dix mille écus, pour vendre pour vingt ou trente pistoles de plomb ou de bois à brûler. » [41]

L’analyse des désastres économiques provoqués par les traitants, receveurs des impôts, remplit l’ensemble des mémoires de Boisguilbert, dans une plainte courante et assez peu nouvelle, qu’on trouve également chez son contemporain, Vauban : l’auteur de la Dîme royale jette aussi l’opprobre sur « ces armées de traitants, sous-traitants, avec leurs commis de toutes espèces, sangsues d’État, dont le nombre serait suffisant pour emplir les galères, qui après mille friponneries punissables, marchent la tête levée dans Paris, parés des dépouilles de leurs concitoyens, avec autant d’orgueil que s’il avaient sauvé l’État. » [42] Et Guy Patin, dès 1661, vilipendait aussi « la taille, qui est un fardeau effroyable, par lequel le pauvre est plus maltraité par les partisans que ne sont les forçats et les galériens sur mer ». [43] Pareillement Boisguilbert condamnait la régie fiscale et ses agents qui « ont cru ne pouvoir mieux faire le profit du maître qu’en détruisant tout, et causant plus de ravages que des armées ennemies qui auraient entrepris de tout désoler »[44] ; et en opposant des barrières aux échanges, ils étaient encore « six fois plus formidables et plus destructeurs du commerce que ne sont les pirates, les tempêtes et trois à quatre mille lieues de route ». [45] « Si les démons avaient tenu conseil pour aviser aux moyens de damner et de détruire tous les peuples du royaume, disait-il encore, ils n’auraient pu rien établir de plus propre à arriver à une pareille fin. »[46] Les armées de traitants, organisant la levée des impôts pour le roi, se comportaient ainsi en tout comme le féroce Gengis Khan, dont on a dit que l’herbe ne repoussait pas sur les terres par lesquelles il passait, et de même Boisguilbert nous dit qu’on pourrait visiter les villages en ruine et abandonnés, « et que l’on en demande la raison même aux enfants qui ne font que quitter la mamelle, ils ne bégayeront point pour dire que c’est l’ouvrage des traitants, apprenant par là à parler ». [47] Car l’auteur aime le sensationnel, le bon mot et le trait d’esprit : tout est bon à user pour la cause.

Ce qu’il est particulièrement apte à souligner, c’est la raison de ce grand dérangement : les commanditeurs de l’impôt étant d’autant plus rémunérés que l’argent rentre mieux, ils ont tout intérêt à violenter, à harceler, et même le vieillard, pour en tirer le moindre écu. « En France, un traitant ne se soucie guère que tout périsse après lui, pourvu qu’il fasse sa fortune. »[48] Et il faisait fortune en effet, fortune insolante, immorale, fruit des sueurs et du sang de ses concitoyens.

Annonçant des développements théoriques subséquents, Boisguilbert insistait également sur la solidarité des intérêts en cette matière comme en toute autre, selon cette idée qu’on ne peut ruiner un homme sans provoquer la ruine de son voisin, étant, selon les mots de notre auteur, comme des « vaisseaux accrochés, dont l’un met le feu aux poudres, ce qui les fait sauter tous deux. »[49] Or en matière fiscale, la charge serait presque insensible, soutiennent tant Boisguilbert que Vauban, si elle était portée également par tous. On lit dans la Dîme royale que « rien n’est si injuste que d’exempter de cette contribution ceux qui sont le plus en état de la payer pour en rejeter le fardeau sur les moins accommodés, qui succombent sous le faix, lequel serait d’ailleurs très léger s’il était porté par tous à proportion des forces d’un chacun. »[50]

Mais l’arbitraire, en pénétrant dans ces questions, en avait déjà dérangé l’ordre. L’impôt personnel à acquitter par chacun n’était ni stable, ni prévisible ; il dépendait de l’estimation des collecteurs. Dans ce système, il fallait avant tout éviter pour le bas peuple la réputation de bon payeur. « S’il arrive que des paroisses, à l’aide de quelques personnes qui leur peuvent prêter de l’argent, payent à jour nommé sans souffrir de courses, elles sont assurées d’avoir de la hausse l’année suivante ».[51] Il était encore nécessaire de masquer le peu de richesse que l’on obtenait de son activité. « L’intérêt des particuliers imposables, et qui ne comptent sur aucune protection, est de cacher toute sorte de montre d’aisance par une cessation entière de commerce et de consommation ; de même lors de la collecte ils en ont un autre, qui est de ne payer que sou à sou, après mille contraintes et mille exécutions, soit pour se venger des collecteurs… ou pour rebuter ceux de l’année suivante »[52]. Contre toute logique économique, le bas peuple cultivait ainsi une apparence de pauvreté, comme protection contre les collecteurs. « Il n’y a qu’un ordinaire de pain et d’eau qui puisse faire vivre un homme en sûreté de n’être pas la victime de son voisin, s’il lui voyait acheter un morceau de viande ou un habit neuf ; s’il a de l’argent par hasard, il faut qu’il le tienne caché, parce que, pour peu qu’on en ait le vent, c’est un homme perdu. »[53] L’abbé de Saint-Pierre, dont on connaît le pacifisme, mais qui fut aussi sage économiste, reconnaissait de même que « la crainte de ces disproportions fait souvent cacher aux taillables l’argent qu’ils ont amassé, et les empêche de le mettre en bestiaux et en commerce ; ils aiment même mieux payer les frais de contrainte que de payer sans frais, parce que s’ils payaient sans frais, on les chargerait de taille l’année suivante ; ils veulent passer pour insolvables ».[54] Et Rousseau lui-même, dans un curieux passage de ses Confessions, racontera l’expérience qui lui en démontra toute la prégnance, lors d’un voyage à travers le pays : « Un jour entre autres, m’étant à dessein détourné pour voir de près un lieu qui me parut admirable, je m’y plus si fort et j’y fis tant de tours que je me perdis enfin tout à fait. Après plusieurs heures de course inutile, las et mourant de soif et de faim, j’entrai chez un paysan dont la maison n’avait pas belle apparence, mais c’était la seule que je visse aux environs. Je croyais que c’était comme à Genève ou en Suisse où tous les habitants à leur aise sont en état d’exercer l’hospitalité. Je priai celui-ci de me donner à dîner en payant. Il m’offrit du lait écrémé et de gros pain d’orge, en me disant que c’était tout ce qu’il avait. Je buvais ce lait avec délices, et je mangeais ce pain, paille et tout ; mais cela n’était pas fort restaurant pour un homme épuisé de fatigue. Ce paysan, qui m’examinait, jugea de la vérité de mon histoire par celle de mon appétit. Tout de suite, après m’avoir dit qu’il voyait bien que j’étais un bon jeune honnête homme qui n’était pas là pour le vendre, il ouvrit une petite trappe à côté de sa cuisine, descendit, et revint un moment après avec un bon pain bis de pur froment, un jambon très appétissant quoique entamé, et une bouteille de vin dont l’aspect me réjouit le cœur plus que tout le reste. On joignit à cela une omelette assez épaisse, et je fis un dîner tel qu’autre qu’un piéton n’en connut jamais. Quand ce vint à payer, voilà son inquiétude et ses craintes qui le reprennent, il ne voulait point de mon argent, il le repoussait avec un trouble extraordinaire ; et ce qu’il y avait de plaisant était que je ne pouvais imaginer de quoi il avait peur. Enfin, il prononça en frémissant ces mots terribles de Commis et de Rats-de-Cave. Il me fit entendre qu’il cachait son vin à cause des aides, qu’il cachait son pain à cause de la taille, et qu’il serait un homme perdu si l’on pouvait se douter qu’il ne mourût pas de faim. Tout ce qu’il me dit à ce sujet, et dont je n’avais pas la moindre idée, me fit une impression qui ne s’effacera jamais. Ce fut là le germe de cette haine inextinguible qui se développa depuis dans mon cœur contre les vexations qu’éprouve le malheureux peuple et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n’osait manger le pain qu’il avait gagné à la sueur de son front, et ne pouvait éviter sa ruine qu’en montrant la même misère qui régnait autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu’attendri, et déplorant le sort de ces belles contrées à qui la nature n’a prodigué ses dons que pour en faire la proie des barbares publicains. » [55]

Et comme la meilleure apparence des choses est la réalité, le mieux était encore de rester véritablement frugal, et de ne pas entreprendre d’améliorations agricoles, qui ne serviraient à rien qu’à vous faire passer pour riche, à voir votre taille doubler, et votre ménage pris à la gorge. L’impôt alors adoptait un effet proprement désincitatif. Boisguilbert écrit que « le tarif de la taille, à la campagne, à l’égard de ceux qui n’ont pas une haute protection, qui sont en petit nombre, est tout ce qu’un homme peut avoir vaillant, en sorte que tout ce qu’il pourrait gagner en travaillant plus qu’à l’ordinaire ne serait point pour lui, de façon que tout ce qu’il a à ménager, en connaissant ses intérêts, est de demeurer en repos le plus qu’il peut. »[56] Et Vauban lui emboîte le pas, en remarquant du paysan « qu’il laisse dépérir le peu de terre qu’il a, en ne la travaillant qu’à demi, de peur que si elle rendait ce qu’elle pourrait rendre étant bien fumée et cultivée, on n’en prît occasion de l’imposer doublement à la taille »[57].

Le drame ne serait pas complet, cependant, si les hommes mêmes que l’on faisait servir pour rançonner, démoraliser et terrasser leurs semblables, n’en finissait pas moins écorchés et anéantis. Car le collecteur, en tant que petite main, était tiré au sort parmi les contribuables du canton pour s’acquitter de cette tâche désagréable. Sa mission était de fournir une somme fixée par les hommes de la régie ; s’il échouait, il était tenu pour responsable, ses biens saisis et vendus, pour compléter le déficit. C’était le sort de beaucoup d’entre eux : accablés de dettes, on les retrouvait dans les prisons. Dès 1679, une lettre de Colbert à l’intendant de Tours nous informe que les seules prisons de la ville renfermaient cinquante-quatre collecteurs.[58] Et Boisguilbert, qui vient à une époque où le mal a grandi, fait la remarque que ces malheureux surabondent dans les geôles, « où une infinité de collecteurs de tailles font plus de séjour dans que dans leurs maisons »[59] ; de sorte qu’« il n’y a point d’homme si malheureux qui ne vende jusqu’à sa chemise pour s’exempter de la collecte, dans la certitude que c’est la ruine entière des sujets qui y passent ».[60] Alexis de Tocqueville, qui fit un usage étendu des archives de cette même ville de Tours en préparation de son livre sur l’Ancien régime, dira aussi : « il n’y eut jamais, dans l’Ancien régime, ni même, je pense, dans aucun régime, de pire condition que celle du collecteur paroissial de la taille »[61], jugement qui doit interpeler, provenant d’un homme qui avait étudié à fond des pays comme l’Angleterre, l’Amérique, l’Algérie, et jusqu’à l’Inde.

L’organisation de la fiscalité française, et notamment quant à la taille, paraissait finalement à Boisguilbert comme une cause continuelle d’appauvrissement et de déchéance. Elle « fauche tous les sujets les uns après les autres, sans les quitter qu’ils ne soient sans pain, sans meubles et sans maison », de sorte qu’« une guerre continuelle serait bien moins à charge au peuple qu’un impôt exigé d’une pareille façon. » [62]

En voilà pour le procès de la taille. Mais souvenons-nous que Boisguilbert joignait, à cette première cause de la misère française, une seconde, qu’il exprimait dans les mots déjà cités : « la consommation est devenue impossible par les aides et par les douanes sur les sorties et passages du royaume, qui ont mis toutes les denrées à un point, que non seulement elles ne se transportent plus au dehors au quart de ce qu’elles faisaient autrefois, etc. ». [63]

Dans la grande masse des règlements qui avaient pour objectif l’approvisionnement et le commerce des denrées de première nécessité, notre auteur ne trouvait qu’incohérences et bonnes intentions maladroites. Voulait-on par exemple que les marchands soient nombreux et qu’ils se fassent concurrence ; qu’ils établissent sur tout le territoire de la France, et même de l’Europe, un prix avantageux et stable, résultat de l’équilibre maintenu entre les provinces touchées par une mauvaise récolte, et celles où elle s’avérerait surabondante ? Pouvait-on plus mal s’y prendre qu’en dérangeant les affaires et en promettant des peines exemplaires contre ceux qui exporteraient des grains ? Car, en effet, un décret du 9 septembre 1693 infligeait la peine des galères à ceux qui auraient fait des chargements de blés pour les exporter ; et même, quinze jours plus tard, la peine de mort était substituée à la peine des galères, et étendue à ceux qui feraient le transport de ces blés destinés au dehors.

D’après Boisguilbert, toute cette réglementation infinie et abusive brisait la solidarité naturelle entre les hommes, entre les provinces et entre les peuples. Elle provoquait malnutrition et mortalité, de sorte « qu’empêcher la sortie et le commerce libre des blés en tout temps, hors ceux de cherté extraordinaire, qui portent leurs défenses avec eux, est la même chose que poignarder, toutes les années, une infinité de monde ». [64] Hors la cherté extraordinaire : car dans ces cas particuliers, les marchands de blé n’auraient de toute manière aucun intérêt à le transporter, avec les frais et les risques que cela implique, d’un endroit où il est cher, vers un endroit où ils ne le vendraient qu’à vil prix.

La réglementation et les prohibitions sur le commerce en renchérissaient l’exercice et désincitaient de s’y livrer. Boisguilbert citait le commerce des vins, tellement entravé de règlements et de tracasseries qu’il fatigue, qu’il rebute : « ils font les choses d’une manière que quand on a une fois fait cette route, il ne prend point d’envie d’y retourner. »[65] Les producteurs ainsi préfèrent abandonner carrément leur vin ou le vendre à vil prix autour d’eux, que de risquer d’en faire commerce, car « il vaut mieux perdre le vin que risquer des charrettes et des chevaux, en entreprenant de faire le transport ».[66] Vauban remarquait similairement qu’« on a trouvé tant d’inventions pour surprendre les gens, et pouvoir confisquer les marchandises, que le propriétaire et le paysan aiment mieux laisser périr leurs denrées chez eux, que de les transporter avec tant de risques et si peu de profit. »[67] Et déjà en 1689, dans un livre dont je n’ai pas encore eu l’occasion de parler, quoiqu’il porte ce beau titre Les soupirs de la France esclave qui aspire aprés la liberté, il était dit de manière très éloquente que « le commerce ne subsiste que par l’argent qui roule : or le roi par les droits épouvantables et excessifs qu’il a levés sur toutes les marchandises a attiré à lui tout l’argent, et le commerce est demeuré à sec. Il n’y a point de rigueurs et des cruautés qui n’aient été exercés par les fermiers des douanes sur les marchands ; mille friponneries pour trouver lieu de faire des confiscations ; des marchandises injustement arrêtées se perdent et se consument. Outre cela certains marchands par la faveur de la Cour mettent le commerce en monopole, et se font donner des privilèges pour en exclure tous les autres, ce qui ruine une infinité de gens. Et enfin bien loin que la défense des marchandises étrangères ait bien tourné pour le commerce, au contraire c’est ce qui l’a ruiné. »[68]

Le commerce de toute marchandise était entravé par une multitude de douanes locales, de vérifications, de vexations, lesquelles « sont autant de pièges tendus à des gens qui ne savent ni lire ni écrire, comme sont tous les voituriers, pour tout confisquer ou les ruiner en séjours, quand ils ne veulent pas les racheter à prix d’argent ».[69] « Il se trouve jusqu’à vingt-six droits de sortie dans un port de mer, rapporte Boisguilbert, c’est-à-dire vingt-six droits ou déclarations à passer à diverses personnes ou différents bureaux, avant qu’un seul vaisseau puisse décharger ou mettre à la voile ».[70]

Passons désormais aux solutions, car Boisguilbert en avait, et il n’écrivait que pour les proposer. Les réformes à engager, tout d’abord, lui paraissaient simples : non tant parce qu’il se prétendait un esprit supérieur, mais parce que pour l’homme qui raisonne l’enchaînement du mal au remède va de soi : « l’un ne va jamais sans l’autre, non plus qu’il ne peut y avoir de montagne sans vallée. »[71] L’affaire était aisée, au surplus, car il ne s’agissait de rien de plus que du « rétablissement du pain et du vin »[72], formule aux accents bibliques, qui ne signifiait rien d’autre que le retour de la consommation désentravée. L’effort à produire était tout bonnement négatif, comme le serait la libération d’une ville assiégée. [73] « Il n’est question, écrivait-il, que de cesser de maintenir une digue par une violence continuelle qui arrête le cours de la nature »[74]. Et dans la même veine il proclamait encore : « Il n’est question que de lui donner la liberté, ce qui n’exige pas un plus long temps que dans les affranchissements d’esclaves de l’ancienne Rome, c’est-à-dire un moment, et aussitôt toutes choses reprenant leur proportion de prix, ce qui est absolument nécessaire pour la consommation, c’est-à-dire l’opulence générale, il en résultera une richesse immense. »[75] Mais bien sûr, comme on le sent déjà dans le dernier passage cité, là comme ailleurs Boisguilbert cultivait l’exagération : non content de proposer une réforme simple, celle d’un laissez-faire où l’autorité n’aurait eu qu’à cesser de porter la main sur des matières qu’elle croyait dominer, mais qu’elle dérangeait, notre auteur s’aliénait l’attention des ministres en fixant ses réformes comme l’affaire de quinze jours ou même de deux petites heures. « Le roi peut s’enrichir, lui et ses peuples, en quinze jours, lorsqu’il ne voudra plus souffrir que quelques particuliers fassent leur fortune à le ruiner »[76] écrit-il ; ailleurs, il dit qu’il faut que « ses peuples soient riches, pour en tirer du secours, comme on maintient qu’ils peuvent être en vingt-quatre heures, par la simple publication de deux ou trois édits qui, ne congédiant ni fermiers ni receveurs, rendront seulement les chemins libres et les impôts justement répartis »[77] ; et enfin une autre fois il affirme que les peuples « ne demandent que la simple publication de deux édits pour être au bout de deux heures en état de labourer leurs terres en friche, et de vendre leurs denrées perdues ». [78] Ainsi Boisguilbert passait-il pour un donneur d’avis fantasque qui croyait tenir en poche le secret de la résurrection du royaume, et qui était bien certain de l’accomplir, si on voulait bien croire à ses rêves et y prêter la main.

Les rêveurs, naturellement, se trouvaient bien plutôt dans le camp des ministres et de l’appareil de l’État, où l’on croyait faire la prospérité de la nation par les taxes, les entraves et les règlements. Mais cette image de rêveur, de faiseur de projet, restait attachée à l’auteur du Détail de la France. Il mentionnait, comme pour solidifier sa position, la politique de Sully et l’ordre des choses du passé, avant l’arrivée des Italiens et la fiscalisation débordante. Mais rien n’y faisait.

Que proposait-t-il donc, concrètement, sur la première des causes de la misère française, qu’on a vu être selon lui l’arbitraire de l’impôt personnel, la taille ? Le problème à résoudre était uniquement la répartition, car quant au montant total, Boisguilbert répète que « la quantité n’était point du tout la cause de la misère des peuples »[79]. Il faut avant que le peuple soit incité à travailler et à consommer. C’était le sens de sa maxime, qu’il exposait un jour au Contrôleur général : « Toute ma doctrine n’a et n’aura jamais qu’un mot, savoir : donnez au peuple, et il vous donnera ».[80] Vauban se rangeait à cette opinion, lui qui soutenait que soumis à un impôt stable et certain, les hommes développeraient leurs facultés productives : « ils travailleront avec plus de force et de courage, quand ils verront que la principale partie du profit qu’ils y feront, leur demeurera. »[81] Mais pour parvenir à un tel résultat, continuait Boisguilbert, il fallait encore limiter les intermédiaires dans la perception de l’impôt et s’assurer que le produit des taxes entrait tout entier, ou presque, dans les coffres de l’État. « Les princes les plus riches et les peuples les moins chargés, dit-il, sont ceux chez qui les impôts passent droit des mains des contribuables en celles du monarque, et où il y a le moins de genre de tributs, et par suite de personnes employées à leur recouvrement ». [82] Il entendait en outre que l’impôt soit égal pour tous, stable et prévisible. Un passage particulier laisse entendre, semble-t-il, qu’il avait à l’esprit un impôt non seulement proportionnel, mais progressif ; c’est celui-ci : « Un monarque en doit user envers ses peuples comme Dieu déclare qu’il fera envers les chrétiens ; savoir, qu’il demandera beaucoup à qui aura beaucoup, et peu à qui aura peu. »[83] Il paraît toutefois que dans sa pensée cela ait signifié un impôt proportionnel, où en payant un dixième de son revenu, celui qui possède vingt fois plus qu’un autre, contribue aussi vingt fois davantage, et non un impôt progressif, où le taux lui-même augmente à mesure qu’on atteint les personnes les plus riches. J’ai encore d’autres raisons d’interpréter ainsi le passage, mais je ne veux pas me prêter à un exercice de théologie scolastique.

Sur le sujet des restrictions au commerce, la réforme, toute négative, apparaissait également comme très facile : elle ne consiste qu’à les détruire, ce qui ne demande qu’un moment. « Il faut de la liberté dans les chemins, écrit Boisguilbert, si l’on veut voir de la consommation et par conséquent du revenu : ce qui ne peut être tant qu’il y aura à chaque pas des gens payés et qui attendent leur fortune à empêcher qu’un pays ne commerce avec l’autre ». [84] Si l’on peut s’attendre à ce que, les restrictions supprimées, le commerce et l’agriculture se raniment et retrouvent leur prospérité d’antan, c’est que la liberté a une vertu dynamisante. « Les blés sortent de la terre par le travail de l’homme et les influences du ciel, de la même manière que les eaux coulent des sources ; ils ne tarissent jamais tant que le cours est libre ; la nature s’est chargée du soin de leur dispensation, pourvu qu’on s’en rapporte à elle, et qu’on ne fasse pas des digues et des chaussées pour retenir tout sur le lieu de leur naissance ».[85]

Au fond, il ne s’agissait bien que d’une chose : de laisser faire la nature. Car il n’était pas question pour Boisguilbert « de rien mettre au hasard, mais seulement de permettre au peuple d’être riche, de labourer et de commercer »[86], et cela se pouvait. « Il n’est pas question de faire miracle pour former au roi cent millions de rente plus qu’il n’a, en rétablissant à ses sujets le double de leurs biens, tels qu’ils les avaient autrefois ; il est seulement nécessaire de laisser agir la nature en cessant de lui faire une perpétuelle violence ».[87] La conclusion de Boisguilbert, au-delà de l’étude de l’impôt et du commerce, dans des termes nécessairement datés, était donc proprement révolutionnaire : c’était le désengagement de la puissance publique des questions d’économie, lesquelles étaient appelées à fonctionner « sans intervention d’aucune autorité supérieure qui doit être bannie de toutes les productions de la terre, parce que la nature, loin d’obéir à l’autorité des hommes, s’y montre toujours rebelle, et ne manque jamais de punir l’outrage qu’on lui fait, par disettes et désolation ».[88] La seule fonction de l’autorité, dans ce cadre, était d’assurer la sécurité. « On a dit, que pourvu qu’on laisse faire la nature, c’est-à-dire qu’on lui donne sa liberté, et que qui que ce soit ne s’en mêle que pour y départir protection à tous et empêcher la violence. »[89] Car cette nature, cet ordre supérieur, issu du créateur, ne respire que la liberté ; c’est l’harmonie d’un monde cosmopolite. La nature « ne connaît ni différents États, dit Boisguilbert, ni divers souverains, ne s’embarrassant pas non plus s’ils sont amis ou ennemis, ni s’ils se font la guerre, pourvu qu’ils ne la lui déclarent pas. »[90]

Dès lors qu’on n’entre pas en guerre contre la nature, en refusant et en bousculant l’ordre qu’elle place d’elle-même dans les choses, les terres sont cultivées, les paysans tirent des revenus de leur travail ; ils peuvent s’acquitter des impôts, et vivre bien. Enfin les productions de la terre s’échangent entre les hommes, entre les provinces et entre les nations.

______________

[1] Lettre de François d’Harcourt, marquis de Beuvron, à Pontchartrain, contrôleur général, 14 juin 1693 ; Archives nationales, G7 497, 1 ; Œuvres de Boisguilbert, éd. INED, t. I, p. 255.

[2] Lettre à Boisguilbert, 18 octobre 1701 ; Depping, Correspondance administrative, etc., vol. II, p. 778.

[3] Lettre à Pontcarré, premier président du parlement de Rouen, 20 juin 1703 ; Depping, Correspondance administrative, etc., vol. II, p. 808.

[4] Lettre de Pontchartrain à Sanson, 29 août 1704 ; Depping, Correspondance administrative, etc., vol. II, p. 843.

[5] Lettre à Chamillart, Contrôleur général, 22 juillet 1704 ; Ar. Nat., G7 721 ; Œuvres, t. I, p. 323.

[6] Lettre à Desmarets, novembre 1704 ; Ar. Nat., G7 721 ; Œuvres, t. I, p. 336.

[7] Lettre à Chamillart, Contrôleur général, 14 janvier 1706 ; Ar. Nat., G7 721 ; Œuvres, t. I, p. 420.

[8] Lettre à Chamillart, Contrôleur général, 23 décembre 1704 ; Ar. Nat., G7 721 ; Œuvres, t. I, p. 353.

[9] Lettre à Boisguilbert, 11 avril 1707 ; Boislisle, Correspondance des contrôleurs généraux, etc., 1883, t. II, p. 570.

[10] Lettre à Chamillart, Contrôleur général, 11 avril 1707 ; Ar. Nat., G7 721 ; Œuvres, t. I, p. 427.

[11] Addition en marge à la lettre de Nicolas de Boisguilbert à Chamillart, Contrôleur général, 27 juin 1707 ; Ar. Nat., G7 721 ; Œuvres, t. I, p. 428.

[12] Lettre de Pontchartrain à M. Busquet, lieutenant particulier du baillage de Rouen, 3 avril 1707 ; Œuvres, t. I, p. 427.

[13] Le Détail de la France, 1695 ; Œuvres, t. II, p. 625.

[14] Factum de la France, 1707 ; Œuvres, t. II, p. 881.

[15] Le factum de la France contre les demandeurs en délai, 1705 ; Œuvres, t. II, p. 741.

[16] Karl Marx, Critique de l’économie politique, 1859 ; Œuvres, éd. Pléiade, Économie, I, p. 308.

[17] Ragguaglio della Francia e altri scritti [lit. Détail de la France et autres écrits], in Economisti Francesi del Primo Settecento, ed. ETS, 2003.

[18] Denkschriften zur wirtschaftlichen Lage in Königsrech Frankreich [lit. Mémoires sur la situation sociale du royaume de France], Akademie-Verlag, Berlin, 1986.

[19] Boisguilbert xuǎnjí (布阿吉尔贝尔选集) [lit. Sélection d’écrits de Boisguilbert], Pékin, Commercial Press, 1984. — Réédité en 2010.

[20] Jules Michelet, Le Peuple, 1846, p. 54.

[21] Lettre à Pontchartrain, Contrôleur général, 3 mai 1691 ; Ar. Nat., G7 721 ; Œuvres, t. I, p. 247.

[22] Lettre à Chamillart, Contrôleur général, 27 octobre 1703 ; Ar. Nat., G7 721 ; Œuvres, t. I, p. 295.

[23] Lettre de Vauban à Chamillart, Contrôleur général, 26 août 1704 ; Boislisle, Correspondance des contrôleurs généraux, etc., 1883, t. II, p. 545.

[24] Le Factum de la France, 1707 ; Œuvres, t. II, p. 913.

[25] Lettre à Louis XIV, 1695 ; Œuvres de Fénelon, éd. 1865, vol. III, p. 245.

[26] Le Détail de la France, 1695 ; Œuvres, t. II, p. 660.

[27] Lettre à Chamillart, Contrôleur général, 27 octobre 1703 ; Ar. Nat., G7 721 ; Œuvres, t. I, p. 294.

[28] Supplément au Détail de la France, 1707 ; Œuvres, t. II, p. 1014.

[29] Le Factum de la France, 1707 ; Œuvres, t. II, p. 882-883.

[30] Le Détail de la France, 1695 ; Œuvres, t. II, p. 599.

[31] Lettre à Chamillart, Contrôleur général, 27 octobre 1703 ; Ar. Nat., G7 721 ; Œuvres, t. I, p. 294.

[32] Lettre à Desmarets, Contrôleur général, 16 septembre 1708 ; Ar. Nat., G7 721 ; Œuvres, t. I, p. 433.

[33] Le Détail de la France, 1695 ; Œuvres, t. II, p. 584.

[34] Louis Pasteur, Études sur le vin, ses maladies, causes qui les provoquent, 2eéd., 1873, p. 53.

[35] Traité de la nature, culture, commerce et intérêt des grains, etc.,1707 ; Œuvres, t. II, p. 871.

[36] Lettre à Chamillart, Contrôleur général, vers 1704 ; Œuvres, t. I, p. 312.

[37] Le Détail de la France, 1695 ; Œuvres, t. II, p. 590-591.

[38] Ibid, p. 640.

[39] Le Détail de la France, 1695 ; Œuvres, t. II, p. 643.

[40] Le factum de la France contre les demandeurs en délai, 1705 ; Œuvres, t. II, p. 744.

[41] Le Détail de la France, 1695 ; Œuvres, t. II, p. 641.

[42] Vauban, Projet de dîme royale, 1707 ; Oisivetés de Monsieur de Vauban, éd. 2007, p. 877.

[43] Lettre à Falconet, 11 janvier 1661 ; Lettres de Guy Patin, éd. 1846, vol. III, p. 308.

[44] Le Factum de la France, 1707 ; Œuvres, t. II, p. 922.

[45] Ibid, p. 921-922.

[46] Ibid, p. 886.

[47] Le Factum de la France, 1707 ; Œuvres, t. II, p. 898.

[48] Ibid, p. 907.

[49] Dissertation de la nature des richesses, de l’argent et des tribus, etc.,1707 ; Œuvres, t. II, p. 986.

[50] Vauban, Projet de dîme royale, 1707 ; Oisivetés de Monsieur de Vauban, éd. 2007, p. 771.

[51] Le Détail de la France, 1695 ; Œuvres, t. II, p. 596.

[52] Le Détail de la France, 1695 ; Œuvres, t. II, p. 595.

[53] Le Factum de la France, 1707 ; Œuvres, t. II, p. 894.

[54] Castel de Saint-Pierre, Projet de taille tarifée, 1737, p. 27.

[55] Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions ; Œuvres complètes, Pléiade, t. I, 1959, p. 163-164.

[56] Le factum de la France contre les demandeurs en délai, 1705 ; Œuvres, t. II, p. 762.

[57] Vauban, Projet de dîme royale, 1707 ; Oisivetés de Monsieur de Vauban, éd. 2007, p. 768.

[58] Lettre à l’intendant de Tours, 7 juin 1679 ; P. Clément, Lettres, instructions et mémoires de Colbert, etc., vol. II, 1èrepartie, p. 105.

[59] Le Factum de la France, 1707 ; Œuvres, t. II, p. 895.

[60] Mémoire sans titre, sur l’assiette des impôts, 1705 ; Œuvres, t. II, p. 691.

[61] Alexis de Tocqueville, L’Ancien régime et la Révolution, 1856, p. 140.

[62] Le Factum de la France, 1707 ; Œuvres, t. II, p. 929.

[63] Le Détail de la France, 1695 ; Œuvres, t. II, p. 590.

[64] Lettre à Desmarets, novembre 1704 ; Ar. Nat., G7 721 ; Œuvres, t. I, p. 335.

[65] Le Détail de la France, 1695 ; Œuvres, t. II, p. 606.

[66] Ibid, p. 609.

[67] Vauban, Projet de dîme royale, 1707 ; Oisivetés de Monsieur de Vauban, éd. 2007, p. 768.

[68] Les soupirs de la France esclave qui aspire après la liberté, 1689, p. 14.

[69] Le Factum de la France, 1707 ; Œuvres, t. II, p. 938.

[70] Ibid, p. 923.

[71] Ibid, p. 907.

[72] Lettre à Chamillart, Contrôleur général, sans date ; Ar. Nat., G7 721 ; Œuvres, t. I, p. 312.

[73] Remède infaillible à tous les désordres de la France, manuscrit sans date ; Œuvres, t. I, p. 388.

[74] Ibid., p. 387.

[75] Dissertation de la nature des richesses, de l’argent et des tribus, etc.,1707 ; Œuvres, t. II, p. 1008.

[76] Le Détail de la France, 1695 ; Œuvres, t. II, p. 660-661.

[77] Ibid, p. 649.

[78] Ibid, p. 625-626.

[79] Le Détail de la France, 1695 ; Œuvres, t. II, p. 605.

[80] Lettre à Chamillart, Contrôleur général, 2 décembre 1704 ; Ar. Nat., G7 721 ; Œuvres, t. I, p. 346.

[81] Vauban, Projet de dîme royale, 1707 ; Oisivetés de Monsieur de Vauban, éd. 2007, p. 762.

[82] Le Factum de la France, 1707 ; Œuvres, t. II, p. 899.

[83] Ibid, p. 941.

[84] Ibid, p. 939.

[85] Traité de la nature, culture, commerce et intérêt des grains, etc., 1707 ; Œuvres, t. II, p. 870.

[86] Le Détail de la France, 1695 ; Œuvres, t. II, p. 654.

[87] Ibid, p. 644.

[88] Traité de la nature, culture, commerce et intérêt des grains, etc., 1707 ; Œuvres, t. II, p. 871.

[89] Le Factum de la France, 1707 ; Œuvres, t. II, p. 892.

[90] Dissertation de la nature des richesses, de l’argent et des tribus, etc., 1707 ; Œuvres, t. II, p. 995.

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