Le monopole de l’alcool 

Depuis la fin du XIXsiècle, le monopole de l’État sur la production et la distribution de l’alcool est imaginé par quelques esprits chimériques comme une panacée pour augmenter sans douleur le budget de l’État. Dans cet article publié en 1903, Yves Guyot pourchasse les sophismes et les déceptions de ces projets, sans cesse remis devant l’Assemblée nationale, et offre la réfutation des faits aux socialistes qui les portent.

Yves Guyot, « Le monopole de l’alcool », Journal des économistes, mars 1903.

LE MONOPOLE DE L’ALCOOL

I.

LES MANIFESTATIONS

Les contribuables, et par conséquent leurs représentants les députés, sont toujours à la recherche d’un impôt merveilleux qui, selon la formule de Labiche, fera rendre plus à l’impôt en demandant moins au contribuable. Depuis longtemps, les députés sont hantés par deux hallucinations fiscales, le monopole de l’alcool et l’impôt sur le revenu.

Selon que l’un ou l’autre de ces impôts obtient leurs préférences respectives, ils promettent que chacun d’eux assurera des réformes qui permettront toutes sortes de dégrèvements et toutes sortes d’augmentations de dépenses.

En France, la question du monopole de l’alcool a été agitée par M. Émile Alglave avant qu’elle ne fût reprise par les socialistes.

M. Émile Alglave invoquait, il y a vingt ans, l’argument d’autorité. Avec un magnifique aplomb, il disait que la France serait le dernier pays de l’Europe à adopter le monopole de l’alcool ; et il lui faisait honte de son esprit routinier. Il invoquait l’exemple de l’Allemagne, et, en effet, un projet de monopole fut soumis au Reichstag le 22 février 1886 ; mais il fut rejeté le 27 mars suivant par 181 voix contre 3, malgré l’intervention de M. de Bismarck, qui invoqua les besoins financiers de l’Empire et la réforme des impôts communaux.

Les grands propriétaires distillateurs appuyaient le projet, car l’État promettait d’acheter leur alcool 40 marks, soit 10 marks plus cher qu’il ne valait à ce moment, ce qui leur faisait un cadeau de 35 millions. Toutefois, s’ils envisageaient avec satisfaction le bénéfice immédiat, ils se demandaient ce qui adviendrait si, plus tard, sous des pressions diverses, le gouvernement, au lieu d’avoir à sa tête un distillateur important comme M. de Bismarck, avait des hommes qui ne voulussent pas se laisser soupçonner de faiblesse pour les grands distillateurs et qui eussent besoin de ressources pour équilibrer le budget. On considéra que le monopole augmenterait le pouvoir du gouvernement, ferait des débitants ses agents électoraux ; on examina les questions de rectification et d’exportation et, depuis ce temps, il n’a plus été question du monopole de l’alcool au Reichstag.

Devant la commission chargée d’étudier le monopole de l’alcool en 1887, M. Alglave affirma que l’Autriche l’avait adopté.

Il donna même des détails circonstanciés : le prix du petit verre était fixé à 4 centimes, la remise accordée au cabaretier était de 10% ; il affirmait qu’en Autriche la mesure n’était pas fiscale puisque le budget était en excédent de 7 à 8%, mais purement hygiénique.

Or, tout cela n’existait que dans l’imagination de M. Alglave. Il n’y a pas de monopole en Autriche.

M. Alglave invoquait encore l’exemple de l’Italie. Or, si en Italie, sept ans plus tard, en 1894, le gouvernement a eu la velléité de l’établir, il y a renoncé devant le tolle qui s’est élevé. La Belgique a réformé sa législation sur l’alcool en 1896. Un projet de monopole présenté par le groupe socialiste fut rejeté sans scrutin. Elle vient d’augmenter les droits sur l’alcool, mais la question du monopole n’a joué aucun rôle.

Par conséquent, l’argument de l’exemple donné par M. Alglave ne vaut pas plus que les autres.

En 1887, une commission extra-parlementaire fut nommée pour étudier le monopole de l’alcool. Une seconde commission parlementaire fut instituée en 1896. Enfin, il y en a une troisième, nommée en 1902, mais qui n’a pas encore été réunie.

À la Chambre des députés, la première proposition de monopole fut déposée par M. Maujan, le 13 mai 1891 ; M. Guillemet déposa une proposition précédée d’un gros rapport, en 1893, qu’il réédita, sans même le mettre au point, en 1898.

Je n’ai pas trouvé, dans le Résumé officiel des travaux législatifs, trace de vote ; cependant M. Clémentel a déclaré que la Chambre a voté deux fois le principe du monopole ; une première fois, sur la proposition de M. Vallé, aujourd’hui ministre de la Justice ; une seconde fois, sur la proposition de M. Guillemet.

Mais M. Clémentela négligé de rappeler que, dans la législature 1898-1902, le 20 novembre 1900, la Chambre des députés fut appelée à se prononcer sur l’amendement suivant de M. Vaillant :

« Le monopole de l’alcool est établi par l’organisation nationale de la rectification. » Elle fut repoussée par 423 voix contre 101.

Ces votes qu’on appelle « de principe » ne sont que de simples. vœux de conseils d’arrondissement ou de conseils généraux. Rien de plus commode. On supprime toutes les difficultés d’application, on n’a pas à discuter les détails, on se borne à enregistrer deux lignes, et les députés disent à tous leurs électeurs : ce n’est pas de ma faute si l’impôt sur le revenu n’est pas appliqué depuis quinze ans ; j’en ai voté le principe !

Les psychologues de la commission du budget de 1903 ont inséré dans la loi de finances un article 24 d.

« À partir du 1er janvier 1905, l’État aura le monopole de la fabrication, de la rectification, de l’importation et de la vente de l’alcool. »

Autour de ce vœu qui ne pouvait avoir aucun effet utile pour l’équilibre du budget s’est livrée une bataille parlementaire du 25 au 27 février. Les députés ont oublié complètement qu’ils avaient un budget à voter. M. Rouvier, le ministre des Finances, a dû le rappeler, mais la question n’a pas été écartée par une question préalable. Il a même dû déclarer qu’en principe, il n’est pas opposé à l’idée du monopole. Les socialistes ont été enthousiasmés par cette déclaration ; mais M. Rouvier leur a dit : « Je doute que cette étude du monopole soit achevée avant deux ans ».

Par 346 voix contre 189,la Chambre à renvoyé à une Commission spéciale l’article 24 de la loi de finances et les projets relatifs au monopole de l’alcool.

Si les orateurs n’ont plus invoqué, comme M. Alglave, en 1887, les exemples de l’Allemagne, de l’Autriche et de l’Italie, ils n’ont pas manqué d’invoquer les exemples de la Suisse et de la Russie. Mais ils ont oublié de montrer comment le monopole avait été institué et fonctionnait dans ces deux pays.

II

LE MONOPOLE SUISSE

Le monopole suisse fut établi sous prétexte d’hygiène. Cependant le message du 20 novembre 1884 qui saisit le peuple suisse de la question contient tout un chapitre intitulé : Avantages des boissons spiritueuses.

En réalité, il avait deux buts : la suppression des droits d’ « Ohmgeld » et une prime à la pomme de terre.

Les droits d’Ohmgeld étaient des droits d’entrée cantonaux, espèces de douanes intérieures avec tarifs différents sur les vins, les cidres, les bières, l’alcool. Établis dans 16 cantons sur 22, ils entravaient la liberté du commerce et de la circulation dans la Confédération Suisse. Déjà la constitution de 1848 avait interdit de les relever ; lors de la négociation du traité de commerce avec la France en 1864, ils avaient donné lieu à de sérieuses difficultés : la Constitution fédérale de 1874 avait prescrit qu’ils devaient prendre fin le 1er janvier 1890. Mais comment remplacer les ressources qu’ils assuraient aux cantons ? Quelques hommes politiques parlaient de réviser l’article 32 de la Constitution de 1874 et, au point de vue politique aussi bien qu’au point de vue économique, ce retour en arrière, qui pouvait s’étendre à d’autres articles, provoquait des inquiétudes justifiées.

À ce moment, l’article 31 de la constitution garantissait « la liberté de l’industrie et du commerce dans toute l’étendue de la Confédération. » L’article 32 stipulait des exceptions pour le sel, la poudre de guerre, les droits d’entrée sur les vins et autres boissons. La révision de 1885 y ajouta : « La fabrication et la vente des boissons distillées », et, par l’article 32 bis, donna à la Confédération, « le droit de décréter,par voie législative, des prescriptions sur la fabrication et la vente des boissons distillées. »

Seulement, immédiatement intervient une grave exception dont je reproduis le texte : « La distillation du vin, des fruits à noyaux et à pépins et de leurs déchets, des racines de gentiane, des baies de genièvre et d’autres matières analogues, est exceptée des prescriptions fédérales concernant la fabrication et l’impôt. »

C’est le triomphe des bouilleurs de cru de tous genres, producteurs de kirsch, d’absinthe de bitter, de gin et distillateurs de vin. Les restrictions ne s’appliquent qu’à l’alcool provenant des matières amylacées. Le second paragraphe de cet article 32 bis ajoute que « le commerce des boissons alcooliques non distillées ne pourra plus être soumis par les cantons à aucun impôt spécial ». Le troisième paragraphe déclare que « les recettes nettes de la Confédération résultant de la distillation indigène et de l’élévation correspondante des droits d’entrée sur les boissons distillées étrangères seront réparties entre les cantons proportionnellement à leur population de fait établie par le recensement fédéral le plus récent. »

Il se termine par cette singulière prescription : « Les cantons sont tenus d’employer au moins 10% des recettes pour combattre l’alcoolisme dans ses causes et ses effets. »

On voit que le but de la révision du 25 octobre 1885 était d’assurer la liberté de circulation des boissons sur le territoire de la Confédération, en supprimant les droits d’entrée cantonaux. C’est une loi de liberté.

La révision de 1885 donnait à la Confédération « le droit de décréter par voie législative des prescriptions sur la fabrication et la vente des boissons distillées ; mais elle n’impliquait pas le monopole. M. Numa Droz, chargé du département de l’agriculture, était opposé au monopole, mais partisan de la suppression des droits d’Ohmgeld. Il l’a dit à maintes reprises. Si les adjonctions à la Constitution fédérale soumises le 25 octobre 1885 au referendum n’excluaient pas le monopole de l’alcool, elles ne le faisaient nullement prévoir. Elles faisaient prévoir, au contraire, le système de l’impôt et par l’impôt de l’alcool, mieux que par le monopole, on pouvait arriver à la suppression des droits d’« Ohmgeld ».

Rien ne faisait prévoir le monopole. « Dans la discussion des chambres, je ne crois pas que le mot de monopole ait été prononcé une seule fois », dit M. Numa Droz. Il parle de la surprise qui se produisit quand le département de l’Intérieur présenta au Conseil fédéral trois projets, dont deux relatifs au monopole. Le Conseil fédéral adopta, sur l’insistance de M. Numa Droz et par 4 voix contre 3, le premier projet qui était celui de l’impôt ; mais la commission du conseil national adopta le projet de monopole. La majorité du gouvernement capitula à la condition que la Confédération ne distillerait pas elle-même, et la loi actuelle fut votée le 23 décembre 1886 et approuvée par un referendum le 15 mai 1887 par 267 000 voix contre 138 500.

On avait prévu que le monopole suisse donnerait 8 800 000 fr. qui iraient aux cantons. Jamais ce chiffre n’a été atteint.

De 1887 à 1901, il a donné un totalde 86 424 000 francs soit une moyenne de 5 730 000 francs. En 1901, il a produit 5 631 946 francs.

Comme ce déficit de 36% ne porte que sur des chiffres de 2 à 3 millions, ce n’est pas grave, dans un pays comme la Suisse.

La régie du monopole suisse ne peut acheter plus d’un quart de la consommation du pays en alcool, et encore cette proportion est limitée à 30 000 hectolitres par année civile.

En 1901, la moyenne du prix d’achat à l’étranger a été de 28 fr. 23 ; le prix de l’alcool indigène a été de 80 fr. 15.

Avec le monopole de l’alcool, on donne une prime aux cultivateurs de pommes de terre. Cependant ils se plaignent toujours que les distillateurs les leur paient trop bon marché. Alors, à la veille de périodes électorales, on relève le prix de l’alcool de manière à permettre de réclamer des prix plus élevés. Mais le risque est limité. En serait-il de même en France où l’État aurait non seulement à payer la pomme de terre, mais la betterave, la mélasse, la pomme, le cidre, le vin ? On verrait dans les antichambres des ministères des processions de sénateurs, de députés et d’électeurs demandant sur un ton, plus ou moins comminatoire, toujours des prix plus élevés.

À l’un des auteurs des projets de monopole, je faisais cette observation.

— Qu’importe?Si l’État a un prix électoral, est-ce que de grands négociants, comme MM. Martell et Hennessy, ne peuvent pas avoir des prix électoraux?

Admettons cette hypothèse : Elle ne concerne que les vendeurs d’eau-de-vie et leurs acheteurs. Si ces derniers achètent plus cher que le consommateur ne veut payer, tant pis pour eux. Ils en supporteront les conséquences.

Mais, avec le monopole de l’État, si le prix électoral hausse, c’est aux frais de tous les contribuables. Le parti qui est au pouvoir fait des largesses à leurs dépens et même aux dépens de ses concurrents, pour conserver sa domination.

Le 15 mars, le peuple suisse sera appelé à se prononcer sur le tarif douanier qui abaisse de 23 francs à 11 fr. 50 le droit sur le quintal d’ « alcool potable » et de 8 fr. 40 à 4 fr. 20 le droit sur le quintal d’alcool industriel.

La régie du monopole a seule le droit d’importer de l’alcool ; l’importation de l’alcool potable se montant en chiffres ronds à 25 000 quintaux métriques (représentant chacun 116.5 litres d’alcool absolu), celle de l’alcool industriel à 63 000, il y aura une augmentation de recettes de 552 000 francs au détriment de la caisse fédérale.

En laissant de côté l’alcool industriel, la régie profitera de 287 000 francs aux dépens de la douane.

En même temps, M. Odier, député de Genève et quelques-uns de ses collègues proposent de relever le maximum du prix de vente, fixé par le Conseil fédéral, de 150 francs l’hectolitre d’alcool absolu, à 175 francs. Le budget pour 1903 prévoit 5 600 000 fr. de recettes. On estime que cette augmentation de prix relèvera ces recettes de 1 500 000 francs qui, ajoutés à la réduction des droits de douane, porteraient les bénéfices de la régie de 5,5 francs à 7.

Seulement on éprouve quelque inquiétude. La vente des spiritueux monopolisés est tombée à 50 000 fr. en 1902, non parce que la consommation a diminué, mais parce que la concurrence de la distillerie libre a refoulé l’alcool du monopole.

III

LE MONOPOLE RUSSE

D’après Pierre-le-Grand, « la joie de la Russie, c’est de boire. » Mais elle n’a pas grand’chose à boire : 3 à 4 millions d’hectolitres de vin ; 4 millions d’hectolitres de bière pour une population de plus de 100 millions d’habitants, soit à peu près de 3 à 4 litres par tête. Si elle veut donc se livrer à la joie, elle doit consommer de l’eau-de-vie. Le monopole n’est pas une nouveauté pour elle. C’est une institution qui date de 1598. Elle a eu des altérations diverses. Abolie en 1863, elle a été rétablie le 1er janvier 1895 dans les quatre provinces de Perm, d’Orenbourg, Samara et Oufa, ayant une population de 10 millions d’habitants. Cette population consommait 200 000 hectolitres d’alcool, ce qui fait 2 litres par tête, moins de la moitié de la consommation française.

Le gouvernement a affirmé que son but était moral et non fiscal. Cependant il n’est pas « total abstinent ». Il veut bien que le moujik boive de l’alcool : mais voici le langage que le tsar, le petit père de tous les Russes, a tenu à ses enfants :

« Je vous donnerai du vodka à 40 degrés, je vous le ferai payer un peu plus cher qu’auparavant, on vous le fera payer 1 fr. 75 le litre, les finances de l’Empire s’en trouveront bien, et vous aussi. Vous n’êtes point raisonnables quand vous allez à la taverne. Vous buvez 12, 15, 25 centilitres, même davantage dans une séance. Continuez à boire 12, 15, 25 centilitres et même davantage.

« Mais au lieu de boire cette quantité en une seule fois, je veux que vous la buviez en petites quantités, à jours espacés ; par conséquent vous ne boirez plus sur place. Vous n’êtes pas raisonnables, maintenant ; quand vous n’avez plus d’argent, vous engagez vos jours de travail, vous ôtez votre pelisse et vous la donnez au marchand, vous lui donnez vos bottes, vous vous déshabillez, vous êtes ensuite jetés à la porte par un froid de 30 degrés où ma police vous ramasse gelés. Je ne veux plus que cela vous arrive. Donc vous ne pourrez plus boire d’eau-de-vie au cabaret. »

Toute la question a été d’obliger le moujick à ne pas consommer sur place, mais à consommer au dehors du lieu de vente. On lui vend des fioles qui contiennent 6 cent. 15 ; 12,3 ; 61,50, et le prix est rigoureusement proportionnel au contenu de la fiole de manière qu’on n’ait pas intérêt à en acheter une grosse quantité à la fois.

Le personnage qui tient le débit est un fonctionnaire qui a des appointements fixes qui sont de 70, 80, 100 fr. par mois, le maximum est de 150 francs. Il y a parmi les fonctionnaires des membres de la noblesse. La fonction est donc honorée. Mais ces fonctionnaires n’ouvrent leurs boutiques que tard, ils servent le moujick quand ils ont le temps — et il récrimine —, ils n’ont pas intérêt à pousser à la consommation. C’est ce que veut le gouvernement. Sous ce rapport, le programme est donc rempli.

On a pu voir à l’Exposition de 1900 un établissement de ce genre : ce qui le caractérise, c’est qu’il n’a ni verre, ni tire-bouchon, ni siège. Le moujick est donc obligé d’emporter sa fiole dehors pour en consommer le contenu : mais là il trouve un individu qui a un tire-bouchon, un verre, une croûte de pain et un morceau de hareng.

Comme il a peur d’être dérangé, il consomme vite ; puis il retourne ou il envoie un commissionnaire acheter une autre fiole : et les sociétés de tempérance commencèrent par constater que les cas d’ivresse publique avaient augmenté. Elles se demandèrent s’il ne faudrait pas annexer aux « débits de boissons chaudes » où il n’est servi que du thé, «des tartines » que les consommateurs pourraient manger, assis à une table, en les arrosant avec l’eau-de-vie apportée par eux du bureau voisin.

L’eau-de-vie est à 40 degrés. Elle est si bien rectifiée que despaysans y ajoutent du tabac pour lui donner de la saveur. Les Français qui ont pu en goûter pendant l’Exposition ont trouvé que les Russes avaient bien du courage d’acheter une boisson aussi insipide.

Cependant, à défaut d’autre boisson, les Russes s’en contentent. Les résumés des budgets russes que j’ai sous les yeux confondent sous une même rubrique tous les droits sur les boissons de sorte que je ne puis dégager le rendement du monopole. Serait-il un succès fiscal, il ne prouverait rien pour la France :carpeut-on comparer un seul instant deux pays aussi différents que la France et la Russie, deux peuples, dont le premier a le suffrage universel et est en république, et le second a l’habitude de la soumission aux ukases de l’Empereur ?

Singulière conception que celle qui consiste, de la part de représentants du suffrage universel, à reconnaître à leurs concitoyens le droit de choisir leurs députés et qui leur refusent le droit de choisir l’alcool qu’ils veulent consommer!

IV

LES PROJETS ACTUELS.

Actuellement la Chambre des députés est saisie de trois propositions de monopole.

M. Louis Martin, député du Var, a repris le vieux projet de M. Alglave. Ils’est contenté d’un exposé de motifs en deux paragraphes de huit lignes chacun, dont le dernier se termine par ces mots : « Nous n’avons pas besoin d’ajouter, car vous le savez tous, que le monopole de l’alcool fonctionne déjà en Suisse et en Russie d’après les idées de M. Alglave. » C’est la première fois que j’apprends qu’il est conforme aux idées de M. Alglave ; et comme le monopole, en Russie, a un tout autre caractère qu’en Suisse, il en résulterait que si l’un et l’autre étaient conformes aux idées de M. Alglave, elles seraient tout au moins de deux ordres différents.

Une autre proposition de monopole de l’alcool est signée par MM. Astier, Chaigne, Ruau. Ces messieurs se contentent de la justifier dans un exposé des motifs de trois pages et demie.

Le principal argument sur lequel ils basent leurs propositions est la découverte pratique de la production de l’alcool industriel à 13 francs l’hectolitre.

On pourrait supposer que ces messieurs voyant la différence de prix de revient de cet alcool et de l’alcool de grains, de betteraves et de fruits, voudraient en faire bénéficier le budget. Ils pourraient mépriser les 1 100 millions promis par M. Alglave et y ajouter une formidable enchère. Ils auraient promis aussi de supprimer toutes sortes de taxes fiscales. Ils auraient donné à ceux qui ne boivent pas l’alcool, l’illusion qu’ils ne payeraient pas l’impôt.

Mais pas du tout, M. Astier et ses collègues veulent le monopole de l’alcool pour que l’État supprime toute production possible de l’alcool industriel. Certes, nous comprenons bien l’intérêt qu’auraient les distilleries agricoles à cette mesure, si l’alcool industriel peut être produit à 12 francs l’hectolitre et en quantités illimitées ; mais quel intérêt aurait le fisc à payer plus cher un produit que tel autre produit identique ?

M. Astier rappelle que les couleurs d’aniline ont ruiné la culture de la garance. Pourquoi ne demande-t-il pas le monopole de la teinture afin que l’État régénère la culture de la garance ?

M. Astier rappelle la prohibition de la saccharine. S’il est logique, il doit demander aussi le monopole du sucre. Nous avons dit alors ce que nous pensions de cette mesure législative ; mais la saccharine n’est pas du sucre, tandis que l’alcool industriel est de l’alcool.

M. Astier dit : « Si l’État n’oppose pas une barrière solide à l’envahissement du marché français par les alcools chimiques, c’en est fait de l’industrie nationale, si florissante, des crus spéciaux et des liqueurs de marque, appréciés par les consommateurs du monde entier. Les produits d’imitation prendront la place des produits authentiques. »

Est-ce que cet argument ne s’applique pas tout aussi bien aux alcools rectifiés de la pomme de terre ou de la betterave ? L’alcool industriel n’est une menace ni pour les cognacs ni pour les liqueurs de marque ; il est une menace pour les alcools de grains, de betteraves et de pommes de terre.

Enfin M. Astier a lu à la Chambre des députés une lettre de M. Moissan qui, par son invention du four électrique qui permet d’obtenir des températures de 3 000 degrés, a permis la production économique des carbures qui servent à fabriquer l’acétylène, point de départ de l’alcool synthétique.

Or, dans cette lettre M. Moissan déclare que:

« La vente à raison de 12 francs l’hectolitre pour 200 000 à 300 000 hectolitres me paraît problématique jusqu’à nouvel ordre. »

Tout le projet de M. Astier se tient aussi solidement que le raisonnement initial.

Dans l’article 4, il déclare qu’à partir du 1erjanvier 1904, « nul autre que l’État ou ses représentants dûment autorisés et placés sous son contrôle permanent ne pourra fabriquer, importer, rectifier, transformer, transporter et vendre des boissons alcooliques ou des alcools et produits alcooliques non dénaturés. » Et alors suit une organisation détaillée : 21 régions chacune soumise à un directeur qui sera un personnage muni d’une véritable puissance. Il aura sous ses ordres des distilleries nationales et des distilleries privées. « Le prix d’achat de l’alcool sera fixé d’après le prix de revient des qualités similaires produites dans les distilleries nationales. » (Art. 13).

Mais ce n’est pas seulement le prix de revient qui fixe la valeur d’un produit. Le consommateur intervient dans la fixation du prix : le prix du cognac se mesure-t-il donc au prix de revient de la distillation ?

M. Astier dit que « nul ne pourra être autorisé à vendre l’alcool au détail, s’il n’est agréé par l’administration, muni d’une licence semestrielle et personnelle. » C’est là un régime pire que celui auquel l’Empire avait soumis les cabaretiers ; ce sera un merveilleux instrument de tyrannie. Tout cabaretier, tout cafetier, tout maître d’hôtel, tout restaurateur deviendra l’homme lige des directeurs du monopole. Après le prix électoral, on aura le débitant électoral qui devra marcher au doigt et à l’œil du directeur, lequel sera soumis à la pression du député.

M. Astier a dit avec orgueil que son projet est celui du monopole intégral ! Il nous semble qu’il a des fissures.

J’ai vu passer presque autant de projets de monopole de l’alcool que de systèmes socialistes.

Celui de M. Jaurès aura certainement le même sort que ses aînés. Son auteur a cependant fait tout son possible pour le rendre séduisant et y intéresser aussi bien les distillateurs professionnels que les petits bouilleurs de cru.

M. Jaurès veut d’abord faire la fortune des grandes distilleries. Il ne fait partir l’application de son projet que du 1er janvier 1905 et il règle les indemnités sur les bénéfices moyens des cinq dernières années ; il donne deux années, 1903 et 1904, aux distillateurs visés pour majorer leurs chiffres.

M. Jaurès commence par l’expropriation de toutes les grandes distilleries ayant produit au moins deux fois dix mille hectolitres dans le cours des campagnes 1890-1901. On voit combien le socialisme de M. Jaurès est devenu aimable. Dans les théories marxistes, on confisque. Ici on paie une indemnité avec les formes prévues par la loi de 1841. Les expropriations jusqu’à présent n’ont point ruiné les expropriés et les ont souvent enrichis. M. Jaurès espère séduire les gros distillateurs en leur disant : « Je fais votre fortune en vous assurant le repos. »

Puis, dans tous les départements ayant produit au moins, depuis cinq ans, une moyenne de mille hectolitres par an, l’État rachètera les deux distilleries dont la production est la plus forte. Les distillateurs cesseront d’être industriels pour devenir rentiers.

Mais et les autres usines ? L’État n’a pas complètement le monopole de la fabrication. M. Jaurès laisse travailler les usines ayant produit moins des 10 000 hectolitres qu’il a fixés.L’État arrête leur contingent tous les deux ans.

Ces fabriques ne pourront vendre qu’à l’État. M. Jaurès ajoute : « L’État déterminera le prix d’achat selon le coût moyen de production et le majorera au profit du chef de l’industrie, d’un boni de fabrication calculé sur la base du bénéfice moyen réalisé par les producteurs de cette catégorie dans les cinq années antérieures. »

Que doivent penser les purs socialistes qui considèrent que le bénéfice de l’industriel n’est que le produit du surtravail, en voyant M. Jaurès préoccupé de le faire assurer par l’État ? L’État garantissant le bénéfice des industriels ! Qui eût cru que jamais pareille proposition eût pu émaner d’un des chefs du socialisme ? Décidément, M. Jaurès professe le socialisme séducteur.

Mais comment l’État déterminera-t-il le coût moyen de la production ?

Le prix de revient des matières premières y jouera un rôle, et nous savons le rôle qu’il joue en Suisse.

La Suisse n’a pas compris dans son monopole les alcools résultant de la distillation des fruits.

M. Jaurès ne fait pas de l’État l’unique distillateur. Il supprime le distillateur individuel ; mais il forme des coopératives de bouilleurs de cru qui pourront distiller des vins, cidres, poirés et fruits. L’État aura un fonds permanent de 10 millions pour l’organisation de ces établissements.

M. Jaurès fait du petit bouilleur de cru un rentier. Si son revenu net ne dépasse pas 2 000 francs, il recevra, à l’âge de 60 ans, une pension de retraite de 100 francs réversible par moitié sur la veuve. Les petits rentiers après le grand rentier.

M. Jaurès, plein de prudence, ne veut pas diminuer la consommation des alcools de fruits. Il en fixe par la loi le contingent minimum à 500 000 hectolitres.

L’article 38 décide que l’État vendra l’hectolitre d’alcool 320 francs en sus du coût de fabrication et de l’annuité du rachat.

M. Jaurès ne paraît pas se douter qu’il y a alcool et alcool. Il établit un prix uniforme pour le cognac, l’armagnac, le languedoc et l’alcool rectifié de pommes de terre.

Alors qui aura droit au cognac ? Les amis du gouvernement, les députés, les sénateurs et les électeurs influents, sans compter les faiseurs de chantage.

M. Jaurès ne semble pas avoir prévu cette petite difficulté en introduisant dans la loi le prix uniforme de 320 francs.

Mais je suppose que M. Jaurès répare cette étourderie : quel procédé emploiera-t-il ? La mise en adjudication du cognac, des armagnacs, des languedocs, des alcools d’industrie— soit. Le budget du monopole variera selon les récoltes. Qui achètera ? Des négociants, mais ces négociants ne revendront pas le lendemain leurs cognacs. Ils les feront vieillir, ils devront les soigner. Voilà une brèche ouverte dans le monopole.

M. Jaurès ne propose pas le monopole de l’alcool comme un moyen de diminuer certaines charges du budget. Il veut y ajouter les recettes qu’il espère en retirer comme si les recettes ne devaient pas sortir de la poche de contribuables soumis déjà aux charges budgétaires.

« Pour les œuvres sociales urgentes », M. Jaurès demande « des réformes nouvelles, les grands monopoles fiscaux, le monopole de l’alcool, le monopole des assurances ».

M. Jaurès ajoute : « Il y a une politique financière du socialisme, qui n’est ni vague, ni chimérique, et qui peut, dès aujourd’hui, se formuler en propositions précises ».

Si M. Jaurès croit que son projet n’est ni vague, ni chimérique, il se fait des illusions.

V

LA DISCUSSION À LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS

Telles sont les propositions de loi qui sont renvoyées à la Commission d’études. En attendant, elles ont été exposées et discutées à la Chambre des députés et certains arguments fournis pour les soutenir n’ont pas manqué de pittoresque.

M. Astier a invoqué l’exemple du monopole des tabacs qui est en même temps un monopole de vente et de fabrication. En 1900 il porte en recettes 417 474000 fr. et en dépenses 85 312 000 fr., soit un produit de 332millions. Or, en Angleterre, dans l’exercice 1900-1901, l’impôt a produit 12 838 000 liv. st., ce qui fait 320 millions de francs. On voit que le monopole en France ne rapporte que 12 millions de francs de moins que l’impôt en Angleterre; mais on ne voit pas les centaines de millions que le monopole a fait perdre à l’agriculture, à l’industrie et au commerce français.

M. Astier, tout en réclamant le monopole intégral, a dit : « l’État aura intérêt à être honnête et à donner de bonne eau-de-vie ou de bon alcool parce qu’il sera concurrencé par l’industrie privée. »

La plupart des auteurs de propositions de monopole veulent accomplir le miracle d’accorder des contradictoires.

Vers 1880, M. Alglave avait inventé une petite bouteille merveilleuse, dans laquelle il enfermait le monopole de l’alcool ; elle contenait 1 000 millions.

C’était une petite bouteille qui pouvait se vider et qui ne pouvait pas se remplir. L’État la remplissait, le consommateur la vidait, et pour qu’elle fût remplie de nouveau, il fallait qu’elle retournât à l’État. Dans ses conférences, il tuait quelques cochons d’Inde, un chien de temps en temps, en leur injectant dans la cuisse des alcools de tête, et le public, secoué par les agonies convulsives de ces animaux, ne pensait pas à lui demander : Montrez-nous donc maintenant votre petite bouteille !

Mais au Congrès de la Propriété bâtie en 1896, dans une réunion où il promettait au propriétaires tous les dégrèvements possibles, je lui demandai d’exhiber sa petite bouteille. Il fut obligé d’avouer qu’elle n’existait que dans son imagination. Ce fut un tel éclat de rire qu’il n’en parle plus. Mais nous le voyons plus que jamais partisan du monopole des alcools. Il a maintenant un litre avec une petite banderolle. Ce litre contiendra de l’eau-de-vie à 40 degrés comme l’alcool russe. Le débitant devra en débiter 40 petits verres à 10 centimes. À côté, il y aura bien de l’alcool libre, mais toujours dans la même bouteille. Sera-t-il aussi à 40 degrés ?

Cet alcool libre sera chargé du prix de la bouteille vide qui sera vendue comme si elle était pleine d’alcool, plus du prix d’achat de l’alcool. Il sera donc plus cher. M. Alglave a foi dans cette combinaison, la même foi qu’il avait dans sa bouteille magique.

M. Alglave[1] fixe un contingent aux fabriques que l’État leur achètera à un prix supérieur au prix moyen auquel elles vendent. Il répartira sa commande entre toutes proportionnellement à leur production de l’année précédente.

Que pourront faire du surplus ces distillateurs ? Ils en feront des liqueurs ; seulement elles ne pourront voyager que par les soins de la régie.

M. Alglave affirme que les nouvelles distilleries pourront se fonder beaucoup plus facilement que maintenant : elles n’auront qu’une année difficile à passer : la première, alors qu’elles n’auront pas part aux achats de l’État.

Il affirme que « le monopole ferait renaître l’esprit d’entreprise et rétablirait la liberté du travail ».

Nous avons assisté à une scène qui rappelle le Monde où l’on s’ennuie. M. Clémentel et M. Jaurès ont invoqué l’opinion de Montesquieu pour justifier le monopole de l’alcool. Montesquieu aurait pu émettre cette idée, dans un livre publié il y a cent cinquante-cinq ans, que ce ne serait pas une raison pour l’adopter aujourd’hui. Deux mots de Montesquieu ne sont pas un argument suprême, comme étaient deux mots d’Aristote au bon temps de la scolastique. Mais M. Ribot s’est avisé de vérifier la citation de Montesquieu, et il a trouvé que celui-ci avait dit : « Pour que le prix de la chose et le droit puissent se confondre dans la tête de celui qui paye, il faut qu’il y ait quelque rapport entre la marchandise et l’impôt. » Ceci est contestable. Montesquieu ajoutait que lorsque l’impôt dépassait 17 ou 18 fois la valeur, les contribuables « voient qu’ils sont conduits d’une manière qui n’est pas raisonnable. » Et il concluait qu’il faut « que le prince déraisonnable vende lui-même la marchandise et que le peuple ne l’achète pas ailleurs, ce qui est sujet à mille inconvénients. »

M. Ribot avait invoqué la tradition de la Révolution qui a consacré la propriété individuelle en l’affranchissant et a proclamé la liberté du travail ; M. Jaurès, dans sa péroraison, a dit : « Lorsque vous aurez habitué le pays à entendre dire que la réglementation du travail, les retraites, l’impôt sur le revenu général et progressif, le monopole de l’alcool, sont des mesures socialistes, vous aurez décuplé les adhérents du parti socialiste. »

Tant que ces propositions restent à l’état de vagues promesses, elles peuvent séduire beaucoup de naïfs, faire beaucoup de dupes et justifier cette affirmation de M. Jaurès. Mais si l’expérience n’était pas si dangereuse, si elle ne devait pas laisser des ruines et des cataclysmes derrière elle, les adversaires du socialisme, au lieu de combattre par exemple le monopole de l’alcool, devraient laisser les socialistes l’établir tout à l’aise. On verrait alors la popularité que récolterait le parti socialiste parmi les 440 000 débitants dont il réduirait les uns au rang des fonctionnaires russes et dont il mettrait la grande majorité sur le pavé. Si les 1 100 millions prévus par M. Alglave produisaient un déficit semblable à celui qu’a produit le monopole en Suisse, on verrait alors l’indignation éclater contre les imprudents qui auraient créé ce déficit.

Quand les agents du monopole auraient condamné à l’émigration l’industrie des cognacs, on verrait la révolte de toutes les populations lésées dans leurs intérêts les plus vitaux. Alors éclaterait une réaction analogue à celle qui s’est produite dans quelques-unes des localités où les socialistes ont pu commencer leurs expériences. Tant que le socialisme reste utopique, il a une puissance verbale ; quand il entre dans la réalité, il fait faillite ; mais malheureusement il n’entraîne pas seulement ses partisans et ses chefs dans ses désastres : et c’est pourquoi, tous ceux qui ne veulent pas faire de l’ordre avec du désordre sont obligés de préserver les socialistes des aventures où ils se perdraient.C’est notre prudence qui les préserve et qui aide leur propagande.

YVES GUYOT.

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[1] Temps, 3 mars.

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