Le principe de Lavoisier et la théorie de la valeur de Ricardo et du socialisme collectiviste

3 juin 1903. Conférence d’Ernest Martineau. Le principe de Lavoisier et la théorie de la valeur de Ricardo et du socialisme collectiviste (Revue économique de Bordeaux, n°91, juillet 1903)


SOCIÉTÉ D’ÉCONOMIE POLITIQUE DE BORDEAUX.

SÉANCE DU 3 JUIN 1903.

Présidence de M. Marc MAUREL, président, assisté de MM. Louis DIDIER, Jean VILLATE, Joseph BENZACAR, E. DUCHESNE, Jules MARAN, Joseph LUBET et Henri DE LALOUBIE, membres du bureau.

La Société décide de participer au XIe Congrès International d’hygiène et de démographie qui doit se tenir à Bruxelles du 2 au 8 septembre 1903.

La parole est ensuite donnée à M. Ernest Martineau, membre de la Société d’économie politique de Paris, président du Tribunal de la Rochelle, qui développe avec une conviction profonde des considérations sur le principe de Lavoisier appliqué à la science économique, notamment à la théorie de la valeur définie par Frédéric Bastiat. Voici in extenso le texte de cette conférence : 

Le principe de Lavoisier et la théorie de la valeur de Ricardo et du socialisme collectiviste.

Messieurs et chers collègues,

Je me propose de faire à la Société d’économie politique de Bordeaux, dans cette réunion du 3 juin, une communication sur la question la plus importante de la science économique, la théorie de la valeur. Je vous demande toute votre bienveillante attention, vous rappelant que, sous la présidence de notre éminent président, M. Marc Maurel, nous avons combattu ensemble, il y a quelques années, le bon combat contre ce régime de restriction et de disette qualifié hypocritement de protection du travail national et qui ne protège que les privilèges d’une oligarchie de grands propriétaires et de riches industriels, aux dépens de nos grands ports de commerce et aussi en foulant aux pieds l’intérêt général, l’intérêt du grand public consommateur.

Si des circonstances extraordinaires ont pu favoriser l’établissement en France d’un pareil régime, il faut reconnaître cependant qu’il y a eu une cause permanente et profonde à laquelle il a dû son succès, cette cause c’est l’ignorance économique du pays. Aussi les Sociétés d’économie politique ont le devoir de faire la lumière dans les esprits et de discuter, d’étudier les questions les plus propres à éclairer ce grave problème du commerce international, notamment la théorie fondamentale de la valeur.

Stuart Mill a écrit, dans son livre de la Liberté, que les fondements d’une science ressemblent aux racines d’une plante qui, bien que cachées aux regards et se développant dans le sol, n’en nourrissent pas moins la plante ; la comparaison est plus ingénieuse que juste, et il paraît plus sûr d’admettre que, s’agissant d’une branche des sciences morales et politiques, il faut que la lumière éclaire toutes les parties de ces sciences, aussi bien les fondements que le reste, et même que les notions fondamentales doivent surtout être bien mises en relief, la doctrine doit en être exposée avec netteté et précision. 

Que la théorie de la valeur soit fondamentale en économie politique, c’est ce que toutes les écoles reconnaissent, aussi bien les socialistes que les économistes, et Proudhon, Karl Marx, M. P. Lafargue et M. Jaurès, disciple de Marx, l’ont admis et proclamé bien haut, aussi bien que les maîtres de l’économie politique. La société, en effet, au point de vue économique, est fondée sur la division du travail, par conséquent sur l’échange des services, et comme les échanges se font valeurs contre valeurs, la science économique, science des échanges, peut être définie la science des valeurs.

Aucune question ne mérite donc d’attirer l’attention des économistes, leurs méditations approfondies, à un plus haut degré que cette question théorique de la valeur.

À cet égard, il y a lieu d’être surpris que les économistes contemporains, pour la solution du problème, aient négligé et méconnu, comme ils l’ont fait pour la plupart, le principe que le génie de Lavoisier a découvert, ce principe dont la portée est immense : « Rien ne se crée dans l’univers. »

« Rien ne se crée dans l’univers, la quantité de matière existante ne peut être augmentée » ; c’est ici un principe sur lequel les économistes, aussi bien que les chimistes modernes, doivent porter leurs méditations, qu’ils ont à envisager dans toutes ses conséquences, aussi vastes qu’inattendues ; il implique, tout d’abord, que la puissance de l’homme s’arrête à cette limite : créer ; qu’il n’est pas en son pouvoir d’ajouter un atome aux éléments de la matière, non plus qu’une force à la quantité de forces existantes dans le monde.

Chose étrange : lorsqu’il s’est agi de la théorie de la production, les économistes contemporains se sont mis d’accord pour reconnaître que la production consiste à créer, non de la matière, mais de l’utilité. Ici, l’influence du principe de Lavoisier s’est manifestée dans toute sa plénitude. J.-B. Say, notre grand économiste, avait le premier, avec sa grande sagacité, mis à profit la découverte que Lavoisier venait d’apporter à la science ; tous les économistes, à la suite de J.-B. Say, ont reconnu la vérité du principe, dont l’évidence s’est imposée à leur esprit. 

Mais quand il a été question, non plus de la théorie de la production, mais de celle de l’échange, de la théorie fondamentale de la valeur, J.-B. Say ne s’est plus occupé du principe qui lui avait paru si important en matière de production, il a restreint son étendue et sa portée économique à ce dernier phénomène, et les économistes contemporains ont fait de même ; pour la plupart ils ont placé la valeur dans les choses comme un élément intrinsèque, inhérent à la matière et aux forces naturelles : c’est ainsi que la théorie qui paraît devoir prédominer, dans la doctrine actuelle, est celle d’un économiste autrichien, M. de Böhm-Bawerk, qui place la valeur dans l’utilité finale des choses.

Et pourtant si la production consiste à créer de l’utilité, non de la matière, si la matière n’est pas création humaine, quel rapport peut-on concevoir entre ces deux idées : matière et valeur ? La matérialité des éléments employés dans la production des richesses étant, tout entière, l’ouvrage de la nature, est-ce que l’idée de gratuité, opposée à celle de valeur, ne s’y attache pas d’une manière nécessaire ?

La valeur signifie que ce qui en est pourvu, le producteur ne le cède à autrui que moyennant rémunération ; comment admettre, dès lors, qu’antérieurement à l’intervention du travail, de l’effort humain, une parcelle quelconque de matière puisse être pourvue de valeur ; qui donc a jamais vu la nature, en échange de sa collaboration à l’œuvre productive, réclamer pour ses services une rémunération quelconque ? C’est, à vrai dire, une conséquence rigoureuse, forcée du principe de Lavoisier une fois admis, que la matérialité étant fournie exclusivement par la nature, est essentiellement gratuite.

À la théorie de l’utilité finale des choses, admise par les économistes contemporains, je réponds qu’une doctrine, pour être vraie, pour mériter d’être rangée parmi les vérités acquises à la science, doit embrasser la généralité des phénomènes économiques, comme une définition doit s’appliquer à tout le défini, qu’une théorie incomplète est une théorie fausse ; dès lors si, parmi les phénomènes économiques, nous en trouvons un très grand nombre où nous rencontrons l’existence de la valeur, en dehors de tout élément matériel, il s’ensuivra nécessairement que la doctrine de l’utilité finale des choses exposée comme fournissant l’explication de la valeur est fausse, puisqu’elle est convaincue d’impuissance à expliquer tous les phénomènes.

À cet égard, Bastiat a fait une démonstration décisive, dans ses Harmonies économiques, en rappelant l’analyse des jurisconsultes romains, au sujet des contrats innomés, en quatre catégories : Do ut des, produit contre produit ; do ut facias, produit contre service ; facio ut des, service contre produit ; facio ut facies, service contre service, si les produits s’échangent contre des services, par exemple, dans la consultation de l’avocat, du médecin, dans l’enseignement du professeur, etc. C’est donc que la valeur est un élément commun au produit et au service ; d’où ce dilemme : ou la valeur existe originairement dans le produit, et s’étend par voie de conséquence au service ; ou, au contraire, c’est dans le service qu’est l’élément primitif, irréductible de la valeur. La question ramenée à ces termes, la solution qui s’impose est que c’est dans le service qu’est la valeur, puisqu’un produit matériel n’a de valeur qu’à la condition de rendre service, et qu’une fois le produit achevé sa valeur n’est pas fixe, comme elle serait si la valeur était une qualité inhérente, intrinsèque aux choses, mais qu’elle flotte et varie comme et avec le service.

Rien de plus probant à ce sujet que l’histoire d’une cargaison de patins expédiée au Brésil par un producteur imprévoyant. Les patins étaient bien confectionnés, élégant, ils avaient coûté beaucoup de travail ; cependant, comme dans ce pays des tropiques ils ne répondaient à aucun besoin, ils ne pouvaient rendre aucun service, nul ne se présenta pour en acheter et leur valeur fut ainsi réduite à zéro ; ils restèrent pour compte à l’expéditeur ; en langage économique ce fut une marchandise offerte et non demandée. 

De même si nous prenons l’exemple de l’eau qui a été choisi par M. de Böhm-Bawerk pour la démonstration de sa théorie, la preuve que la valeur n’est pas dans l’utilité finale de l’eau c’est que, plus la source sera éloignée, plus l’acquéreur paiera cher la quantité d’eau qui lui sera apportée ; ce n’est pas l’utilité de l’eau apparemment qui change avec la distance, c’est incontestablement le service qui varie, qui est plus ou moins grand ; c’est donc finalement que la valeur est dans le service rendu, puisqu’elle varie avec lui. 

Le principe de Lavoisier nous a ainsi conduit à cette conclusion que la valeur est fille de l’effort, du service humain. Le producteur utilise les éléments matériels et les forces que lui donne la nature : s’il les utilise à son profit, c’est un service qu’il se rend à lui-même ; si c’est au profit des autres, de sa clientèle, en ce cas il rend service à autrui et a le droit, en retour, de réclamer un service équivalent, et c’est dans la libre appréciation des services échangés qu’est le fondement de la valeur.

Que devient, à la lumière du principe de Lavoisier, la théorie de l’école d’Adam Smith et de Ricardo qui enseigne que la valeur tire son origine du travail manuel appliqué à des produits matériels, et, en généralisant la question, que devient aussi la théorie fondamentale du socialisme collectiviste, la théorie de la valeur que K. Marx, le fondateur de ce système, a empruntée à Ricardo ? 

Sur l’origine de la doctrine collectiviste aucune contestation n’est possible : Engels, l’ami et le collaborateur de Marx, s’en est expliqué notamment dans la préface du livre la Misère de la Philosophie de Marx, où il observe que les socialistes ont tiré les conclusions égalitaires de la théorie de la valeur de Ricardo : partant de ce principe que la valeur a sa source dans le travail manuel appliqué à des produits matériels, les socialistes ont conclu que les ouvriers manuels formaient la seule classe productive de richesses.

M. Jaurès, disciple fidèle du maître, l’a déclaré très nettement dans son discours à la Chambre des députés sur la crise agricole : « Les ouvriers de l’industrie, disait-il, ont mis des siècles à s’apercevoir que c’est de leur seul travail qu’est faite la substance de toutes les richesses ; les paysans supportent leur vie de misère parmi ces richesses agricoles créées évidemment par la seule vertu de leur travail. » (Journal Officiel, séance du 19 juin 1897, p. 1588.)

Ainsi, l’assertion est nette : les ouvriers manuels des champs et de l’usine sont les seuls producteurs, les seuls créateurs de richesses. Et remarquez que M. Jaurès présente cette idée comme étant l’évidence même ; ailleurs, dans une conférence faite aux étudiants le 10 février 1900, il repousse comme sans portée aucune toutes les objections faites à la théorie fondamentale de la valeur selon Marx. « Vous savez, dit-il, que les objets créés par la production capitaliste deviennent dans le mécanisme social valeur d’échange, et que la valeur respective des produits est mesurée par la quantité de travail humain qui est socialement nécessaire pour la production de ces marchandises. » La doctrine socialiste, partant du principe de Ricardo, en a dégagé tout naturellement cette conclusion que le salariat est un régime qui ne donne pas à l’ouvrier tout le produit de son travail, puisque la valeur tout entière du produit est son œuvre, d’où il suit que le profit du capitaliste provient du surtravail, du travail non payé de l’ouvrier. M. Jaurès tire en effet cette conclusion : « Le capitaliste, dit-il, retient une partie du travail incorporé par le travailleur, par le salarié, à la marchandise, et c’est ce surtravail qui est le principe même du profit capitaliste » ; et le leader socialiste d’ajouter : « J’ai eu beau étudier, analyser les objections faites, la théorie de Marx m’a paru résister merveilleusement. Il est impossible que le capitaliste ne prenne pas son profit quelque part ; ce profit ne peut évidemment procéder que de ce que le travailleur introduit de travail non payé dans la marchandise. » De là, dans la doctrine socialiste, l’antagonisme nécessaire, la lutte des classes et la nécessité, pour l’avènement de la justice sociale, de la restitution à la collectivité de cette propriété capitaliste qui est le fruit de la spoliation. 

Remarquez que les prémisses données, la théorie ricardienne de la valeur à la base, tout l’édifice socialiste se construit logiquement ; si la valeur tire sa source du travail manuel des ouvriers appliqué à des produits matériels, Marx a raison de dire que la société capitaliste apparaît sous la forme d’une immense accumulation de marchandises et que la marchandise est l’élément premier de la richesse. Sur cette base, le capital apparaît comme tiré du surtravail, travail non payé des ouvriers, d’où l’antagonisme des classes, leur lutte nécessaire et la socialisation au profit de la collectivité des travailleurs spoliés de la propriété capitaliste, fruit de la spoliation, par l’abolition de l’intérêt, du profit, de la rente. Cette explication ainsi fournie, le principe du socialisme collectiviste étant tiré de la théorie de la valeur de Ricardo, reprenons notre question : que devient, à la lumière du principe de Lavoisier, la théorie de la valeur de Ricardo et du socialisme marxiste ? L’opposition des deux principes est manifeste ; le principe de Lavoisier et la théorie ricardienne de la valeur sont antagoniques, contradictoires. Si le principe de Lavoisier est vrai, la théorie ricardienne de la valeur disparaît : elle est détruite de fond en comble. 

La valeur, nous dit Ricardo, et après lui K. Marx, provient du travail des ouvriers manuels, elle est proportionnelle à leur travail social appliqué à des produits matériels. Cette théorie, qui paraît si évidente à M. Jaurès, ne résiste pas au premier choc de la discussion ; de produits matériels, il n’en existe pas ; scientifiquement, le travailleur ne crée pas de produits matériels, puisque la matière est de création naturelle, extra humaine ; il n’y a pas non plus, à proprement parler, de travail manuel, puisque la main n’est qu’un instrument — mens agitat manum — ; elle agit sous l’impulsion du cerveau qui la dirige. Ainsi, armés de ce puissant principe de Lavoisier, nous accomplissons l’œuvre sollicitée par Lafargue, le disciple de Marx ; pour abattre l’échafaudage des sophismes de K. Marx, nous commençons par saper la base, la théorie de la valeur ; la base détruite, tout s’écroule.

Mais ce n’est pas tout ; si le faux principe de la valeur de Ricardo aboutit logiquement à des antagonismes, à des luttes de classes, à des résultats inharmoniques, en un mot, à des calamités de toute sorte soi-disant enfantées par la liberté, par la libre concurrence, qualifiée d’anarchique, il semble que le vrai principe, le principe scientifique qui en est l’opposé, doit nous conduire à des conclusions diamétralement opposées, à l’harmonie et à la solidarité des intérêts. 

(À suivre.)


(Revue économique de Bordeaux, n°92, septembre 1903)

SOCIÉTÉ D’ÉCONOMIE POLITIQUE DE BORDEAUX.

SÉANCE DU 3 JUIN 1903.

Le principe de Lavoisier et la théorie de la valeur de Ricardo et du socialisme collectiviste (Suite).

Pour le savoir interrogeons les faits. Un fait incontestable, un phénomène économique reconnu et proclamé par toutes les écoles, par les protectionnistes et par les socialistes comme par les économistes statisticiens, c’est que depuis un quart de siècle environ il se produit une baisse de valeurs continue qui porte sur tous les produits, industriels et agricoles, de même que sur la propriété terrienne elle-même ; un célèbre statisticien, Sauerbeck, a constaté, à l’aide de tables appelées « Index numbers », les mouvements des valeurs, cette allure descendante des prix. Ce phénomène est le plus marquant de tous les phénomènes économiques de l’histoire contemporaine ; il a été signalé et mis en relief dans une remarquable conférence sur les traités de commerce faite au Grand-Théâtre de Bordeaux, le 24 avril 1895, par notre regretté Léon Say. Le fait est constant ; quelles appréciations nous en apportent les diverses écoles ? Notez, à cet égard, le jugement de M. Méline et de M. Jaurès, du leader protectionniste et d’un des principaux leaders socialistes. 

Protectionnistes et socialistes sont d’accord pour déplorer, comme un mal profond, résultat fatal de l’anarchie du régime de la libre concurrence, cette décroissance continue des valeurs qu’ils regardent comme une décroissance, un amoindrissement de richesses ; ils s’ingénient à chercher des remèdes à ce qu’ils nomment la crise économique enfantée par le progrès industriel et agricole, par le développement des machines et le perfectionnement des moyens de communication, chemins de fer, navigation à vapeur, télégraphes et téléphones ; ils ont imaginé de construire la barrière des hauts tarifs de douane en vue de susciter des obstacles à cet abaissement des valeurs.

C’est ici une déplorable confusion entre la richesse et la valeur ; la vérité, c’est que les protectionnistes et les socialistes tournent le dos au progrès : ils n’ont vu que des ombres dans la caverne de Platon. 

Dissipons cette confusion funeste, cause de tant et de si effroyables calamités pour les peuples, à la lumière du principe de Lavoisier.

Dans la production des richesses, l’homme s’empare du sol, des matériaux et des forces ; ce faisant, il n’usurpe aucune valeur, puisque ces objets, incontestablement pourvus d’utilité, sont sans valeur — de par le principe de Lavoisier ; d’autre part, si, d’une manière absolue, le producteur devient ainsi propriétaire du sol et des éléments matériels, cette propriété, dans ses rapports sociaux, avec les autres hommes, n’est que la propriété des services humains, puisque les échanges se font valeurs contre valeurs ; puisque, sous la pression de la concurrence, de la liberté, il est contraint de céder par-dessus le marché le produit de la collaboration gratuite de la nature à la production.

Considérons la propriété capitaliste, cette propriété monopolisée au dire des socialistes, produit prétendu du surtravail des salariés ; le propriétaire, pressé par son intérêt propre, cherche à économiser son travail, à y substituer l’action gratuite des forces naturelles ; il invente des outils, des machines ; il fait faire par l’eau, le feu, l’électricité, etc., le travail fait par ses nerfs et ses muscles, d’où ce résultat final : à mesure que ces forces gratuites remplacent le travail de l’homme, le propriétaire, le capitaliste, sous la pression de la concurrence, est forcé de baisser la valeur, et c’est l’humanité, finalement, qui profite de l’intervention de la force gratuite sous forme de réduction de prix.

Le capitaliste n’est propriétaire qu’en apparence seulement, du sol, des matériaux et des forces de la nature. Sous l’impulsion de son intérêt propre, il voudrait faire tourner à son profit les forces productives de la terre et des autres puissances de la nature ; mais voici que, sous la pression de la liberté, de la concurrence, ce profit lui échappe, et la conquête de la force gratuite est acquise, en définitive, à la collectivité, à l’humanité, représentée par le consommateur, sous forme de réduction de valeur.

La preuve certaine, irréfutable de cette réduction progressive des valeurs, nous l’avons empruntée aux représentants les plus autorisés des écoles socialistes, à M. Jaurès, à M. Méline, qui a tiré, de cette baisse progressive des valeurs, l’argument le plus puissant au profit du régime du protectionnisme, en se plaçant au point de vue des intérêts exclusifs des producteurs.

Pour élucider ce point si important, prenons un exemple emprunté à la production agricole : Voici un champ saturé d’humidité, un terrain en forme de cuvette ; pour épuiser l’eau, le cultivateur va, chaque jour, avec un vase en retirer une partie ; c’est un long et pénible travail qu’il faut renouveler tous les ans, et que devra, chaque année, rembourser l’acquéreur de la récolte. Cependant, le cultivateur s’avise de niveler le terrain et de creuser un fossé ; désormais, l’eau s’écoulera naturellement, en vertu de l’action des lois physiques : remarquez que ce travail de nivellement et de creusement du fossé est un travail de nature permanente, un capital. Qui en remboursera la valeur ? Ce ne sera pas, comme auparavant, l’acquéreur de la récolte de l’année où ce capital a été créé, mais la série des acquéreurs de récoltes, tant que le champ en produira : l’intérêt, qui est le salaire du travail accompli, sera réparti sur un nombre indéfini de consommateurs, et la conséquence de cette intervention du capital, c’est que la valeur des récoltes va baisser, pare que le travail humain, seul pourvu de valeur, a été remplacé par une force naturelle, et comme cette force naturelle est gratuite, en diminuant le travail de l’homme, elle diminue en même temps la valeur, et c’est la collectivité, représentée par le consommateur, qui en profite sous forme de réduction de prix.

Voilà l’explication du phénomène économique signalé par toutes les écoles, même par M. Jaurès et M. Méline, phénomène dont les protectionnistes et socialistes ont si peu compris la portée et les conséquences. Confondant la richesses avec la valeur, méconnaissant l’intérêt véritable de l’humanité, ils se sont insurgés contre cette baisse progressive des valeurs, et ont cherché, dans l’intervention de la loi positive, sous forme de tarifs protectionnistes, ou d’organisations sociales artificielles, des remèdes à ce qu’il considèrent comme une loi d’airain, une loi anarchique et funeste, contre ce que les socialistes appellent l’expropriation de la moyenne et de la petite production et les protectionnistes l’invasion du marché par la concurrence étrangère.

Ce que j’ai dit du fossé, du nivellement du sol, j’aurais pu le dire du drainage, de tout autre travail permanent destiné à faire intervenir l’action des forces naturelles : cette analyse, complétez-la dans votre esprit, reconstituez la synthèse économique du monde. L’homme, ce roseau pensant, si faible en présence des forces de la nature, les domine par la puissance de son esprit ; il en comprend les lois et, les soumettant à son empire, les utilise à la production des richesses, en substituant aux forces onéreuses du travail humain les forces gratuites répandues dans l’univers. Remontons le cours de l’histoire ; figurons-nous, par la pensée, les progrès accomplis depuis les premiers instruments grossiers, les haches de pierre ou de silex de l’homme préhistorique, les charrues si imparfaites des premiers âges de l’agriculture, les outils primitifs des industries naissantes, jusqu’à ces machines puissantes, prodigieuses de notre agriculture perfectionnée et de nos grandes usines modernes, toutes les grandes forces de la nature asservies et domptées, contraintes à travailler au profit de l’humanité, qu’elles déchargent d’un immense labeur : l’eau, le vent, la vapeur, l’électricité, etc., et alors, à la lumière du principe de Lavoisier, nous comprendrons en quoi consiste le progrès économique ; les statistiques de Sauerbeck nous apparaîtront avec leur véritable signification. 

Ici, je reprends ma question : je demande pourquoi les économistes, qui se sont mis d’accord pour reconnaître que la production consiste à créer de l’utilité, non de la matière, n’ont pas appliqué à la théorie de l’échange, de la valeur, le principe de Lavoisier, comme ils ont fait à la théorie de la production ?

De l’aveu de tous, le producteur, avant toute intervention de son travail, trouve à son profit gratuitement les forces de la nature, le sol et tous autres éléments matériels, c’est ce qu’ils appellent les richesses naturelles gratuites. Ici, pas de difficulté, nul ne peut contester une proposition qui est l’évidence même ; reste à savoir si, dans la société économique fondée sur la division du travail où le producteur est distinct du consommateur, cette gratuité, incontestable vis-à-vis du producteur, existe aussi, après l’échange, au profit du consommateur, qui représente l’humanité. 

Telle est la question qui se pose avec sa haute et vaste portée : Or, les statistiques de Sauerbeck en main, je dis que cette conclusion s’impose à tout esprit réfléchi, à savoir que les matières et les forces naturelles, gratuites pour le producteur, incontestablement demeurent gratuites à travers toutes les transactions sociales ; que, sous la pression de la concurrence, c’est-à-dire de la liberté économique, elles passent, par-dessus le marché, du producteur au consommateur, sous forme de baisse de valeur.

S’il en était autrement, en effet, si cette gratuité demeurait le profit exclusif du producteur, on n’aurait pas davantage, sans doute, le droit de dire que les matériaux et les forces de la nature ont de la valeur, mais le résultat serait le même, en ce sens que le consommateur qui représente l’humanité ne profiterait pas de l’accroissement d’intervention des forces naturelles dans la production des richesses ; mais la preuve de la vérité de notre conclusion, c’est ce phénomène économique signalé et reconnu par toutes les écoles, par M. Méline, par M. Jaurès, comme par M. Léon Say et tous les économistes et les statisticiens, ce phénomène de la baisse des valeurs, baisse continue qui apparaît dès lors non comme un accident, une crise passagère, mais comme une véritable loi, suivant l’expression de M. Jaurès et de M. Léon Say.

En outre, comment expliquer autrement le protectionnisme, cette levée de boucliers de producteurs contre la concurrence qui n’a sa raison d’être que dans le désir de refréner la puissance niveleuse de la concurrence sous l’action de laquelle s’opère cette réduction, cette baisse progressive des valeurs que les producteurs redoutent et à laquelle ils opposent la barrière des hauts tarifs de douane ; que les socialistes collectivistes, agissant d’une manière plus radicale, entendent supprimer complètement ? 

La doctrine qui s’appuie sur le principe de Lavoisier peut seule expliquer et justifier ce phénomène économique ; seule, elle est donc la doctrine scientifique, capable de dissiper la confusion entre la valeur et la richesse.

Le grief socialiste contre la propriété, qualifiée par cette école de privilège capitaliste, est que les propriétaires ont monopolisé à leur profit le sol et les forces naturelles et que le capital est le produit du surtravail des ouvriers manuels, seuls producteurs de la richesse.

« Des capitaux comme la terre, dit J. Guesde dans son ouvrage sur le Collectivisme et la Révolution, que l’homme n’a pas faite, ne peuvent être pris par les uns au préjudice des autres, sans que les autres soient volés. » C’est, sous une forme plus rude, la même conclusion que Stuart Mill et les autres économistes de cette école ont formulée en flétrissant la propriété foncière du nom d’usurpation et de monopole. De même, c’est en s’appuyant sur la théorie de la rente de Ricardo que le célèbre socialiste américain Henry George a conclu à l’abolition de la propriété foncière et à la nationalisation du sol.

D’où sort cette conclusion socialiste ? De la déplorable confusion faite par les économistes classiques et par l’école socialiste entre l’utilité et la valeur. Le sol, vierge de tout travail, les matériaux et les forces naturelles ont de l’utilité, ils n’ont pas de valeur : la valeur provient du service humain, de l’effort épargné à autrui, si bien que quand le travail de l’homme est remplacé par une force gratuite de la nature, la valeur diminue. Or, une valeur anéantie sort du domaine de la propriété pour entrer dans celui de la collectivité ; ainsi, dans cette société régie par la libre concurrence, tout est commun à tous, à l’exception des valeurs, qui sont les services humains. 

Ainsi, à la lumière de notre principe de la distinction entre l’utilité des choses et la valeur des services, de vastes horizons s’ouvrent devant nous : La liberté, la libre concurrence, tant maudite par les socialistes et les protectionnistes, est cette puissance bienfaisante et démocratique qui amène à sa suite le progrès, en développant, dans la société, une collectivité, une communauté croissante de biens au profit de tous. L’utopie est ainsi absorbée dans la science ; la collectivité des biens rêvée par l’école collectiviste est réalisée, dans une société libre, à condition que la liberté soit respectée et que la propriété capitaliste soit sauvegardée, propriété inébranlable puisqu’elle se réduit à la propriété des valeurs : c’est le mobile propriétaire qui, à son insu, réalise la collectivité gratuite des biens ; l’intérêt personnel, sans le savoir, sans le vouloir, réalise l’intérêt général.

(À suivre.)

Ernest MARTINEAU.


(Revue économique de Bordeaux, n°93, novembre 1903)

SOCIÉTÉ D’ÉCONOMIE POLITIQUE DE BORDEAUX.

SÉANCE DU 3 JUIN 1903.

Le principe de Lavoisier et la théorie de la valeur de Ricardo et du socialisme collectiviste (Suite).

Nous trouvons l’harmonie et la solidarité des intérêts là où la fausse science, basée sur le principe erroné de la valeur de Ricardo, ne nous montrait que le désordre et la lutte, l’antagonisme des classes.

Si nous recherchons à un autre point de vue la cause des sophismes protectionnistes et socialistes, nous la trouvons dans ce fait : l’oubli des intérêts des hommes en tant que consommateurs.

La société économique consiste dans la division du travail, où le producteur est d’un côté, le consommateur de l’autre, puisque les hommes travaillent les uns pour les autres ; le phénomène économique entier, complet, se compose donc de ces deux intérêts du producteur et du consommateur que nous trouvons divisés, scindés dans la société ; on voit alors comment les socialistes se trompent. C’est que, sous l’empire de l’esprit de secte et de système, ils s’obstinent à n’observer les phénomènes économiques que dans les rapports des producteurs entre eux ; ils oublient constamment, systématiquement, d’observer les effets de la liberté, de la concurrence, sur le public consommateur.

Bastiat, dans son livre, malheureusement inachevé, des Harmonies économiques, remarque avec raison que les économistes qui admettent le faux principe de la valeur du sol et des forces naturelles ne peuvent pas soutenir logiquement le principe de la propriété. Dans leur système, en effet, la propriété n’est qu’un privilège, un monopole usurpé puisqu’en s’appropriant des valeurs naturelles ils se font payer le prix de services qu’ils n’ont pas rendus, justifiant les attaques de Proudhon qui, dans son pamphlet sur la Propriété, apostrophe ainsi les propriétaires fonciers : « À qui doit revenir le fermage de la terre ? — Au producteur de la terre, sans doute. Qui a fait la terre ? — Dieu. En ce cas, propriétaire, retire-toi. »

De même, si la propriété est dans ce système flétrie du titre de privilège et d’usurpation, de vol, le phénomène de la réduction progressive des valeurs, par suite du développement du capital, est inexplicable, et d’ailleurs les économistes de l’école de Ricardo n’ont jamais cherché à l’expliquer. Loin de là, ils l’ont méconnu complètement en disant, comme fait M. Block dans son livre des Progrès de la science économique, que les biens non appropriés, les richesses gratuites sont en dehors du domaine de la science, et que les biens appropriés pourvus de valeur sont les seuls dont la science économique ait à s’occuper. Les économistes de cette école oublient l’effort constant des producteurs pour substituer l’action gratuite des forces de la nature à l’action onéreuse du travail humain et que le progrès consiste précisément dans la substitution de ces forces gratuites de la nature au travail de l’homme, de la communauté à la propriété. Ce phénomène d’évolution harmonique, si bien démontré par les statistique de Sauerbeck, a échappé à l’observation des économistes dont M. Block a résumé la doctrine ; non seulement ils n’ont pas su l’observer, mais ils en nient l’existence en affirmant que la science ne doit s’occuper que des valeurs des biens appropriés. 

M. Jaurès écrivait, en avril 1900, au sujet du Congrès international des savants, « qu’un jour viendra où les hommes, habitués à se sentir unis par un haut objet commun, éprouveront comme une impossibilité morale de se haïr et de se combattre. » Ce sont là, certes, des nobles paroles ; mais, pour que cet idéal se réalise, pour que les hommes se sentent unis par un haut objet commun, il ne faut pas que leurs intérêts soient en état d’antagonisme comme le croit l’école collectiviste. M. Jaurès croit avec son maître K. Marx que la liberté, que la libre initiative des hommes en tant que producteurs a pour effet de produire la spoliation des travailleurs par les oisifs du prolétariat, par les capitalistes, d’où il résulte que, pendant que la richesse s’accumule à l’un des pôles de la société, au pôle opposé s’accumule la misère progressive des masses prolétariennes : s’il en était ainsi, cette union des hommes, souhaitée par M. Jaurès, ne serait qu’une vaine chimère.

Comment le leader socialiste ne voit-il pas ce qui crève les yeux, que le régime collectiviste, qui est son idéal, est un régime de compression, de despotisme, fait pour plier à l’harmonie et à l’ordre les intérêts qu’il croit en état naturel d’antagonisme et d’anarchie, et qu’il y a ainsi un abîme entre cet idéal et cet autre idéal d’un haut objet commun qui relierait les hommes ? M. Jaurès a-t-il oublié ce que J.-J. Rousseau, son maître, a écrit, à savoir : que, dans toute organisation artificielle l’invincible nature tendrait toujours à s’insurger et à reprendre son empire, cette nature des intérêts contradictoires et, d’après sa théorie, en état d’anarchie ? 

Heureusement nous savons que ce prétendu régime d’antagonisme naturel des intérêts n’existe que dans l’imagination des publicistes qui soutiennent cette thèse ; nous leur répondrons ce qu’Hamlet disait à Horatio : « Il y a plus de choses dans le ciel et la terre que votre philosophie n’en a su rêver. »

Et maintenant, arrivons à la conclusion ; notre grand écrivain Edgard Quinet disait que, pour refaire un monde, il suffit d’un point fixe, pur, incorruptible. Le principe de Lavoisier nous apparaît comme ce point fixe capable de refaire le monde économique, de renouveler la science économique, comme il a renouvelé la Chine, avec ses corollaires : la libre concurrence, la propriété des valeurs, la communauté progressive des utilités, c’est-à-dire la solidarité naturelle des intérêts, sans distinction de classes.

Construite sur cette base, sur ce roc inexpugnable, l’économie politique pourra défier toutes les attaques. Aux objections des adversaires nous aurons une réponse toujours prête ; nous répondrons invariablement : Pour renverser l’échafaudage de notre construction, il vous faut la saper par la base ; pour détruire l’économie politique, commencez par détruire le principe de Lavoisier.

N’ayons crainte ; c’est une enclume qui usera tous les marteaux des sophistes. 

L’économie politique, ainsi constituée, sera une puissance souveraine : elle sera cette puissance qu’a figurée Bartholdi dans sa belle statue de « la Liberté éclairant le monde » ; aveugle qui ne la verra pas. 

Les hommes de science et de pensée, les yeux toujours fixés sur cette distinction essentielle de l’utilité et de la valeur qui découle du principe de Lavoisier, apercevant clairement ces deux régions toujours distinctes, mais toujours mobiles du monde économique — si nettement indiquées par les « Index numbers » des statisticiens : d’un côté, les valeurs, fruit de l’effort humain, le domaine de la propriété ; de l’autre, les valeurs anéanties par le progrès, le domaine des utilités gratuites, de la collectivité des biens, de la communauté progressive, avec leur évolution harmonique, saisis d’admiration et de respect, comme le fut Newton après avoir découvert la grande loi de la gravitation universelle qui régit le monde de la matière ; les savants, dis-je, s’inclineront avec respect devant la libre concurrence, ils salueront dans la liberté économique cette autre grande loi de gravitation qui régit le monde social et en maintient l’équilibre.

Rendons grâce à Lavoisier, en associant à sa gloire celle de Bastiat, qui a formulé le premier, d’une manière scientifique, cette fière doctrine du progrès par la liberté et par la justice, que le génie de Turgot avait entrevue de son temps.

À la lumière de ce principe : « Rien ne se crée dans l’univers », qui a permis à la chimie moderne de dissiper et de détruire les erreurs des alchimistes du Moyen-âge, l’économie politique dissipera les ténèbres accumulées par les alchimistes de la sociologie ; elle chassera devant elle, comme le soleil chasse les nuées, ces vains fantômes aussi dangereux pour l’avenir des peuples, pour leur prospérité, qu’ils sont vains et vides : le protectionnisme et le socialisme collectiviste. 

Ernest MARTINEAU.

Observations présentées à la Société d’économie politique de Bordeaux en réponse aux conclusions de la conférence de M. Ernest Martineau.

I. — M. Lubet répond à M. Martineau qu’il paraît fort difficile d’appliquer à toute la science économique le principe de Lavoisier : « Dans la nature rien ne se crée, rien ne se perd. »

Ce principe, reconnu exact pour les sciences physico-chimiques, lorsqu’il s’agit d’atomes et de molécules réunis en poids et volumes constants ou lorsqu’il s’agit d’analyse et de synthèse chimique, n’a pas la même portée, la même force démonstrative dans les sciences économiques.

Celles-ci, en effet, ont pour objet la richesse susceptible d’être produite, distribuée ou consommée par l’homme vivant en société, c’est-à-dire la richesse soumise à une volonté libre, capable de modifier l’utilité, la valeur des choses, de violer même les lois économiques dites naturelles. 

Dans l’état actuel des connaissances humaines, et tant que les documents statistiques n’enregistreront pas avec une exactitude suffisante les manifestations de la vie économique, les Œconomiques demeureront tributaires des lois morales qui régissent les individus aussi bien que les sociétés. C’est au moins prématurément qu’on s’efforce d’introduire dans l’économie politique un principe de chimie.

Quelque ingénieuse que soit l’idée d’appliquer le principe de Lavoisier à la théorie de la valeur, nous ne pouvons l’admettre comme fondement de toute la science économique, à moins de considérer l’homme comme un automate obéissant aveuglément à une puissance secrète, assez semblable à l’énergie, qui transforme le mouvement en chaleur, lumière, électricité et réciproquement, ou bien encore aux forces invariables que révèlent l’analyse et la synthèse chimiques.

Réplique de M. Martineau :

À l’objection de M. Lubet qu’il paraît difficile d’appliquer à toute la science économique le principe de Lavoisier, « Rien ne se crée », la réponse est facile.

Tous les économistes s’accordent à reconnaître que la production consiste à créer, non de la matière, mais de l’utilité. C’est, au dire de M. Block dans son livre des Progrès de l’économie politique depuis Smith, une vérité acquise à la science. Or, cette vérité, c’est J.-B. Say qui l’a, le premier, proclamée, et il l’a fait en appliquant à la science économique le principe que Lavoisier venait de découvrir : « Rien ne se crée dans l’univers matériel. » Par quelle étrange inconséquence refuserait-on d’appliquer à l’échange des richesses ce que tous les économistes reconnaissent applicable à la production, le principe que rien ne se crée ?

La science est une, et ce n’est que pour faciliter nos recherches, à cause de l’infirmité de l’esprit humain, qu’il existe une division des sciences. Pour une intelligence infinie, il n’y a qu’une vérité. 

Si le principe de Lavoisier est vrai, les économistes qui refuseraient de l’appliquer en matière économique s’engageraient dans une voie fausse, parce qu’il ne peut pas y avoir contradiction entre les principes de la science économique et un principe admis et reconnu vrai dans tout autre ordre de sciences. 

La conséquence invincible, indiscutable du principe de Lavoisier, c’est que les matériaux et les forces que l’homme emploie à la production des richesses avant toute intervention du travail de l’homme, sont fournis par la nature, et par conséquent, gratuits pour le producteur, puisque la nature ne se fait pas rémunérer pour ses services.

Cette gratuité ne peut être modifiée dans l’échange, parce que la nature des choses est toujours la même, quelles que soient les complications des phénomènes de la vie économique.

Qu’arrive-t-il dans l’échange ? Un fait reconnu par tous les observateurs socialistes ou statisticiens et attesté par les statistiques de Sauerbeck : c’est que, depuis trente ans notamment, il s’est produit une baisse de valeurs portant sur tous produits agricoles ou industriels, même sur les capitaux. Pourquoi ? Parce que, sous la pression de la libre concurrence, les producteurs ont livré au public consommateur, gratuitement, par-dessus le marché, les résultats du concours de la nature, forces et matériaux, à la production agricole ou industrielle, ne se faisant payer que les services humains, seuls pourvus de valeur.

Le progrès économique consiste précisément dans la diminution des valeurs résultant du concours croissant des forces gratuites de la nature.

Donc, dans l’échange comme dans la production des richesses, le principe de Lavoisier trouve sa nécessaire application. 

Sans doute, l’homme est un être dont la volonté est libre ; mais, sous peine de mutiler l’homme, il faut reconnaître qu’il est doué d’intelligence et de sensibilité ; en outre de sa volonté libre, comme être sensible, il cherche son bonheur, et, comme le travail est une peine, il cherche à faire plus avec moins, à obtenir, avec le moindre effort, le plus grand résultat ; et, par l’invention des outils et des machines, il substitue le travail gratuit de la nature au travail de ses muscles et de ses nerfs, parce que son intelligence lui a permis de connaître les lois de la nature.

Tout économiste qui ne distingue pas l’utilité gratuite de la valeur et qui ne remarque pas cette évolution de la vie économique, où la réduction des valeurs se fait progressivement, ne voit pas complètement les phénomènes économiques ; il s’engage dans une voie fausse et dangereuse aussi, parce qu’il ne voit pas l’harmonie des lois économiques et s’expose à aboutir, comme M. Gide, par exemple, à des conclusions socialistes et protectionnistes, pour remédier au mal soi-disant enfanté par la libre concurrence, à savoir : la baisse des valeurs.

II. — M. Jean Villate observe que les socialistes ont apporté quelque tempérament aux théories de Lasalle et de Karl Marx. Les chefs actuels du collectivisme ne répudient pas le travail intellectuel, qui, comme le travail manuel — et souvent plus que lui, parce qu’il guide, dirige et canalise ses efforts — produit des utilités.

La valeur est une chose tellement complexe, composée d’éléments si nombreux et si divers, que la plupart des économistes sont d’accord pour reconnaître l’impossibilité d’en donner un définition exacte et complète. L’utilité, la rareté, la « substance créatrice de valeur », suivant l’expression de Marx, c’est-à-dire le travail incorporé dans le produit, constituent les principaux mais non les seuls éléments de la valeur. C’est la conclusion à laquelle se sont ralliés les économistes qui ont étudié ce grave problème, dans le XLIe Congrès des sociétés savantes, qui s’est tenu à Bordeaux au mois d’avril 1903.

Au surplus, il semble à M. Villate que si l’on admettait dans ce qu’elle a d’absolu la théorie de M. Martineau, on risquerait de donner un nouvel argument aux collectivistes, car elle aboutit logiquement à restreindre le droit de propriété aux seules transformations de la matière.

Réplique de M. Martineau.

La réponse faite à M. Lubet abrégera la réponse à faire à l’objection de M. Jean Villate. Si les socialistes ont apporté quelque tempérament à la théorie de M. Marx, ce n’est que par inconséquence, en faisant de l’opportunisme.

La seule question est de savoir si leur principe est vrai ou faux ; or, le principe de la valeur qui est la base du collectivisme est faux, parce qu’il fait de la valeur le résultat exclusif du travail manuel appliqué à des produits matériels. La preuve en est que les socialistes appellent les commerçants des non-producteurs, des parasites, parce qu’ils ne créent pas des produits.

Une foule d’éléments entrent dans le service humain et le modifient ; mais, sous peine de contredire le principe scientifique de Lavoisier, il faut reconnaître que les services humains seuls sont pourvus de valeur, que les matériaux et forces naturelles sont gratuits, essentiellement gratuits.

Si le Congrès des sociétés savantes, tenu en avril dernier à Bordeaux, a méconnu le principe de Lavoisier, cela est fâcheux parce qu’il s’est mis en contradiction avec une vérité scientifique, et la principale cause des progrès du protectionnisme et du socialisme d’État est due précisément à ce défaut de distinction entre l’utilité gratuite et la valeur, à ce que la plupart des économistes ne voient pas que le progrès économique consiste précisément dans la réduction de la valeur et dans l’accroissement du domaine de la collectivité gratuite.

Le droit de propriété est contesté par les socialistes, parce qu’ils prétendent que le capital est le produit du travail non payé des ouvriers, que la propriété capitaliste accapare au profit des propriétaires la terre et les forces et matériaux que la nature offre aux hommes.

La théorie de Lavoisier permet seule de réfuter le socialisme, parce qu’elle aboutit à cette conclusion : propriété légitime des valeurs, puisque la valeur représente des services humains, du travail ; propriété féconde, puisque au lieu d’accaparer et de monopoliser au profit des propriétaires les forces et matériaux de la nature, elle livre gratuitement dans l’échange ces forces et matériaux à l’acheteur, au consommateur, — et collectivité progressive de ces utilités gratuites.

III. — M. Joseph Benzacar demande quel rapport y a-t-il entre le principe de Lavoisier et le commerce international, par exemple ?

La réponse à M. Benzacar est que, grâce au libre échange, chaque peuple participe à la gratuité résultant de la variété des climats, de la plus ou moins grande fécondité du sol, etc. ; c’est la raison d’être du commerce.

Le système compensateur qui consiste à attendre, pour commercer avec un autre peuple, que les frais de production soient égalisés et compensés, est l’absurdité même ; c’est la négation du commerce, qui est fondé précisément sur la différence des prix. 

 

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