Qu’est-ce que la richesse ?

Ernest Martineau, « Qu’est-ce que la richesse ? », Le Phare des Charentes, 22 février 1905.


Qu’est-ce que la richesse ?

Le chroniqueur de la Petite Gironde, Galien, reproche, après G. Faubert. à Napoléon III, d’avoir dit, en 1865, cette calinotade : « La richesse d’un pays dépend de la prospérité générale. » Et le chroniqueur d’ajouter : « On s’en doutait un peu. »

Eh bien, si on s’en doutait un peu autrefois, aujourd’hui on ne s’en doute plus du tout.

Si nous n’étions pas des Athéniens, au caractère léger et frivole, au lieu de nous moquer de cette prétendue calinotade. nous en ferions notre profit.

Car nous nous en doutons si peu de cette vérité que toute notre législation économique est construite sur l’idée contraire ; qu’elle a pour effet et pour résultat inévitable de diminuer et de ruiner la prospérité générale.

En effet, le régime protectionniste est basé sur cette idée qu’il faut protéger le producteur. Que désire le producteur ? Qu’on lui assure un haut prix de ses produits. Or, pour relever les prix, le seul moyen à la disposition du législateur c’est de faire la rareté, la diminution des produits sur la marché.

Donc, la protection, c’est l’organisation de la disette ; la protection, c’est la diminution des produits en vue de prendre législativement un supplément de prix dans les poches des acheteurs de la masse des consommateurs.

Ainsi, et c’est l’évidence même, cela est reconnu par tout le monde, notre régime économique enrichit les producteurs protégés aux dépens des acheteurs dépouillés ; il applique la fameuse maxime citée par Montaigne : « Le profit de l’un est le dommage de l’autre. »

On ne peut s’enrichir qu’en appauvrissant les autres : voilà ce que proclame le régime protectionniste, et c’est le résultat forcé du système.

Napoléon III n’avait donc pas tort de dire et de soutenir que la richesse d’un pays dépend de la richesse générale, puisque la majorité des électeurs de notre pays est tellement dominée par les préjugés et par l’ignorance économique que, contrairement à ce principe de bon sens et de raison énoncé par l’ex-empereur, elle est gouvernée aujourd’hui sur un principe opposé.

Le bon sens dit que pour qu’un producteur s’enrichisse, il faut qu’il ait une clientèle riche : que la prospérité générale est le milieu le plus favorable au développement de la richesse de chacun.

Le système économique de la protection, en opposition avec le bon sens, avec le sens commun, repose sur cette idée que, pour s’enrichir, il faut organiser la disette et appauvrir les consommateurs ; que le plus sûr moyen d’assurer la prospérité de chaque branche d’industrie, c’est de ruiner les autres.

Ce que dit le bon sens, les faits ne le justifient, hélas ! que trop actuellement.

Écoutez en effet ce qui se dit à cette heure, en France, dans le monde des affaires. Allez au nord, au sud, à l’est, ou à l’ouest, partout il n’est question que de crise agricole ou industrielle : au nord, c’est la mévente des cotons ; au midi, la mévente des vins.

Au lieu de nous moquer de la calinotade prétendue de Napoléon III : « La richesse d’un pays dépend de la prospérité générale », tâchons plutôt d’en faire notre profit.

Laissons la prospérité se généraliser dans notre pays, que chacun s’enrichisse le plus possible sans avoir à subir ces taxes de renchérissement qualifiées protection et qui appauvrissent systématiquement le public consommateur, et alors chaque producteur profitera de la prospérité générale, de la prospérité de sa clientèle.

Flaubert, qui était devenu un grand romancier, mais un médiocre économiste, a perdu une belle occasion de se taire lorsqu’il a relevé cette parole de Napoléon III : s’il avait compris tout ce que l’ignorance est capable d’inspirer à l’encontre du bon sens et de la plus vulgaire raison, il se serait gardé de reprocher au souverain de son temps d’avoir énoncé ainsi une

maxime qui, au premier abord, apparaît en effet comme digne de Calino, mais qui n’en a pas moins besoin d’être dite et répétée, pour provoquer la réflexion des citoyens et les mettre en garde contre les systèmes économiques qui font reposer la richesse d’un peuple sur la disette et sur l’appauvrissement du public consommateur

Abolissons le système Méline, pour nous mettre d’accord avec le sens commun

E. MARTINEAU.

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