Le tunnel sous la Manche

Le 5 février 1875, lors de la réunion mensuelle de la Société d’économie politique, Michel Chevalier est prié, par ses collègues présents, de s’exprimer sur le projet de tunnel sous la Manche qu’il dirige. D’après lui, l’opération a tout pour réussir ; « elle pourra être menée à bonne fin en cinq ou six ans. » Il sait bien que les troubles qu’endure la France, à la suite de la guerre contre la Prusse, opposent des barrières à un projet d’avenir comme celui-ci. Mais précisément, c’est pour l’avenir qu’il est conçu, c’est la vue de l’avenir qui en fait sentir la nécessité. Aussi, « il se peut que dans dix ans d’ici, ce tunnel semble être un projet délaissé, mais ce ne sera que pour un temps. La vraisemblance est que, grâce au progrès des arts, le dix-neuvième siècle ne s’écoulera pas sans que le tunnel soit repris et mené à bonne fin. »


Le tunnel sous la Manche

Réunion de la Société d’économie politique, 5 février 1875

Le comte d’Esterno croit être l’interprète du désir de la réunion en priant M. Michel Chevalier de vouloir bien donner quelques explications sur le grand projet du tunnel sous la Manche, dont il s’occupe activement et qui vient d’être l’objet d’un projet de loi présenté à l’Assemblée l’Assemblée (Vive adhésion.)

M. Michel Chevalier, se rendant aux désirs de la réunion, s’exprime ainsi :

Messieurs, puisque je suis mis en demeure de vous entretenir du tunnel sous la Manche, je n’ai qu’à m’exécuter de bonne grâce. Entrer dans beaucoup de détails serait cependant superflu, car vous avez tous pu lire dans les journaux l’exposé des motifs du projet de loi déclarant l’utilité publique et portant concession de l’entreprise et faisant connaître les principales circonstances du terrain à traverser sous la mer pour aller de France en Angleterre. À l’exposé des motifs était jointe la convention passée entre le gouvernement représenté par le ministre des travaux publics et l’association qui s’est formée pour creuser le tunnel, après avoir dûment constaté qu’il est praticable.

Le trait caractéristique du détroit qui porte le nom de Pas de Calais, c’est moins son peu de largeur que son absence de profondeur. Dans la majeure partie du détroit, il n’y a que 35 à 40 mètres d’eau et la plus grande profondeur est de 54 mètres.

De plus, les terrains qu’on rencontrera vraisemblablement en creusant sont d’une nature qu’on peut qualifier d’accommodante. La probabilité est qu’on restera toujours dans un banc de craie, banc très épais, qu’on aperçoit distinctement sur la falaise qui borde la mer du côté de l’Angleterre, aussi bien que sur celle qui occupe la rive française. Il est permis de supposer que ce détroit doit son existence, non à un cataclysme qui aurait brisé les rochers tout le long, mais bien à une simple érosion qui aurait été déterminée par quelque mouvement violent de la mer. Si ces pronostics, justifiés déjà par des observateurs consciencieux, sont confirmés par un examen plus minutieux et plus attentif, il n’y a plus de doute sur la réussite.

C’est à cet examen approfondi que la Société du tunnel va se livrer. Elle a des fonds suffisants pour une exploration consciencieuse. Elle procédera sans parti pris, sans s’abandonner à des expériences aventureuses, et avec la pensée que la science moderne est de force à surmonter de grands obstacles, pourvu qu’elle ait pour agents des hommes persévérants. En ce moment s’exécute avec succès un souterrain qui a la moitié de la longueur de celui du Pas de Calais et qui traverse des terrains d’une atroce dureté. C’est celui du Saint-Gothard. D’ici à peu d’années, la Société du tunnel aura été éclairée par l’expérience. Selon que le succès semblera plus ou moins vraisemblable, ou qu’on aura lieu, au contraire, de prévoir des difficultés extrêmes, elle continuera ou se désistera. Mais le désistement définitif pour elle pourrait bien ne pas l’être pour les deux nations intéressées.

L’idée de cette communication souterraine entre les deux plus grandes villes du monde est lancée aujourd’hui, et sourit à tout le public européen. Il se peut que, dans dix ans d’ici, ce tunnel semble être un projet délaissé, mais ce ne sera que pour un temps. La vraisemblance est que, grâce au progrès des arts, le dix-neuvième siècle ne s’écoulera pas sans que le tunnel soit repris et mené à bonne fin[1]. (Vifs applaudissements.)

Répondant à des questions qui lui sont adressées, M. Michel Chevalier dit que la société d’essai qui s’est constituée, et dont l’autorisation est l’objet d’un projet de loi, a un capital de 4 millions qui sera facilement augmenté s’il n’est pas suffisant et que, si l’on se décide à tenter l’entreprise après les essais, elle pourra être menée à bonne fin en cinq ou six ans.

M. J. Clavé ayant demandé comment se fera l’aération du tunnel, M. de Labry, ingénieur des ponts et chaussées, donne d’intéressants détails sur ce qui s’est passé au mont Cenis, où l’aération a été obtenue au moyen de l’air comprimé.

Le regretté ingénieur savoisien Sommelier, qui est mort à la peine comme tant d’autres artisans du progrès moderne, avait parfaitement résolu le problème. Il utilisait les torrents de la montagne pour faire mouvoir de grandes pompes qui comprimaient l’air dans des tuyaux en cuivre très résistants, et cet air comprimé servait tantôt à mettre en jeu les fleurets, tantôt à aérer la galerie. L’air comprimé trouvera encore son emploi si l’on rencontre des failles et des infiltrations. On pourrait recourir alors, soit aux fondations tubulaires si usitées aux États-Unis pour les travaux hydrauliques, soit à des caissons dans lesquels on comprime l’air pour chasser l’eau. On n’a pas d’ailleurs à craindre la stagnation de l’air dans le souterrain ; les trains eux-mêmes feront l’office de puissants pistons refoulant l’air en avant et l’aspirant par derrière. Enfin, on ne doit pas oublier qu’il suffira d’une très faible différence de pression barométrique aux deux extrémités du tunnel pour qu’un courant d’air s’y établisse naturellement.

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[1] La concession est faite à M. Michel Chevalier. L’idée de ce tunnel se trouve dans les écrivains des siècles précédents. Un ingénieur français, M. Thomé de Gamond, s’est fait depuis plusieurs années le promoteur de cette idée, qui semble avoir enfin trouvé ses applicateurs.

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