« L’envie », par Helmut Schoeck (2/3)

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CHAPITRE 22 – Une théorie de l’envie dans l’existence humaine

Première Partie

Les limites de l’envie

Lorsqu’on a pris conscience de l’omniprésence de l’envieux, qu’il ne faut pas confondre avec le voleur, on se pose la question : comment la propriété, comment les inégalités dans la qualité de vie telles que nous les observons autour de nous peuvent-elles donc exister ? Comment se fait-il que les envieux n’ont réussi que si rarement et toujours pour peu de temps lors d’une révolution par exemple, dans une secte à l’existence brève-à organiser le monde selon leurs critères ? On pourrait peut-être faire observer que l’instinct sexuel, omniprésent lui aussi et souvent fort vif, n’a pourtant pas abouti à faire de la promiscuité une norme : une promiscuité sans frein ni bornes n’est permise dans aucune société. Toutes les cultures reconnaissent certains droits de propriété dans le domaine sexuel : en l’absence de règles – qu’on s’attend d’ailleurs toujours à trouver-concernant le choix d’un partenaire, une société ne peut pas remplir ses fonctions.

On peut expliquer de la même façon les procédés, propres à chaque culture, destinés à enrayer l’action de l’envie. Cette passion, qui regarde exclusivement les rapports inter-humains, est à ce point négative que nul groupe, nulle société ne pourraient aller de l’avant aussi longtemps qu’elle n’aurait pas été mise hors la loi autant que faire se peut et – dans la mesure où elle survit – canalisée en direction de valeurs qui ne mettent pas en danger la cohésion de la collectivité. En outre, peu de gens sont enclins, par leur psychisme, à vivre dans un monde gouverné par l’envie, et ce seul fait met obstacle, dans toute société, à la domination de l’envie institutionnalisée ou à la tyrannie de quelques envieux agissant à titre personnel. Le mot « espérance » contient un avertissement. L’envieux est convaincu d’une chose : ce sont toujours les autres qui « ont de la chance », « they get all the breaks », « ils récoltent toutes les chances », lui seul est malchanceux. Mais il est impossible, ne serait-ce qu’intellectuellement, de vivre avec une telle vision de l’avenir à l’exclusion de toute autre perspective. Ou, pour parler plus simplement : l’envieux n’a pas une grande espérance de vie. Dans l’histoire d’un peuple, les hommes habités par une envie intense ont probablement eu moins de chances de survie que les autres et n’ont pas pris part à l’élaboration de modèles de comportement.

Celui qui dissimule mal son envie à l’égard des membres de sa tribu est presque toujours soupçonné d’exercer une magie malfaisante et souvent on l’élimine. Contrairement à ce qu’enseignent certains sociologues depuis la fin du XVIIIe siècle, les sociétés humaines n’ont jamais considéré l’envie comme une valeur positive ; étant donné qu’elles considéraient l’envieux comme un être méchant, elles ont seulement fait porter leur effort sur les méthodes – précises ou générales – tendant à éviter l’émergence de l’envie. Les hommes possédés par l’envie étaient toujours considérés comme faisant partie d’une minorité. Au fond, c’est seulement dans le marxisme, dans la glorification abstraite du concept de prolétariat, dans celle des déshérités et des exploités qu’on trouve pour la première fois la légitimation d’une envie inexorable. Encore cette prise de position comporte-t-elle une promesse implicite : l’envie suscitée dans les masses serait nécessaire au déclenchement de la révolution, celle-ci conduisant à l’établissement du paradis sans classes de l’égalité exempte d’envie. Il serait absurde de vouloir faire de l’envie une institution durable et de lui permettre de dépasser le niveau qu’elle a atteint dès à présent dans toute société sans même être légitimée officiellement. Les notions – d’origine religieuse ou temporelle-qui règlent la vie de tous les jours dans les différentes cultures ainsi que les lois de l’éthique viennent le plus souvent à l’appui des forces qui s’opposent à la multiplication excessive du nombre des envieux. A lui seul le spectacle de ce que l’homme a su faire de lui-même et de son environnement dans les derniers millénaires permet de comprendre l’intense besoin qu’ont les gens d’édifier un monde dans lequel chacun puisse déployer ses potentialités. Un monde de vie qui m’offre plusieurs possibilités laisse peu de place à l’envie systématique.

Les ouvrages d’ethnographie nous montrent un fait patent : il y a conflit continu entre les jeteurs de mauvais sorts et leurs victimes. Ceci prouve que face à un monde d’envieux redoutables il se trouve presque partout et toujours des êtres prêts à défendre leur manière personnelle de bâtir leur avenir et de rendre le monde plus accueillant. Le seul et unique possesseur d’une machine à coudre ou d’une bicyclette dans un village d’Mrique où ne vivent que des indigènes sait ce qui l’attend, mais il accepte néanmoins d’incarner le « progrès ».

Mais bien entendu, un homme qui prend conscience des inégalités régnant dans sa communauté les accepte plus facilement si la culture du groupe a intégré la notion de « différence de chances », car elle apaise ses propres scrupules et désarme les envieux. Une doctrine particulièrement efficace dans le refrènement de l’envie fut la doctrine calviniste de la prédestination.

La pression de l’envie, élément civilisateur

Il n’est pas rare que la fuite d’une personne devant l’envie éprouvée par ses proches contribue au progrès de la civilisation. L’ethnographie insiste sur l’importance de la diffusion des conquêtes de la technique dans le développement de connaissances et de compétences de plus en plus spécialisées chez l’homme. Le plus souvent inventions, innovations, création de concepts et de procédés inconnus jusque-là sont l’œuvre d’une famille unique, d’un seul village. La transmission et la propagation d’idées et de méthodes nouvelles en direction d’autres groupes humains et d’autres territoires sera plus assurée si le novateur se heurte à des préjugés dans son lieu d’origine.

La sagesse des nations sait depuis toujours que nul n’est prophète en son pays. Il existe certes de nombreux exemples de l’obstination dont font preuve certaines personnes refusant de se laisser instruire ou aider par des étrangers ; mais en général lorsqu’il s’agit d’adopter des nouveautés qu’on n’a pas trouvées soi-même, on manifeste la pire des mauvaises volontés dans le cas où l’inventeur est un voisin, un membre de la famille, bref quelqu’un qu’on connaissait bien avant qu’il n’innove.

On comprend facilement la raison de cette attitude : si c’est mon voisin, mon camarade de classe, mon collègue de bureau qui attire subitement l’attention sur lui par une invention, une découverte ou une quelconque innovation technique dont je suis forcé d’admettre la valeur et la supériorité objectives, mon envie est excitée bien plus vivement que si c’était le fait d’un étranger : face à ce dernier, je peux toujours me consoler en me disant que dans le passé il a bénéficié de chances, d’influences, de possibilités d’études et d’observations qui m’ont manqué. Sa supériorité ne s’accompagne pas de reproches sous-entendus, elle ne m’écrase pas comme ferait celle du novateur issu de mon propre entourage et devant qui je me demande :

« Pourquoi n’y ai-je pas pensé moi-même ; j’ai pourtant vu et appris les mêmes choses que lui ? »

Pour qu’une découverte profite à la culture et à la civilisation, il faut qu’il y ait pour elle possibilité, voire nécessité de déplacement dans l’espace, de mobilité horizontale. C’est pourquoi, on en a fait souvent la remarque, les sciences, les techniques et les comportements conformes aux lois de l’économie se sont développés très tôt dans les contrées où, bien avant qu’on ne possède des véhicules adaptés aux transports par voie de terre, on disposait de voies navigables (réseau fluvial couvrant tout le pays) et de côtes longues et profondément échancrées favorables aux voyages. Bien entendu les découvreurs, les inventeurs et les gens pleins d’idées se seront aussi mis en route pour des terres lointaines par pur goût de l’aventure et poussés par l’appât du gain ; mais on admettra aisément que l’incitation à quitter le pays natal provient souvent de l’inimitié, des railleries et de la méfiance auxquels le tempérament créateur est le plus exposé dans les lieux où on le connaît depuis très longtemps.

Et voilà pourquoi la prédisposition, si répandue, à exercer des représailles dictées par l’envie contre celui qui, en qualité de novateur (dans quelque domaine que ce soit) s’est différencié des siens est bénéfique, car elle contribue à la propagation sur un vaste territoire des découvertes faites dans un cercle restreint.

Nous pouvons donc nous exprimer désormais d’une manière plus générale au sujet du rôle de l’envie et dire : non seulement elle donne naissance aux pressions sociales sur lesquelles reposent les sociétés, mais, à cause de l’émigration qu’elle provoque, elle contribue en outre aux progrès de la civilisation en la propageant sur de grands espaces. Le plus souvent, il est vrai, aux dépens du lieu d’origine du novateur. Les conséquences des actes inspirés par l’envie peuvent s’équilibrer jusqu’à un certain point, et le total de leurs impacts sur une civilisation – ou sur un métier particulier – peut être égal à zéro si l’on considère un territoire assez vaste. C’est le cas par exemple quand un inventeur, chassé de la ville A par l’hostilité des habitants, s’installe dans la ville B et y connaît le succès cependant qu’un autre inventeur quittant B pour A parcourt le chemin inverse. Même si de telles situations se comptaient par centaines, l’accroissement, à l’échelle d’un pays ou d’un continent, du nombre d’inventions serait, en théorie, à peu près aussi important que si le facteur envie n’avait joué aucun rôle. Mais il a sûrement existé des lieux, surtout de grandes agglomérations, où l’inventeur chassé de son pays natal par l’atmosphère qui y régnait aura trouvé des conditions de vie favorables. Dans certaines villes – mais leur nombre est restreint – il doit se créer de temps en temps un rassemblement d’hommes fourmillant d’idées, pour le plus grand bien du progrès dans toutes les branches d’activité.

Une autre situation peut également se produire : celle où le talent, tournant le dos à son pays à cause du dégoût que lui ont inspiré les pressions sociales et économiques issues de l’envie, va s’installer dans une région où il trouvera des moyens matériels bien plus importants susceptibles de rendre son travail plus efficace.

Importance de l’envie dans la phylogenèse de l’espèce humaine

A propos de l’importance de l’envie dans la phylogenèse de l’espèce humaine, on peut avancer la théorie générale suivante : les complications inhérentes à la vie en commun et plus encore au travail en groupe exigent des pressions sociales fonctionnant bien. Cela signifie entre autres que les directives et les ordres doivent être exécutés et les interdictions respectées, même si la personne qui les donne n’est pas présente physiquement. En l’absence de toute surveillance, il faut donc que les membres du groupe, poussés par un sentiment d’envie, souvent très léger d’ailleurs, se méfient les uns des autres et se tiennent à l’œil pour déceler celui qui s’écarterait de la ligne prescrite : aucun ne peut alors être certain qu’un autre ne le dénoncera pas.

C’est en partant du tabou de l’inceste qu’on peut le mieux illustrer cette situation : le père étant absent, aucun de ses fils ne peut se permettre un geste osé à l’égard d’un membre féminin de la famille, car il doit s’attendre à ce que l’un au moins de ses frères le dénonce sous l’effet de la jalousie. Mais il en sera de même dans un groupe d’ouvriers de qualification équivalente : aucun d’eux ne permet à un autre de trop traîner, sinon c’est lui qui devrait éventuellement rattraper le déficit de temps de travail dont son compagnon est pourtant responsable. La pause qu’un autre s’autorise ou son refus de faire un effort provoquerait l’envie de notre homme et c’est pourquoi il veille à ce que pareille chose ne se produise pas.

Pour la même raison, le chef de tribu qui envoie quelques hommes négocier avec une tribu voisine peut être sûr qu’ils accompliront loyalement leur mission, car celui d’entre eux qui chercherait à obtenir le moindre avantage personnel en contrepartie d’un compromis conclu avec le groupe adverse en serait empêché par la colère que l’envie provoquerait chez ses collègues.

Nous pouvons dire par conséquent : un être vivant qui a appris à dominer dans une large mesure ses pulsions instinctives et les comportements inscrits dans son patrimoine génétique ne peut employer utilement la liberté ainsi conquise et la mettre au service de son groupe que si, dans sa conduite, les déviations ou innovations éventuelles sont réduites au minimum.

La liberté d’action d’un être débarrassé de la tutelle de ses instincts doit par conséquent être limitée par de nouvelles barrières ; c’est à ce prix seulement que des groupes sociaux de quelque importance seront viables. Nous n’avons pas trouvé d’autre motif garantissant aussi sûrement le conformisme que la crainte d’éveiller l’envie chez autrui et d’encourir par là les sanctions correspondantes. C’est dans la mesure où les hommes ont développé leur capacité à se contrôler les uns les autres en se soupçonnant réciproquement d’éprouver de l’envie qu’ils ont pu créer des sociétés assez vastes pour que leurs membres puissent exécuter des tâches différenciées. La phase exceptionnellement longue, imposée par les lois de la biologie et s’étendant sur au moins dix ans, au cours de laquelle un être humain se façonne dans la communauté de ses frères et sœurs offre l’occasion d’insérer parmi les composantes de sa personnalité la prise en considération des rapports sociaux.

On comprend comment de petits groupes, ou certaines familles dont les membres n’avaient pas prêté une attention suffisante à la menace que constituait l’envie éprouvée par les autres, ont disparu petit à petit de l’histoire de leur tribu, incapables qu’ils étaient de s’agglomérer définitivement à des ensembles plus importants, ce qui aurait été la seule manière d’acquérir la maîtrise de leur environnement.

C’est donc en tant qu’envieux et par le biais de la possibilité d’éprouver l’envie que l’homme est devenu vraiment homme. Parmi les rares peuples primitifs existant encore aujourd’hui et menant une vie très précaire, on trouve quelques groupes qui se sont arrêtés à peu près au seuil de cette évolution. Les Indiens Sirionos offrent peut-être l’exemple le plus frappant d’un groupe à l’intérieur duquel le comportement individuel est, certes, dicté dans une large mesure par la crainte de provoquer l’envie d’autrui, mais où personne n’est en état de faire le pas suivant. La tribu-dont les mœurs furent étudiées voilà vingt-cinq ans en Bolivie par A. Holmberg – se réduit à quelques hordes qui évitent tout contact entre elles et qui se composent d’environ vingt personnes chacune. Par peur d’exciter l’envie des autres, les membres de ces hordes ne mangent le plus souvent que quand ils croient échapper aux regards d’autrui, presque toujours de nuit et chacun pour soi. Par-delà cette envie réciproque, ils n’en sont pas encore arrivés à créer un système plus général de pression sociale qui aurait rendu possible des actions communes entreprise par un groupe ou même plusieurs[1].

Mais la formation et le maintien de la cohésion de groupes plus considérables, disons de cinquante à cinq cents personnes, n’est pas une fin en soi. Dans un environnement donné, ils peuvent bien entendu faire mieux que des bandes autonomes de dix ou vingt personnes, mais pour devenir le foyer ou la base de départ d’une civilisation plus avancée, il leur faudra développer et institutionnaliser une faculté nouvelle : la pression sociale généralisée, fruit de l’envie que chacun éprouvait envers tous les autres devra être refrénée. Une culture différenciée, une certaine division du travail, une structure politique, le progrès économique, le développement de l’artisanat ne peuvent voir le jour dans un groupe qu’à partir du moment où des innovations individuelles, des gains et des enrichissements différents sont devenus possibles, au moins pour un temps. Une certaine dose d’inégalités, fruit d’imprévisibles déviations individuelles par rapport à la norme du groupe doit être tolérée. Le minimum irréductible de culture de cet ensemble – nous pouvons désormais parler de société – doit se situer entre deux données de base : d’une part, on doit laisser subsister encore suffisamment d’envie à l’état libre-et d’égards correspondants vis-à-vis des envieux – pour nourrir la pression sociale dont la communauté en tant que telle a besoin, mais d’autre part l’envie engendrée par certaines réussites et certaines acquisitions d’individus isolés doit être endiguée et même proscrite afin de laisser une place suffisante aux innovations dont le groupe en voie de croissance a besoin pour maîtriser son environnement.

Il faut donc compléter la phrase figurant en tête de ce développement par un second axiome :

L’homme, cet envieux, ne peut devenir créateur de culture à proprement parler qu’à partir du moment où certaines représentations, les prescriptions religieuses par exemple ou la rationalisation des accidents du destin (idée de chance) ou encore la création de domaines réservés en politique, à l’usage de ceux qui ne sont pas les égaux des autres, viennent étouffer la voix des envieux du groupe.

La plupart des systèmes éthiques et des religions dont l’action a été bénéfique pour les progrès de la culture, de l’économie, de la technique et de la civilisation en général ont, le fait vaut d’être noté, tenu compte de cette nécessité de refréner l’envie, peut-être simplement par clairvoyance et par juste appréciation du problème. Il n’existe aucun système éthique ou religieux qui approuve l’envie en tant que telle ou l’envie d’un individu à l’égard d’un autre individu. Parallèlement à la proscription de l’envie à l’état brut, la plupart des systèmes normatifs dont la mise en place fut graduelle (aussi longtemps donc qu’ils ne furent pas dénaturés à des fins politiques tout à fait particulières) comportent de nombreuses interdictions, restrictions ou suggestions destinées visiblement à contrecarrer l’incitation à l’envie. Et les sanctions prévues exigent en contrepartie qu’il y ait dans la société un nombre suffisant d’envieux qui veillent jalousement à ce que soient respectés les modes de comportement destinés à éviter l’apparition de l’envie. Ainsi s’explique le paradoxe apparent de religions qui, d’une part, remettent à leurs place les envieux en promettant explicitement une récompense, dans leurs paraboles, à l’homme capable de tenir en laisse son envie pourtant évidente, mais qui, d’autre part, connaissent une sorte de justice sociale à laquelle seul un idéal d’égalité peut donner un sens et qui n’a de valeur pédagogique que si elle tient compte de l’existence de ces mêmes envieux.


[1] A.R. Holmberg, Nomads of the Long Bow : The Sirino of Eastern Bolivia. Smithsonian Institution, Institut of Social Allthrpology Publication n° 10. Washington 1950.

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