« Une politique d’abondance », par Ludwig Erhard

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CHAPITRE III – Économie libérale et économie planifiée

(Die Neue Zeitung du 14 octobre 1946)

Lors des délibérations concernant les constitutions des Länder, la discussion sur l’organisation future de l’économie a pris large place. Nous essaierons ici de dégager les plans actuels de la polémique stérile et d’éclairer les faits, afin de trouver au-delà des oppositions de conceptions, la formule de compromis qui permettra de réaliser la reconstruction de notre économie.

Il faut noter à ce sujet que les antagonismes se traduisent de façon radicale : économie libérale par-ci, économie planifiée par-là ; socialisme par-ci, capitalisme par-là. L’observation du développement économique réel au contraire, semble indiquer que les deux influences agissent, amenant ainsi par synthèse une solution médiane. Celui qui confond encore l’économie libérale avec le régime de brigandage du « laisser-faire » de la période précapitaliste ne saisit pas la dynamique des économies développées modernes. De même, l’individualiste invétéré pour lequel la planification se confond avec une économie désolée et bureaucratisée.

Il en est ainsi des notions même de capitalisme et de socialisme : de nos jours, il est tout à fait partial de définir le capitalisme par l’exploitation de la classe ouvrière, de même qu’il est aberrant de définir le socialisme comme un nivellement total et le rejet de toute liberté économique. Si l’on prend comme exemple caractéristique du capitalisme le mode de production capitaliste, c’est-à-dire l’emploi massif de capitaux à la production, on voit que cet exemple vaut aussi bien pour une économie socialiste ; de même, une économie que l’on classe sous le titre de capitaliste et libérale n’exclut absolument pas les exigences sociales, loin de là.

Alors que dans l’économie de marché, l’accumulation des capitaux a encouru de nombreuses et violentes critiques, dans les pays socialistes, il n’existe souvent pas de contrôle effectif en ce qui concerne la formation du capital et la destination de celui-ci.

Ainsi, les concepts devenus des slogans, ne suffisent plus à rendre compte d’un système économique et, a fortiori, d’un système selon des normes sociales.

Si la formation de capital constitue la destinée commune du capitalisme et du socialisme et s’il est unanimement reconnu que ce processus est supposé indépendant des choix économiques tels que épargne ou consommation différée, on ne peut déduire, en tout état de cause, d’opposition entre les systèmes.

Certes, une économie socialiste ne peut échapper à une planification globale et totale, mais il serait faux de caractériser l’économie libérale, ou mieux, l’économie de marché par un manque total d’organisation et par l’anarchie.

Une économie libérale, par les méthodes d’observation du marché, possède une grande variété de procédés capables de rendre compte des facteurs et tendances de l’économie et cela d’autant plus que se fait jour une volonté de plus en plus marquée de mettre en place une « planification » adaptée.

J’ai déjà, précédemment, attiré l’attention sur le fait qu’il existait entre une économie « concertée » et une planification totale, d’innombrables variantes capables d’influencer et de diriger l’économie et qu’il était de ce fait parfaitement malhonnête et faux de raisonner en termes absolus.

La réelle opposition ne se trouve ni entre économie libérale et économie planifiée ; ni entre économie capitaliste et économie socialiste, elle réside entre une économie de marché où les prix se fixent librement et une économie où l’intervention de l’État règle la répartition du revenu national.

Le problème posé reprend toute son ampleur lorsque se pose la question de savoir laquelle de la volonté des agents économiques ou de celle de l’État (ou tout autre expression politique de la collectivité) est le mieux placé pour décider ce qui sert le bien commun, c’est-à-dire le bien du peuple. Nombreux sont encore ceux qui professent l’idée aberrante que la libre concurrence mène à l’oppression de certains courants sociaux ou à des distorsions dans l’économie, alors qu’il est de l’avis de tous les spécialistes libéraux possédant une vue sociale, que c’est au contraire l’étouffement du « laisser-faire » qui ébranle l’équilibre de l’économie et enferme cette dernière dans des crises de plus en plus sans issue.

Si, dans l’avenir, l’État veille à ce que ni des privilèges ni des monopoles artificiels ne troublent plus le cours naturel des forces économiques et à ce qu’au contraire joue librement la loi de l’offre et de la demande, les forces économiques naturelles reflèteront au maximum le marché et corrigeront selon un processus naturel, les erreurs. Chacun est libre d’estimer qu’une économie chargée de planifier et de régulariser l’activité est à même de juger quelle est la volonté de la collectivité, néanmoins la démonstration paraît a priori difficile à soutenir.

Les distorsions qui affectent une économie de marché se résorbent automatiquement par des variations de prix et tout ce qui s’ensuit ; au contraire, une économie dirigée risque d’être submergée par les conséquences d’erreurs dont elle n’a pas tenu compte au lieu de laisser jouer les phénomènes naturels.

Les dernières années ont été à ce sujet riches d’enseignement : on a pu voir à quel point une économie dirigée était fragile.

Notre critique ne porte donc pas sur le phénomène très différencié de la planification, mais plus particulièrement sur le processus de réglementation autoritaire par l’État. Ce principe économique mène, si l’on pousse le raisonnement logique jusqu’au bout, à l’extension du marché et à des choix libres du consommateur. Mais une économie dirigée collectiviste, qui se plierait à la loi du marché, serait une contradiction en elle-même et cette notion perd donc tout sens.

Le fait d’ignorer la demande de consommation immédiate, qui s’exprime sur le marché, a pour conséquence nécessaire de limiter le libre choix des individus et de donner des fondements à cette idée aberrante qui prétend que le bonheur de l’homme se mesure quantitativement selon les normes d’une consommation optimale. Même si l’on suppose qu’une économie dirigée ne perd jamais de vue le bien du peuple – ce qui est une supposition qui n’est même pas garantie dans un État socialiste – il peut être permis de douter que le peuple, dans son ensemble, ait pu choisir entre les avantages respectifs de l’économie collectiviste et l’économie de marché.

Dans les conditions actuelles, il est nécessaire que l’État assigne des buts à l’économie et établisse des directives pour la politique économique et jusqu’à ce point ses initiatives ne sont et ne seront pas contestées.

Mais faire de l’entrepreneur un esclave et d’un organisme d’exécution, la volonté de la collectivité, revient à tuer toutes les valeurs de la personne humaine et priver l’économie des impulsions les plus valables. A l’heure présente, il faut que l’on sache que l’économie n’est pas l’ennemi du progrès social, mais qu’elle en constitue au contraire la mesure.

Tous les procédés tendant à promouvoir une juste répartition du produit social, c’est-à-dire en même temps du revenu national, demandent une très sérieuse réflexion.

Ce problème est justement soluble et si l’on prend en considération l’urgence de nos devoirs et non le côté dogmatique de l’affaire. Je suis persuadé que les problèmes qui se posent à notre époque nécessitent de la part de ceux qui auront à les résoudre, une grande âme. Notre peuple connaîtra bénédiction et bien-être si nous parvenons à une réelle organisation économique qui remplacera le schématisme bureaucratique honni de tous, par le libéralisme dans les échanges, fondé sur la solidarité sociale.

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Table des matières

Préface
Introduction
Le grand tournant 1945-1946
L’unité économique et la réunification des zones
Économie libérale et économie planifiée
Organisation économique et confusion de langage
Les bases qui doivent déterminer le niveau de vie des Allemands
Le chemin pour l’avenir
Le nouveau cours monétaire
La grève générale au secours d’un dogme indéfendable
La fin des improvisations
Les cartels considérés du point de vue politique et économique
La Corée
Regardons avec courage vers l’avenir
Les dangers qui surgissent sur le chemin de la libération des échanges internationaux
Débat contradictoire avec le professeur Nölting
La politique allemande dans l’optique d’une politique européenne
Dix thèses pour défendre le projet d’interdiction des cartels
II faut croire à notre propre force
Un réfrigérateur pour chaque ménage
Les problèmes économiques posés par la réunification de l’Allemagne
Après l’échec de la communauté européenne de défense
La Banque Internationale pour la Reconstruction et le Fonds Monétaire International
L’unité européenne par une intégration fonctionnelle
Les buts de la loi contre les restrictions de la libre concurrence
Précautions prises pour remédier aux risques inhérents à la vie
A propos de la crise de Suez
Le bien-être pour tous
Économie et culture
Donnez à l’État ce qui lui revient
Du « standard de vie »
La construction de l’lnde
Impressions d’Asie
Le deutsche mark et la libre convertibilité
L’intégration économique de la Sarre
Les syndicats dans une organisation économique libérale
La signification économique du désarmement
Nous ne vivons plus au temps de Metternich
L’équilibre par l’harmonisation ?
Trente ans de politique conjoncturelle
La politique économique, partie intégrante du politique
Ceux qui manquent de courage échoueront
Pensées concernant la construction de l’Afrique
La communauté atlantique
La politique économique et l’opinion publique
La stratégie et la tactique dans la politique économique
Que va devenir l’Europe ?
La politique étrangère débute chez soi
Bilan provisoire de l’Europe
Ce que les jeunes doivent savoir
La réévaluation du deutsche mark
L’ordre social donne naissance au bien-être et à la stabilité
Liberté et responsabilité
La Grande-Bretagne fait partie de l’Europe
Berlin et nous
Nous avons tiré les leçons de l’histoire contemporaine
Nouvelles tâches
Données statistiques pour l’économie allemande de 1948 à 1961

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