Les Physiocrates

cover léonce de lavergneLes histoires de la pensée économique, sauf lorsqu’elles sont de qualité, commencent habituellement par la présentation du Dieu Adam Smith, l’ « inventeur de la science économique ». On pourrait en dire beaucoup sur le caractère inapproprié du terme inventeur, pour une science qui existait de tout temps, qui existe dans la nature, et dont les lois n’ont pas à être inventées, mais découvertes — c’est toutefois au mépris pour l’œuvre de Cantillon, de Gournay, des Physiocrates et de Turgot, que l’on pense le plus immédiatement. Les Physiocrates, en particulier, ont développé l’analyse économique sur des bases rationnelles et systématiques, tout en popularisant en parallèle, notamment dans leur journal Les Éphémérides du Citoyen, les principes de base de l’économie politique. En faveur auprès du pouvoir royal français, copiés dans l’Europe entière, ils furent véritablement à la mode, au temps où Adam Smith, encore professeur de philosophie morale, habita un an en France, à Toulouse puis à Paris. Dans cette présentation générale, Gustave Schelle présente les précurseurs des physiocrates, l’histoire du mouvement et les principales réalisations théoriques et pratiques de l’école de François Quesnay. Schelle finit par noter les ressemblances qu’offre l’œuvre de Smith avec celle des Physiocrates, allant jusqu’à écrire que l’économiste écossais « exprime les mêmes opinions qu’eux sur les points principaux ». B.M.


Les Physiocrates [1]

par Léonce de Lavergne

(tiré de Les économistes français du XVIIIe siècle, réédité en 2015 par l’Institut Coppet)

 

Outre le marquis de Mirabeau, Quesnay a eu, de son temps, des précurseurs ; les principaux sont Cantillon et Gournay.

L’Essai sur la nature du commerce, de Cantillon, parut en 1755. Toutes les théories des économistes sont contenues d’avance dans ce livre, quoiqu’il ait à peine l’étendue d’un volume in-12. La propriété en général, et celle des terres en particulier, y est représentée comme formant le fondement de la société. Cantillon tirait de ce principe presque toutes les conséquences qu’il renferme, et notamment la liberté du commerce sous toutes ses formes. S’il avait vécu plus longtemps, il aurait été un des chefs de l’école économique. Irlandais d’origine, sa vie a été agitée et sa fin tragique ; on peut en juger par l’extrait suivant de la Correspondance de Grimm : « Cantillon, Anglais et homme d’esprit, comme son livre le prouve, faisait, du temps de la régence, la banque à Paris, où il avait un crédit immense. Dans les commencements du système, Law le fit venir et lui dit : « Si nous étions en Angleterre, il faudrait traiter ensemble et nous arranger ; mais vous savez qu’étant en France, je puis vous dire que vous serez à la Bastille ce soir si vous ne me donnez pas votre parole de sortir du royaume dans les vingt-quatre heures. » Cantillon se mit à rêver un moment et lui dit : « Tenez, je ne m’en irai pas et je ferai réussir votre système. » En conséquence, il prit une quantité immense de papier, qu’il fit débiter sur la place par tous les agents de change à la fois et que son crédit fit passer ; et, peu de jours après, il partit pour la Hollande, avec un portefeuille de plusieurs millions. Il passait pour être très bien avec madame la princesse d’Auvergne. On dit communément qu’il périt dans un incendie à Londres, dans sa maison, en 1733. Le fait est que l’incendie fut éteint assez promptement et qu’on trouva Cantillon poignardé. Le feu paraissait avoir été mis pour tromper sur ce crime et cette aventure donna lieu à beaucoup de contes dans le temps. »

Nous ne connaissons Gournay que par une notice écrite par Turgot, pour Marmontel qui la lui avait demandée ; elle porte la date du 22 juillet 1759, un mois après la mort de Gournay, et devait probablement servir de canevas pour un article du Mercure de France. Marmontel, qui n’aimait pas beaucoup les économistes, la trouva probablement trop louangeuse et n’en fit pas usage.

Jean-Claude-Marie Vincent, sieur de Gournay, était né à Saint-Malo, au mois de mai 1712, de Claude Vincent, l’un des principaux négociants de cette ville. Ses parents le destinèrent au commerce et l’envoyèrent à Cadix, à peine âgé de dix-sept ans. Par ce port, passait alors presque tout le trafic de l’Europe avec le Nouveau-Monde. Le jeune Vincent y resta quinze ans ; il sut se garantir de la dissipation ordinaire à son âge et partagea sa vie entre l’étude et les travaux de son état. « Ce fut surtout, dit Turgot, à la science du commerce qu’il s’attacha. Embrasser dans toute son étendue et suivre dans ses révolutions continuelles l’état des productions naturelles, de l’industrie, de la population, des richesses, des finances, des besoins, des caprices même de la mode, chez toutes les nations que le commerce réunit, pour appuyer sur l’étude approfondie de tous ces détails des spéculations lucratives, c’est s’occuper de la science du négoce en négociant ; mais découvrir les causes et les effets de cette multitude de révolutions, démêler dans les hasards des événements et dans les principes d’administration, adoptés par les différentes nations de l’Europe, les véritables causes de leurs progrès ou de leur décadence dans le commerce, c’est l’envisager en philosophe et en homme d’État. »

Aux lumières qu’il tirait de son expérience et de ses réflexions, il joignit la lecture des principaux ouvrages que possédaient, sur cette matière, les nations commerçantes. Ceux qu’il lut avec le plus de profit furent les traités de Josias Child, qu’il traduisit plus tard en français, et les mémoires du grand pensionnaire de Hollande, Jean de Witt. « On sait, ajoute Turgot, que ces deux grands hommes sont considérés, l’un en Angleterre, l’autre en Hollande, comme les législateurs du commerce ; que leurs principes sont devenus les principes nationaux et que l’observation de ces principes est regardée comme une des causes de la prodigieuse supériorité que ces deux nations ont acquise dans le commerce. » En 1744, ses affaires le ramenèrent en France et le mirent en relation avec M. de Maurepas, alors ministre de la marine, « qui pénétra bientôt tout ce qu’il valait », car il est à remarquer que ce ministre, si décrié, avait au moins une assez grande connaissance des hommes. Il accueillit le négociant inconnu, arrivant de Cadix, comme il devait, plus tard, appeler au ministère un philosophe comme Turgot et un banquier protestant comme Necker. M. Vincent employa encore plusieurs années à voyager dans les différentes parties de l’Europe : il entretenait une correspondance suivie, avec Maurepas, sur les grandes questions commerciales. Son associé étant mort sans enfants, le fit son légataire universel. Il prit alors le nom de Gournay, d’une terre qu’il avait reçue dans cette succession, et acheta une charge de conseiller au grand conseil. Une place d’intendant de commerce étant venue à vaquer, en 1751, M. de Machault, ministre des finances, la lui donna.

Il y porta un esprit nouveau. Le commerce et l’industrie obéissaient, depuis Colbert, à des règlements minutieux et vexatoires ; il entreprit de les supprimer, pour laisser à l’intérêt privé l’entière liberté de ses mouvements, et, s’il n’y réussit pas complétement, il posa les bases de la réforme qui devait s’accomplir avec le temps. « M. de Gournay, dit Turgot, n’avait pas imaginé que, dans un royaume où l’ordre des successions n’est établi que par la coutume et où l’application de la peine de mort à plusieurs crimes est encore abandonnée à la jurisprudence, le gouvernement eût daigné régler, par des lois expresses, la longueur et la largeur de chaque pièce d’étoffe, le nombre des fils dont elle doit être composée, et consacré par le sceau de la puissance législative, quatre volumes in-quarto, remplis de ces détails importants, en outre de statuts sans nombre dictés par l’esprit de monopole, dont tout l’objet est de décourager l’industrie, de concentrer le commerce dans un petit nombre de mains, par la multiplication des formalités et des frais. »

Il eut le bonheur de rencontrer dans Trudaine, qui était alors ce que nous appellerions aujourd’hui un ministre du commerce, le même amour de la vérité et du bien public. « Bientôt, dit encore Turgot, il eut à soutenir une foule de contradictions ; il se prêtait avec plaisir à ces disputes qui ne pouvaient qu’éclairer la matière et produire, de façon ou d’autre, la connaissance de la vérité. Lorsqu’il était contredit, il écoutait avec patience. Son éloquence, simple et animée, n’ôtait jamais rien à la solidité de la discussion. Quelquefois elle était assaisonnée par une plaisanterie sans amertume. Son zèle était doux, parce qu’il était dégagé de tout amour-propre ; mais il n’était pas moins vif. Il goûtait souvent la satisfaction de réussir à déraciner une partie des abus qu’il attaquait et surtout celle d’affaiblir l’autorité de ces anciens principes dont on était déjà obligé d’adoucir la rigueur et de restreindre l’application, pour pouvoir les soutenir encore contre lui. Ses lumières, son expérience, l’estime générale de tous les négociants pour sa personne, la pureté de ses vues au-dessus de tout soupçon, lui attiraient nécessairement la confiance du ministère et le respect de ceux mêmes qui combattaient ses opinions. Sa réputation s’établissait, son zèle se communiquait ; il cherchait à tourner du côté de l’étude du commerce et de l’économie politique tous les talents qu’il pouvait connaître. On doit lui attribuer cette heureuse fermentation qui s’est excitée, depuis quelques années, sur ces objets importants, et qui nous a déjà procuré plusieurs ouvrages remplis de recherches laborieuses et de vues profondes. »

Il forma le dessein de visiter toutes les parties du royaume, pour voir par lui-même l’état du commerce et des fabriques. Il était en Bretagne pendant la tenue des États de 1756 et contribua puissamment à faire instituer, par les États, une Société pour le perfectionnement de l’agriculture, du commerce et de l’industrie. « Les fruits de ses voyages furent les réformes d’une infinité d’abus, une connaissance du véritable état des provinces, plus sûre et plus capable de diriger les opérations du ministère, une appréciation plus exacte des plaintes et des demandes, la facilité procurée au peuple et au simple artisan de faire entendre les siennes, enfin, une émulation nouvelle sur toutes les parties du commerce, qu’il savait répandre par son éloquence persuasive et par l’heureuse contagion de son zèle patriotique. » Turgot lui-même l’accompagna dans plusieurs de ses tournées. Pendant qu’il s’occupait uniquement de l’utilité publique, il avait essuyé des pertes sur les fonds qu’il avait laissés en Espagne ; l’état de ses affaires le détermina, en 1758, à quitter sa place. On lui proposa de demander pour lui les grâces de la cour. Il répondit qu’il avait toujours regardé de pareilles grâces comme dangereuses, et qu’il ne voulait point qu’on eût à lui reprocher de se prêter pour son intérêt à des exceptions à ses principes. M. de Silhouette, qui avait pour lui beaucoup d’estime, lui destinait une place de commissaire du roi à la ferme générale ; mais il était déjà attaqué de la maladie dont il mourut à l’âge de quarante-sept ans.

En publiant cette notice de Turgot, Dupont de Nemours l’a fait précéder d’un préambule où il montre ce qu’avaient de commun les idées de Gournay et celles de Quesnay, avec la nuance qui les distinguait.

« Vers 1750, dit-il, deux hommes de génie, observateurs judicieux et profonds, animés d’un même amour pour la patrie et pour l’humanité, M. Quesnay et M. de Gournay, s’occupèrent avec suite de savoir si la nature des choses n’indiquerait pas une science de l’économie politique. Ils l’abordèrent par des côtés différents et arrivèrent au même résultat. Tant qu’ils ont vécu, ils ont été entièrement d’accord sur les moyens de faire prospérer l’agriculture, le commerce et les finances, d’augmenter le bonheur des nations, leur population, leurs richesses, leur importance politique. M. de Gournay, fils de négociants et ayant été longtemps négociant lui-même, avait reconnu que les fabriques et le commerce ne pouvaient fleurir que par la liberté et par la concurrence. Il en tira cet axiome : Laissez faire, laissez passer. M. Quesnay, né dans une ferme, fils d’un propriétaire cultivateur habile et d’une mère dont l’esprit distingué secondait parfaitement l’administration de son mari, tourna plus particulièrement ses regards vers l’agriculture. Les deux aspects sous lesquels M. Quesnay et M. de Gournay avaient considéré les principes de l’administration publique, et dont ils inféraient exactement la même théorie, ont formé, si l’on peut ainsi dire, deux écoles fraternelles qui n’ont eu l’une pour l’autre aucun sentiment de jalousie et qui se sont réciproquement éclairées. De celle de M. de Gournay sont sortis M. de Malesherbes, M. l’abbé Morellet, M. Herbert, M. Trudaine de Montigny, M. d’Invau, M. le cardinal de Boisgelin, M. de Cicé, archevêque d’Aix, M. d’Angeul, le docteur Price, le doyen Josias Tucker, et quelques autres. Celle de M. Quesnay a eu pour principaux membres M. le marquis de Mirabeau, M. Abeille, M. de Fourqueux, M. Bertin, Dupont de Nemours, M. le chancelier de Lithuanie, comte Chreptowicz, M. l’abbé Baubaud, MM. Le Trosne, Saint-Péravy, de Vauvilliers, et dans un plus haut rang, Monseigneur le Margrave, aujourd’hui grand-duc de Bade, et l’archiduc Léopold, depuis empereur, qui a si longtemps et si heureusement gouverné la Toscane. M. Lemercier de la Rivière et M. l’abbé Baudeau ayant été tous deux de cette école y ont fait une branche particulière ; à cette branche appartient l’empereur Joseph II. Entre les deux écoles, profitant de l’une et de l’autre, se sont élevés quelques philosophes éclectiques à la tête desquels il faut placer M. Turgot et le célèbre Adam Smith. »

Les deux écoles signalées par Dupont de Nemours ont pour principe commun la liberté du travail ; mais Gournay s’en tient là, tandis que Quesnay va plus loin et construit tout un système sur la prééminence de l’agriculture et l’importance sociale du produit net. La doctrine de Gournay, plus irréprochable, plus simple, plus claire, se compose d’un mot : liberté ; celle de Quesnay plus obscure, plus compliquée, plus contestable, est aussi plus pénétrante et plus profonde. Dupont donne à Gournay des disciples importants. Il suffit de nommer Malesherbes. Nous reviendrons sur l’abbé Morellet. Herbert a publié un excellent traité sur la liberté du commerce des grains qui précéda les écrits de Quesnay. Trudaine de Montigny, fils du célèbre directeur des ponts et chaussées, partageait toutes les idées de son père et n’aurait dû être cité qu’après lui. M. d’Invau a été contrôleur général des finances pendant l’administration du duc de Choiseul. Le cardinal de Boisgelin est devenu un des membres les plus influents de l’ordre du clergé à l’assemblée constituante. M. de Cicé, archevêque de Bordeaux, puis d’Aix, a été garde des sceaux dans le premier ministère de Necker. La liste des disciples de Quesnay mérite plus exactement le nom d’école ; par l’ensemble et l’ardeur de leurs prédications, ils ont passé dans leur temps pour une secte. Ils s’appelaient et on les appelait, les économistes ; on les appelle aujourd’hui les physiocrates, du nom que leur a donné Dupont de Nemours.

L’abbé Baudeau, un des plus actifs, était né à Amboise en 1730. Destiné par sa famille à l’état ecclésiastique, il appartenait à la congrégation des chanoines réguliers de Chancelade et y professait la théologie quand il fut appelé à Paris par ses supérieurs. Là se décida sa vocation pour les études économiques et politiques. Vers la fin de 1765, il fonda un recueil périodique sous ce titre : Éphémérides du citoyen, ou chronique de l’esprit national. M. de Tocqueville a fort bien remarqué que dans beaucoup d’écrits de ce temps on reconnaît déjà la langue d’une société nouvelle. Ces mots de citoyen et d’esprit national, en plein règne de Louis XV, indiquent à eux seuls une révolution commencée. Dans ce même temps paraissait le Journal de l’Agriculture, du Commerce et des Finances, fondé aussi en 1765 et dirigé par Dupont de Nemours. Une polémique s’établit entre les deux recueils ; l’abbé Baudeau soutint d’abord dans le sien des idées contraires aux économistes, mais par un rare exemple de bonne foi il se laissa convaincre par ses adversaires. Quand Dupont fut contraint de quitter son journal, le recueil de Baudeau devint l’organe de l’école, et à cette occasion il prit pour second titre : Bibliothèque raisonnée des sciences morales et politiques, appellation plus remarquable encore que la précédente. Les Éphémérides se publièrent tous les mois, de janvier 1767 à mai 1772, elles reparurent en 1775, après une interruption de trois ans, pour appuyer le ministère de Turgot, et cessèrent définitivement de paraître l’année suivante, quand Turgot quitta les affaires. Elles portaient pour épigraphe ce vers d’Horace :

Quid pulchrum, quid turpe, quid utile, quid non ?

Les premières Éphémérides ayant duré cinq ans et trois mois forment une collection de 63 volumes in-12 ; les secondes ne durèrent que dix-huit mois. La lecture de ces 80 volumes est encore aujourd’hui instructive. Il y a surtout une question qui domine toutes les autres, celle de la liberté du commerce des grains. Elle revient en quelque sorte à toutes les pages, avec une surabondance de faits et d’arguments. Grâce aux écrivains des Éphémérides, cette question eut la vogue pendant quelque temps. « Vers 1750, dit Voltaire, (il anticipe de quelques années), la nation, rassasiée de vers, de tragédies, de comédies, d’opéras, de romans, d’histoires romanesques, de réflexions morales plus romanesques encore, et de disputes théologiques sur la grâce et sur les convulsions, se mit à raisonner sur les blés. On oublia même les vignes pour ne parler que de froment et de seigle. On écrivit des livres utiles sur l’agriculture ; tout le monde les lut, excepté les laboureurs. Des gens de beaucoup d’esprit et d’une bonne volonté sans intérêt, avaient écrit avec autant de sagacité que de courage en faveur de la liberté illimitée du commerce des grains. Des gens qui avaient autant d’esprit et des vues aussi pures, écrivirent dans l’idée de limiter cette liberté. » Les économistes avaient eu d’abord un plein succès ; le gouvernement avait rendu deux édits, l’un en 1763 pour la libre circulation des grains à l’intérieur, l’autre en 1764 pour la libre exportation. L’importation étant déjà libre et même encouragée, ces deux édits donnaient ce qui manquait à la liberté du commerce, mais ils rencontrèrent dans les préjugés une vive résistance. Le malheur voulut qu’ils fussent suivis de plusieurs années de mauvaises récoltes ; les prix montèrent, et on ne manqua pas d’attribuer la cherté à la liberté d’exportation. En réalité, les économistes voulaient obtenir une hausse sur le prix moyen, conformément aux idées de Quesnay, mais ils ne voulaient pas des prix de disette. Ils fondèrent les Éphémérides pour se défendre. Ils eurent beau prouver par des chiffres que l’exportation n’avait pas pu exercer sur les cours une influence sensible ; le déchaînement devint tel que le gouvernement se vit dans la nécessité de rapporter l’édit de 1764. Cet échec porta un coup fatal à l’école. La lutte assourdissante entre les opinions opposées fatigua les esprits. « Le résultat fut, ajoute Voltaire, que les lecteurs ne surent plus où ils en étaient ; la plupart se remirent à lire des romans. » C’était en effet beaucoup pour le public français qu’une attention de quelques années sur un sujet si sérieux. Les économistes prêtèrent le flanc par leurs éternelles répétitions, par leur imperturbable assurance, par leur attachement malencontreux à deux ou trois idées fausses ou obscures. Après les avoir écoutés un moment comme des oracles, on décida qu’ils étaient des rêveurs, et qui pis est, des rêveurs ennuyeux.

Le plus important des écrits de l’abbé Baudeau est intitulé : Introduction à la Philosophie économique, ou analyse des États policés. Il parut en 1771. « Le corps de doctrine, est-il dit dans l’avant-propos, auquel cet ouvrage doit servir d’introduction, est celui de mes maîtres, le marquis de Mirabeau, si célèbre sous le nom d’Ami des hommes, et le docteur Quesnay, que j’ai nommé le Confucius d’Europe, nom trop bien mérité pour qu’il ne lui soit pas confirmé par son siècle et par la postérité, comme il l’est déjà par une école nombreuse et zélée pour le bien de l’humanité, qui se glorifie de l’avoir pour chef. Honoré des bontés de ces premiers maîtres, je n’ai rien tant à cœur que de répandre le plus qu’il est possible la connaissance de leurs principes. Ils forment une vraie science, qui ne le cède pas à la géométrie même par la conviction qu’elle porte dans les âmes, et qui surpasse certainement toutes les autres par son objet, puisque c’est le plus grand bien-être, la plus grande prospérité de l’espèce humaine sur la terre. » Après une pareille profession de foi, on comprend ce que doit être le livre ; l’auteur se borne à un exposé méthodique de la doctrine de Quesnay, et malheureusement il insiste avant tout sur la nécessité d’un pouvoir unique chargé de la triple fonction d’enseigner, de protéger et d’administrer, et qu’il appelle en termes plus sonores qu’élégants, l’autorité enseignante, protégeante et administrante.

Dans un autre de ses écrits, Baudeau essaie de donner une explication du fameux Tableau économique. Il s’adresse à une femme qu’il ne nomme pas ; son style s’assouplit et prend une certaine grâce, ses développements deviennent ingénieux et quelquefois piquants, mais quoi qu’il fasse, il ne parvient pas à éclaircir l’énigme. Une autre fois, il entreprend d’expliquer le mot de classe stérile appliqué à l’industrie et au commerce, et il ne prouve qu’une chose, c’est qu’on aurait mieux fait de l’abandonner. « Le nom de classe stérile, dit-il, ne signifie point classe inutile, encore moins classe nuisible, comme l’ont cru les esprits ardents et superficiels ; il signifie seulement classe non productive, c’est-à-dire qui ne travaille pas immédiatement à multiplier les productions naturelles, classe qui ne fait pas à ses frais les avances de l’agriculture. Certes ce sont trois classes utiles que la culture qui fait produire à la terre les matières brutes, que la façon qui les rend plus propres aux jouissances des hommes, que le négoce qui les met à la portée de ceux qui les désirent et peuvent les payer, mais ces trois classes ne sont pas les mêmes. Les dépenses et les travaux agricoles se font pour la production des matières brutes ; on a donc raison de les appeler travaux productifs. Façonner et produire sont deux ; on ne façonne les matières brutes qu’après qu’elles ont été produites, rien n’est plus évident. Postérieurement à la récolte, les manufacturiers, les ouvriers, s’emparent des matières, les taillent, les rognent, les plient, les arrangent de manière à les faire consommer ; les négociants les achètent, les portent, les vendent au consommateur, et celui-ci les use et les détruit. Qu’on cherche un autre mot dans la langue qui signifie non productif, l’auteur du Tableau économique est tout prêt à l’adopter ; ce ne sont pas les mots, ce sont les choses qui occupent son génie. »

On aime mieux suivre l’abbé Baudeau quand il sort de ces querelles de mots pour traiter des questions pratiques. Ses nombreux articles sur la liberté du commerce, sur les conditions du développement agricole, sur l’assiette et la quotité des impôts, sur les dangers du luxe public et privé, sur les funestes effets des emprunts publics, portent la lumière dans des questions restées jusqu’alors obscures. Il eut même, dans ses attaques contre les monopoles, un succès positif. Le gouvernement avait fondé une institution financière connue sous le nom de Caisse de Poissy, destinée à faire aux bouchers de la capitale l’avance des fonds nécessaires à l’achat du bétail sur les marchés ; cette caisse, investie de grands privilèges, à la charge de payer à l’État une redevance annuelle, profitait de son monopole pour prêter aux bouchers à des taux excessifs. Baudeau la dénonça sans ménagement. Les fermiers de la caisse se prétendirent insultés et portèrent plainte à la justice ; ils confièrent leur défense au célèbre avocat Gerbier. Baudeau ne se laissa pas intimider ; il plaida lui-même sa cause et la gagna. Grimm, qui n’est pas suspect de partialité, raconte ainsi le fait : « Son plaidoyer dura deux audiences et fut singulièrement applaudi ; c’est peut-être la première fois que la confrérie des économistes a su mettre les rieurs de son côté (ce qui était la grande affaire au XVIIIème siècle), M. Gerbier vit le public si mal disposé en sa faveur après la dernière audience, qu’il supplia les juges de remettre l’affaire à huitaine, ce qui ne l’empêcha d’être hué que huit jours plus tard. L’affaire fut renvoyée hors de cour ainsi que l’avait demandé l’abbé Baudeau ; les frais furent compensés entre les deux parties. Cette sentence fut reçue avec de grands applaudissements, et frère Baudeau fut ramené chez lui dans une espèce de triomphe, suivi de tous les bouchers mécontents de la caisse, de plusieurs frères de l’ordre et de toute la population du palais. »

Pendant la réaction qui suivit la chute de Turgot, l’abbé Baudeau, qui avait chaudement soutenu le ministre disgracié, reçut l’ordre de garder le silence sur toutes les matières d’administration. Il ne tint pas compte de cette défense, une lettre de cachet l’exila à Riom. Quand Necker publia son livre sur l’Administration des finances, il reparut pour l’attaquer avec plus d’animosité que de raison. Il avait des connaissances très variées et publia, outre ses travaux économiques, un écrit paradoxal intitulé : Mémoire à consulter pour les anciens druides contre M. Bailly, où il exaltait outre mesure les connaissances astronomiques des druides.

L’abbé Roubaud, auteur du Dictionnaire des synonymes, a été un des principaux collaborateurs du journal de l’école ; il fut exilé en même temps que Baudeau, car ces partisans du pouvoir absolu n’hésitaient pas à se faire exiler pour leurs idées ; Necker le fit rappeler l’année suivante. Il a publié des Considérations sur les colonies et des Représentations aux magistrats pour la liberté du commerce des grains. À propos de son nom, un plaisant disait : « Quand j’entends nommer ces économistes, il me semble que j’entends appeler une meute de chiens de chasse, Baudeau, Roubaud, Turgot, Mirabeau ! » C’est avec des plaisanteries de cette force qu’on a fait beaucoup de mal aux idées économiques.

Lemercier de La Rivière a été plus mêlé que les précédents aux affaires pratiques, sa vie s’est partagée entre ses travaux d’écrivain et les devoirs de l’administration et de la magistrature. « L’homme que Quesnay estimait le plus, dit Mme du Hausset, était M. de La Rivière, conseiller au parlement, qui a été intendant de la Martinique ; il le regardait comme l’homme du plus grand génie, et croyait que c’était le seul propre à bien administrer les finances. » Ce jugement du maître a fait loi pour les disciples, Dupont de Nemours entre autres ne parle jamais de La Rivière que dans les termes les plus enthousiastes. Cette grande admiration lui a fait beaucoup de tort. Son principal livre : L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, parut en 1767. À ce titre pompeux répondaient des développements encore plus solennels. Il n’en fallait pas davantage pour un public moqueur et frivole ; le ridicule s’empara de l’auteur et du livre. Ils méritaient l’un et l’autre un meilleur sort, car le livre contenait la démonstration de l’idée la plus profonde de Quesnay, et l’auteur était digne par son caractère et par ses services du respect de ses contemporains.

Il était entré à l’âge de vingt-sept ans au parlement de Paris comme conseiller à la première chambre des enquêtes. Dix ans après il fut désigné pour remplir les fonctions difficiles d’intendant de justice, police, finances et marine, à la Martinique. La France était engagée contre l’Angleterre dans une guerre maritime. En arrivant à la Martinique, il trouva l’île épuisée par un siège récent, sans vivres, sans armes, sans argent. Il parvint à emprunter, en son propre nom, plusieurs millions, et releva par sa fermeté les courages abattus, mais sans réussir à sauver la colonie. Les Anglais reparurent avec des forces supérieures, et la Martinique, abandonnée par la métropole, fut obligée de capituler. Dans cette extrémité, La Rivière montra encore une fécondité de ressources, une générosité, une abnégation, qui firent l’admiration des Anglais eux-mêmes. En sacrifiant sa propre fortune, il sauva tout ce qui pouvait être sauvé des propriétés publiques ; il en fut remercié à son retour en France, mais non indemnisé.

La Martinique nous fut rendue par la paix de 1763, La Rivière repartit pour y reprendre ses fonctions d’intendant. Il la trouva plus ruinée que jamais par les exactions des Anglais, dévastée, dépeuplée, manquant de tout. Il entreprit hardiment de la relever en lui appliquant les principes de liberté commerciale qu’il avait puisés à l’école de Quesnay. Il admit les vaisseaux anglais, à défaut des français, à importer dans la colonie les marchandises dont elle avait besoin et à exporter ses produits. Les préjugés et les intérêts froissés se soulevèrent contre lui dans les bureaux du ministère, il fut révoqué. Son ordre de rappel ne le trouva pas à la Martinique ; il en était parti après un an de séjour, pour essayer de rétablir en France sa santé détruite par le climat. Dès qu’il fut en état de tenir la plume, il défendit son administration dans un mémoire au ministre ; plusieurs copies de ce mémoire ayant été répandues dans le public, le gouvernement ne lui pardonna pas cette infraction aux règles hiérarchiques. Jusqu’à la fin du règne de Louis XV, il resta sans emploi et consacra ses loisirs à écrire son livre.

Mme du Hausset cite de lui un mot qui fait honneur à sa perspicacité : « Un jour, dit-elle, M. de Marigny (frère de Mme de Pompadour) était chez Quesnay. Le marquis de Mirabeau entra, et M. de La Rivière. — Ce royaume, dit Mirabeau, est bien mal ; il n’y a ni sentiments énergiques ni argent pour y suppléer. — Il ne peut être régénéré, dit La Rivière, que par une conquête comme la Chine, ou par quelque grand bouleversement ; mais malheur à ceux qui s’y trouveront, le peuple français n’y va pas de main morte. Ces paroles me firent trembler, et je m’empressai de sortir. M. de Marigny en fit de même, sans avoir l’air d’être affecté de ce qu’on disait. — Vous avez entendu, me dit-il, mais ne craignez rien ; rien n’est répété de ce qui se dit chez le docteur ; ce sont d’honnêtes gens, quoique un peu chimériques. »

L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, que Dupont de Nemours appelle un ouvrage sublime, a le même défaut que l’Introduction de l’abbé Baudeau. L’auteur y insiste trop sur la partie contestable des idées du maître ; la théorie du gouvernement d’un seul qui n’était chez Quesnay qu’un détail, devient presque chez ses disciples le principe dominant. Dupont de Nemours dit que Baudeau et La Rivière formaient une branche à part dans l’école de Quesnay, et en effet, ils ont l’un et l’autre poussé très loin sur ce point l’amour du principe. La Rivière distingue bien entre ce qu’il appelle le despotisme légal et le despotisme arbitraire ; autant il vante l’un, autant il repousse l’autre ; mais qu’est-ce qu’un despotisme qui n’est pas arbitraire ? ce n’est plus un despotisme. À propos de l’impôt unique, il s’attache à démontrer que la puissance législatrice et exécutrice, dont il ne fait qu’une seule puissance contrairement aux idées de Montesquieu sur la division des pouvoirs, est copropriétaire de toutes les terres et a droit à ce titre à une part du produit net ; idée assez juste au fond, mais qui perd beaucoup à se présenter avec cette rigueur et qui répugne surtout par les conséquences qu’on peut en tirer. Quelle est la proportion de cette copropriété ? Est-elle du quart, de la moitié, des trois quarts ? La propriété privée peut finir par disparaître en s’absorbant dans la propriété publique. À part cet excès regrettable, La Rivière développe avec force la théorie principale de Quesnay ; il a pris pour épigraphe ces mots de Malebranche, déjà cités et commentés par le marquis de Mirabeau : « L’ordre est la loi inviolable des esprits, et rien n’est réglé s’il n’y est conforme. » Au moment où les écrits de Rousseau répandaient cette funeste doctrine que la société repose sur des conventions que la volonté humaine a faites et qu’elle peut par conséquent défaire, l’école de Quesnay cherchait dans la nature de l’homme une base invariable et inébranlable. « Propriété, sûreté, liberté, disait La Rivière en concluant, voilà tout l’ordre social ; le droit de propriété est un arbre dont toutes les institutions sont les branches. »

Partant de là, il s’élevait contre le sens que l’usage donnait et donne encore au mot loi : « On doit remarquer, disait-il, que le terme de faire des lois est une façon de parler fort impropre, et on ne doit point entendre par cette expression le droit et le pouvoir d’imaginer, d’inventer et d’instituer des lois positives qui ne soient pas déjà faites, c’est-à-dire qui ne soient pas des conséquences naturelles de l’ordre essentiel de la société. » La conséquence de ce simple aperçu, c’est qu’il y a peu de lois écrites à faire et beaucoup à défaire, en laissant aux hommes le plus possible l’usage de leur liberté naturelle. « Les lois, avait déjà dit Montesquieu, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. » Après avoir donné cette définition, Montesquieu s’en écartait dans le reste de son livre. La Rivière s’y attachait et en déduisait toute sa théorie.

Nous trouvons à son sujet, dans les mémoires contemporains, une anecdote assez piquante. L’impératrice de Russie, Catherine II, songeait à rédiger un code de lois pour son vaste empire. Elle chargea le prince Galitzin, son ambassadeur à Paris, de lui indiquer un philosophe dont les lumières pussent lui être utiles. Le prince, grand admirateur de La Rivière, le désigna ; celui-ci partit avec empressement pour Saint-Pétersbourg, mais n’y trouva pas l’impératrice, qui était à Moscou, lieu fixé pour la réunion des députés des provinces appelés à discuter le nouveau code. Catherine revint de Moscou de fort mauvaise humeur ; elle avait abandonné ses idées de réforme en les voyant accueillies avec trop d’empressement. La Rivière s’était lui-même ruiné dans l’esprit de l’impératrice en prenant sa mission trop au sérieux, il n’en obtint qu’une courte audience. — « Monsieur, lui dit-elle brusquement, pourriez-vous m’indiquer le meilleur moyen de gouverner un État ? — Madame, il n’y en a qu’un, c’est d’être juste, c’est-à-dire de maintenir l’ordre et de faire suivre les lois. — Mais sur quelles bases convient-il d’appuyer les lois d’un empire ? — Il n’y a qu’une base, madame, la nature des choses et des hommes. — Fort bien ; mais, quand on veut donner des lois à un peuple, quelles règles peuvent indiquer celles qui lui conviennent le mieux ? — Donner ou faire des lois, madame, c’est une tâche que Dieu n’a laissée à personne. Qu’est-ce que l’homme pour se croire capable de dicter des lois ? — À quoi réduisez-vous donc la science du gouvernement ? — À bien étudier, à reconnaître et à maintenir les lois que Dieu a manifestement gravées dans l’organisation des hommes lorsqu’il leur a donné l’existence ; vouloir aller plus loin serait un grand malheur et une entreprise destructive. — Monsieur, je suis bien aise de vous avoir entendu, je vous souhaite le bonjour. »

Après ce dialogue, l’impératrice et le philosophe se séparèrent fort mécontents l’un de l’autre. Catherine écrivit à Voltaire : « Il nous supposait marcher à quatre pattes, et très poliment il s’était donné la peine de venir pour nous redresser sur nos pieds de derrière. » On s’égaya beaucoup aux dépens du réformateur éconduit.

La fin de sa vie fut digne du commencement. Quand éclata le coup d’État du chancelier Maupeou, il fut désigné pour faire partie du nouveau parlement et refusa. C’était la troisième fois que son amour pour le pouvoir absolu était mis à une rude épreuve. Le chancelier irrité ne vit plus en lui qu’un ennemi et arma contre sa résistance toute la sévérité du roi. On éluda, sous les plus frivoles prétextes, de lui tenir compte des dettes qu’il avait contractées dans son intendance pour le service public, on lui refusa la pension qui lui était due. Le ministre eut beau lui faire entendre que ces injustices seraient réparées s’il acceptait le siège offert ; il persista dans son refus et consentit à se laisser traiter en rebelle plutôt que de céder. La mort de Louis XV put seule mettre un terme à cette persécution ; il reçut de Louis XVI pleine satisfaction et fut nommé commissaire-général des ports et arsenaux de marine dans les colonies. La Révolution venue, il perdit de nouveau ses emplois, mais ne renonça pas à travailler pour son pays. Il écrivit, en 1789 et 1790, plusieurs brochures politiques et financières, et en 1792, quand tout s’écroulait autour de lui, il eut encore le courage de publier une sorte de roman politique en deux volumes, intitulé : l’Heureuse nation ou relation du gouvernement des Féliciens, peuple souverainement libre et heureux sous l’empire absolu des lois. Il prenait bien son temps. Il avait soixante-douze ans, et ce qu’on avait appelé « les simplicités de M. de La Rivière » n’avaient fait que s’accroître avec l’âge. La Révolution dédaigna un si chimérique adversaire ; il mourut en 1794 sans avoir été inquiété.

Le Trosne était né à Orléans en 1728. Son père, juge au bailliage, le destina de bonne heure à la magistrature. Il étudia le droit sous le célèbre Pothier, alors professeur à l’université d’Orléans, et se distingua dès l’âge de vingt-deux ans par une thèse latine sur les rapports du droit naturel et du droit civil. Nommé avocat du roi au présidial d’Orléans, il remplit ces fonctions pendant vingt ans et écrivit en cette qualité plusieurs discours, un entre autres sur la justice criminelle, où il s’élevait avec force contre la torture. Il s’enrôla parmi les économistes et prit une part active à la rédaction de leur journal ; ce fut, dit-on, une lettre où il discutait les avantages prétendus de la balance du commerce, qui ouvrit les yeux à l’abbé Baudeau et le convertit à l’école de Quesnay. Un de ses écrits se distingue par un tour de plaisanterie ironique analogue à celui des futurs pamphlets de Franklin et de Bastiat. À ceux qui voulaient réserver le transport des grains français au pavillon national, il répondit par une Requête des rouliers d’Orléans à l’effet d’obtenir le privilège exclusif de la voiture des vins de l’Orléanais, qui ressemble beaucoup pour la forme à la fameuse « Pétition des fabricants de bougies, chandelles, lampes, chandeliers, réverbères, mouchettes, éteignoirs, et des producteurs de suif, huile, résine, alcool, et généralement de tout ce qui concerne l’éclairage, contre la lumière du soleil. »

Son traité de l’Intérêt social, par rapport à la valeur, à la circulation, à l’industrie et au commerce intérieur et extérieur, parut en 1777. On y trouve, outre les innombrables redites familières aux disciples de Quesnay, plusieurs développements nouveaux, une théorie de la valeur à peu près complète, où apparaît la distinction entre la valeur en usage et la valeur en échange, qui allait être élucidée par Adam Smith, et une théorie non moins remarquable de la circulation et de la fonction de l’argent dans les échanges. Mais l’œuvre capitale de Le Trosne, c’est son Traité de l’administration provinciale et de la réforme de l’impôt. Quoique publié seulement en 1779, ce livre a été écrit en 1775, sous le ministère de Turgot. Une circonstance lui donne date certaine. La chambre de commerce de Toulouse, à l’oc-casion du sacre et du couronnement du roi, avait ouvert un concours sur une question d’économie politique ; le prix, qui consistait en une statuette de Cérès en argent, devait être décerné par l’Académie des sciences de cette ville. Ce fut le mémoire de Le Trosne qui l’obtint. Après la chute de Turgot, le mémoire couronné resta quelque temps dans l’ombre ; quand Necker arriva au ministère, Le Trosne jugea le moment favorable pour le publier. On peut le regarder comme le dernier mot de l’école physiocratique à la veille de la Révolution. Entre autres critiques sévères sur les institutions existantes, l’auteur y parlait à plusieurs reprises du brigandage de la justice ; le mot était vif et même excessif, surtout de la part d’un magistrat, mais alors on ne ménageait pas les termes.

Dans ce livre, Le Trosne reprend l’idée mise en avant par le marquis de Mirabeau trente ans auparavant, et qui venait de recevoir de Necker un commencement d’exécution par l’établissement d’une assemblée provinciale dans le Berry ; son plan s’éloigne de celui de Necker pour se confondre avec celui qu’avait rédigé Dupont de Nemours sous les yeux de Turgot. On y retrouve la disparition des ordres, l’établissement des assemblées de district, l’institution d’un conseil national nommé par les assemblées provinciales, tandis que Necker n’avait pas voulu demander à Louis XVI tant de changements à la fois. Ces distinctions avaient sans doute leur importance, mais Turgot et ses amis auraient mieux fait de moins insister, dès qu’on leur donnait satisfaction sur le fond des choses. Cette querelle entre les promoteurs des assemblées provinciales fut certainement une des causes qui firent ajourner l’application générale du principe, malgré l’incontestable succès des deux assemblées du Berry et de la Haute-Guyenne, et on eut le malheur de perdre dix ans.

Pour la réforme de l’impôt, Le Trosne accordait quelques concessions. Il continuait à soutenir en principe l’impôt unique sur le sol ; mais en réalité il remplaçait les impôts indirects par plusieurs taxes. Au lieu de la gabelle, il mettait un impôt sur les marais salants ; au lieu des aides, un impôt sur les vignes ; il conservait les douanes extérieures, n’établissait sur les propriétaires fonciers qu’un troisième vingtième, et créait un impôt personnel de supplément. Du reste, il transformait la taille en un impôt réel qui n’admettait plus de privilèges, supprimait la dîme ecclésiastique et la corvée pour les chemins, rachetait les offices et les droits féodaux, et partageait la dette publique entre les provinces au prorata de leur richesse et de leur population. C’était alors une préoccupation générale que le remboursement de la dette ; Le Trosne pensait que le plus sûr était de confier à chaque administration provinciale la tâche d’en éteindre une partie, en leur laissant le choix des moyens. L’idée pouvait être bonne en soi, mais elle venait mal à propos. La France s’engageait dans la guerre d’Amérique, et la dette publique, au lieu de décroître, allait s’augmenter rapidement. Le Trosne mourut à Paris en 1780. Le succès de son livre se soutint après sa mort, on en fit une nouvelle édition en 1788.

Abeille, né en 1719 et mort en 1807, avait commencé sa carrière comme secrétaire de la société d’agriculture de Bretagne, instituée par les États de cette province ; il publia en cette qualité, en 1761 et 1762, deux volumes d’Observations. Il vint ensuite à Paris où il écrivit plusieurs brochures sur la liberté du commerce des grains. L’influence de ses amis le fit nommer inspecteur-général des manufactures et secrétaire du bureau du commerce. En 1789, il fut chargé par la société d’agriculture de Paris de rédiger le mémoire qu’elle adressa à l’assemblée nationale sur les abus qui s’opposent aux progrès de l’agriculture, un des documents les plus importants qui nous restent de cette époque. Quand l’assemblée nationale consulta la société sur la question délicate du domaine congéable, il rédigea encore la réponse. L’école économique finissait comme elle avait commencé, par des services rendus à l’agriculture nationale.

Bertin et de Fourqueux que Dupont de Nemours met au nombre des disciples de Quesnay, ont été tous deux contrôleurs généraux des finances, à des époques très différentes. Bertin, nommé ministre sous Louis XV, en 1759, après avoir été intendant de Lyon, signala son administration par plusieurs mesures utiles. Il fonda la société d’agriculture de Paris et l’école vétérinaire de Lyon, ce fut lui qui eut l’honneur de nommer Turgot intendant. Il prépara les deux célèbres édits sur le commerce des grains qui parurent sous l’administration de son successeur et qui furent considérés comme le triomphe de l’école économique. M. de Fourqueux, longtemps conseiller d’État, ne fut appelé au contrôle général par Louis XVI qu’après la retraite de Calonne, en 1787, au moment où l’état des esprits rendait tout gouvernement impossible.

La liste dressée par Dupont de Nemours n’est pas d’ailleurs complète. On n’en finirait pas si l’on entreprenait de citer tous les écrivains de ce temps qui se rattachaient par un lien plus ou moins étroit à l’école de Quesnay. Parmi eux il est impossible de passer sous silence Condillac et Condorcet. Le livre publié par Condillac en 1770 : Du commerce et du gouvernement considérés relativement l’un à l’autre, lui a été évidemment inspiré par la lecture des physiocrates. Il s’y élève contre la thèse de l’improductivité de l’industrie, mais à tous les autres égards il conclut comme eux ; il se déclare partisan de la liberté commerciale la plus complète et va même jusqu’à soutenir l’impôt unique sur le sol. Ce traité se distingue par les mêmes qualités de style et d’analyse que ses autres écrits, on y trouve une élégance, une précision et une clarté qui manquaient trop souvent aux économistes de profession. Condorcet a écrit une Vie de Turgot où il adopte toutes les opinions du plus illustre apôtre des idées économiques, et il a pris la défense des physiocrates contre Voltaire dans les notes qu’il a mises à l’édition de Kehl. C’est de lui qu’est cette phrase caractéristique : « Ceux qui ont dit les premiers que les principes de l’administration des États devaient être les mêmes dans les monarchies et dans les républiques, ont été utiles aux hommes en leur apprenant que le bonheur était plus près d’eux qu’ils ne pensaient, ce que ce n’est pas en bouleversant le monde, mais en l’éclairant, qu’ils peuvent espérer de trouver le bienêtre et la liberté. » Condorcet lui-même aurait bien dû conformer un peu plus à ce jugement sa conduite politique.

Ajoutons encore à cette liste Boncerf et Lavoisier. Boncerf est cet ami de Turgot dont la brochure sur les Inconvénients des droits féodaux fut condamnée par le Parlement à être brûlée par la main du bourreau. L’auteur aurait été décrété de prise de corps, si le roi, poussé par Turgot, n’avait pas ordonné au Parlement de s’arrêter. L’écrit de Boncerf, traduit dans toutes les langues, lui valut les félicitations de Voltaire ; il y proposait le rachat général des droits féodaux et invitait le roi à prendre l’initiative de cette grande mesure. Plus tard, il écrivit un mémoire sur cette question : Quelles sont les causes de la désertion des campagnes et quels sont les moyens d’y remédier ? Ses autres travaux traitaient d’améliorations rurales, comme l’assainissement de la vallée d’Auge en Normandie, et la plantation des landes de Champagne en arbres verts. Rien ne manque à la gloire de Lavoisier. L’illustre créateur de la chimie était encore un financier habile, un économiste éminent et même un bon agriculteur ; il avait une ferme près de Blois, dont il dirigeait lui-même l’exploitation. Administrateur de la Caisse d’escompte, membre actif de l’assemblée provinciale d’Orléans, on le trouve partout où il y avait du bien à faire. L’Assemblée constituante le nomma commissaire de la trésorerie, et il remit en cette qualité au comité de l’imposition un aperçu de la Richesse territoriale du royaume, excellent essai de statistique agricole, où il traçait le plan d’un travail plus complet et plus étendu.

Tenons-nous en là, quoi qu’il y eût encore bien des noms à citer ; nous raconterons à part la vie de Turgot et celle de Dupont de Nemours.

Après avoir passé en revue les principaux adeptes de l’école, il faut dire un mot de leurs adversaires. Un des premiers en date est Forbonnais ; il écrivit contre eux en 1767 une réfutation en deux volumes sous le titre d’Observations économiques. Leurs écrits lui avaient déplu par la forme beaucoup plus que par le fond, et l’épigraphe de son livre : Est modus in rebus, résume parfaitement sa pensée. « Les métaphysiciens, enivrés de leurs sublimités, se pressent trop, disait-il, de prétendre orgueilleusement que le monde peut être gouverné avec des syllogismes. » Il s’en prenait surtout à la Philosophie rurale du marquis de Mirabeau qui venait de paraître ; le hautain marquis avait dit de ses adversaires qu’ils bêlaient ; le mot était peu poli, et Forbonnais le relevait avec raison. Mais emporté lui-même par la polémique, il se grossissait la différence entre ses propres opinions et celles des économistes. Très attaché à l’agriculture, il avait avec eux beaucoup d’idées communes.

Grimm a exprimé un jugement sévère et même injurieux. Voici ce qu’il écrivait dans sa correspondance, le 1er janvier 1770. « Il s’est élevé, depuis quelque temps, dans le sein de cette capitale, une secte d’abord aussi humble que la poussière d’où elle est formée, aussi pauvre que sa doctrine, aussi obscure que son style, mais bientôt impérieuse et arrogante : elle a pris le titre de Philosophes économistes. Plusieurs de nos frères sont soupçonnés d’avoir en secret quelques propensions pour les pauvretés de cette secte, et de penser à faire cause commune avec cette foule de têtes creuses qui ont répandu depuis quelque temps une teinte si sombre, si ennuyeuse, sur ce royaume, que si le ciel nous eût retiré le paraclet de Ferney, nous serions infailliblement tombés dans le spleen, dans la jaunisse, dans la consomption, dans un état, en un mot, pire que la mort. Je sais ce que l’on dit pour justifier cette faiblesse ; ces sectaires sont d’honnêtes gens, le zèle du bien public les possède et les embrase. Suffit-il d’avoir du zèle sans lumières pour se mêler de gouverner les États et de diriger ceux qui y président ? Qu’on ne dise pas que l’ennui qu’ils causent les a empêchés d’être dangereux. Plus ils ont été plats, plus le nombre de leurs partisans s’est grossi de tout ce qu’il y a d’esprits communs et plats en France, soit dans la capitale, soit dans les provinces. Plus ils ont pris insensiblement le ton décisif et clabaudeur, plus les bons esprits et même les esprits supérieurs ont commencé à les craindre. » En parlant ainsi, Grimm se croyait lui-même fort léger, il n’était que prétentieux et superficiel.

Mably entra plus sérieusement en lice par ses Doutes proposés aux philosophes économistes sur l’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (1768). On voit par ce titre qu’il voulait surtout répondre à l’ouvrage de La Rivière ; sa réponse portait sur le point le plus solide de la doctrine, la théorie du droit de propriété. « Je ne puis, disait-il, abandonner cette idée agréable de la communauté des biens. Supposons qu’il se présente une occasion où le législateur soit le maître de donner à ses citoyens les idées qu’il voudra ; pensez-vous qu’il dût alors s’occuper plus de la culture des fruits de la terre que de la culture des qualités sociales ? Je crois deviner votre réponse et j’en conclus que, quand la propriété foncière serait plus favorable à la reproduction des richesses qu’elle ne l’est en effet, il faudrait encore préférer la communauté des biens. Qu’importe cette plus grande abondance si elle invite les hommes à être injustes et à s’armer de la force et de la fraude pour s’enrichir ? Peut-on douter sérieusement que, dans une société où l’avarice, la vanité et l’am-bition seraient inconnues, le dernier des citoyens ne fût plus heureux que ne le sont aujourd’hui les propriétaires les plus riches. » Suivant Mably, d’accord avec Rousseau et égaré comme lui par le souvenir des philosophes de l’Antiquité, c’est la propriété foncière qui est la cause de l’inégalité des conditions, et la communauté des biens peut seule rétablir l’égalité naturelle. Quand il parlait de fraude et de violence, il oubliait que les physiocrates avaient pour but d’empêcher ces atteintes à l’ordre essentiel, et que pour eux, les inégalités injustes provenaient des violations du droit de propriété.

Son grand argument contre les économistes est encore aujourd’hui fort en usage ; il les accuse de matérialisme. « Demande-t-on à un économiste quel peuple est le plus heureux ? C’est, répond-il, celui dont les champs sont le mieux cultivés. Quel est l’État le plus puissant ? C’est celui qui a l’art de retirer de ses terres le revenu disponible le plus considérable. Ne dirait-on pas que l’objet, la fin, le terme de la société est la culture de la terre ? La culture est faite pour enrichir et aider la société, et la société n’est point faite pour faire fleurir l’agriculture. Je n’aurais jamais cru qu’on pût porter l’engouement rural jusqu’à ce point. C’est la culture des hommes, ce sont les vertus sociales qui servent de base au bonheur de la société ; voilà le premier objet de la politique, nos champs viendront après. » Cette objection a pour elle l’apparence, mais par le fait, elle porte à faux, en ce que la culture des terres n’est pas pour l’économiste la fin de la société, mais le signe d’une société bien constituée. La culture ne peut se développer que par la pratique des vertus sociales, dont la première est le respect de la propriété et de la liberté d’autrui. Le communisme est-il donc un meilleur guide, et de ce qu’il empêche la culture du sol, s’ensuit-il qu’il favorise celle des hommes ? Le jeune duc de Saint-Mégrin, fils du gouverneur de Louis XVI, répondit à ces attaques dans les Éphémérides.

À d’autres égards Mably avait raison, il se moquait fort justement de ce caractère d’évidence que les économistes prétendaient donner à l’ordre naturel ; leur doctrine était vraie, mais non évidente, et ce qui le prouve, c’est qu’après cent ans elle rencontre encore bien des incrédules. Un point manquait surtout d’évidence et même de vérité, c’était la défense du pouvoir absolu. Ici, Mably pouvait battre ses adversaires par leurs propres armes, car les pays soumis au pouvoir absolu, comme la Turquie, la Russie, l’Espagne, la France même, étaient précisément ceux où la culture avait fait le moins de progrès. Il est vrai que l’école prenait sa revanche en vantant la culture et la société de la Chine ; mais la Chine était bien loin et on pouvait en dire tout ce qu’on voulait. Mably avait d’autant plus le droit de combattre ce déplorable paradoxe qu’il avait, dès 1758, dans son Traité des droits et des devoirs des citoyens, réclamé la convocation des états généraux.

Un redoutable adversaire prit un moment part à la lutte, c’est Voltaire. Il fut choqué, comme Mably, par le ton suffisant de La Rivière. « M. le prince Galitzin, écrivait-il à Damilaville, me mande que le livre intitulé l’Ordre essentiel est fort au-dessus de Montesquieu. N’est-ce pas le livre que vous m’aviez dit ne rien valoir du tout ? Le titre m’en déplaît fort. » Bientôt après il publia son célèbre pamphlet, L’Homme aux quarante écus, où il passait en revue les systèmes et les abus de son temps, et consacra la première partie à tourner en ridicule l’Ordre essentiel. C’est contre l’impôt unique sur le sol qu’il dirigeait le plus ses sarcasmes.

« Il parut, dit-il, plusieurs édits de quelques personnes qui, se trouvant de loisir, gouvernent l’État au coin de leur feu. Le préambule de ces édits était que la puissance législatrice et exécutrice est née de droit divin copropriétaire de ma terre et que je lui dois au moins la moitié de ce que je mange. L’énormité de l’estomac de la puissance législatrice et exécutrice me fit faire un grand signe de croix. Que serait-ce si cette puissance, qui préside à l’ordre essentiel des sociétés, avait ma terre en entier ? L’un est encore plus divin que l’autre. Les nouveaux ministres disaient encore dans leur préambule qu’on ne doit taxer que les terres, parce que tout vient de la terre, jusqu’à la pluie, et que par conséquent il n’y a que les fruits de la terre qui doivent payer l’impôt. Un de leurs huissiers vint chez moi dans la dernière guerre, il me demanda pour ma quote-part trois setiers de blé et un sac de fèves, le tout valant 20 écus, pour soutenir la guerre qu’on faisait et dont je n’ai jamais su la raison, ayant seulement entendu dire que, dans cette guerre, il n’y avait rien à gagner pour notre pays et beaucoup à perdre. Comme je n’avais alors ni blé, ni fèves, ni argent, la puissance législatrice et exécutrice me fit traîner en prison, et on fit la guerre comme on put. En sortant de mon cachot, n’ayant que la peau sur les os, je rencontrai un homme joufflu et vermeil dans un carrosse à six chevaux ; il avait six laquais et donnait à chacun d’eux pour gages le double de mon revenu. Son maître d’hôtel, aussi vermeil que lui, avait 2,000 francs d’appointements et lui en volait par an 20,000. Sa maîtresse lui coûtait 40,000 écus en six mois. Je l’avais connu dans le temps qu’il était moins riche que moi ; il m’avoua, pour me consoler, qu’il jouissait de 400,000 livres de rentes. — Vous en payez donc 200,000 à l’État, lui dis-je, pour soutenir la guerre avantageuse que nous avons, car moi qui n’ai juste que 120 livres, il faut que j’en paie la moitié. — Moi ! dit-il, que je contribue aux besoins de l’État ! Vous voulez rire, mon ami ; j’ai hérité d’un oncle qui avait gagné 8 millions à Cadix et à Surate ; je n’ai pas un pouce de terre, tout mon bien est en contrats, en billets sur la place ; je ne dois rien à l’État ; c’est à vous de donner la moitié de votre subsistance, vous qui êtes un seigneur terrien. Payez, mon ami, vous qui jouissez en paix d’un revenu clair et net de 40 écus ; servez bien la patrie et venez quelquefois dîner avec ma livrée. » Cet apologue, qui pour être vieux de cent ans n’a rien perdu de son à-propos, montre bien l’injustice de l’impôt unique sur le sol à l’exclusion de tous les autres revenus ; mais Voltaire, que la raison n’abandonne jamais, condamne en même temps l’excès contraire, la trop grande multiplicité des taxes : « Le maudit impôt, s’écrie son Homme aux quarante écus, que cet impôt unique et inique qui m’a réduit à demander l’aumône ! Mais trois ou quatre cents impôts, dont les noms mêmes me sont impossibles à retenir et à prononcer, sont-ils plus justes et plus honnêtes ? Y a-t-il jamais eu un législateur qui, en fondant un État, ait imaginé de créer des conseillers du roi mesureurs de charbon, jaugeurs de vin, monteurs de bois, langueyeurs de porcs, contrôleurs de beurre salé ; d’entretenir une armée de faquins deux fois plus nombreuse que celle d’Alexandre, commandée par soixante généraux (les fermiers généraux) qui mettent le pays à contribution ? Une telle législation, qui faisait verser tant de larmes, valait-elle mieux que celle qui m’ôte tout d’un coup nettement et paisiblement la moitié de mon existence ? J’ai peur qu’à bien compter on ne me prît les trois quarts sous l’ancienne finance. »

Ainsi Voltaire donne à la fois tort et raison aux économistes pour leurs idées sur l’impôt, et son jugement, pour s’exprimer avec légèreté, n’en est pas moins plein de sens. Au surplus, il ne leur garda pas longtemps rancune, car, huit ans après, quand Turgot devint ministre, il écrivit pour le défendre quelques-uns de ses meilleurs pamphlets et déplora sa chute avec une touchante éloquence. Il avait fini par prendre goût à la lecture du journal publié par l’école, comme le prouvent ses lettres à Dupont de Nemours (1769) et sa Diatribe à l’auteur des Éphémérides (1775). Il avait un grand amour pour l’agriculture et se plaisait à se donner lui-même l’épithète de laboureur. Il n’était pas d’ailleurs sans partager le penchant des physiocrates pour le pouvoir d’un seul, pourvu que le souverain affectât d’être philosophe, il l’a bien montré par sa correspondance avec Frédéric et Catherine et par les éloges qu’il a donnés au coup d’État de Gustave III. « J’aime mieux, disait-il avec plus de verve que de justesse, obéir à un lion de bonne maison qu’à deux cents rats de mon espèce. »

Les autres contradicteurs des économistes qui ont le plus fait parler d’eux sont l’abbé Galiani et Necker. Les Dialogues sur le commerce des blés, par l’abbé Galiani, obtinrent un succès de vogue ; le livre de Necker sur la législation et le commerce des grains, publié sous le ministère de Turgot, eut un succès plus grand encore, puisqu’il décida la réaction violente qui renversa le ministre ; on en fit en peu de temps vingt éditions. Ces deux écrits étaient dirigés contre la libre exportation des blés. L’abbé Galiani avait fait rire : « Si cet ouvrage, dit gaîment Voltaire, ne fit pas baisser le prix du pain, il donna du plaisir à la nation, ce qui vaut beaucoup mieux pour elle. » L’effet produit par Necker fut plus profond. Le mot qui résume son livre : Il ne faut pas faire d’expérience d’anatomie sur les corps vivants, fit fortune. Il soutenait la thèse la plus populaire, celle du bon marché du pain, et tombait dans les déclamations à la mode contre la propriété.

Ni Galiani, ni Necker n’étaient réellement des adversaires des idées économiques. Galiani, élève d’Intieri, économiste napolitain, avait commencé par écrire à vingt et un ans un excellent traité sur la monnaie, à propos d’une hausse survenue à Naples par suite d’une affluence inusitée du numéraire, et le dernier de ses ouvrages, son traité des devoirs réciproques des neutres et des belligérants en temps de guerre, lui fait le plus grand honneur. À Paris, où il avait le titre de secrétaire d’ambassade, il vivait dans la société philosophique qu’il amusait par son esprit. Quoique très sérieux au fond, il devait son succès dans le monde à l’habitude qu’il avait prise de plaisanter sur tout ; on raffolait à la mode française des bouffonneries italiennes du petit abbé, car il n’avait que quatre pieds et demi. Ses amis le comparaient à Arlequin et l’avaient surnommé Machiavellino. Il avait la plus profonde estime pour Turgot, mais il ne pouvait souffrir la coterie exclusive et tranchante des écrivains des Éphémérides ; il appelait l’abbé Baudeau, l’abbé Badaud, et l’abbé Roubaud, l’abbé Ribaud. Il ne vit dans la question controversée du commerce des grains qu’une occasion de prouver qu’il savait écrire en français avec finesse. Il ne voulait que tourner en ridicule le style sentencieux qui déplaisait à tout le monde, et il y réussit. Les économistes répondirent lourdement, ce qui acheva de le porter aux nues. Necker eut évidemment le même mobile ; il vit le public disposé à se tourner contre l’esprit de système, et il profita du moment pour fonder sa propre réputation aux dépens de Turgot et de ses amis. Plus tard, quand il entra au ministère, il se rapprocha beaucoup dans l’application des doctrines économiques, mais les amis de Turgot lui rendirent guerre pour guerre et contribuèrent à leur tour à le renverser.

Malgré les attaques qu’on ne leur épargnait pas, les prédications des économistes eurent de leur temps plus de conséquences pratiques qu’on ne le croit communément. De 1760 à 1789, elles inspirèrent de nombreuses mesures d’administration. Trudaine donna, sous leurs auspices, cette impulsion aux travaux publics qui avait doté la France de sept mille lieues de chemins avant la Révolution. La grande cliente de Quesnay, l’agriculture, profita surtout du mouvement imprimé aux esprits. La poésie se mit de la partie ; la traduction des Géorgiques de Delille parut en 1769 et vint flatter la tendance des imaginations vers les rêves champêtres. Saint-Lambert, déjà auteur d’un Essai sur le luxe, écrivit son poème des Saisons, qui n’est que la paraphrase des idées de l’école sur la prééminence de l’agriculture, et Roucher, destiné à mourir avec André Chénier sur l’échafaud révolutionnaire, célébra la vie rurale dans son poème des Mois, avant de publier la première traduction française de la Richesse des nations d’Adam Smith. Le théâtre même, entre les mains de Sedaine et de Grétry, ne montra plus que des scènes de village. Cet engouement rural, comme disait Mably, porta ses fruits. Quand on compare les évaluations de Quesnay, vers 1750, à celles de Lavoisier, en 1790, on trouve que, dans cet intervalle, l’agriculture avait doublé ses produits, et la rente des terres, objet principal des sollicitudes de Quesnay, avait quadruplé. Le mouvement de la population, qui se règle sur les subsistances, confirme ces faits. Vers 1750, la population de la France atteignait tout au plus 18 millions d’âmes. En 1791, un dénombrement, fait par ordre de l’Assemblée nationale, en trouva plus de 26 millions. Déduction faite de la Lorraine et de la Corse, annexées depuis 1750, c’est un accroissement de 7 millions en quarante ans, ou 175,000 en moyenne par an, progression qui n’a été égalée que dans les trente ans écoulés de 1816 à 1847 et que nous sommes loin d’atteindre aujourd’hui.

À l’étranger, l’école physiocratique fit de nombreux prosélytes. Dupont de Nemours ne les a pas tous nommés ; il ne parle ni de Beccaria et de Verri en Italie, ni de Campomanès et de Jovellanos en Espagne. Parmi les princes régnants qui, plus soucieux que Catherine du bonheur de leurs sujets, mirent en pratique ses préceptes, le premier, sans comparaison, fut Léopold, grand-duc de Toscane, depuis empereur d’Allemagne, frère de la reine Marie-Antoinette. Grâce à lui, l’heureuse Toscane devint en peu d’années le modèle de l’Europe. Arthur Young, qui visitait ce pays en 1789, ne tarit pas sur l’admiration que lui inspire le gouvernement du grand-duc. « Je voudrais, dit-il, qu’une traduction anglaise des lois léopoldines fut mise entre les mains de nos législateurs. » Un anglais ne peut rien dire de plus fort en faveur d’une législation étrangère. Léopold se servait du pouvoir absolu pour exécuter ses réformes, à la grande joie des économistes qui ne cessaient d’invoquer cet exemple. Le résultat fut, encore plus qu’en France, conforme aux prévisions de Quesnay ; Arthur Young dit que la valeur des terres avait doublé depuis dix ans en Toscane par l’augmentation du produit net, et cette plus-value avait coïncidé avec le progrès général du bien-être et l’accroissement de la population.

Après Léopold, le margrave de Bade, Charles-Frédéric, ne se contenta pas d’augmenter par d’habiles mesures la richesse et la population de son petit État ; il voulut encore prendre place parmi les écrivains de l’école et publia, dans les Éphémérides, un Abrégé des principes de l’économie politique où les théories de Quesnay étaient résumées avec intelligence. L’empereur Joseph II, le roi d’Espagne Charles III, le roi de Suède Gustave III, le roi de Pologne Stanislas-Auguste, et jusqu’au roi de Naples Ferdinand, montrèrent le même penchant pour les idées des économistes français. La tempête révolutionnaire, en ébranlant les trônes, interrompit les progrès pacifiques commencés dans toute l’Europe.

Parmi les étrangers qui avaient embrassé la doctrine des physiocrates, figuraient deux diplomates, le marquis Caraccioli, ambassadeur de Naples, et le prince Galitzin, ambassadeur de Russie.

Le marquis Caraccioli était aussi célèbre par son esprit et aussi recherché dans les salons français que son compatriote et ami l’abbé Galiani. Il avait commencé par être ambassadeur en Angleterre, et ne passa en France qu’en 1771. Marmontel a fait de lui ce portrait : « Caraccioli avait au premier coup d’œil l’air épais et massif qui annonce la bêtise, mais sitôt qu’il parlait, ses yeux s’animaient, ses traits se débrouillaient, son imagination vive, perçante et lumineuse se réveillait et l’on en voyait comme sortir des étincelles. Il avait étudié les hommes, mais en politique et en homme d’État plutôt qu’en moraliste satirique. Avec un grand fonds de savoir et une manière aimable et piquante de le produire, il avait de plus le mérite d’être un excellent homme et tout le monde ambitionnait son amitié. » En 1781, le roi de Naples le nomma gouverneur de Sicile. Quand il eut de Louis XVI son audience de congé, le roi lui dit : « Eh bien ! monsieur le marquis, vous allez occuper une belle place. — Ah ! sire, répondit-il, la plus belle place de l’Europe est la place Vendôme. » Comme l’abbé Galiani, il ne pouvait vivre qu’à Paris et se trouvait exilé partout ailleurs. Son administration en Sicile fut ferme et habile. Il publia en 1784, en italien, des Réflexions sur l’économie et l’exportation des blés de la Sicile, où il professait la doctrine des physiocrates sur la libre circulation des grains. Il fut nommé ministre des affaires étrangères en 1786 et mourut en 1789.

Le prince Galitzin avait été fort jeune ambassadeur de Russie en France. Il y fréquentait les économistes et les philosophes. Il avait signalé Lemercier de la Rivière à l’impératrice Catherine, et par conséquent il partagea son échec. Nommé par disgrâce ambassadeur en Hollande, il ne se découragea pas et fit imprimer à ses frais le livre posthume d’Helvétius sur l’homme, qu’il dédia encore à Catherine. La Révolution venue, il ne rentra pas en Russie et se réfugia à Brunswick, où il publia, en 1796, un volume intitulé : l’Esprit des économistes, ou les économistes justifiés d’avoir posé par leurs principes les bases de la Révolution française.

« Si la révolution française, disait-il dans son introduction, se fut bornée à renverser le plus beau royaume de l’Europe, à jeter dans le désordre le plus épouvantable l’empire le plus florissant de cette partie du monde, le mal certainement aurait été très grand, mais au moins il ne serait que local. Les troubles une fois apaisés, on aurait pu se flatter de voir encore la France reprendre avec le temps son état d’opulence, de splendeur et de prospérité. Mais cette fatale révolution a produit les plus sinistres effets dans toutes les parties de l’univers. Elle y a renversé toutes les idées, corrompu toutes les notions, et comme les scélérats qui l’avaient depuis longtemps préparée, fomentée, et à la fin exécutée, n’osaient pas y paraître à visage découvert, qu’au contraire ils s’étaient enveloppés du manteau de la philosophie, les gens superficiels qui n’approfondissent rien et pour qui le nom fait tout, ont pris la philosophie en horreur. Ainsi la science la plus importante et la plus utile à l’homme, celle qui lui enseigne la morale la plus pure, est devenue l’objet de l’exécration, uniquement parce que des bourreaux avaient eu l’audace d’usurper le nom honorable de philosophe. Le même événement avait réservé le même sort aux économistes. On avait appelé ainsi une espèce de secte ou plutôt une très petite société de gens à Paris qui s’étaient voués à la science du gouvernement et particulièrement à la partie économique d’un État ; ils l’avaient effectivement approfondie avec beaucoup de sagacité, et eux seuls avaient donné des ouvrages didactiques sur l’administration d’un empire. Leurs idées toujours justes et souvent lumineuses avaient frappé quelques bons esprits, mais elles n’avaient jamais pu faire de progrès dans le public et encore moins s’accréditer auprès des cours parce que leurs principes paraissaient trop rigides. [2] À l’époque de la révolution de 1789, il ne restait plus que quelques élèves des premiers économistes, ils en avaient bien retenu le jargon, mais ils n’en imitaient pas l’honnêteté et la conduite. Les horreurs auxquelles ils participèrent pendant le cours de cette monstrueuse révolution suffirent aux esprits légers pour croire qu’ils agissaient ainsi par principes systématiques, et ils en conclurent que ces principes étaient la base du système des économistes. » Il y a ici une erreur de fait. Aucun économiste n’a pris part aux horreurs de la Révolution, et le plus important d’entre eux, Dupont de Nemours, s’était, au contraire, prononcé pour la résistance avec une énergie qui lui fit courir de grands dangers ; mais il n’en était pas moins vrai que dans l’opinion générale de l’Europe, les économistes passaient pour responsables de cette terrible convulsion, parce qu’ils avaient attaqué sans ménagement les abus de l’Ancien régime. « C’est en conséquence de ce jugement inique et précipité, poursuivait l’ancien ambassadeur de Catherine, que j’ai résolu de rassembler ici les principes des économistes sur les différentes branches du gouvernement et de donner des notions claires de l’esprit de leur système. Mon principal but est de faire voir à quel point on méconnaît souvent les idées les plus justes, les vérités les plus évidentes, quand elles sont simples et dénuées des grâces du style ou du prestige de l’éloquence. »

L’ex-ministre Calonne venait de publier dans l’émigration une brochure où se trouvait ce passage : « Il est étrange et fâcheux que, de tous les savants anciens et modernes qui ont raisonné sur les bases de l’ordre social, aucun ne se soit attaché à montrer dans tout son jour la prééminence du droit de propriété comme cause primordiale et objet essentiel des associations humaines. » Le prince Galitzin réfutait cette erreur de Calonne ou plutôt cette tentative pour s’approprier la doctrine des économistes. « Tout lecteur, disait-il, verra que le système des économistes est fondé essentiellement sur le droit de propriété. Croirait-on qu’un contrôleur général ignorât qu’à côté de lui des écrivains sages avaient donné les idées les plus saines et les plus lumineuses sur la propriété foncière en particulier et sur les autres propriétés en général ? » Puis venait une exposition fidèle et complète de la doctrine de Quesnay qui ne contient, à proprement parler, rien d’original, mais qui étonne par la conviction inébranlable qu’elle suppose. Le prince Galitzin se livrait avec succès à d’autres études, il a publié des livres de minéralogie.

Adam Smith, que Dupont de Nemours met à part avec raison et dont on oppose quelquefois l’autorité à celle des physiocrates, exprime au fond les mêmes opinions qu’eux sur les points principaux ; il suffit, pour s’en convaincre, de lire le chapitre V du livre II de la Richesse des nations. D’après Smith, les capitaux peuvent recevoir quatre destinations différentes, l’agriculture, les manufactures, le commerce de gros et le commerce de détail. « Chacune de ces quatre méthodes, dit-il, est essentiellement nécessaire tant à l’existence des trois autres qu’à la commodité générale de la société, mais aucun capital, à somme égale, ne met en activité plus de travail productif que celui du cultivateur. De toutes les manières dont un capital peut être employé, c’est sans comparaison la plus avantageuse à la société. Plus grande sera la portion de capital employée à l’agriculture, et plus grande sera la proportion du travail productif qu’il mettra en activité ; après l’agriculture, ce sera le capital employé en manufactures qui mettra en activité la plus grande quantité de travail productif et qui ajoutera la plus grande valeur au produit annuel ; le capital employé au commerce d’exportation est celui qui produit le moins d’effet. » Qui ne reconnaît ici la doctrine de Quesnay ? On y retrouve même la théorie du produit net. L’écrivain anglais ne conteste que la stérilité de tout autre travail que le travail agricole, et les physiocrates y avaient eux-mêmes à peu près renoncé.

Pour mieux prouver ce qu’il avance, Adam Smith multiplie les exemples historiques. « La principale cause des progrès rapides de nos colonies d’Amérique vers la richesse et l’agrandissement, c’est que jusqu’à présent presque tous leurs capitaux ont été employés à l’agriculture. Le capital acquis à un pays par le commerce et les manufactures n’est pour lui qu’une possession précaire et incertaine tant qu’il n’y en a pas une partie réalisée dans la culture de ses terres. Un marchand n’est citoyen d’aucun pays en particulier. [3] On ne peut pas dire qu’un capital appartienne à un pays tant qu’il n’a pas été répandu sur la surface de la terre en bâtiments et autres améliorations durables. De toutes les immenses richesses qu’on dit avoir été possédées par les villes anséatiques, il ne reste plus maintenant aucun vestige. Les calamités qui ont désolé l’Italie ont fort diminué le commerce et les manufactures des villes de la Lombardie et de la Toscane ; ces pays n’en sont pas moins encore au nombre des plus peuplés de l’Europe parce qu’ils sont des mieux cultivés. Les guerres civiles de la Flandre et le gouvernement espagnol qui leur succéda ont chassé le grand commerce des villes d’Anvers, de Gand et de Bruges, mais la Flandre continue toujours d’être une des provinces les plus riches et les plus peuplées, parce qu’elle est une des mieux cultivées. Les révolutions de la guerre et du gouvernement dessèchent les sources de la richesse qui vient du commerce, celle qui procède des progrès plus solides de l’agriculture est d’une nature beaucoup plus durable. » (Liv. III, ch. iv.)

Dans une autre partie de son ouvrage, Adam Smith, traitant des systèmes d’économie politique, expose ce qu’il appelle le système agricole, par opposition au système commercial ; fort sévère pour le système commercial ou mercantile, il ne condamne dans le système agricole que l’exagération ; il ne parle qu’avec un grand respect des économistes français : « Ce sont, dit-il, des hommes d’un grand savoir et d’un grand mérite, leur système est noble et ingénieux, et, de tout ce qu’on a publié sur l’économie politique, c’est ce qui se rapproche le plus de la vérité. » Il avait connu Quesnay et ses amis lors de son voyage à Paris, et il avait puisé dans leurs écrits et dans leurs entretiens une partie de ses idées. Si Quesnay avait encore vécu lors de la publication de la Richesse des nations, il avait annoncé l’intention de lui dédier son livre, ce qui aurait encore mieux établi une filiation d’ailleurs évidente.

Sur la question de l’impôt, il se sépare plus nettement des physiocrates. Avec ce bon sens pratique qu’il tient de sa race et de son pays, il s’attache beaucoup plus à perfectionner les impôts existants qu’à les bouleverser. Il accepte les impôts sur les objets de consommation, mais avec de grandes réserves ; ces impôts ont à ses yeux les mêmes inconvénients qu’aux yeux de Quesnay ; ils entraînent de grands frais de perception, entravent et découragent certaines branches d’industrie, excitent à la violation de la loi et exposent les contribuables à des vexations. Quant aux emprunts publics, il partage l’opinion de Quesnay et de ses disciples ; il considère ces emprunts comme extrêmement pernicieux, tout en reconnaissant qu’ils peuvent être quelquefois nécessaires, et fait remarquer que, quand la dette nationale s’est une fois grossie jusqu’à un certain point, il n’y a pas d’exemple qu’elle ait été loyalement payée. En somme, la doctrine de Smith est plus essentiellement économique ; la pensée de Quesnay embrasse tout l’ordre social. L’écrivain anglais a rassemblé plus de faits, plus de vues spéciales, plus d’arguments décisifs. Le maître français, absorbé par une seule idée, s’égare quelquefois, mais il a creusé plus profondément le filon qu’il a choisi ; il l’emporte pour la concentration et l’originalité. Même après tous les travaux modernes sur les diverses branches de l’économie politique, il y a encore profit, surtout en France, à se rapprocher du vieux Quesnay et à ramener vers l’agriculture les esprits détournés par d’autres mirages.

De nos jours cependant, les physiocrates ont eu de nouveaux détracteurs. On ne les accuse plus d’avoir amené les excès de la Révolution ; on leur fait plutôt le reproche contraire, on les prend au mot pour les présenter comme les partisans du despotisme pur et simple. « La seule garantie qu’ils invoquent contre l’abus du pouvoir, dit M. de Tocqueville, est l’éducation publique », et il rappelle ce mot de Quesnay, en le qualifiant de galimatias littéraire : « Le despotisme est impossible, si la nation est éclairée. » Ce contrepoids n’était pourtant pas si mal trouvé, il équivaut à l’ancien adage : Quid leges sine moribus ? Le difficile est d’éclairer la nation ; si elle l’était, le despotisme serait en effet impossible. Il ne faut pas non plus pousser trop loin la passion des droits politiques ; ces droits ne valent que comme garantie et sauvegarde de tous les autres. Les physiocrates se sont trompés quand ils ont cru possible de s’en passer, mais si la liberté individuelle pouvait être défendue avec moins de trouble et de fracas, ce serait un grand bienfait pour la société. Les mécaniciens politiques diraient volontiers comme ce nonce polonais : « J’aime mieux une liberté pleine de périls que la sécurité dans la servitude. » Ils oublient qu’avec de pareilles maximes, on finit par perdre sa liberté et sa patrie. L’alternative que ce mot suppose n’existe pas ; une liberté pleine de périls n’est pas la liberté et il n’y a pas de sécurité possible dans la servitude. Alexis de Tocqueville va plus loin, il affecte de confondre les économistes avec les socialistes, tandis que les deux doctrines sont absolument opposées. « De tous les hommes de leur temps, ajoute avec dédain l’illustre auteur de L’Ancien régime et la révolution, ce sont les économistes qui paraîtraient le moins déplacés dans le nôtre. Leur passion pour l’égalité est si décidée et leur goût pour la liberté si incertain, qu’ils ont un faux air de contemporains. Cette forme particulière de la tyrannie qu’on nomme le despotisme démocratique, dont le Moyen âge n’avait pas l’idée, leur est déjà familière. » Certes, il n’y a rien de pire que le despotisme démocratique, mais il le faut le voir partout pour le trouver dans les économistes. Le despotisme démocratique est dans Rousseau, comme le socialisme est dans Mably ; les économistes n’en sont pas les défenseurs, mais les adversaires. Loin de distinguer entre l’égalité et la liberté, ils les réunissaient dans le même culte ; si même ils exprimaient une préférence, c’était pour la liberté. Que signifie d’ailleurs ce singulier reproche de ressembler à des contemporains ? Est-ce un éloge ou une critique ? Oui, les idées économiques ont survécu aux expériences et aux révolutions, et ce n’est pas pour elles un petit honneur.

D’autres, reprenant la thèse de Mably, accusent les économistes d’avoir prêché l’égoïsme ; cette critique est un peu plus spécieuse, mais elle tombe, quand on songe qu’en chargeant chacun de la défense des droits de tous, ils ont fait de la liberté individuelle le principe du bonheur commun. On a dit enfin que « traitant les hommes comme des troupeaux, ils ont réduit tout à des questions de bien-être matériel. » Il suffit pour répondre à cette accusation banale de rappeler que partout où s’élève le bien-être matériel, s’élève aussi la dignité morale ; les peuples les plus aisés sont les plus instruits, les plus libres et les plus sages. Cette vile doctrine qui ne peut, dit-on, qu’abaisser les âmes, a inspiré les plus nobles caractères dont puisse s’honorer l’humanité, car on n’a jamais contesté aux physiocrates l’indépendance, le désintéressement, le dévouement à l’intérêt public.

Pour l’application de leurs idées, le progrès est lent et pénible, mais continu. Il reste encore beaucoup à faire avant d’asseoir sur des bases inébranlables la sûreté, la propriété, la liberté, cette trinité sociale des physiocrates, mais le principe est désormais placé hors de toute contestation sérieuse. La liberté civile domine dans nos lois. La  liberté du commerce, longtemps combattue, a fini par triompher, même pour les grains. La liberté de la culture ne rencontre plus d’opposition. Si l’expérience a donné tort aux disciples de Quesnay pour l’unité de pouvoir, elle a en même temps démontré l’insuffisance des théories purement politiques ; on peut même prévoir le moment où l’instruction générale réalisera leur vœu pour la suppression des luttes inutiles et le règne paisible de l’ordre. Le jeu des intérêts, pourvu qu’il soit libre, suffira pour satisfaire un autre vœu, en amenant la prépondérance de l’intérêt agricole par la ruine des monopoles et des inégalités factices. Deux points de leur doctrine restent à gagner, l’abolition progressive des impôts indirects et l’abandon des emprunts publics. Sous ce rapport, les faits semblent suivre une marche contraire aux idées de l’école, mais la science financière n’a pas encore dit son dernier mot ; l’avenir reste ouvert, et les parties de la doctrine économique qui ont déjà passé dans les lois et dans les mœurs permettent d’espérer que d’autres les suivront un jour.

Léonce de Lavergne

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[1] Collection des principaux Économistes, tomes II, XIV et XV. Paris, Guillaumin.

[2] Ceci pouvait être vrai pour la cour de Russie, mais ne l’était pas pour les autres cours.

[3] Quesnay avait dit des capitaux mobiliers : « ces richesses clandestines qui ne connaissent ni roi ni patrie. »

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