Dans une livraison de la Revue des Deux Mondes, Paul Leroy-Beaulieu analyse le caractère économique de la Toscane. Région fortement montagneuse, propice à la culture des terres, mais troublée par des miasmes dangereux, cette terre intéresse aussi bien par son mode de culture que par les mœurs rustiques de ses habitants. Elle offre à l’auteur le visage de l’authenticité rurale, que la grande industrie va transformant à marche forcée.
Paul Leroy-Beaulieu
Les populations agricoles de la Toscane, étude d’économie rurale
Revue des Deux Mondes, 2e période, tome 85, 1870 (p. 407-434).
LES POPULATIONS AGRICOLES DE LA TOSCANE
ÉTUDE D’ÉCONOMIE RURALE
Une des contrées qui se sont acquis en Europe par leur agriculture la plus grande renommée, c’est la Toscane. Par la richesse de son sol, le nombre de ses habitants, la qualité de ses produits, cette province privilégiée a plusieurs fois attiré l’attention des économistes et a mérité leurs éloges ; mais il est un trait qui surtout la caractérise et la recommande : c’est la patrie par excellence de la petite culture. À la fin du XVIIIe siècle, tandis que l’Anglais Arthur Young exaltait les avantages de la grande propriété et des vastes exploitations, Sismondi, dans son Tableau de l’agriculture toscane, mettait en relief la production considérable du val de l’Arno et le morcellement de ses cultures. Quelques années plus tard, l’agronome Lullin de Châteauvieux, dans ses Lettres d’Italie, faisait des descriptions enthousiastes de la destinée du métayer toscan. La Toscane est en effet la terre classique du métayage. Nulle part ce mode d’organisation du travail agricole ne s’est introduit plus tôt, nulle part il ne présente des traits plus caractéristiques et ne conserve encore plus de vitalité et de consistance. Et cependant, depuis Sismondi et Châteauvieux, bien des modifications se sont opérées dans cette province si vantée : la constitution de la propriété, les lois de succession, les contrats agraires ne sont plus exactement ce qu’ils étaient ; les relations sociales entre les différentes classes qui peuplent les campagnes se sont altérées ; un autre esprit s’est introduit lentement, mais avec persistance. L’industrie aussi pénètre ces montagnes et ces vallées, et contribue à y changer les habitudes et les tendances. C’est la physionomie nouvelle des campagnes de la Toscane que nous nous proposons de décrire, ainsi que les modifications introduites dans la répartition de la propriété, dans les contrats agraires et dans les classes agricoles ; en même temps, cette étude nous fournira l’occasion de montrer l’enchaînement logique et rigoureux des faits économiques et des phénomènes moraux et politiques.
I
La nature a donné à la Toscane l’aspect et le sol le plus variés : nulle contrée n’a moins d’unité et ne présente plus de contrastes sur une plus petite étendue. La haute chaîne des Apennins, qui la domine au nord et à l’est, et qui projette à l’intérieur ses ramifications et ses contre-forts, les mille collines boisées et les vallées étroites qui occupent tout le centre du pays, enfin les vastes plaines qui s’étendent à l’ouest jusqu’à la mer et qui atteignent au sud la frontière romaine, ce sont là trois régions qui semblent n’avoir rien de commun entre elles et qu’on est étonné de trouver si voisines géographiquement, tant elles sont séparées par les productions, les modes d’exploitation, les idées et les mœurs de leurs habitants.
Les cimes des Apennins sont couvertes de neige pendant la plus grande partie de l’année ; les versants supérieurs sont peuplés de pins, de sapins et de mélèzes. Plus bas, viennent d’immenses forêts de trembles, de hêtres et de châtaigniers. Cette dernière essence est d’une grande ressource pour les habitants ; si on la laisse croître en haute futaie, on emploie les troncs comme bois de construction ; on récolte en outre les fruits qui, dans certains districts, forment la base de l’alimentation des montagnards, soit qu’on se contente de les faire bouillir pour les servir sur la table — ce sont alors les castaneœ molles de Virgile — soit qu’on les réduise en farine et qu’on en compose cette pâte dense, cuite à l’eau, avisée par tranches et que l’on appelle polenda douce, par opposition à une pâte analogue, faite avec la farine de maïs et nommée polenda jaune. Aménagés en taillis, les châtaigniers fournissent aussi des échalas. Les chênes et les chênes-lièges sont encore un des principaux produits de ces contrées montagneuses ; les glands servent à la nourriture des porcs ; les grands propriétaires en ont des troupeaux immenses, qu’ils laissent vaguer dans les forêts. C’est en effet le régime de la grande propriété qui prévaut dans ces régions élevées. Les biens communaux, en Toscane, sont devenus rares ; ils ont presque tous été aliénés à des époques plus ou moins éloignées, et il n’en est resté d’autre trace que le droit pour les habitants de faire pâturer leurs troupeaux dans la plupart des bois. L’établissement de forges et l’exploitation de mines dans plusieurs de ces districts de montagnes, en amenant le déboisement des hauteurs, ont causé un grand détriment à ces forêts primitives. Faute de houille, on s’est uniquement servi, pour toutes les opérations industrielles, de combustible végétal ; celui-ci est bientôt devenu aussi cher que rare : en peu d’années, de 30 francs la tonne, il s’est élevé à 50 francs et plus. L’organisation en vigueur pour le travail du charbon rappelle le métayage. Le produit est divisé par parties égales entre le propriétaire du bois et les ouvriers qui l’ont abattu et taillé, qui ont monté la meule et cuit le charbon. L’on compte ainsi des milliers de bûcherons qui passent toute l’année dans les forêts, occupés l’hiverà couper et à tailler les bois, et le printemps à préparer les meules et à cuire le charbon. Pour ce rude travail, ils gagnent environ de 1 fr. 50 cent. à 2 francs par jour. On a bien essayé, depuis trente ans, de reboiser les versants qu’une exploitation imprudente avait dévastés ; on a fait dans certains districts, comme dans le Casentino, près des sources de l’Arno et du Tibre, de nombreuses plantations ; mais le prix de plus en plus élevé du combustible végétal est la meilleure preuve de l’insuffisance de ces efforts.
En descendant le long de ces pentes, on rencontre, à mesure qu’on s’approche du fond des vallées, des districts plus cultivés, où l’œuvre de la nature frappe moins les yeux que le travail de l’homme. L’aspect des Apennins toscans a quelque chose de moins sauvage et de plus humain que le versant opposé qui s’étend dans les duchés de Parme et de Modène : la nature est plus florentine et plus riante, les cimes ont moins d’élévation, les pentes sont moins abruptes, les pâturages ont plus de fraîcheur, les plateaux et les vallons plus d’habitants ; il y a plus de richesse agricole, plus d’industrie et partant plus de bien-être. À chaque saillie, l’on rencontre des hameaux et des cultures variées ; l’on voit les différents climats et les diverses productions se succéder par échelons. C’est la petite culture qui domine dans ces parties mitoyennes des montagnes, et aussi, ce qui vaut mieux encore, la petite propriété. Le sol est divisé à l’infini ; la plupart des habitants possèdent une maisonnette et une étendue de terrain qui n’est souvent pas supérieure à un demi-hectare, mais à laquelle ils consacrent tous leurs loisirs et toutes leurs épargnes. Rien n’est saisissant comme ces cultures modestes et réduites. Arthur Young lui-même, l’apologiste par excellence de la grande propriété, ne put toujours se défendre d’une admiration involontaire pour ces cultures parcellaires que l’on rencontre dans certains pays de montagnes. « J’ai été frappé, dit-il, en traversant les Cévennes, de voir un grand amas de rochers enclos et planté avec un soin industrieux ; chaque interstice porte un mûrier, un olivier, un amandier, un pêcher ou quelques pieds de vigne répandus ça et là, de sorte que le tout forme le plus bizarre mélange d’arbres et de rochers qui se puisse imaginer. Je fus surpris de rencontrer un système d’irrigation très avancé. Je passai ensuite dans des montagnes escarpées parfaitement cultivées en terrasses. Il y a ici une ardeur pour le travail qui a balayé toutes les difficultés et revêtu tous les rochers de verdure. Ce serait insulter au bon sens que d’en demander la cause. La propriété seule peut faire de pareils miracles. Assurez à un homme la possession d’une roche nue, et il en fera un jardin. » Ces paroles sont d’une vérité constante et universelle ; elles trouvent leur justification dans tous les pays de montagnes où la petite propriété est depuis longtemps entrée dans les mœurs : les hautes cimes qui dominent le Milanais, les rochers abrupts du Wurtemberg en sont la preuve ; mais nulle part on n’en trouve de démonstration plus saisissante qu’en Toscane. C’est là que le précepte de Virgile, exiguum colito, acquiert toute sa valeur, soit que les montagnards consacrent leurs soins et leurs épargnes à quelques plants de vigne ou d’olivier, soit qu’ils élèvent une génisse, soit qu’ils cultivent un champ étroit conquis sur la forêt. Il est un proverbe italien, paradoxal en apparence, mais qui est cher à ces populations laborieuses : se l’aratro ha il vomere di ferro, la vanga ha la punta d’oro (si la charrue a un soc de fer, la bêche a une pointe d’or). Pour que ce dicton ne devienne pas dans la pratique une amère ironie, que de travail ne faut-il pas, que d’efforts, que de persévérance et de privations ! Mais la famille du montagnard toscan est à l’épreuve de tous les sacrifices, et, quand il s’agit de son enclos, rien n’est au-dessus de son énergie. Aussi ce régime de petite propriété envahit de plus en plus les montagnes ; il gagne chaque année quelque espace sur la forêt ; il n’est pas rare d’apercevoir, perdue au milieu des bois, une misérable hutte entourée d’un ou de deux arpents nouvellement défrichés ; on croirait voir le log-house d’un trapper du far west américain ; c’est la petite propriété qui monte : phénomène heureux, s’il ne contribuait pas au déboisement des hauteurs !
Le développement très rapide de l’industrie dans les montagnes de la Toscane facilite aussi l’essor de ces populations. Tous ces versants recèlent de précieuses richesses minérales ; ils sont parcourus par de nombreux torrents qui donnent une force motrice presque gratuite. Ce sont là d’excellentes conditions pour le bien-être du pays et les progrès mêmes de la culture. Ici l’on rencontre des roches et des minerais connus et exploités dans l’antiquité, abandonnés dans les premiers siècles du Moyen-âge, repris sous les Médicis, délaissés depuis lors pour être attaqués de nouveau dans ces dernières années. L’histoire de ces minerais et de ces gisements pourrait être l’histoire même de la grandeur et de la décadence de la Toscane ; tant il est vrai que l’industrie matérielle d’un peuple se rattache par un lien étroit à sa puissance politique et à son essor intellectuel. Ici ce sont les beaux marbres de Seravezza et de Carrara, qui ont éprouvé tant de vicissitudes et qu’actuellement d’innombrables scieries mécaniques taillent et coupent sans relâche ; ce sont les ardoises de Pomezzana, d’une belle couleur bleuâtre, qui font d’excellents dallages ; ce sont les pierres de Cardoso, vertes, schisteuses et réfractaires ; puis l’innombrable variété des métaux, des minerais de fer, de zinc, d’antimoine, de plomb argentifère, de cuivre gris et même des mines de mercure. Tous ces trésors ne sont pas encore mis au jour, beaucoup restent enfouis dans la montagne ; mais chaque année, à l’aide des capitaux italiens ou étrangers, on voit se fonder dans ces régions de nouvelles entreprises et l’activité industrielle s’y accroître. Ailleurs ce sont les papeteries qui dominent ; chaque jour il s’en élève quelqu’une, on en compte actuellement plus de cinquante, et l’on y fabrique en grand du papier pour l’exportation. Les jeunes filles y travaillent, même la nuit, sans se plaindre, sans réclamer l’introduction des règlements sur les manufactures, à l’imitation des factory acts de l’Angleterre. Cet essor industriel favorise la culture et la petite propriété. L’industrieà moteur hydraulique a des accommodements que n’a pas l’industrieà la vapeur : elle est moins régulière, elle présente chaque année des temps d’arrêt et une morte saison inévitable, dont l’ouvrier profite pour se livrer aux travaux agricoles ; toute la famille d’ailleurs y participe ; l’entretien du champ, c’est sa grande affaire, c’est son honneur, c’est son luxe. Souvent la femme manie la bêche et fait la récolte, les enfants ramassent et transportent le fumier, chacun selon ses forces apporte son contingent de zèle et de soins. On a dit que la petite propriété attire d’ordinaire moins de capitaux que la grande, cela est presque passé à l’état d’axiome ; ce n’est cependant pas une vérité absolue. Dans ces pays de montagnes et d’usines, une grande partie de la rémunération de l’ouvrier retourne à la terre ; pour agrandir ou embellir son bien, il n’est pas d’effort ni de privation qu’il ne s’impose. L’épargne ne se présente plus à lui comme une notion abstraite, une combinaison de chiffres, qui ne peut être saisie que par des intelligences cultivées et réfléchies ; elle s’offre sous une image palpable et attrayante, avec un résultat prochain et visible. S’il versait ses économies à la caisse d’épargne, le paysan toscan croirait se dessaisir de son bien et l’abandonner aux aventures ; du moment qu’il le confie à la terre, il a conscience qu’il s’enrichit, qu’il rehausse le niveau de sa famille. En distribuant des salaires relativement abondants, l’industrie a créé dans ces montagnes la petite propriété ; la petite propriété à son tour, comme par un mouvement de reconnaissance, en attirant et stimulant l’épargne, rend l’ouvrier actif, assidu, infatigable. Tels sont les résultats de cette heureuse alliance des travaux industriels et des travaux agricoles, alliance féconde et bienfaisante que l’on doit saluer avec d’autant plus d’enthousiasme, quand on la rencontre, que la vapeur est sur le point de la chasser de l’Europe.
Si de ces régions mitoyennes des montagnes et de ces plateaux élevés nous passons aux collines et aux vallées étroites qui couvrent tout l’intérieur du pays, c’est une autre nature, une autre population, une autre organisation agricole et industrielle qui se présentent à nos yeux. Les environs de Florence, de Sienne, de Lucques, le val de l’Arno, le val de Nievole, le val de Chiana, c’est le cœur de la Toscane ; c’est là que les institutions, les habitudes, les contrats agraires s’offrent sous leur aspect le plus caractéristique. Nulle contrée n’est plus naturellement fertile, ni plus enrichie par la main et l’épargne de l’homme. On y voit des milliers d’enclos couverts d’oliviers et de vignes, et au milieu desquels s’élèvent, à des distances très rapprochées les unes des autres, une foule de maisons de briques ou de pierres calcaires, le plus souvent badigeonnées et blanchies, qu’habitent de nombreuses familles de paysans. La terre est séparée en une multitude de petits compartiments formant des carrés longs et bordés de rangées d’arbres, des mûriers quelquefois, des peupliers le plus souvent. Ce dernier arbre a remplacé en Toscane l’orme classique des poètes latins, c’est au peuplier aujourd’hui que le paysan marie la vigne, c’est à ses rameaux qu’il entrelace les flexibles sarments et les riches guirlandes chargées de grappes. Les oliviers tantôt sont distribués en lignes espacées au milieu des champs, tantôt, pressés les uns contre les autres, ils forment de véritables forêts. Ces terres, ainsi plantées de peupliers, d’oliviers et de vignes, sont cultivées en céréales et en légumineuses ; par une prodigalité de la nature, le même terrain donne ainsi à la fois le froment, l’huile et le vin, et l’œil découvre presque au même moment dans ces paysages symétriques les moissons dorées, les grappes vermeilles, les vertes olives, trois récoltes précieuses superposées les unes aux autres.
Si grande que soit la fécondité primitive du sol, c’est à l’homme, à son travail persistant, à son intelligence prévoyante, à ses épargnes accumulées, que sont dues de pareilles richesses. Ces collines et ces vallées si fertiles étaient jadis ravagées par des torrents impétueux qui entraînaient dans leur course des débris de rochers et la terre végétale. Par l’effet des eaux, la culture devenait sur les pentes de plus en plus difficile et ingrate. Machiavel fait mention d’un cadastre dressé par les Florentins à une époque très reculée, et qu’on dut réviser parce que les terres des collines avaient dans l’intervalle beaucoup perdu de leur valeur, relativement aux terres des vallées. Rendu ingénieux par l’expérience, le cultivateur a su conjurer les effets du fléau. Les eaux peuvent être une source de prospérité, si l’on sait les distribuer selon les besoins, utiliser les matières fécondantes dont elles sont chargées, tandis qu’elles sont le plus souvent une cause de ruine, si on les abandonne à la sauvagerie de leur cours. Nul mieux que l’agriculteur de Toscane n’a su se préserver des ravages de ces torrents, les discipliner, les asservir et les convertir en auxiliaires de ses cultures. Il s’est appliqué à contenir leur courant par de fortes murailles maçonnées. Il leur a imprimé une direction en ligne droite, pour que l’impétuosité des eaux ne pût entamer les angles et que les pierres fussent déposées dans le lit même du parcours. Ainsi il préservait ses terres de toute invasion ; mais ce n’était pas assez, il fallait employer à des irrigations bienfaisantes ces eaux jusque-là dévastatrices. Aussi de distance en distance a-t-il ouvert des tranchées, divisées à leur tour en une foule de canaux successifs qui, se ramifiant dans toutes les directions, se subdivisant à l’infini, entourent tous les carrés de terre et en font autant d’îlots. Ces ouvrages sont, pour la plupart, antérieurs aux Médicis. Que de capitaux n’a-t-il pas fallu pour construire cet ensemble si parfait de digues et de rigoles en maçonnerie ! Mais la Toscane était peut-être alors le pays le plus riche d’Europe, et c’est sur la terre que se portaient la plupart des bénéfices que le commerce et l’industrie réunissaient dans les mains des habitants de Florence, de Pise, de Sienne et de bien d’autres villes opulentes.
Aucun pays, si ce n’est la Hollande peut-être, ne porte davantage l’empreinte du travail de l’homme. La nature a fourni ces belles montagnes aux lignes et aux couleurs harmonieuses ; mais ce n’est là qu’un cadre plein de grâce et de charmes. Tout le reste a été transformé par la main de l’agriculteur ; sur toutes ces collines, dans toutes ces vallées, on ne trouve aucune végétation spontanée, native, pittoresque. Toutes les dispositions sont symétriques ; les plantations, les cours d’eau ont une direction et une distribution régulières ; on ne rencontre pas de prairies naturelles, mais seulement des champs découpés en carrés oblongs par les arbres et par les rigoles, de perpétuelles guirlandes de vignes suspendues d’une manière uniforme aux peupliers. Au milieu de ces montagnes, aux courbes et aux formes variées, c’est un singulier contraste que cette répartition géométrique des cultures et des eaux.
Si grands qu’aient été les capitaux confiés ainsi à la terre, l’œuvre du paysan toscan reste néanmoins laborieuse et pénible. Il profite de tous les travaux de ses pères, mais il faut les entretenir et les perfectionner sans cesse. La moindre incurie pourrait amener la ruine de ce merveilleux ensemble d’ouvrages hydrauliques. Telle est la destinée des œuvres humaines qu’elles ne peuvent se transmettre à travers les générations qu’à la condition d’être toujours surveillées par l’intelligence de l’homme et soutenues par ses mains. Ces murs qui maintiennent la terre sur les coteaux, ces conduits qui amènent les eaux à chaque parcelle du sol, doivent être constamment réparés et consolidés. Bien d’autres épreuves d’ailleurs sont réservées au paysan de la Toscane ; une des moindres n’a pas été la maladie de la vigne. Les vins de Toscane sont les meilleurs d’Italie ; de tout temps, les populations et les gouvernements ont montré la plus grande sollicitude pour en maintenir ou en accroître la réputation. L’on cite une vieille loi de la ville d’Arezzo qui défend de planter la vigne au fond des vallées, parce qu’elle y donnerait des produits inférieurs et compromettrait la renommée des vins du pays. Les grands-ducs de Florence, pour améliorer les vignobles, firent venir des vignes de France, d’Espagne et des Canaries. Le célèbre gastronome et poète Redi, qui est le Brillat-Savarin de l’Italie, avec beaucoup plus de poésie cependant et de couleur que son rival français, a célébré les vins de Toscane comme les meilleurs du monde entier. Malheureusement la maladie de la vigne a réduit la quantité de ces vins et en a peut-être altéré la qualité ; elle les a renchéris surtout au point que le peuple ne peut plus en boire. L’olivier, qui est l’autre ressource précieuse du pays, a été menacé aussi dans ces dernières années. M. Léonce de Lavergne, dans ses curieuses études sur l’économie rurale de la France, fait remarquer que dans notre Provence l’olivier est en déclin, ce qu’on attribue, à tort ou à raison, à un refroidissement de la température et à la violence des vents du nord, par suite des déboisements. Les mêmes causes opèrent-elles en Italie ? On le pourrait croire. Dans un travail sur le métayage en Toscane, M. Urbain Peruzzi rapporte que les oliviers ont beaucoup souffert du froid depuis un certain nombre d’années, et qu’une très grande quantité a succombé, à diverses reprises, sous les rigueurs nouvelles de la température. Ainsi