Lettre de l’abbé Morellet à lord Shelburne, Paris, 12 avril 1776

Lettre de l’abbé Morellet à lord Shelburne, Paris, 12 avril 1776. 

[British Library, Lansdowne and Shelburne Papers, MS carton 24.]

 

À Paris, vendredi 12 mars. [en vérité 12 avril] [1776]

Mylord,

Vous êtes toujours le meilleur et le plus obligeant lord des trois royaumes. Je reçois continuellement des marques de votre souvenir et de vos bontés auxquelles je ne réponds pas souvent mais que je ressens avec la plus grande vivacité. Je vous avertis à cette occasion mylord que j’ai une tournure de sentiments qui m’est toute particulière ; en ce que le temps et l’éloignement et l’absence n’affaiblissent point du tout et fortifient plutôt ma reconnaissance et mon attachement. Je dis fortifient et cela est vrai car quand je me consulte bien je trouve que je vous suis tous les jours plus tendrement et plus respectueusement attaché. Je n’ai point vu M. Justiniani qui n’a fait que remettre votre lettre et le livre du docteur Price à ma porte. Je vais tacher de découvrir où il loge et je lui offrirai mes services. Je ne puis pas malheureusement le présenter ni à Madame Geoffrin qui a eu une maladie longue et cruelle tout cet hiver, qui s’affaiblit un peu par degrés et qui repousse les nouvelles connaissances parce qu’elle n’a pas la force de les cultiver. C’est encore pis pour mademoiselle de l’Espinasse. Elle est dans un état déplorable et nous ne croyons pas qu’elle puisse se tirer de là. M. Bordeu l’a entreprise et ne nous laisse que bien peu d’espérance. Elle ne voit que ses amis intimes et sa porte est fermée à tout le reste. Elle vous verrait pourtant avec grand plaisir mylord si vous étiez parmi nous et vous la trouveriez encore interessante et animée au milieu de ses souffrances et dans l’affaissement où elle tombe tous les jours. Si quelque miracle la tire de cette terrible situation je ne manquerai pas de vous le faire savoir, bien persuadé que cette nouvelle vous fera beaucoup de plaisir comme celle que je vous donne vous fait beaucoup de peine assurément. Elle m’a chargé avant-hier de vous rappeler à son souvenir.

Maintenant mylord je vous parlerai un peu de nos affaires parce que j’ai trouvé un porteur de ma lettre bien sûr, mon ami M. Suart dont j’envie bien le sort puisqu’il va vous voir. Il va en Angleterre avec M. Necker et Mme Necker. Vous saurez par lui que depuis la grande opposition que M. Necker a montrée à l’administration de M. Turgot il a été nécessaire que je cessasse d’aller dans sa société. Je n’en suis pas moins reconnaissant des politesses que j’en ai reçues et si ils avaient besoin d’une recommandation auprès de vous je vous prierais très instamment de leur faire les honneurs de l’Angleterre en considération de mon grand crédit et de ma grande influence en Berkeley-Square et à Bowood-Park afin qu’ils puissent voir que j’ai de grands personnages dans ma manche en Angleterre comme en France ; mais vous êtes si obligeant, si noble, si french-loving que vous les accueillerez bien sans ma recommandation.

Assurément mylord je vous enverrai les édits et les voilà. Vous y verrez ce que vous n’avez jamais vu ou du moins ce qu’on a vu bien rarement, un législateur qui parle un langage raisonnable et humain. Vous aurez pu sans doute être étonné d’entendre que le parlement résistait à l’abolition des corvées et aux autres bienfaits du roi envers son peuple ; mais lorsque vous verrez comment ces opérations sont motivées, avec quelle force on prouve leur nécessité, avec quelle évidence on montre les maux dont elles délivrent les citoyens et surtout la classe la plus souffrante et la plus pauvre et la plus laborieuse de la nation, votre étonnement pourra se changer en indignation. Il est trop vrai mylord que chez nous comme chez vous ces pères du peuple, ces défenseurs de la nation sont ses véritables ennemis. Il est trop vrai que moitié prévention aveugle et moitié vil interêt ils mettent et mettront des obstacles éternels à tout le bien qu’on voudra faire. On ne les paye pas comme chez vous mais c’est précisément parce qu’on ne daigne pas les acheter qu’ils sont opposés à l’administration, tous prêts comme chez vous à lui vendre ces mêmes intérêts du peuple auxquels ils s’opposent aujourd’hui ; et c’est mylord immédiatement après avoir été rappelés par les cris de la nation qu’ils ont ainsi trompé son espérance et que pour la misérable petite raison que le ministre ne leur est pas agréable et que ces améliorations du sort du peuple sont contraires à leurs principes gothiques et que la liberté rendue diminuera un peu de leurs épices en qualité de juges et augmentera leur portion d’imposition comme propriétaires pour payer désormais les chemins, c’est pour ces belles raisons qu’ils s’opposent à la liberté du commerce et de l’industrie et à la suppression des corvées, la plus exécrable servitude qui ait jamais opprimé l’espace humaine depuis qu’on l’opprime en tant d’endroits de la terre et en tant de différentes manières. Oh, je vous en prie, mylord, répandez bien chez vous cette triste vérité que nos parlements sont comme chez vous les vrais ennemis du peuple.

Ces vérités commencent à être senties parmi nous et la lecture des édits a opéré des conversions nombreuses. Ainsi mylord je ne puis pas vous inviter à venir assister à la sédition que vous espériez. Tout est fort tranquille. On a affranchi les paysans de la corvée et ils ne se révoltent point pour y être asservis de nouveau. On a détruit les corporations et nous avons d’aussi bons draps et d’aussi bons souliers qu’auparavant et les ouvriers ne font point de guerre civile. On a rendu la liberté du commerce du pain et de la viande à 400 lieues carrées de pays autour de la capitale et le pain et la viande abondent à Paris plus qu’auparavant. Voilà l’effet de la politique simple qui rend la liberté ; car comme la liberté est un état naturel et que les gênes sont au contraire l’état forcé, en rendant la liberté tout reprend sa place et tout est en paix pourvu simplement qu’on continue de pendre les voleurs et les assassins. Vous êtes malheureusement encore un peu loin de ces principes. Quoique vous ayez déjà de bien précieuses libertés, celle du commerce vous manque et vous la recouvrerez plus difficilement que d’autres nations parce que vos préjugés sont bien opiniâtres et que chez vous l’autorité ne peut pas comme ici braver les préjugés nationaux. Mais notre exemple y servira et si l’administration de M. Turgot dure quelques années seulement les effets en seront si frappants que l’Europe entière pourra ouvrir les yeux, ce qui sera le bien de tout le monde. Voilà toujours ma politique cosmopolite mylord ; quoique vous soyez à mon avis un peu trop national je suis persuadé qu’elle ne vous déplaira pas et je crois que vous y reviendrez.

Hélas c’est bien faute de ce cosmopolisme que votre gouvernement se conduit d’une manière si absurde et si injuste envers les Américains. Vos ministres n’ont pas vu qu’en asservissant et en ruinant les Américains ils tarissent une source abondante de richesses et de jouissances dont les seules relations naturelles entre une métropole et une colonie, entre des gens formés du même sang et parlant la même langue leur assuraient à jamais la plus grande part même en les laissant parfaitement libres et absolument indépendants. La sotte jalousie de commerce qui depuis deux siècles a remplacé d’autres extravagances politiques vous fait aujourd’hui accroître la masse des dettes nationales, c’est-à-dire vous appauvrir actuellement pour vous appauvrir encore davantage dans la suite par la ruine d’un vaste pays que vous deviez regarder comme une terre ajoutée à votre terre. Vos ministres ressemblent à un seigneur de terre qui pour conserver certains droits honorifiques et sans utilité dans ses paroisses ferait la guerre à ses propres fermiers, leur enlèverait leurs chevaux et mettrait le feu à leurs granges, ce qui empêcherait à coup sûr le fermier de payer sa rente et de labourer l’année suivante. C’est là la politique sublime contre laquelle vous et un petit nombre de gens sensés vous êtes récrié avec tant de raison et de force. Est-ce que cette raison et votre courage n’arrêteront pas cette absurde fureur qui possède votre ministère ? Je le souhaite bien et si cela n’arrive pas je verrai aussi à mon tour sans beaucoup de peine une petite guerre civile chez vous puisque vous les aimez pour nous-mêmes et que vous prétendez que cela fait so much good à un pays. Pour reconnaître l’offre que vous me faites de venir combattre avec vous je vous promets d’aller aussi faire la guerre pour les Américains. Je pourrai vous mener aussi des dames et entre autres Mme la duchesse de Rohan qui s’y fera hâcher Je lui ai remis le livre que vous m’avez envoyé pour elle et elle m’a chargé de vous en remercier et de vous faire toutes ses civilités.

J’ai lu l’ouvrage du respectable Dr. Price. Il y a bien un peu de prévention en faveur des gens qu’il défend mais son livre demeurera comme un monument éternel des droits des Américains, de l’absurdité de votre ministère actuel et de la corruption de votre parlement. J’ai été bien content surtout de son chapitre of the policy of the war et puis de ce qu’il dit de vous et de votre plan de conciliation dans sa conclusion, mais comme vous le dites quos deus vult perdere dementat. Je vous prie de me rappeler au souvenir du docteur et de lui parler de mon respectueux attachement.

Et mon bon ami M. Priestley ? Je serais bien fâché qu’il m’oubliât et qu’il ne crût pas qu’il m’a laissé un tendre souvenir et une grande estime de lui pour son excellent esprit et pour son aimable simplicité. Cette espèce de savants, mylord, achève de se perdre parmi nous parce que nous avons trop de commerce avec le monde qui est la peste du talent et du savoir et qui nous donne les belles manières ; enfin nous en devenons si aimables que nous ne sommes plus qu’ignorants et insignifiants. Je vous dis là notre secret. N’allez pas le répandre.

Je vous envoie un ouvrage estimable pourtant d’un de nos hommes de lettres qui n’est pas encore tout à fait corrompu, l’abbé de Condillac. Vous avez sans doute son traité d’éducation, mais ceci est un ouvrage économique élémentaire dont les notions sont en général justes et les principes sains. Vous y trouverez la liberté de commerce soutenue partout et vous le ferez lire au docteur Price à qui je l’enverrais si j’imaginais qu’il eût quelque envie de l’avoir mais il lui suffira de le parcourir.

On m’a prêté le 1er vol. de l’ouvrage nouveau de M. Smith où j’ai trouvé d’excellentes choses. Les développements sont un peu étendus et la scotish subtilty y est dans tout son luxe. Cette forme ne vous plaira peut être pas mais pour moi qui me nourris de ces spéculations l’ouvrage m’a fait grand plaisir.

J’oubliais de vous dire que je vous envoie aussi les remontrances du parlement contre l’abolition des corvées et contre la suppression des corporations. J’ai pensé que vous seriez bien aise de les mettre dans votre bibliothèque et je vous les ai fait copier. Vous y verrez la mauvaise volonté et la mauvaise logique poussées l’une et l’autre fort loin. Je vous prie de ne pas dire que vous les tenez de moi. Personne ne les a ici et M. Suart lui-même qui vous les remettra ne les a pas lues. Il vous priera de les lui prêter et il les lira à Londres.

Madame Geoffrin a eu une espèce d’attaque d’apoplexie qui nous a fort alarmés. Elle est mieux. Nous avons dîné auprès de son lit M. Suart et moi hier. Elle l’a chargé de vous dire beaucoup de choses de sa part et surtout de vous demander si vous aviez été content des tableaux de La Grenaye. Si vous m’écrivez dites m’en un mot que je puisse lui montrer.

M. Suart vous parlera d’une traduction de Shakespeare dont nous sommes bien mécontents tous les deux. Nous mériterions bien mieux le nom de barbares que nous vous donnons si libéralement si nous étions content de voir vôtre grand Shakespeare ainsi défiguré. Mais soyez sûrs que les gens de goût qui connaissent l’original sont indignés et que ceux qui ne le connaissent pas le sont aussi du mauvais français des traducteurs qui n’écrivent pas dans notre langue mais dans je ne sais quel jargon calqué sur les expressions de la vôtre, sans grâce, sans vérité, sans simplicité et contre toutes les lois de la syntaxe et du goût. Le pauvre Garrick sera furieux. Je ne vois pas trop comment il pourra se défendre d’appeler en duel M. le comte de Catuelan pour en avoir raison.

Je voudrais bien, mylord, vous dire quelque chose de nos ministres, de nos espérances et de nos craintes sur la stabilité de leur ministère et sur le succès de leurs opérations. Mais outre que personne n’a sur tout cela que des conjectures que l’évènement peut démentir ce sont là des matières de conversations plutôt que de lettres. On peut bien davantage exprimer les nuances, les vraisemblances en causant qu’en écrivant et mon ami M. Suart est bien en état de vous expliquer notre situation. Je l’ai prié d’avoir pour vous une confiance sans réserve, que vous méritez si bien. Non pas qu’il ait des connaissances bien sûres. Mais il a de la sagacité et de la justesse. Je vous recommande seulement de vous défier un peu de son penchant à voir en noir.

Comment se portent vos chers enfants ? Je voudrais bien que M. Suart les vit. M. Jervis en est-il content et vous-même êtes-vous toujours content de M. Jervis ? Je vous prie de me rappeler au souvenir des disciples et à celui du maître. Souvenez-vous toujours que quand vous voudrez avoir un maître de français qui aille passer un ou deux ans avec vos enfants j’ai précisément ce qu’il vous faut : ce jeune Anglais qui a enseigné un peu de français au bon docteur Priestley. Il s’est bien formé depuis que vous ne l’avez vu. Il est fort doux, d’excellentes mœurs et d’un très bon caractère. Il a l’esprit très juste et des connaissances. Je sens bien que beaucoup d’obstacles peuvent empêcher l’exécution de ce projet mais je crois toujours que si vous voulez que vos enfants connaissent notre langue et notre littérature ce jeune homme serait très propre à les en instruire.

Vous trouverez dans le paquet quelques petits papiers relatifs à nos affaires. Cet extrait des registres du parlement a été fait pour prouver que le parlement de Paris a résisté pendant deux ans en 1581 à l’établissement de ces mêmes corporations qu’ils défendent aujourd’hui avec tant de chaleur. Le petit papier sans titre qui commence par Bénissons le ministre développe les raisons de ces messieurs pour résister à l’abolition des corvées.

Je vous renouvelle, Mylord, les assurances de ma respectueuse reconnaissance pour toutes vos bontés et de mon entier attachement. Je désire bien vivement d’aller vous revoir chez vous et de vivre avec vous. Je ne puis pas vous dire mieux car je vous avoue que j’ai ici une société bien aimable. Je vous prie aussi de parler de moi à M. Fitzmorice. Suart m’en donnera aussi des nouvelles. Elles m’intéresseront toujours.

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