Lettres à Karl Fredrik Scheffer

Dans cette correspondance inédite, Dupont de Nemours revient notamment sur l’activité, souvent vive, mais parfois aussi atone, de l’école physiocratique, en proie aux difficultés, faisant face à la censure et aux préjugés. Le bras droit de Turgot au ministère n’a pas longtemps l’occasion de remplir ses lettres d’enthousiasme. Très vite la réalité de la mise en retrait, du succès des opinions contraires, retrouve place dans ses lettres. Honnête et perspicace, Dupont offre un tableau précieux du développement de la pensée économique libérale autour des années 1760-1770.


 

Lettres de Pierre-Samuel Dupont (de Nemours) à Karl Fredrik Scheffer 

[Riksarkivet, Schefferska samlingen, Skrivelser till Karl Fredrik Scheffer, box IV.]

 

Lettre I

De Paris, le 12 mars 1773.

Monsieur le comte,

J’ai reçu avec bien de la reconnaissance par Monsieur le marquis de Mirabeau la permission que vous avez eu la bonté de lui donner pour moi, au nom de Sa Majesté suédoise, de vous faire passer une suite de lettres conformes au plan qu’Elle a daigné agréer, et renfermant un compte le moins imparfait qu’il me sera possible des ouvrages nouveaux et des évènements qui peuvent avoir rapport à l’utilité publique.

Ce sera en quelque façon continuer mon journal sous une autre forme : sous une forme qui doit le rendre meilleur qu’il n’était, et même qu’il ne pourrait être quand on reviendrait à laisser à son impression une sorte de liberté. Car des narrations et des discussions qui doivent demeurer manuscrites, faites pour un prince aussi ami de la vérité que Gustave III, seront toujours distinguées par une ingénuité et par une franchise qu’aucune imprimerie européenne ne peut encore comporter.

C’est une des plus étranges anecdotes de l’histoire de l’esprit humaine, et la plus contraire à l’opinion générale, que la vérité persécutée ait été se réfugier auprès des Rois. En apprenant ce fait singulier, la postérité l’admirera. Cependant il ne changera pas l’opinion, et l’on répétera seulement que votre auguste élève, Monsieur le comte, aura tant prouvé de mille autres manières, qu’il était né pour les actions grandes, extraordinaires et bonnes, et que vous n’avez point affaibli ces heureuses dispositions.

Le nombre des princes qui imiteront Sa Majesté suédoise, en accueillant et protégeant cette correspondance, que je voudrais pouvoir rendre digne d’eux, d’Elle, et de vous, sera toujours bien petit. Ils ont tous droit à ma reconnaissance et à ma vénération ; et je vois pourtant avec regret que les lettres que j’aurai l’honneur de leur adresser mériteront plus d’attention que celles qui vous seront destinées. Je demande l’indulgence de Sa Majesté, je demande la vôtre, parce que je serai privé avec vous d’une partie de mes matériaux les plus intéressants.

J’aurai à peindre aux autres et à leur développer les opérations faites pour le bonheur de la Suède, tandis que je craindrai de m’y arrêter dans des feuilles qui devront passer sous vos yeux et sous ceux du Roi. Il serait ridicule de vous raconter des nouvelles de votre pays, que vous savez avant même qu’elles soient publiques. Je ne suis pas assez hardi et je vous respecte trop pour oser vous louer en face ; c’est à faire au vulgaire des rois, des ministres et des écrivains. Et pour ce qui serait de hasarder, sur des événements passés ou futurs, des conseils ou des instructions, sans compter que cela ne me conviendrait guère, je vois pas les lettres que Monsieur le marquis de Mirabeau a bien voulu me communiquer, et par les consultations mêmes que vous faites, que vous pourriez nous donner ce dont vous feignez d’avoir besoin, et ce que tant de gens respectables nous font l’honneur de vous demander.

Je vous supplie, Monsieur le comte, de vouloir bien mettre aux pieds du Roi l’hommage de mon respect et de mon zèle. Soyez l’interprète de mes sentiments. Ceux que ce prince inspire aux amis de l’humanité ne sauraient être équivoques. Je ne puis en donner de preuves que par l’exactitude et le soin que j’apporterai au travail auquel il daigne s’intéresser. S’il en fallait d’autres, et si j’étais à portée, je les donnerais. Lorsqu’au milieu d’une foule qui se trouve dans une position périlleuse (et toute l’Europe n’y est-il pas ?) il se lève un homme qui annonce un grand caractère, et qui marche visiblement au bien commun, tous ceux qui ont de l’âme, du nerf et de bonnes intentions, se rallient à lui et l’adoptent pour chef. C’est ainsi qu’un Roi sage, héroïque et bienfaisant range, pour ainsi dire, au nombre de ses sujets, les hommes vertueux de tout pays. Cette espèce de conquête est plus honorable que celles qu’opèrent les armées. Elle est plus sûre, et doit même à la longue être plus utile. Car les gens de bien ont une force inconcevable qui n’est méconnue que parce qu’ils n’ont pas été rassemblés, qui en imposerait à l’univers entier s’ils étaient réunis. Un million de grains de poudre dispersés, et brûlant chacun à part ne font aucune explosion : la dixième partie s’enflammant à la fois suffit pour faire sauter des montagnes. Et il y a toujours dans la vertu quelque chose de cette matière ignée, qui n’attend que l’étincelle pour se déployer, se communiquer, étonner et vaincre toute résistance. Vous en avez déjà fait l’épreuve dans la révolution qui a retiré votre pays de l’anarchie.

Mais je m’égare, Monsieur le comte. Mon unique but était de vous annonce les deux lettres ci-jointes, qui commenceront, si vous croyez qu’on les approuve, la correspondance projetée. Je ne puis vous faire passer les précédentes. Elles étaient particulièrement relatives aux études d’un jeune prince de grande espérance, à l’instruction duquel j’ai eu l’honneur d’avoir quelque part pendant son séjour à Paris, et dont le père a été le premier bienfaiteur qui ait daigné me consoler dans l’espèce de persécution qui me réduit aux manuscrits.

Les autres lettres suivront régulièrement de quinzaine en quinzaine. Ce sera toujours à vous, Monsieur le comte, que je continuerai d’avoir l’honneur de les adresser. Puissent-elles obtenir votre suffrage que je regarderais comme le présage de celui du Roi ! Puisse du moins l’auteur vous paraître digne de quelque estime par sa bonne foi, son application et ses intentions ! C’est la seule récompense dont il ait jamais été jaloux.

Il sera toujours avec le plus profond respect,

Monsieur le comte,

De votre excellence,

Le très humble et très obéissant serviteur,

Du Pont,

de l’Académie des Belles-Lettres de Caen, des Sociétés royales d’agriculture de Soissons, d’Orléans et de Limoges, Correspondance de la Société d’émulation de Londres, Conseiller aulique de S. A. S. le margrave régnant de Baden.

 

Lettre II

Paris, 6 mai 1773.

Monsieur le comte,

Je profite de la bonne volonté de Monsieur de l’Isle, homme éclairé et sensible, qui est venu souvent à nos assemblées, et qui nous a beaucoup entretenu de Sa Majesté suédoise, des princes, et de votre Excellence, pour vous adresser, Monsieur le comte, quelques volumes sur une science que vous aimez, et que vous possédez de manière à exciter notre admiration. Dans les deux premiers que vous avez peut-être déjà, j’ai mêlé quelquefois mon faible travail à celui de Monsieur Quesnay, l’instructeur commun de tous les économistes français. Le troisième est entièrement de moi. Il est composé de différents morceaux que je ne pense pas qui soient parvenus en Suède.

Vous verrez par le petit écrit intitulé De l’origine et des progrès d’une science nouvelle, et qui contient un résumé assez serré de nos principes, que nous avons cru un peu vite en France, quand l’Impératrice de Russie appela Monsieur de la Rivière dans ses États, que cette princesse voulait y établir le régime de l’ordre. Cette erreur, et encore une autre où je suis tombé dans le même genre, m’ont appris à ne plus trop me presser de louer les souverains. Et si je rends actuellement un juste hommage aux vertus de Sa Majesté suédoise, c’est qu’Elle les a prouvées par de grandes actions, par une modération rare, par une sagesse au-dessus de son âge et peut-être faut-il ajouter de son rang ; c’est qu’il est évident par ses lettres à Monsieur le marquis de Mirabeau ; et par celles de Votre Excellence à ce digne ami des hommes et à l’abbé Baudeau, que le Roi et vous, Monsieur le comte, êtes supérieurement éclairés sur le grand art de rendre les hommes heureux et d’assurer la prospérité des États. Aussi en vous envoyant quelques morceaux de mon ouvrage, je n’ai en aucune manière la prétention d’imaginer qu’ils puissent vous être fort utiles ; mais j’oublie les rangs et les dignités, l’intervalle qui nous sépare, et je vous regarde comme des savants dont je voudrais mériter le suffrage et plus encore les conseils.

Mon traité Du commerce et de la compagnie des Indes ne ressemble plus au premier essai que j’avais mis dans les Éphémérides sur le même sujet. Il est augmenté de moitié et fort corrigé. Il peut renfermer quelques vues applicables à la Suède qui fait aussi le commerce de l’Inde et qui a une banque. Je serais bien curieux d’apprendre, pour mon instruction personnelle, en quoi ces établissements s’approchent ou s’éloignent des nôtres. Votre Excellence sait mieux que moi quelle est, ou n’est pas, leur utilité réelle.

Mais j’aurais principalement besoin de ses avis, si ses grandes occupations lui permettaient de m’en donner, sur les lettres que j’ai eu l’honneur de lui adresser et que je continuerai le moins mal qu’il me sera possible. Comment les ferais-je bien, Monsieur le comte, si j’ignore ce qu’elles peuvent avoir de bon ou de mauvais ? Comment traiterais-je les sujets qui pleurent vous intéresser le plus, si je n’en suis pas instruit ? Je prends toujours la plume en tremblant quand il s’agit de vous écrire. Je vois en vous un juge sévère dont l’opinion m’inquiète. Je crains que mon cœur trop ardent ne trompe ma tête, et qu’il ne m’échappe des fautes dont je serais prodigieusement mortifié ; surtout dans des lettres qui doivent passer sous les yeux d’un si grand prince et de son digne mentor, surtout étant le plus ancien élève de Messieurs Quesnay et de Mirabeau, ce qui m’impose un grand engagement.

Si vous voulez que je sois plus digne, Monsieur le comte, et de mes maîtres et de ceux qui daignent agréer ma correspondance, rendez-le moi, en m’éclairant par quelques mots qui me mettent sur la véritable route. Aucun conseil ne sera perdu : je les entendrai même à demi mot. Ils seront reçus par mon respect, ils germeront dans le sein de ma reconnaissance, mon zèle saura les mettre à profit. Ils ajouteront encore à ces trois sentiments avec lesquels j’aurai toujours l’honneur d’être,

Monsieur le comte,

De Votre Excellence,

Le très humble et très obéissant serviteur,

Du Pont

P. S. Comme j’allais fermer cette lettre, Monsieur le comte, je reçois avec une extrême sensibilité celle dont vous avez eu la bonté de m’honorer. Je suis infiniment touché de l’intérêt que vous voulez bien prendre aux Éphémérides. Vous me demandez le mot de l’énigme de leur suspension. Il ne vous paraît pas que l’autorité publique ait pu mettre de l’empêchement à un travail si favorable à toute autorité légitime. Vous avez raison, Monsieur le comte, aussi n’est-ce pas l’autorité publique ou du moins l’autorité suprême qui y en a mis. Ce sont des autorités particulières qui l’ont fait, à ce que je dois croire dans la vue du bien public. Des hommes en place, persuadés sans doute qu’on gouverne plus paisiblement quand le peuple est ignorant, ont cru dangereux que l’on cherchât à l’instruire. J’imagine qu’ils se trompaient, j’imagine encore qu’ils ont été excités par des subalternes. Mais quoi qu’il en soit il ne dépend pas d’eux de juger autrement que par leur jugement, ni d’avoir une autre opinion que celle qui les affecte.

En conséquence de cette opinion M. le Contrôleur général m’a fait défendre de parler dans mon journal de finances, de commerce, ni d’administration. Et dans le même temps M. le chancelier qui a le département direct de la librairie a défendu à mon censeur de rien approuver qui eût trait à la politique, au gouvernement, ni à la législation ; il lui a ordonné de m’enjoindre de me renfermer dans les bornes de la morale particulière ; et il a bien voulu me faire prévenir par diverses personnes, que si je m’écartais de ses intentions à cet égard, on prendrait des mesures rigoureuses contre mon ouvrage et contre moi.

Je n’ai pas bien compris ce que voulaient dire les bornes de la morale particulière. Mais il m’a paru fort clair qu’il était impossible de rédiger la Bibliothèque des sciences morales et politiques en en bannissant les discussions relatives à la politique, au gouvernement, à l’administration, à la législation, aux finances et au commerce.

Dans cette extrémité, j’ai consulté mes amis ; et leur avis a été qu’il fallait que je suspendisse tout, et que je sacrifiasse sans regret les avances que ce travail m’avait coûté, pour conserver, d’abord ma liberté personnelle qui est un grand bien, et ensuite celle de recommencer dans un temps plus heureux, ce qui deviendrait très difficile si l’on avait une fois sévi formellement contre l’ouvrage ou contre l’auteur.

Voilà mon histoire en peu de mots, Monsieur le comte ; et c’est la troisième révolution de ce genre que j’éprouve, que je doive à mon attachement pour les vérités économiques, et qui ait été très funeste à ma fortune.

J’en suis surtout fâché par rapport au bien que les Éphémérides pouvaient faire en raison de la sorte de réputation qu’elles commençaient à acquérir et qui les rendait de jour en jour plus répandues. Il ne nous reste pour y suppléer que le Journal du commerce qui pendant un temps les a très bien secondées, et qui garde entre les mains de Monsieur l’abbé Roubaud une demie liberté, parce que l’intérêt particulier de deux premiers commis des finances qui en sont propriétaires et qui peut-être même contribuent de leur crédit à en écarter la concurrence, le soutient contre l’intérêt particulier des autres chefs ou subalternes qui voudraient l’anéantir tout aussi bien que les Éphémérides.

Quant à moi je garderai bien de me plaindre et d’une persécution et d’une infortune, auxquelles je dois l’honneur d’une correspondance directe avec vous, Monsieur le comte ; et un plus grand loisir qui me mettra à portée de soigner davantage mon travail, et par conséquent de devenir plus digne de votre estime et de vos bontés.

Celles du Roi que vous m’annoncez, Monsieur le comte, me pénètrent de reconnaissance. Daignez en mettre à ses pieds les témoignages les plus respectueux. Je n’ai jamais désiré plus vivement de pouvoir et de valoir quelque chose. Il me sera toujours impossible d’être ingrat ; mais je voudrais qu’il dépendît de moi de rendre ma gratitude moins inutile à ce vertueux monarque et à son peuple. Encore une fois, Monsieur le comte, je vous supplie de m’aider de vos conseils dans cette entreprise, qui devient la tâche de ma vie.

 

Lettre III

Paris, 22 juin 1773.

Monsieur le comte,

J’ai reçu la lettre dont Votre Excellence m’a honoré le 25 du mois dernier, et dans laquelle Elle a la bonté de me faire savoir que mes lettres lui sont parvenues régulièrement, et que Sa Majesté daigne les approuver. Son suffrage et le vôtre sont pour moi une très douce récompense. Puissé-je toujours l’obtenir et la mériter !

Vous trouverez que depuis le temps où vous avez bien voulu louer mon exactitude, j’ai été un peu en retard. C’est un malheur très involontaire. J’ai été tourmenté pendant près d’un mois par une fièvre assez violente à laquelle je suis sujet au printemps, mais qui n’est ordinairementni si longue, ni si vive, qu’elle l’a été cette année. Je vais profiter du rétablissement de ma santé pour réparer le temps perdu, afin de n’avoir à demander votre indulgence que sur la nature même et les imperfections de mon travail.

M. de Gébelin me charge de vous témoigner son extrême reconnaissance pour la protection que vous lui offrez. Quant à présent la défense d’imprimer qui lui avait été faite vient d’être révoquée, mais rien n’assure qu’elle ne soit pas renouvelée avant que l’ouvrage puisse être achevé, et certainement alors je crois qu’il profitera de vos bontés et de la protection d’un monarque dont l’approbation est seule un titre d’honneur. J’avais eu l’honneur de vous marquer, Monsieur le comte, que je souscrirais pour vous à cet ouvrage et je l’ai fait. Votre lettre m’a encouragé à faire davantage. J’ai cru que le prince qui daigne faire espérer un asile et sa protection au savoir et à la philosophie persécutée ne désapprouverait pas que son nom honorât la liste des souscripteurs qui concourent à la publication du travail même auquel il veut bien s’intéresser, et en conséquence j’ai pris sur moi de souscrire au nom du Roi. Si j’ai mal fait la faute est de bien peu de conséquence. Si j’ai bien fait, j’aurais eu d’autant plus de tort de ne le pas faire que la liste s’imprimant il n’y aurait pas eu moyen de réparer cette omission. Dans tous les cas je me confier à votre bonté noble et grande. C’est à faire aux petits hommes de se formaliser pour les petits choses qui ne sont pas faites à mauvaise intention.

Permettez que je vous réitère les assurances du respect très reconnaissant avec lequel j’ai l’honneur d’être,

Monsieur le comte,

De Votre Excellence,

Le très humble et très obéissant serviteur,

Du Pont

Monsieur le marquis de Mirabeau et Monsieur l’abbé Baudeau me chargent Monsieur le comte de vous présenter leur respect.

 

Lettre IV

Paris, 15 juillet 1773.

Monsieur le comte,

Votre Excellence verra par la date de cette lettre et de celle qui l’accompagne, que ma santé est encore bien languissante. Elle a été fort altérée par les chagrins de toute espèce que j’ai eu à essuyer depuis un an. J’ai lieu de croire qu’elle se rétablira, premièrement parce que je suis jeune ; secondement parce que j’ai un excellent remède dans les bontés que vous me témoignez, et dans celles du Roi que vous voulez bien me procurer. Puissé-je les mériter un jour ! En attendant je me recommande toujours à son indulgence et à la vôtre, et je suis avec le respect le plus reconnaissant,

Monsieur le comte,

De Votre Excellence,

Le très humble et très obéissant serviteur,

Du Pont

Je joins ici les souscriptions pour l’ouvrage de M. de Gébelin dont j’ai eu l’honneur de parler à votre excellence et que j’ai omises dans ma précédente. Les volumes ont été remis à M. Baert.

 

Lettre V

Paris, 15 septembre 1773

Monsieur le comte,

J’ai reçu les mille livres que Votre Excellence a bien voulu me faire toucher de la part du Roi. Je vous supplie de vouloir être l’interprète de ma reconnaissance pour ce bienfait, et d’en mettre les sincères et zélés témoignages aux pieds de ce prince. J’ai appris de quelle manière il a voulu qu’on célébrât l’anniversaire de la révolution qui a retiré la Suède de l’anarchie, et l’a soustraite à l’influence des intrigues étrangères. Il était juste que le souvenir de cette révolution bienfaisante fût marqué par des bienfaits. J’en parle aux autres princes et n’ose vous en parler dans des lettres qui doivent passer sous les yeux du Roi. J’aurais tort de ne pas respecter sa modestie.

Je sens combien vos bontés peuvent contribuer à celles que ce monarque si intéressant pour les âmes sensibles daigne avoir pour moi. J’ose vous prier de me les continuer, et de croire que je ferai tout ce qui dépendra de moi pour les mériter si je puis de plus en plus, par le respect très reconnaissant avec lequel je serai toute ma vie,

Monsieur le comte,

De Votre Excellence,

Le très humble et très obéissant serviteur,

Du Pont

 

Lettre VI

Paris, 20 janvier 1774

Monsieur le comte,

J’ai reçu bien tard la lettre dont Votre Excellence m’a honoré le 16 novembre dernier. Lorsqu’elle est arrivée à Paris, j’étais en Allemagne depuis le mois de septembre. On me l’a envoyée précisément comme je me mettais en route pour revenir. Et après mon retour il a fallu que je récrivisse à la direction des postes de l’empire pour me la faire renvoyer une seconde fois.

Je n’ai pu résister aux invitations de Monseigneur le margrave de Bade, et bien moins encore aux monuments de la reconnaissance que je dois aux bontés et aux bienfaits de ce prince. Vous ne savez pas, Monsieur le comte, combien ce sentiment si juste et si tendre est puissant sur mon cœur. Je sens qu’il me portera quelque jour à Stockholm. Je ne m’amuserai point à traverser l’Allemagne, quoique j’y puisse voir bien des choses curieuses et quelques amis. Je me jetterai dans un vaisseau, où je travaillerai comme chez moi, s’il plaît à Dieu et au beau temps, j’arriverai à votre porte, je vous présenterai mon respect, je vous remercierai de vos bontés et de celles de votre auguste élève, je verrai passer Gustave, et rejeté dans un autre vaisseau je retournerai dans ma patrie. Voilà, Monsieur le comte, les châteaux que bâtit mon imagination ; et il ne tiendra pas à moi que j’arrange mes affaires, mon travail et mes devoirs, de manière à les pouvoir réaliser.

En partant de Paris, j’avais laissé plusieurs lettres auxquelles il ne fallait que le travail du copiste pour les expédier à Votre Excellence ; j’en ai fait quelques autres pendant mon voyage ; entre autres celle sur la constitution d’Angleterre, et la dernière sur Colbert. Je comptais être au 1er décembre à Paris, et que vous ne vous apercevriez seulement pas de mon absence. Quelques ordres de Son Altesse Sérénissime m’ont obligé de revenir par la Suisse, j’ai été plus longtemps en route que je ne le croyais ; arrivé j’ai appris qu’il était venu une lettre de vous, et qu’elle courait après moi en Allemagne. Je me suis hâté de prendre des mesures pour l’avoir, et j’ai cru devoir l’attendre pour être à portée de répondre positivement à ce qu’elle contenait. Elle est revenue, mais avec elle est arrivée une maladie inflammatoire qui m’a tenu près de quinze jours sans pouvoir travailler, et dont je ne suis que convalescent.

Je vous prie donc, Monsieur le comte, de me pardonner l’intervalle qui s’est écoulé entre ma dernière lettre et celle-ci, et d’en solliciter le pardon auprès du Roi. Il me sera à jamais impossible d’avoir avec ce prince ou avec vous des torts qui ne soient pas forcés et involontaires.

Sans l’extrême désir que j’ai de faire en sorte que Sa Majesté n’ait jamais à regretter les bienfaits qu’Elle a daigné répandre sur moi, et l’estime cent fois plus précieuse pour moi dont vous voulez bien me donner de sa part des assurances et des marques, je me serais peut-être fixé en Allemagne. J’y ai trouvé dans le margrave régnant de Bade un prince digne d’être l’ami de Gustave, digne de travailler comme Gustave au bonheur du monde, et qui n’a pas celui d’avoir comme Gustave un ami et plusieurs serviteurs capables de le seconder efficacement. Ce prince éclairé, sensible, bienveillant, brûlant d’amour pour son peuple, pour son pays, pour le genre humain, m’a fait des propositions fort au-dessus de ce que peut désirer mon ambition, car au fond je n’ai que celle de bien faire. Mais je lui ai représenté que j’avais des engagements vis à vis de Sa Majesté suédoise dont j’ai reçu des bienfaits et qui veut bien être satisfaite des efforts que je fais pour les mériter : ce qui ne me permet pas de me donner exclusivement à un autre souverain. Je me regarde comme un homme qui a trois patries. Celle que je tiens de la nature, la France, qu’il ne m’est pas actuellement permis de servir, mais que je ne dois jamais abdiquer ; et les deux que me donne la reconnaissance jointe à plus d’espoir de leur être de quelque légère utilité, les États de Bade et la Suède. Je ne choisirai point entre elles, je me partagerai autant que je le pourrai et comme je crois le devoir.

J’ai recueilli dans mon voyage plusieurs faits et quelques observations dont je pourrai enrichir ma correspondance. Mais ce que j’ai fait de moins mal est une grande table raisonnée des principes de l’économie politique, dont j’ai puisé la première idée dans l’ouvrage même du margrave que j’ai placé à la tête du premier volume des Éphémérides de l’année 1772 : ainsi l’honneur de l’invention est à ce prince. Je l’ai étendue, développée, complétée, mis dans un ordre encore plus méthodique, et à la faveur de cet ordre je suis parvenu à faire tenir dans la forme généalogique, sur une grande feuille de papier, la science entière de l’économie politique ; à commencer par les sensations de l’homme, qui sont la base du droit naturel, et à finir par l’exposition détaillée de tous les droits, de tous les devoirs, et de toutes les relations des différentes classes d’hommes réunis en société, et des diverses sociétés entre elles. J’embrasse le droit naturel, le droit social, le droit politique, tous les différents états par lesquels l’homme a passé, et celui auquel il doit atteindre. J’y ai fait entrer toutes les définitions et même tous les raisonnements nécessairement. L’enchainement les rend plus concluants, et l’ordre de leur position qui épargne les redites les rend plus courts. Je ne crois pas qu’il y ait grand chose à y suppléer, et c’est l’opinion de mes maîtres de France, Messieurs Quesnay et de Mirabeau. Cet ouvrage pourra être utile aux étudiants, et même aux personnes déjà instruites qui voudront se remettre tout d’un coup au courant de leurs idées, mais surtout aux professeurs, auxquels il épargnera bien du travail.

Je fais copier cette Table, Monsieur le comte, pour vous l’envoyer. J’espère qu’elle pourra partir avec ma prochaine lettre. Je vous serai infiniment obligé de la mettre avec l’hommage de mon profond et reconnaissant respect sous les yeux du Roi. Si elle a son suffrage et le vôtre, je ne regretterai point du tout la peine qu’elle m’a donné qui n’a pourtant pas été si petite, car je n’ai rien fait de ma vie qui ait exigé tant de tension d’esprit.

Je fais copier aussi les morceaux qui remplissaient les lacunes que vous avez bien voulu remarquer dans les douze ou quinze derniers volumes des Éphémérides. Croyez que dans tout ce qui pourra vous plaire, et qui sera en mon pouvoir, Votre Excellence n’aura jamais qu’à commander.

L’ami de Pétersbourg dont vous me demandez le nom, et qui m’a écrit la lettre sur l’éducation des cadets, est Monsieur Clerck, médecin du grand duc de Russie.

Quant à la fin de l’ouvrage sur la Rrépublique de Genève, qui doit contenir un plan de finance approprié à sa situation, c’est en rougissant que je vous répondrai, Monsieur le comte. Il n’y faut plus qu’un chapitre, ce chapitre est commencé depuis deux ans, et n’est pas fini. Je me le reproche d’autant plus que j’aime les Genevois, et que je m’intéresse beaucoup au sort de leur patrie. J’ai fait deux voyages chez eux, et pendant le peu de temps que j’y ai séjourné à chaque fois, je n’ai pas laissé de les voir assez pour prendre une forte estime pour leur nation. J’aurais voulu les servir ; mais je n’ai pas tardé à reconnaître que cela était impossible ; l’esprit de parti qui les divise est trop violent. Rien n’est plus singulier que les lettres que j’ai reçues d’eux. Quand je dis à leur peuple qu’il faut lui donner la liberté du commerce et du travail, il trouve que j’ai raison ; mais lorsque j’ajoute qu’il n’a point de titre pour déposséder les nobles de la souveraineté, il répond que je n’entends rien à ses droits. De même lorsque je dis aux citoyens et bourgeois, que j’appelle les nobles, qu’ils font bien de garder leur souverainement et qu’ils en ont le droit, je leur parais un homme fort sensé ; mais dès que j’expose que c’est sous la condition de n’être pas des souverains arbitraires, mais protecteurs, secourables, et bienfaisants, et qu’ils ne peuvent pas avoir là-dessus de plus grands privilèges que les rois les plus absolus, auxquels ces mêmes conditions sont imposées par la nature, par la justice, et par la raison, ils me répliquent que c’est grand dommage que j’ignore entièrement leur constitution. Je crois pourtant la savoir mieux qu’eux, parce que je l’ai étudiée sans intérêt et sans chaleur ; et j’ai sûrement beaucoup plus étudié encore la constitution naturelle des sociétés. Mais je ne suis parvenu chez eux à contenter personne.

J’ai cependant été tant accoutumé dans mon propre pays à donner des coups d’épée dans l’eau, que l’inutilité du travail n’aurait pas été une raison suffisante pour refroidir ma bonne volonté. J’ai toujours voulu achever cet ouvrage, mais des chagrins et des malheurs personnels auxquels ont succédé des devoirs encore plus pressants ne m’en ont pas laissé le loisir. Je m’y remettrai quelque jour, avec d’autant plus de plaisir que je sais bien que dans les travaux, même les plus infructueux, tout n’est pas entièrement perdu ; et que d’ailleurs il ne s’agit pas seulement ici de la république de Genève, mais de la constitution qu’indique la nature des États réduits à être républicains, et de la forme d’imposition qui convient spécialement à cette nature. Si la question amuse le Roi et vous, je pourra la traiter dans mes lettres, et ce sera même un moyen de m’acquitter en même temps avec les Genevois.

Pour ce qui est des autres matériaux destinés aux volumes suivants des Éphémérides, j’en ai employé une partie dans ces lettres ; il en reste très pue, que je pourrai vous faire passer, trop flatté de l’intérêt que vous daignez y prendre.

Ce n’est point à moi qu’il faut se plaindre, Monsieur le comte, mais c’est moi qu’il faut plaindre, de l’interruption de ce journal, qui a beaucoup altéré ma santé, et bien plus encore ma fortune. Monsieur le chancelier ne m’a pas formellement défendu de le continuer, mais il m’a fait défendre d’y parlement, directement ni indirectement, de politique, de gouvernement, de finances, de commerce, d’administration et de législation. Ces six points exceptés, sous peine comme il a eu la bonté de l’écrire, de voir prendre des mesures rigoureuses contre moi dans le cas où je contreviendrais à ses ordres, je restais bien le maître de dire des riens ou de ne rien dire. J’ai préféré le dernier pari, et il n’y en avait pas d’autre à prendre. Cela est d’autant plus fâcheux pour moi, que j’en suis demeuré ruiné. Lorsque l’abbé Baudeau est parti pour la Pologne au mois de mai 1768, l’importance et l’utilité dont il me parut que les Éphémérides du Citoyen pouvaient être à la société, me déterminèrent à m’en charger à quelque prix que ce fut : en matière de service public, je n’ai jamais considéré s’il était profitable ou dangereux pour moi, mais s’il était nécessaire. J’ai quitté la commissions que j’avais de faire la description économique de deux provinces du Royaume, et qui m’assurait un état lucratif et honorable. Je savais que l’abbé Baudeau y avait déjà perdu près de huit mille francs, mais cela ne m’a point arrêté ; j’espère de la suite pour moi et j’envisageais l’avantage présent pour mes concitoyens. C’est une entreprise fort chère que celle d’un journal ; on commence par avoir peu ou point d’abonnés, et il faut faire les mêmes frais que si l’on en avait sept à huit cents. Les tracasseries des censeurs et les impôts excessifs mis par l’abbé Terray sur le papier, ont rendu ma régie plus dispendieuse. Cependant l’ouvrage prenait de la réputation, et commençait à me mettre en état de payer les anciens frais, avec le profit qui surpassait les nouveaux. S’il eût duré, il m’aurait à la fin procuré un sort très agréable et très indépendant. De vingt-et-un mille livres d’avances primitives et annuelles que ce journal m’avait coûté, j’en avais déjà payé ou remboursé neuf, et j’avais lieu d’espérer de rembourser aisément le reste en trois ou quatre ans, lorsque Monsieur le chancelier m’a forcé d’arrêter au troisième volume de la sixième année. Je suis donc resté chargé de douze mille francs de dettes, qui m’ont donné beaucoup d’embarras et de chagrins, pour lesquelles il m’a fallu engager ma femme, et dont je ne pourrai m’acquitter qu’à la longue.

Voilà ce que l’on gagne à parler en public, chez des gens qui ne veulent pas entendre. Cependant puisque j’ai gagné à tous ces malheurs l’honneur d’être connu de vous, les bontés du Roi, votre correspondance, le bonheur de faire quelques discussions qui vous plaisent, je ne dois pas m’estimer tout à fait à plaindre. Quand je reçois vos obligeantes lettres, je suis même tenté de me féliciter ; et si je pouvais servir réellement, du moins votre patrie au défaut de la mienne, je me trouverais au contraire tout à fait heureux.

Combien vous me l’avez rendu, en me disant que Sa Majesté lisait mes lettres avec assez d’indulgence pour songer à les faire imprimer ! Si j’étais susceptible de vanité, j’en prendrais. Je ne le suis que de redoubler de zèle pour faire mieux encore, et pour rester moins au-dessous de l’encouragement qu’on me donne. Mettez je vous supplie toute ma reconnaissance aux pieds de ce grand prince. Son talent particulier est de toucher les cœurs ; dites lui que ceux des Français sont pétris de sensibilité, que le mien surtout réunit pour ses bontés la vive émotion des peuples du midi aux sentiments profonds et solides de ceux du Nord. Ah ! Monsieur le comte, vous ne lui direz pas tout ce que je sens ! … Mais priez-le en même temps de suspendre l’effet d’une bonne volonté si flatteuse. Dans les circonstances actuelles l’impression de ces lettres pourrait m’attirer des persécutions très violentes dans mon pays. Le bienfaisant Gustave ne voudrait pas exposer à des chagrins ses plus fidèles serviteurs, dont l’ambition est d’avoir toujours la liberté de l’être.

Il ne me reste qu’à vous donner les nouvelles que vous me demandez de l’illustre ami des hommes, autre serviteur de Sa Majesté et auquel je dois en partie l’avantage de l’être devenu. Il a été fort malade cet automne, et a prolongé très tard son séjour à la campagne. Je ne l’ai point trouvé à Paris à mon retour. Il n’est est revenu que depuis huit jours, sa santé est meilleure ; il a rouvert ses assemblées économiques, et j’aurai l’honneur de vous envoyer par le prochain courrier le discours qu’il nous a prononcé à cette ouverture.

Il est bien temps sans doute de clore cette lettre, et c’est bien moi qui dois vous demander excuse de son extrême longueur. Veuillez la pardonner en faveur de la reconnaissance même que je vous dois, et du respect avec lequel je suis,

Monsieur le comte,

De Votre Excellence,

Le très humble et très obéissant serviteur,

Du Pont

 

Lettre VII

Paris, 4 mars 1774

Monsieur le comte,

Vous trouverez encore cette lettre bien tardive ; mais indépendamment de ce que ma propre santé n’est pas aussi bien rétablie que je l’aurais désiré, tout mon temps a été pris depuis ma dernière lettre par une maladie des plus graves que mon père a essayée et qui l’a tenu pendant près d’un mois aux portes du tombeau. J’ai passé près de lui les jours et les nuits. Il commence à être mieux et moi à reprendre le cours de mon travail fort arriéré ; et je n’en espère pas moins votre indulgence. Je joins à cette lettre une copie des passages supprimés dans les deniers volumes des Éphémérides et quelques feuilles de celui qui a été arrêté sous presse.

Ma grande table raisonnée des principes de l’économie politique, que j’ai aussi eu l’honneur de vous promettre, ne pourra partir que dans quatre ou cinq jours. J’ai bien hâte qu’elle soit à Stockholm, et je désire bien ardemment qu’elle ait votre suffrage. Il me semble que ce que j’avais fait de moins mal jusqu’à ce jour n’était que les jeux d’un enfant bien né, mais que cette fois j’ai eu le bonheur de faire un ouvrage d’homme ; et c’est ainsi que l’appelle M. Quesnay. Jugez si je souhaite que vous puissiez confirmer son approbation.

Je suis avec le plus profond respect et la plus vive reconnaissance,

Monsieur le comte,

De Votre Excellence,

Le très humble et très obéissant serviteur,

Du Pont

Pardonnez si les feuilles imprimées que je vous envoie sont chargées de fautes et de ratures, ce sont des épreuves et il faut que vous voyiez combien nos censeurs sont bêtes.

 

Lettre VIII

18 mars 1774

Monsieur le comte,

J’ai eu l’honneur de vous envoyer par l’avant-dernier courier ma grande Table raisonnée des principes de l’économie politique à l’usage des étudiants et des professeurs. Vous savez déjà combien je désire qu’elle ait votre suffrage et l’approbation du Roi. Mais j’ai voulu attendre qu’elle fut arrivée et que vous eussiez eu le temps de l’examiner, pour témoigner à Votre Excellence un autre désir que vous pouvez contribuer à satisfaire, ou que vous pouvez étouffer par un mot de conseil.

Je porte vous le savez la libre de Sa Majesté le Roi de Suède dans le cœur et dans mes écrits. Oserais-je vous avouer que je souhaiterais la porter d’une manière encore plus visible ? Oserais-je vous avouer que même avant que l’ordre de Vasa ait été institué, et dès que le projet seulement en a été public, j’ai formé le vœu très ardent d’employer toutes mes forces et de faire tout ce qui dépendrait de moi pour le mériter un jour. Je ne prétends pas que ce jour soit arrivé, Monsieur le comte ; mais je serais au comble de la joie qu’il le fût, par beaucoup de raisons, et surtout parce que ce serait une belle fête pour mon bon et vieux père, que la grande maladie qu’il vient d’essuyer ne me laisse pas l’espoir de conserver encore bien longtemps. Ranimer son cœur, et le rendre heureux par tous les moyens qui me passent par la tête, est la seule bonne recette que j’envisage pour prolonger un peu ses jours.

Vous voyez, Monsieur le comte, que je m’ouvre à vous comme à mon protecteur et à mon bienfaiteur. Je vous supplie donc de me dire avec franchise si vous croyez que la grande Table que vous avez sous les yeux soit une portion de titre qui pût rendre plus excusable auprès du Roi l’envie de porter ses couleurs. Si j’étais assez heureux pour que vous en eussiez cette option et que vous voulussiez pressentir les dispositions de Sa Majesté à ce sujet, j’en aurais une reconnaissance éternelle. Mais si vous croyez ou si vous apercevez, Monsieur le comte, que ce serait sans succès, je vous demande avec la même instance de ne pas m’exposer à un refus positif du prince de la part duquel il me serait le plus sensible.

Enfin, Monsieur le comte, je remets mon sort entre les mains de votre prudence, de votre bienveillance et de votre générosité. J’ambitionne cet honneur à cause du plaisir infini qu’il ferait à mon père, à cause de l’émulation qu’il inspirerait à mes enfants, à cause de la loi qu’il me prescrirait sans cesse de m’en rendre digne : loi que je ne violerai certainement pas volontairement. Mais l’estime de Gustave et la vôtre, dussé-je n’en avoir jamais aucune marque publique, me sont cent fois plus précieuses que toutes les marques du monde si elles étaient accordées à la complaisance, aux sollicitions, à toute autre chose qu’à l’estime.

Je suis avec autant de respect que de reconnaissance,

Monsieur le comte,

De Votre Excellence,

Le très humble et très obéissant serviteur,

Du Pont

P. S. Je travaille actuellement avec soin un mémoire sur l’instruction publique à établir dans votre pays. Je sais que vous avez déjà eu de bons ouvrages sur ce sujet ; on a bien voulu m’en communiquer quelques-uns, avec lesquels je ne veux point lutter ; mais à la savante théorie desquels je crois qu’on peut ajouter quelques idées positives sur la pratique. Il me semble que c’est ce que vous désirez le plus. Nous savons tous à quel but il faut tendre, et même en général quel genre de moyens on peut employer. Mais quelle est précisément ou même à peu près l’espèce d’institution à faire dans tel cas, vis à vis de tel ordre de personnes ? Hoc opus ! Hîc labor ! C’est à cette recherche que nous devons nous aider les uns les autres de toutes nos forces. Il y a une idée lumineuse dans l’ouvrage de Monsieur de la Rivière, dont j’avais entretenu quelque chose dans mes lettres sur les fêtes nationales. C’est l’institution de la robe virile. Quelles sont les écoles à former pour rendre nos jeunes gens capables de ceindre cette robe avec dignité. Voilà le point dont il s’agit à présent. Je vous demande pardon si vous attendez encore quelque temps ce petit morceau. Je veux qu’il soit aussi bien fait que je puisse. Aussi tôt que je pourrais mal faire ne servirait à rien.

 

Lettre IX

Paris, 28 avril 1774

Monsieur le comte,

Dans l’espoir d’envoyer de jour en jour à Votre Excellence le travail que j’ai eu l’honneur de lui promettre sur les établissements à faire en Suède pour l’instruction publique, j’ai retardé de vous faire part de quelques événements qui me sont personnels et dont je vous dois compte. Mais les embarras même que ces évènements m’ont donné, et les courses auxquelles ils m’ont obligé m’ayant empêché de mettre encore la dernière main à ce mémoire, je crois ne pouvoir pas différer plus longtemps à vous instruire de ma nouvelle situation et des facilités qu’elle pourra me donner pour servir plus utilement que je ne l’ai fait jusqu’à ce jour Sa Majesté suédoise ; mais des changements que la différence de ma position mettre nécessairement dans la nature de mon service.

Son altesse le prince Adam Czartoryski m’a proposé, avec des instances et une générosité faites pour m’inspirer beaucoup de reconnaissance, de me charger de l’éducation du prince son fils. Il m’a offert un sort honorable, une terre de cent mille francs en France, des arrangements pour l’établissement futur de mes enfants. Quelque touché que je fusse et dusse être de ces propositions, je n’aurais cependant point changé le genre de mon travail qui me mettait en relation avec vous, Monsieur le comte, et par vous avec un prince aussi propre que le Roi à donner le ton et l’exemple à l’Europe. Jamais je n’ai compté, ni ne compterai mes avantages personnels lorsqu’il s’agira de choisir entre une occupation d’une utilité générale, et une autre qui n’en aurait qu’une particulière. Il y a si longtemps que je suis le soldat du publicque c’est un vœu fait pour la vie.

Mais le prince Czartoryski, le prince évêque de Wilna, le chancelier comte Chreptowitz m’ayant promis en outre, de la part de Sa Majesté polonaise et de la leur, la place de secrétaire du Roi et de République au conseil suprême de l’instruction nationale, dont ils sont les principaux membres, et celle de directeur de l’académie qu’on va former à Varsovie, j’ai conçu que je pourrais avoir le bonheur d’influer sur le système général d’instruction qui d’un peuple avili et opprimé peut former une nation respectable. J’ai conçu que nos projets, nos tentatives et nos expériences pour cette nation seraient le meilleur travail que je pusse offrir à votre patrie et à votre digne prince, et qu’il pourrait même être utile à mon autre bienfaiteur, Monseigneur le margrave régnant de Bade. Ce dernier, informé des propositions qu’on me faisait, m’a encouragé à les accepter ; et pour donner une marque que ce conseil de sa part ne venait point de mécontentement de mes faibles services, il m’a haussé d’un grade à sa cour. J’avais l’honneur d’être son conseiller aulique, il m’a fait conseiller intime de légation. Je tâcherai de mériter cette bonté qu’il a eue pour moi, comme celles de Sa Majesté suédoise, en continuant de leur communiquer toute ce qui me paraîtra propre à concourir au succès de leurs grandes et bienfaisantes vues. Je pourrai même être encore mieux secondé dans ce point que je ne l’ai été jusqu’à présent. Mon émule et mon ami l’abbé Baudeau restera à Paris, membre d’un comité présidé par M. le marquis de Mirabeau et qui correspondra avec le conseil suprême de l’instruction nationale de Pologne. Nous ferons, tant à Varsovie qu’à Paris, des Éphémérides polonaises, et nous pourrons, Monsieur le comte, vous en faire passer une copie, à mesure qu’on y travaillera. C’est à quoi je serai de ma part très exact.

J’espère donc qu’il n’y aura presque dans mes relations avec vous qu’une seule différence, dont je vous prie de demander l’agrément à Sa Majesté, et que voici. J’ai reçu les bienfaits pécuniaires du Roi quand la position de ma fortune me les a rendus absolument nécessaires. Mais à présent que mon sort personnel est assuré, je suis incapable de les recevoir de la part d’un prince qui a tant d’établissements utiles à faire qu’il est forcé par sa prudence et par sa justice d’être très économe de l’argent de son peuple et du sien. Je prie donc Sa Majesté de suspendre ses dons, puisqu’ils ne me sont plus indispensables ; et je la supplie de croire que je ne l’en servirai pas avec moins de zèle. C’est à faire au peuple des littérateurs ordinaires d’accumuler pensions sur pensions. Je suis assez riche, si je fais assez bien. Gustave lui-même dirigeant ses dépenses vers l’utilité de son peuple, ne retire personnellement de son rang et de ses travaux que la fatigue et l’honneur. Il faut savoir l’imiter quand on ose marcher sous ses enseignes.

Ce mot me rappelle au seul désir qui me reste vis à vis du Roi, et que j’ai eu l’honneur de vous confier dans une de mes lettres précédentes. Toutes les marques de ses bontés qui ne coûteront rien à la Suède et qui montreront seulement que le bienfaiteur et le père des Suédois a daigné m’accorder quelque estime, seront infiniment précieux pour mon cœur. À Dieu ne plaise que je refuse celles-là.

J’espère toujours qu’il surviendra des circonstances qui me mettront dans le cas de porter ma reconnaissance aux pieds du Roi et aux vôtres. Il y a plus près de Varsovie à Stockholm que de Paris ; et la Pologne, actuellement victime du désordre dont la Suède est si heureusement retirée, a besoin d’exemples et de leçons. Combien j’aimerais à m’instruire près de vous dans l’art de former les grands hommes et de préparer les grands événements.

Je suis avec autant de respect que de reconnaissance,

Monsieur le comte,

De Votre Excellence,

Le très humble et très obéissant serviteur,

Du Pont,

Conseiller intime de légation de S. A. S. le margrave régnant de Bade.

 

Lettre X

Paris, 29 juin 1774

Monsieur le comte,

J’ai reçu avec beaucoup de reconnaissance la lettre dont Votre Excellence m’a honoré. Mais c’est avec chagrin que j’ai appris en même temps, et par cette lettre et par M. Baer, que la personne chargée de vos communications à Hambourg au lieu de vous envoyer par le courier ma Table raisonnée des principes de l’économie politique, l’avait emballée sur un vaisseau que les vents contraires ont retenu, de sorte qu’au lieu de précéder la lettre qui y est relative cette table l’a suivie, je ne sais pas même à combien de distance puisque j’ignore encore si elle vous est parvenue.

Vous devez comprendre à quel point j’ai été affligé, Monsieur le comte, de ce que le retard de ce vaisseau m’a mis vis à vis de vous dans la position inverse où je voulais et devais être. Je préférerai toujours l’honneur de mériter autant que je pourrai vos bontés et celles du Roi, au bonheur même de les obtenir. Or en souhaitant me faire un titre pour elles d’un travail dont je vous parlais comme présent, parce que je le croyais tel, tandis que vous ne l’aviez point encore vu, je risquais de vous en paraître moins digne. Aussi n’ai-je d’abord attribué qu’à votre bienfaisante politesse ce que vous avez bien voulu me répondre d’obligeant. Mais par ce que j’ai appris depuis, de la mission dont vous avez chargé Monsieur le comte de Kreutz auprès de Monsieur le marquis de Mirabeau, j’ai conclu que je vous avais, Monsieur le comte, toutes les obligations possibles, et que vous aviez saisi l’occasion que vous daigniez me faire espérer.

Il me serait difficile de vous exprimer combien je suis sensible à tant de bonté de votre part et de celle du Roi. Un ingrat a toujours été pour moi une énigme. Je n’en grossirai certainement pas le nombre ; et quand je vous étais dévoué pour vos vertus, pour vos lumières, pour vos bienfaits passés, il est clair que vos nouveaux bienfaits ne peuvent qu’ajouter au respectueux, à l’inviolable attachement qui me lie à vous. Je mets dans cette phrase le Roi en société avec Votre Excellence. Eh, comment pourrais-je séparer deux grands hommes que les nœuds les plus chers de la vie après ceux du sang, qu’une reconnaissance réciproque, que l’estime, que la confiance, qu’une longue communauté de belles pensées et de belles actions, ont uni depuis si longtemps ?

Je sans toute l’étendue de l’engagement que je prends en recevant les couleurs de Gustave, et j’aime cet engament parce que j’aimerai toujours tout ce qui sera pour moi un motif de bien faire. Tout homme d’honneur averti de prendre garde à lui en vaut mieux. Je le serai sans cesse par le sceau public de l’estime du Roi de Suède. Je me flatte donc que vous espérez que je ne l’avilirai pas. Plut à Dieu que je pusse m’en rendre digne par des services directs ! Si j’avais osé en concevoir la perspective, je ne me serais laissé entraîner à aucun autre projet. Ceux que je vais tenter d’exécuter en Pologne seront au moins utiles ou par leur succès, s’ils en ont ; ou comme essai, si les circonstances ne leur permettent pas de réussir. Les travaux manqués m’ont toujours plus instruit que ceux qui n’ont éprouvé aucune difficulté. On apprend à la fois en quoi l’on a fait mal, ce qui préserve du danger de le faire une autre fois, et comment il aurait fallu s’y prendre avec les hommes pour faire mieux.

Je n’enverrai point encore à Votre Excellence mon travail sur l’instruction publique. Je fais comme ce philosophe qui demandait du temps et encore plus de temps pour traiter une question épineuse. Et quoique sur cette matière je doive être instruit par la foule d’erreurs de la foule de ceux qui m’ont précédé, je n’en crains que plus vivement de laisser le même genre d’instruction à mes successeurs. Ce qui m’inquiète le plus est qu’il ne s’agit plus simplement pour moi de conseiller, mais encore d’opérer et de répondre du succès. Qui n’aurait pas peur dans ce cas serait tout à fait indigne d’une si importante commission. Dès que mes idées seront en état d’être mises sous les yeux du conseil de l’instruction nationale à Varsovie, pour lequel il faudra bien les terminer, je les ferai passer à votre Excellence.

En attendant je vous supplie de mettre ma reconnaissance profonde aux pieds du Roi, et de compter sur le respect avec lequel j’ai l’honneur d’être,

Monsieur le comte,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

Du Pont

Je pas dans deux jours ; et si votre Excellence a quelques ordres à me donner mon adresse sera à M. Du Pont, secrétaire du Roi et de la République de Pologne au conseil de l’instruction nationale, chez S. A. le prince Adam Czartoryski, en son palais, à Varsovie.

 

Lettre XI

Paris, 14 mai 1775

Monsieur le comte,

Votre Excellence n’est-elle pas fâchée contre moi ? J’espère que non, parce que je sens que je n’ai point de torts volontaires. M. le comte de Kreutz vous aura rendu compte sans doute des étranges affaires qui ont contribué à ne pas me laisser un instant pour mettre l’hommage de ma reconnaissance aux pieds de Sa Majesté suédoise. Je n’imaginais pas quitter les troubles de la Pologne pour trouver une espèce de guerre en France, sous un prince bon et sage, et sous le ministère le mieux faisant et le plus éclairé qui ait encore eu soin des affaires de la monarchie. Je savais bien qu’il y avait beaucoup de fripons ; le danger où ils se voient leur a donné du ressort, et en a fait des scélérats à grandes et savantes combinaisons, dont je ne les aurais jamais cru capables. Pour peu qu’il y eut eu de faiblesse de la part du Roi ou du ministère, la paix intérieure aurait été perdue pour jamais en France, et la prospérité du Royaume, et son influence sur l’Europe avec. Mais il n’y a rien eu de pareil. Le jeune prince s’est montré noble, ferme, et sensé. Il a gagné ses éperons, comme disait Édouard III du prince de Galles. À présent sa réputation sera faite, et le sort de son empire est décidé. Les cabales des méchants ne retomberont que sur leur tête, et la France pourra bien faire à elle-même et à ses amis.

C’est son sort et celui de la Suède, Monsieur le comte, d’entretenir par leur union la paix en Europe et d’y faire respecter la justice. Je ne puis pas vous exprimer combien il m’est doux de tenir par la reconnaissance et par les devoirs qu’elle impose, aux chefs respectés de l’une et de l’autre nation. Mon zèle pour mon prince et pour mons pays me fait trouver encore plus de prix aux grands exemples de sagesse et de courage qu’a donnés Sa Majesté suédoise et les bontés que vous avez bien voulu m’annoncer de la part de Gustave redoublent mon zèle pour Louis XVI et pour ma patrie, qui est le seul titre que j’aie pour les mériter.

Je me trouve dans une position bien singulière, ayant à peu près quatre patries : la France, la Suède, les États de Bade, et la république de Pologne. Toutes les quatre me sont chères ; et j’ai le bonheur qu’aucun de mes devoirs envers elles ne sont incompatibles, et que leurs intérêts sont communs. Aussi puis-je offrir à quelques-uns de mes bienfaiteurs ce que m’a dicté mon attachement pour les autres sans manquer à aucun d’eux. C’est ce que je hasarde aujourd’hui, Monsieur le comte, en vous envoyant le projet que j’avais fait à Varsovie pour la formation de l’armée de Pologne. Je ne sais s’il sera exécuté par la nation pour laquelle il a été fait, et même je ne le présume pas. Premièrement parce que je n’y suis plus pour le développer et le défendre et qu’en tout pays comme en toute affaire les absents ont ordinairement tort. Secondement parce que je pourrais avoir raison dix fois sans persuader personne quand je parle d’une science sur laquelle je n’ai que des études et point de pratique. Il est clair que le dernier des lieutenants d’infanterie n’est pas sans raisons plausibles pour se dire qu’il en sait sur tout cela beaucoup plus que moi. Je ne le crois pas cependant. Mais je sais bien que quoique Julien fut un général en sortant de l’école et arrivant dans les Gaules, il n’en a eu la réputation qu’après avoir gagné des batailles. Vraisemblablement je n’en donnerai, ni n’en gagnera jamais ; aussi renoncé-je bien à toute espèce de gloire sur ce sujet ; mais je ne renonce, ni ne dois renoncer à dire aux princes que je voudrais pouvoir servir, les choses que je crois utiles et vraies sur la manière qui me semble le plus avantageuse de pourvoir à la sûreté de leur pays. C’est ce qui me détermine, Monsieur le comte, à vous envoyer mon ouvrage militaire tel que je l’ai fait pour la Pologne. S’il y a des choses qui soient applicables dans votre pays vous sauvez bien les trier et y faire les changements nécessaires. Je l’ai montré depuis mon retour à plusieurs de nos meilleurs officiers généraux qui l’ont approuvé. D’après leur avis je ne le crois pas entièrement chimérique et s’il l’était ce ne serait pas le premier rêve bien intentionné que j’aurais mis sous les yeux de votre Excellence et du Roi.

Je vous supplie encore une fois d’être auprès de lui l’interprète de ma reconnaissance pour ses bienfaits, de mon respect pour son génie, de mon amour infini pour sa personne.

Recevez vous-même et daignez agréer le tribut de l’attachement et du respect avec lesquels j’ai l’honneur d’être,

Monsieur le comte,

De votre Excellence,

Le très humble et très obéissant serviteur,

Du Pont

Je joins à cette lettre quelques imprimés dans lesquels vous verrez les mesures que le Roi prend pour ramener les esprits des malheureux que les brigands et les intrigants avaient séduit.

Il y a des gens qui pensent que c’est un grand point d’avoir mis le gouvernement en possession de faire envoyer par les évêques aux curés les instructions qu’il juge convenables et qu’il a fait rédiger, sans être à la merci des mandements et des instructions pastorales rédigés à la fantaisie de chaque évêque, et dans lesquels chacun d’eux ne peut s’empêcher de faire entrer ses opinions particulièrement, souvent divergentes avec celles de ses confrères et avec celle du Roi.

 

Lettre XII

Paris, 21 juin 1775

Monsieur le comte,

Je ne sais si je fais bien ou mal en osant prendre la liberté d’écrire à Sa Majesté. C’est le premier mouvement de la reconnaissance. S’il est indiscret, vous avez daigné, dans cette occasion surtout, me servir de père, veuillez m’en continuer les bontés, supprimez ma lettre. Mais ne supprimez pas l’expression du sentiment qui l’a dictée ; au contraire soyez-en l’interprète.

Il est très vrai que je ne me regarde pas simplement comme honoré d’une marque de bonté du Roi, mais comme strictement obligé de servir Sa Majesté en tout ce qui sera de ma faible portée, et même au prix de ma vie, dans toutes ses justes et héroïques entreprises. Il a pu me dispenser du serment, mais non du devoir.

Je ne désespère pas de trouver les occasions de le remplir. Si l’administration actuelle subsiste en France comme il y a lieu de le croire, d’ici à quelques années la réforme complète des finances et des abus les plus nuisibles au bonheur du peuple et à la puissance du royaume et du Roi sera achevée. Alors je ne serai plus bon à rien, car le travail de simple expédition des affaires courantes m’ennuierait fort, et il y a cent personnes qui en sont plus capables que moi. Je pourrai donc être libre de servir mes bienfaiteurs alliés de mon souverain. Si au contraire des malheurs qu’on ne peut prévoir, et dont Dieu veuille nous préserver, faisaient perdre à la France ou le monarque qui travaille à sa prospérité, ou le ministre qui le seconde, il est vraisemblable qu’on me jugerait encore plus inutile, et par conséquent que je redeviendrais encore plus libre de chercher à employer mon zèle auprès des puissances que leur intérêt naturel lie le plus à mon pays. Et dans ce cas vous pouvez juger où mon penchant, mon devoir, ma reconnaissance, et l’attrait du grand caractère du Roi m’emporteraient.

Il y a quatre souverains en Europe à qui j’ai des obligations spéciales. Le mien ; le vôtre ou le nôtre, car, après Louis XVI, Gustave est aussi devenu le mien ; le très bon margrave de Bade, et la république infortunée de Pologne. Le bien des deux autres ne peut être fait que par la France et par la Suède ; et je ne puis pas vous exprimer, Monsieur le comte, combien il m’est doux et combien je rends de grâces à la Providence de ce qu’elle a ainsi accordé tous mes devoirs. Je suis trop payé du peu que j’ai fait. Il faudra ma vie et une vie très laborieuse pour m’acquitter envers le ciel et envers les hommes. Elle est à eux. Daignez dire à Gustave qu’elle est à lui. Vous avez vu par le dernier ouvrage que j’ai eu l’honneur de vous envoyer qu’en cultivant autant que j’ai pu les sciences de la paix, j’ai cru devoir étudier encore celle de la guerre, aussi nécessaire par la sûreté que les autres pour la prospérité. Il serait inutile de labourer des champs si l’on ne pouvait les défendre. Il n’y aurait nulle raison de les défendre si on ne les labourait pas. C’est une très belle image que celle des Juifs rebâtissant une ville l’épée dans une main et la truelle dans l’autre. Ce doit être l’image des rois et de tous ceux dont ils daignent écouter les conseils.

Mais pardon, Monsieur le comte, je me livre trop au plaisir de vous entretenir, à présent devenu si rare pour moi. J’abuse de votre temps dans un moment où je ne devrais vous adresser que les témoignages de ma reconnaissance. Pardon.

Croyez que ma sensibilité pour vos bontés égale le respect avec lequel j’ai l’honneur d’être,

Monsieur le comte,

De Votre Excellence,

Le très humble et très obéissant serviteur,

Du Pont

P. S. La cérémonie de ma réception a été retardée et je suis obligé de la suspendre encore huit jours. J’ai eu le malheur de perdre mon père il y en a quinze. Je suis dans les trois semaines du premier et du plus grand deuil, et de la douleur la plus vraie. L’usage n’est pas de recevoir dans ce temps aucune faveur marquée. Et quelque empressement que j’eusse de jouir des bontés du Roi, j’ai pensé que la première illustration était de remplir jusqu’au bout le devoir filial. J’espère que vous me pardonnerez ce sentiment, et que Gustave qui s’est trouvé mal aux obsèques de son père voudra bien ne pas prendre en mauvaise part si j’ai suspendu les soins qui devaient le plus m’intéresser après la perte du mien.

J’ai l’honneur de vous envoyer quelques exemplaires des imprimés qui exposent les moyens qu’on emploie ici pour soulager la pauvreté réelle. Ils sont pratiqués depuis le commencement de l’année et ont employé plus de deux millions de notre monnaie. C’est une des choses qui prouve le mieux combien il y avait peu de fondement aux émeutes qu’on a suscitées.

L’instruction sur les ateliers de charité avait été dressée anciennement pour le Limousin et a été appliquée à tout le royaume.

M. Turgot auquel j’ai communiqué votre lettre est très sensible à ce que vous me marquez d’obligeant pour lui. Il m’a chargé de vous en témoigner sa reconnaissance. Vous êtes dignes tous deux de vous aimer et de vous estimer.

 

Lettre XIII

Sans date [13 mai 1776]

Monsieur le comte,

J’ai deux nouvelles à vous apprendre.

La première est bonne : c’est que le Roi a donné la liberté au commerce des vins, ce qui répandra une grande aisance dans la moitié du royaume, et procurera aux étrangers beaucoup plus de facilités pour se pourvoir à meilleur marché d’excellent vin de France. Cela n’est pas indifférent à la Suède. J’ai l’honneur de vous envoyer l’édit déjà enregistré dans trois Parlements. Il est digne certainement d’être mis sous les yeux de Sa Majesté le Roi de Suède et sous les vôtres. Il est dans les principes que vous aimez et pratiquez.

Ma seconde nouvelle n’est pas si bonne ; c’est que le Roi a envoyé hier matière demander à M. Turgot sa démission. M. de Malesherbes venait de donner la sienne. M. Camelot remplace celui-ci et M. de Cluny est nommé pour succéder à M. Turgot. M. le comte de Guines est fait duc.

Dans le petit changement que cela donne à la face des affaires et à ma position personnelle, ignorant encore ce que les circonstances exigeront de moi, ou ce qu’elles pourront me permettre, je n’ai que le temps de me rappeler à votre souvenir, et de vous supplier de remettre mon nom et mon respect sous les yeux du Roi. Honoré de ses bienfaits et de son ordre et ayant toujours tâché de les porter honorablement, j’ai au moins le devoir de lui rendre compte par vous des principaux évènements qui peuvent influer sur la nature de mes devoirs.

J’ai l’honneur d’être avec un profond respect,

Monsieur le comte,

De votre Excellence,

Le très humble et très obéissant serviteur,

Du Pont

 

Lettre XIV

Au Bois des Fossés, par Nemours, 1er décembre 1778

Monsieur le comte,

Depuis la retraite de M. Turgot, et forcé par elle de me réduire moi-même à la plus austère retraite, je n’ai pas cru devoir vous importuner des lettres d’un citoyen inutile, qui n’a plus d’autres titres à vos bontés et à celles de Sa Majesté suédoise que la profonde et vive reconnaissance qu’il en conservera éternellement. Mais lorsque la Providence accorde un fils au roi sauver de son pays, dont j’ai reçu tant de bienfaits, et qui en a tant versé sur ses peuples ; à la Suède un prince qui doit être l’héritier des vertus et du trône de son père ; et, s’il remplit ses hautes destinées, aux maîtres de l’Europe un nouveau modèle qui rende moins sensible la perte de Gustave lorsqu’il aura plu au ciel après une longue et glorieuse carrière de le rappeler à lui ; je ne puis contenir le premier mouvement de joie que je goûte depuis près de trois ans, et je me croirais coupable si je n’en mettais pas l’hommage à vos pieds, si je ne vous suppliais pas de le mettre à ceux du Roi.

C’est le cas où il doit permettre à ses chevaliers d’approcher de son trône, de baiser sa main respectable, de juger à son précieux fils la même fidélité, le même zèle, le même amour, qu’ils doivent à leur auguste chef. Des derniers parmi eux à tous autres égards, des premiers peut-être par l’ardeur et la force du sentiment respectueux et tendre qui m’attache au héros du nord, à mon bienfaiteur, au monarque que j’aurais voulu servir, mon cœur ne pourrait garder le silence tandis que les autres feront éclater leurs transports.

Ô si, en m’ôtant l’espoir d’être utile à mon pays, on ne m’avait pas laissé à son service un titre qui semble m’imposer des devoirs que je ne suis pas à portée de remplir ; si même il eut été décent, immédiatement après avoir été honoré de la confiance la plus intime d’un grand ministre dans le département le plus important, de demander la permission de voyager chez des puissances étrangères, ma reconnaissance m’eût conduit auprès de vous. J’aurais eu la consolation de voir de près vos travaux et les grandes espérances du Roi, j’aurais eu la satisfaction de leur applaudir, et peut-être le bonheur de trouver l’occasion de donner des preuves de mon zèle. Je n’ai pas même osé reprendre la correspondance qui m’était si honorable et si douce, et que vous daigniez agréer autrefois. J’ai craint qu’elle ne parut déplacée dans ma position. Je me suis confiné dans une campagne, où entièrement livré à l’agriculture, je tâche de me rendre, au moins comme cultivateur pratique, le moins indigne que je puisde la distinction dont Gustave ne m’avait honoré que comme pouvoir influer par des recherches politiques et des travaux d’administration sur les progrès de la culture.

C’est de là, Monsieur le comte, que luttant contre les difficultés d’un terrain ingrat, essayant de changer la face d’un petit canton, entouré de travaux champêtres, rouillé sans doute, et moins propre à ceux qui demanderaient un talent plus élevé, je ne puis plus offrir à Votre Excellence, à l’héroïque Gustave, à la Suède, devenue pour moi par les bontés de son souverain une seconde patrie, au jeune prince qui doit un jour la rendre heureuse à l’exemple de son père, je ne puis plus offrir que des vœux aussi stériles qu’ardents.

Mais le ciel voit avec bonté ceux que lui adresse la simplicité rustique. J’ose donc, au milieu de mes champs, élever vers lui des mains que j’y ai rapportées pures, et dire du fonds du cœur : arbitre souverain des évènements et des mondes, protecteur des vertus, dispensateur des récompenses et de la gloire, Toi qui veux la félicité des hommes, qui as donné aux rois le pouvoir de la faire, et aux rois que tu chéris le vouloir et le savoir pour y parvenir, Toi qui as délivré la Suède de l’anarchie, de la corruption qui en résultait, des dangers qui en auraient été la suite, je te rends grâces de ce que tu répands tes faveurs sur le roi que tu lui as accordé dans ta bonté ! Il est juste qu’il goûte les douceurs domestiques de la famille, lui qui n’a vu dans son peuple qu’une famille, qui s’en est senti le père, qui en a cherché le bonheur au péril de sa vie. Continuez, Dieu puissant, de bénir ce prince, ses projets, sa maison, son fils ! Que celui dont le cœur est sensible soit comblé des grâces qui touchent le plus la sensibilité du cœur ! Que celui qui fait le bien du genre humain jouisse de tous les biens dont la nature humaine est susceptible ! Que celui qui connaît la vraie gloire, mérite toujours la gloire et qu’il en soit couronné ! Que l’agriculture soit étendue et perfectionnée, le commerce délivré, la paix rétablie sur un plan durable par ses mains ! Que toutes les libertés naissent et fleurissent à l’ombre de son sceptre ; celle d’agir, celle de penser, celle de parler, celle d’écrire, celle, ô mon Dieu, de t’adorer de toutes les manières que notre faiblesse peut ne pas croire au-dessous de ta grandeur ! Qu’il laisse à son pays une constitution stable, conforme aux droits de la nature et de la société, propre à perpétuer ses bienfaits ! Que l’instruction qu’il fera donner au fruit chéri de son amour, il puisse la procurer aussi aux enfants de son autorité ! Qu’entre les caresses de son épouse et de son fils, et les bénédictions de son peuple, ses jours coulent avec douceur et ses nuits avec délices ! Que l’enfant de son bonheur croisse pour son bonheur même, pour l’aimer, pour le respecter, pour l’imiter ! Qu’il croisse aussi pour le bonheur de la patrie ! Qu’il trouve toutes les institutions utiles à sa nation faites par son auguste père, qu’il les admire, qu’il les entretienne, et qu’il ait à son tour un fils digne de lui pour les protéger encore ! Tu donnas deux Antonins de suite aux Romains avilis, donnes-en dix aux Suédois vertueux ! Et n’en refuses pas non plus, Dieu des empires, à leurs amis, à leurs alliés fidèles, aux Français qui n’en sont pas indignes, à l’Europe, à l’univers ! Que notre dauphin, qui va naître presque en même temps que le prince royal de la nation amie, puisse avoir les mêmes destinées, les mêmes vertus, les mêmes succès !

Tels sont, Monsieur le comte, mes vœux et mon espoir. Daignez en être l’interprète, et recevoir avec eux l’assurance du profond respect et de l’inviolable reconnaissance avec lesquels j’ai l’honneur d’être,

Monsieur le comte,

De votre Excellence,

Le très humble et très obéissant serviteur,

Du Pont

Chevalier de l’ordre royal de Vasa

 

Lettre XV

Au Bois des Fossés, par Nemours, 8 septembre 1779

Monsieur le comte,

Quand j’ai le malheur de devoir longtemps une lettre à votre Excellence, je me flatte que ce malheur même emporte avec lui mon excuse. Ma vive sensibilité pour les bontés que vous avez daigné me conserver, mon attachement respectueux et ma profonde reconnaissance pour le Roi, l’intérêt et le zèle que m’inspirent tout ce qui a rapport à la Suède, sont de sûrs garants et du plaisir que je trouve à profiter de la permission que vous me donnez de vous écrire, et de la peine que je souffre quand j’en vois reculer le moment. Je ne puis avoir ce tort apparent, et ce chagrin réel, que plié sous la loi de la nécessité.

Vous me demandez, Monsieur le comte, un assez grand nombre de choses, sur lesquelles je veux vous répondre avec la sincérité que je vous dois et que je me dois ; et dont je ne puis néanmoins parler qu’avec une circonspection que je dois aussi à la position où j’ai été, et à celle où je me trouve. Le temps n’est plus où, dans une tranquille et philosophique indépendance, je pouvais, à course de plume, livrer à votre indulgence mon opinion sur des affaires et des matières auxquelles je n’avais de rapport que par le simple zèle patriotique et l’amour de l’humanité. Aujourd’hui mes remarques peuvent paraître de l’indiscrétion ; ma franchise, de l’humeur ; mes projets, car on en fait toujours même involontairement, de l’ambition désappointée (pour traduire littéralement l’expression anglaise que nous n’avons pas dans notre langue).

J’ai donc senti qu’il fallait y penser pour vous écrire. Une santé assez mauvaise et beaucoup de travail qui m’est survenu, auquel il était de devoir et d’honneur de faire face à l’instant, m’en ont entièrement ôté la liberté. Je vais tâcher aujourd’hui de réparer mes torts involontaires.

Vos premières questions, Monsieur le comte, et j’en suis bien reconnaissant, portent sur ma situation personnelle. Je ne puis mieux expliquer ce qui a retardé cette lettre, qu’en répondant.

J’ai deux fils qui ont souvent adouci pour moi le regret de la disgrâce de M. Turgot, à laquelle j’ai dû depuis trois ans le loisir de m’occuper d’eux, l’avantage de ne pas mettre leur éducation à la loterie des collèges, la satisfaction de les élever moi-même. Seul à la campagne, il faut que je leur montre tout : la gymnastique, les sciences, et les langues.

Je mariais assez agréablement cette occupation à mes travaux champêtres, et comptais n’avoir plus d’autre tâche positive à remplir, quand il a plus à M. Necker de me tirer de mon oisiveté politique, et de me charger successivement de la discussion et de l’examen de plusieurs affaires, plus épineuses et difficiles à bien traiter qu’importantes en elles-mêmes. Il ne me conviendrait certainement point, surtout gardant un titre et des appointements au service du Roi, d’hésiter à me charger du travail qu’on juge à propos de me confier. Je m’y suis donc livré avec toute l’activité qu’on était en droit d’attendre de moi, et priant seulement qu’on me permît de le faire à la campagne, et de ne venir à Paris que pour le moment d’en rendre compte, afin de n’être pas obligé d’abandonner le soin de ma culture, et celui de mes enfants.

Voilà donc ma situation actuelle, qui dure à peu près depuis le temps où j’ai eu l’honneur de vous écrire au sujet de la naissance du prince royal. Je suis à la fois laboureur, précepteur, écrivain politique assez inutile, mais très occupé. La nécessité de travailler pour des personnes qui n’ont pas les mêmes principes que moi, et le devoir de tâcher de leur faire adopter les miens, que je crois les meilleurs, rendent mon travail pénible et souvent diffus. Si je vous écrivais, Monsieur le comte, je dirais en quatre mots ce que j’ai de la peine à rendre intelligible en quatre pages. Chez vous le génie et les bontés du prince et du ministre donneraient de la précision à mes idées, de la force et de la grâce à mon style, de la facilité à mon esprit. Je ferais plus de choses, je les ferais mieux, j’aurais plus de loisir et beaucoup moins de fatigue. J’ai été gâté. J’ai eu toute ma vie le bonheur de travail pour des gens qui m’honoraient de quelque bienveillance. Tout faible que puisse être alors le talent, il se décuple. C’est le coursier arabe, maigre, mais fidèle et nerveux, et qui obéit au son de la voix. Ôtez-lui son maître, attelez-le à un fourgon, son attitude change, son col se penche, ses muscles peinent, il sue : ce n’est plus qu’un cheval commun.

M. Necker a de l’estime pour moi, et des procédés dont je n’ai qu’à me louer. Il n’a point d’affection et ne saurait en avoir. Je ne suis pas propre à la faire naître. Il y aurait de la bassesse à la chercher, et peut-être même à la recevoir. Je suis la créature et l’ami d’un ministre du plus rare mérite, qu’il haïssait, contre lequel il a écrit, qu’il a beaucoup contribué à déplacer. Je ne puis donc me permettre vis à vis de M. Necker que la reconnaissance que méritent les égards qu’il m’a témoigné, le simple zèle que l’on doit au service de son pays, et le soin que demande tout devoir prescrit par un chef ; et je ne dois les appliquer uniquement qu’aux choses pour lesquelles on les exige. Je ne suis chargé de convertir personne ; je l’entreprendrais en vain ; et de plus, ennemi par instinct de toute intrigue, je ne veux pas en être soupçonné.

Quoique je mette à mon travail toute l’application dont je suis capable, je le crois presque entièrement inutile ; parce que, en supposant même qu’il fût approuvé dans toutes ses parties, on ne bâtit point un palais avec la marqueterie propre à en orner les parquets lorsqu’il sera fait. Il faudrait commencer par le commencement. Je ne sais si on le veut. Je ne sais pas si on pourrait le vouloir, après avoir autrement débuté.

Vous me demandez, Monsieur le comte, ce que sont devenus les travaux commencés pour la restauration de ce beau royaume ? Ils sont anéantis, et plus reculés de vingt ans que lorsqu’on les commença.

Il ne reste rien des opérations de M. Turgot qu’une partie de la liberté du commerce des vins. Celle des blés est détruite de fait, par d’étrangers arrangements sur les halles et les marchés qui reviennent aux anciens règlements qu’il avait révoqués, et qui rendent plus coûteuse encore l’approche de ces lieux de débit. Le commerce de la viande est retombé sous le fardeau d’une caisse usuraire dont il l’avait délivré avec l’applaudissement universel du peuple et des magistrats mêmes. Les corporations et jurandes sur les arts et métiers sont rétablies, étendues comme ressource fiscale dans des lieux où elles n’avaient jamais pénétré, beaucoup plus assurées de leur perpétuité qu’elles ne l’étaient auparavant. Le peuple marche à la corvée, et l’on ne tolère même pas que les paroisses puissent l’en racheter en faisant exécuter leurs tâches à prix d’argent. Enfin l’on recommence à fouiller les maisons pour le salpêtre, quoique l’art perfectionné par la suite de la forme qui avait été donnée à la régie rende cette vexation inutile.

Ce n’est pas M. Necker qui a fait tout cela. Ce sont les Parlements ; c’est la police ; ce sont des intérêts particuliers ; c’est l’animosité contre un grand homme, à qui l’on avait cru trop de crédit ; c’est l’envie de persuader que cet homme habile et pur était un fou, puisque l’on ne peut, dit-on, laisser subsister rien de ce qu’il a fait.

Quoique M. Turgot ne fut pas de la société des économistes, ni même en tout d’accord avec eux, et que, philosophe éclectique, il choisit dans les opinions de toutes les sectes ce qui lui paraît bon, sans s’affilier à aucune, les économistes, qui pensaient cependant comme lui sur les principes de l’impôt et sur la liberté du commerce, ont été enveloppés dans sa disgrâce, et dans les petites animosités qui y ont donné lieu, et qui y ont été jointes. Et ces animosités se sont mêlées à celles que leur avaient attirées l’emphase imprudente et les formes sectaires que s’étaient permises quelques-uns d’entre eux.

Le gouvernement n’a pas positivement défendu, mais il a fortement conseillé à M. le marquis de Mirabeau de suspendre les assemblées qui se tenaient chez lui les mardis, où se lisaient des mémoires sur différentes questions d’économie politique. Les économistes alors se sont trouvés dispersés comme une armée battue. Plusieurs ont été intimidés. Le seul M. Le Trosne, à la faveur de quelques liaisons de jansénisme qui lui étaient personnelles, a trouvé le moyen de faire imprimer depuis ce temps, moitié avec tolérance, moitié clandestinement des ouvrages estimables que je pense qu’il aura fait passer à votre Excellence.

On a en général prescrit une grande sévérité aux censeurs. On leur a défendu de rien laisser imprimer qui eut rapport à M. Turgot, ou à ses principes. J’ai vu mutiler d’après cet ordre un Éloge du maréchal du Mur, dans lequel l’auteur parlait de la ressemblance qu’avaient ces deux ministres du côté de l’application au travail et de la vertu, malgré la diversité de leurs opinions qu’il remarquait.

Telles sont les causes du silence dont votre Excellence a été frappée. L’impression est devenue presque impossible en France sur les matières d’économie politique. L’impression en pays étranger a beaucoup d’inconvénients, celui de ne pas mettre les auteurs plus en sûreté lorsqu’ils peuvent être connus ou reconnus, et celui de défigurer les ouvrages par des éditions très imparfaites. On a beaucoup de peine à être imprimé avec quelque exactitude, même en corrigeant soi-même les épreuves le plus soigneusement possible. Mais lorsqu’il faut charger de ce soin des protes étrangers, qui ne savent ni la langue dans laquelle on écrit, ni la science dont il est question, on est exposé à mille bévues dégoûtantes. On prend donc patience et l’on se tait.

D’ailleurs les écrivains économistes en état de faire des ouvrages de quelque étendue n’étaient pas fort nombreux. M. le marquis de Mirabeau est assiégé de chagrins domestiques, d’autant plus cruels qu’ils sont moins mérités. M. de la Rivière, rentré au Parlement, juge des procès. La santé de l’abbé Roubaud est totalement perdue. L’abbé Baudeau engagé tantôt d’un côté et tantôt de l’autre par l’ardeur de son caractère, a promis en traitant avec le gouvernement pour avoir une pension, dont il avait grand besoin, de ne plus écrire sur les matières d’administration. Je n’ai rien promis, moi. Je ne crois pas qu’on eût osé me le demander. Mais passant pour avoir été dans le secret de tous les projets de M. Turgot, et dans celui de l’état au vrai des finances, je suis par devoir et par honneur obligé à une bien plus grande circonspection que personne.

Je n’ai pourtant pas jeté ma plume au feu. Mais j’ai dû pendant quelques années n’en faire aucun usage public, me laisser oublier, laisser changer les positions que j’ai connues. Et si, avec très peu d’espoir d’être utile, je me hasarde un jour à reparaître sur l’horizon, si je ne m’ensevelis pas sous mes javelles, les premiers écrits que je publierai seront de simple littérature ; je me permettrai ensuite quelques morceaux d’histoire, et ce ne sera que par degrés que je reviendrai à la science favorite de ma tête et de mon cœur. Elle me servira seulement à éclairer mon goût sur la manière de traiter les ouvrages auxquels elle n’a qu’un rapport indirect ; car je suis convaincu que la base du goût est dans la connaissance du justeet de l’honnête, qui est aussi celle de tous les principes de l’administration des sociétés.

C’est précisément cette connaissance qui manque au sieur Linguet dont votre Excellence me fait aussi l’honneur de me parler. Avec l’esprit, la verve et la chaleur de cet écrivain, s’il avait le cœur droit et pur, et si l’incohérence et souvent l’atrocité de ses idées ne rendaient ridicule le pathos de son éloquence, il aurait pu prétendre à une réputation beaucoup plus grande, et surtout plus durable que celle à laquelle il est parvenu.

La persécution dont il se plaint de la part des économistes se réduit à ce qu’ayant demandé au mois de mai 1775, dans le temps de la sédition, à réimprimer sous le nom de Traité du pain, quelques-unes de ses lettres sur la Théorie des lois civiles et quelques morceaux de la Réponse aux docteurs modernes, ouvrages déjà publics et aussi violents qu’absurdes, la permission ne lui en fut accordée que pour le mois d’août suivant, temps auquel on pensait que l’abondance de la récolte tranquilliserait les esprits faibles, qui avaient été mis en mouvement par des cœurs corrompus, auxquels M. Linguet était bien aise de prêter le secours de sa plume.

Au reste je ne crois pas que les injures fassent grand mal. Il me semble qu’on le lit et qu’on le méprise. Fréron a soutenu ce rôle jusqu’à sa mort. Il est vrai que Fréron, quoique moins verbeux, était plus savant et plus estimable, ou moins inestimable que M. Linguet.

Je ne pense donc point qu’il ait fait beaucoup de tort aux économistes.Mais je suis convaincu qu’ils se sont nui à eux-mêmes, en acceptant ce nom de secte, et en paraissant faire cause commune.

Tout corps qui s’élève appelle l’inimité des autres corps à sa destruction. Dans la recherche de la vérité on avance moins en troupe que seul. C’est ce qui fait que nulle académie n’a publié en corps un ouvrage comparable aux médiocres écrits de ses plus médiocres membres. La nécessité de paraître d’accord quand on s’en est imposé la loi, oblige à des ménagements qui retardent le progrès des lumières. Les vérités convenues devinent une sorte de religion, où bientôt on craint les innovations comme dans toutes les religions du monde. Les esprits qui ont de la force et qui pourraient prendre un certain essor sont retenus par la crainte de déplaire aux autres ; ils se restreignent à la mesure commune, comme dans une armée navale les bons voiliers attendent les mauvais, ce qui ne permet pas de faire route en flotte aussi rapidement que par vaisseaux détachés. Je puis bien parler de ces inconvénients, car je suis un des coupables, et j’en ai vu de près le dangereux effet.

Mais celui qui a fait le plus de mal aux économistes est l’abbé Baudeau, premièrement parce qu’il s’est souvent permis d’exagérer dans ses assertions, secondement parce que son style, quoique estimable par la clarté dans la discussion, mêlait une familiarité triviale à une emphase ridicule. Toujours trop haut ou trop bas. C’est lui qui s’est avisé d’appeler notre digne instructeur M. Quesnay, le maître, et la science de l’économie politique, la science. Ces deux mots ont révolté, non sans raison, ceux qui cultivent d’autres sciences, et les hommes qui s’y sont distingués. Le sarcasme s’est attaché à l’écorce dont l’abbé Baudeau avait revêtu la doctrine des économistes. Le bois était trop solide pour être entamé, mais en France ceux qui rient ont toujours raison ; et une société entière d’écrivains respectable a été ridiculisée (autant vaut dire assassinée dans ce pays) parce qu’un seul d’entre eux s’était permis une affectation déplacée. Nouvelle preuve du danger des sectes.

Il est vrai que les sectes passent, ce qui n’est pas un grand mal, et que les vérités restent, ce qui est un grand bien. Celles qui ont été promulguées par les économistes resteront. Elles se développeront. On en tirera des conséquences plus étendues. Et un peu plus tôt, ou un peu plus tard, elles serviront au bonheur du monde. Il n’y a point de mauvaises, ni même de bonnes plaisanteries qui puissent balancer le plaisir attaché à cette idée consolante.

Croyez-vous, Monsieur le comte, que ceux chez qui l’espoir du bonheur futur de l’univers compense leurs peines actuelles puissent être indifférents au bonheur présent de la Suède ? Vous rendez plus de justice à mon cœur, et je me flatte que vous recevrez avec bonté mon compliment très sincère et très respectueux sur la prospérité vers laquelle votre pays marche à grands pays, sur la puissance qu’il déploie, sur le succès qu’ont eu vos États, sur la singularité de l’objet de leur convocation, sur les belles harangues du Roi, sur toutes les choses dont vous me parlez, et sur celles dont vous ne me parlez point que j’ai apprises d’ailleurs et qui ont également touché mon cœur.

Je voudrais bien avoir la belle médaille ob redditum Regno, pristina cum formà, prostimum decus. Si votre Excellence pouvait me la procurer avec celle de l’institution de l’ordre de Vasa, ce serait deux obligations de plus à ajouter à la liste de toutes les choses pour lesquelles je lui dois de la reconnaissance. Une de celles dont je suis le plus touché est que vous ayez eu la bonté de rappeler mon souvenir au Roi. Je suis plus pénétré que je ne puis vous le dire de la continuation des bontés de ce grand prince, de ce grand homme. Vous savez combien il a droit de me compter parmi ceux dont le temps, le travail et le rang seront toujours à ses ordres. Je supplierai votre équité généreuse de ne pas perdre une occasion de mettre mon hommage à ses pieds.

Daignez agréer vous-même celui de la reconnaissance infinie et du profond respect avec lesquels j’ai l’honneur d’être,

Monsieur le comte,

De votre Excellence,

Le très humble et très obéissant serviteur,

Du Pont

 

Lettre XVI

Paris, 9 février 1781

Monsieur le comte,

Je reviens d’un assez long voyage que j’ai été obligé de faire dans nos provinces méridionales. Il est impossible en courant la poste de s’occuper d’un travail sérieux. Je me suis amusé à traduire un chant de l’Arioste. Il ne me conviendrait, à aucun égard, de faire imprimer quoi que ce soit et de n’en pas mettre l’hommage aux pieds de mon généreux grand-maître et bienfaiteur et aux vôtres. Il ne me conviendrait, à aucun égard, d’avoir des secrets pour vous. Mais je dois garder à Paris l’anonyme le plus absolu, pour ne pas déplaire à la plupart de mes meilleurs et plus respectables amis qui haïssent les vers, et pour ne pas fournir aux journalistes et aux dénigreurs la plaisanterie facile qui tomberait de toutes parts sur un poète économiste.

Je me cache même à Monsieur le comte de Creutz et à Monsieur de Baër, et je leur envoie ce paquet fermé.

Je prierai votre Excellence, Monsieur le comte, et de m’accorder son indulgence et de solliciter pour moi celle du Roi. Je tâcherai de la mériter une autre fois par quelque travail moins frivole.

M. de Baër m’a remis un mémoire sur la qualité et l’emploi des engrais qui est un ouvrage assez médiocre, mais susceptible d’un bon commentaire. J’ai commencé à en jeter un sur les marges, et il serait fait si je n’eusse en partant oublié le livre à ma campagne où je vais retourner. C’est en cultivant la terre et au milieu des engrais qu’il convient d’en traiter. Sitôt que j’aurai fini je ferai repasser le livre à M. de Baër pour vous être adressé.

Daignez regarder avec votre bonté ordinaire le zèle, la reconnaissance, et le profond respect avec lesquels j’ai l’honneur d’être,

Monsieur le comte,

De votre Excellence,

Le très humble et très obéissant serviteur,

Du Pont

 

Lettre XVII

Paris, 24 février 1782

Monsieur le comte,

Si vous n’étiez pas vous, si vous n’étiez pas le conseil et l’ami d’un prince qui place avant tout les sentiments du cœur, et qui dans la gloire même de servir son pays et le genre humain envisage principalement la douleur d’aimer et d’être aimé, je m’excuserais d’avoir été si longtemps sans cultiver vos bontés et les siennes, sans vous remercier même de ce que vous avez daigné m’écrire d’obligeant.

J’ai vu mourir dans mes bras l’ami le plus respectable et le plus tendre, dont vous connaissiez le prix, que l’héroïque Gustave honorait de son estime, qui dans une administration glorieuse et malheureusement trop passagère avait fait plus de bien à sa nation qu’on n’en fait ordinairement en plusieurs siècles. Je l’ai perdu, je l’ai pleuré, je le pleure. Dans le premier effet de la douleur je me suis trouvé incapable de tout autre soin. Le second m’a porté à rendre hommage à sa mémoire. J’ai écrit sa vie, j’ai rendu compte de ses travaux, j’ai détaillé les opérations de son ministère. L’importance du sujet, le mérite du grand homme que j’ai eu à peindre, les faits remarquables que j’ai été obligé de raconter rendront cet ouvrage plus digne de vos regards et de ceux du Roi que les autres essais que mon zèle vous a offerts jusqu’à ce jour et que votre indulgence a daigné encourager.

J’aurai l’honneur de le faire passer incessamment à votre Excellence, imprimé si j’en obtiens la liberté, manuscrit s’il ne m’est pas possible de mieux faire. Et quitte d’un devoir qui m’attristait le cœur, je reviendrai tout entier à ceux qu’il vous plaira me prescrire et à la petite tâche que vous m’aviez imposée relativement au Traité des engrais.

Vous savez avec quel profond respect et quelle inaltérable reconnaissance j’ai l’honneur d’être,

Monsieur le comte,

De votre Excellence,

Le très humble et très obéissant serviteur,

Du Pont

 

Lettre XVIII

Paris, 17 janvier 1783

Monsieur le comte,

J’ai l’honneur d’adresser à votre Excellence le premier exemplaire dont je puisse disposer des Mémoires sur la vie, l’administration et les ouvrages de M. Turgot. Je vous supplierai de vouloir bien les mettre avec l’hommage de mon respect et de ma reconnaissance sous les yeux du Roi qui a déjà rendu justice à ce grand ministre, et qui la lui rendra plus encore lorsqu’il connaîtra plus en détail ses opérations. C’est aux bienfaiteurs du genre humain à juger un administrateur qui l’a été, et qui méritait qu’on lui permît de l’être davantage.

Lorsque j’en aurai d’autres exemplaires, j’en remettrai un second à M. de Baer pour votre Excellence même.

Daignez agréer le profond respect avec lequel je suis,

Monsieur le Comte,

De votre Excellence,

Le très humble et très obéissant serviteur,

Du Pont

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.