Lettres hebdomadaires sur la question des tarifs protecteurs (Partie 3)

Intérêt particulier et intérêt général (Le Courrier de La Rochelle, 3 janvier 1892).

Il m’est arrivé, plus d’une fois, de faire remarquer dans quelques-unes de mes lettres, comme le trait distinctif du système protectionniste, l’oubli systématique de l’intérêt des hommes en tant que consommateurs.

Cet oubli — qui est la cause de toutes les erreurs des adversaires de la liberté du commerce — s’est manifesté, de nouveau, dans la séance du 21 décembre dernier, à la Chambre des députés, lors de la discussion d’un amendement de M. Léon Say.

M. Méline, rapporteur général de la Commission des douanes, répondant à une interruption d’un député qui signalait la coalition protectionniste comme une coalition d’intérêts particuliers voulant se partager le gâteau, fit l’observation suivante :

« Vous dites que nous représentons des intérêts personnels coalisés, mais l’intérêt général n’est pas autre chose que la collection, l’ensemble des intérêts particuliers, et nous représentons la moyenne des intérêts particuliers du pays. »

Tel a été le langage du leader de la protection, et ces paroles ont été applaudies par les fidèles de la majorité protectionniste.

Il y a, dans ces paroles, une équivoque qu’il est nécessaire de dissiper, parce qu’il ne faut pas se lasser de rétablir la vérité sur un point si important.

Oui, cela est vrai, l’intérêt général n’est pas une abstraction vaine ; il est, en réalité, la collection, l’ensemble des intérêts particuliers d’un peuple, mais, ce qui n’est pas moins vrai, c’est que, par suite de la division du travail, de la séparation des occupations et des métiers, l’intérêt particulier de tout homme est double : comme la production et la consommation ne se confondent pas dans le même individu, puisque chacun produit ce qu’il ne consomme pas et consomme ce qu’il n’a pas produit, il en résulte que chacun doit être envisagé, en cette matière, au double point de vue de producteur et de consommateur.

Si nous faisons cet examen, nous voyons clairement que, en tant que producteur, chaque homme fait des vœux égoïstes : il souhaite la rareté, la disette, en vue de vendre plus cher ses produits.

En tant que consommateur, au contraire, chacun souhaite l’abondance en vue du bon marché.

Si ces vœux sont opposés, il est clair qu’il faut choisir, de ces deux points de vue, celui qui coïncide avec l’intérêt bien entendu de tous ; or, à n’en pas douter, c’est le point de vue du consommateur qui, seul, est en conformité parfaite avec l’intérêt général.

 N’en avons-nous pas la preuve saisissante dans la législation douanière que la majorité protectionniste vient d’établir ?

Qu’est-ce que cette législation, ces sept à huit cents articles du tarif des douanes, sinon le code de la restriction et de la disette, le sacrifice constant des intérêts de la masse du public consommateur par la proscription de l’abondance ?

Peut-il y avoir, dès lors, une plus monstrueuse erreur que celle que nous relevons dans cette phrase de M. Méline ci-dessus citée, alors que le leader de la restriction essaie de vous présenter, comme étant l’expression fidèle de l’intérêt général, la coalition des égoïsmes ligués contre l’intérêt du public consommateur, c’est-à-dire, précisément, contre l’intérêt général du pays sincèrement entendu ?

Ce n’est pas sans tristesse que nous relevons une telle erreur, affirmée du haut de la tribune de la Chambre des députés, par le rapporteur général de la Commission des douanes, c’est-à-dire par le chef de la majorité du Parlement.

Oui, il est effrayant de penser qu’un tel oubli des véritables intérêts généraux de la France entraîne la majorité protectionniste dans une voie au bout de laquelle il n’y a que misères et ruines de toute sorte accumulées, et que le bandeau qui couvre les yeux de ces représentants du pays y soit maintenu soigneusement par les hommes d’État, ignorants ou égoïstes, qui dirigent ce mouvement de réaction économique.

E. M.


Sourds volontaires (Le Courrier de La Rochelle, 21 janvier 1892).

 Il n’y a de pires sourds, comme on dit, que ceux qui ne veulent pas entendre, et nos protectionnistes sont affligés d’une surdité volontaire des plus caractérisées.

On sait que leur habitude constante est d’oublier les intérêts des consommateurs, de raisonner comme si les produits étaient créés dans l’intérêt unique des producteurs.

Vainement leur avons-nous cent fois signalé cet oubli inimaginable, en leur montrant, comme un fait qui crève les yeux, le tableau de la division du travail, de la séparation des professions et des métiers, qui fait de l’échange des travaux, des services entre les hommes, la condition nécessaire de la vie sociale : ils ne veulent rien entendre ni rien voir, et persistent, de plus en plus, dans leur système anti-social.

Écoutez, par exemple, ce que dit Thomas Grimm, le protectionniste Thomas Grimm, dans Le Petit Journal du dimanche 10 janvier dernier.

Examinant le nouveau tarif allemand, l’écrivain protectionniste signale les changements apportés au tarif ancien, antérieur aux traités de commerce qui viennent d’être signés avec l’Autriche, l’Italie, etc. ; les réductions opérées sur les tarifs des céréales, des vins, des filés de coton, des fers, etc. ; puis il fait cette observation générale :

« Si l’on entre dans l’examen du tarif conventionnel allemand, on voit que l’Allemagne a fait, habilement d’ailleurs, un certain nombre de concessions appréciables de façon à agir économiquement sur ses alliés de la triple alliance et sur certaines puissances avec lesquelles elle a intérêt à être bien au point de vue politique. »

Entrant ensuite dans les détails, Thomas Grimm continue ainsi :

« Les tarifs sur les fromages ont été réduits ; cette concession est pour la Suisse » — « pour les vins, des concessions ont été faites qui intéressent l’Italie » — « pour les marbres, ce qui intéresse la Belgique, on fait aussi des réductions » — « sur les fils de coton, on a fait des réductions qui portent un coup sensible à l’industrie alsacienne, déjà sacrifiée dans la viticulture, et les filateurs alsaciens ont été sacrifiés aussi aux tisseurs de Crefeld, de Barmen, etc., car la lutte en Allemagne, comme partout, est entre les filateurs et les tisseurs. »

Finalement, Thomas Grimm conclut ainsi :

« La vérité ne se trouve absolument ni dans un système, ni dans l’autre : il faut tenir compte, d’une part, des intérêts de notre agriculture, de notre commerce, de notre industrie, qui ont été exprimés à la tribune, et, d’un autre côté, des intérêts supérieurs de la patrie ; ce sont ces deux termes qu’il faut concilier. » 

 Notons, tout d’abord, l’évolution de Thomas Grimm ou, plutôt, du Petit Journal, car la signature Thomas Grimm n’est qu’un masque qui couvre un nombre indéfini de rédacteurs de cette feuille si répandue.

Au début de cette campagne économique, c’était le système protectionniste dans toute sa pureté, le système Méline et Cie, qui était soutenu et développé avec une ardeur sans égale par Le Petit Journal ; aujourd’hui, c’est un système de juste milieu — in medio stat virtus — c’est le système du gouvernement, du ministre du commerce, M. Jules Roche, qui est préconisé par cette feuille.

Cette évolution mérite d’être signalée : elle indique le progrès fait dans l’opinion publique, dans le sens des idées libre-échangistes ; Le Petit Journal, qui consulte la moyenne d’opinion de ses abonnés, s’apercevant que la protection commence à être en baisse dans le pays, a modifié ses allures et fait un pas en avant, jusqu’à une doctrine juste-milieu.

Le Petit Journal, à cette heure, en matière économique, est gouvernemental. C’est là un signe manifeste de progrès dont les amis du libre-échange doivent se réjouir.

Voyons maintenant ce que vaut sa doctrine actuelle juste-milieu : « Les deux termes à concilier, dit-il, c’est, d’une part, l’intérêt de notre agriculture et de notre industrie ; d’autre part, l’intérêt supérieur de la patrie. »

C’est ici que nous retrouvons l’aveuglement protectionniste, tant de fois déploré par nous : Thomas Grimm met en présence l’intérêt des producteurs agricoles ou industriels et ce qu’il appelle l’intérêt supérieur de la patrie ; il oublie absolument, systématiquement, l’intérêt des consommateurs.

Voilà l’origine de toutes les erreurs des adversaires de la liberté du commerce : faut-il que ces hommes aient un bandeau épais sur les yeux pour ne pas apercevoir enfin la vérité !

« Les intérêts des producteurs agricoles, industriels et autres ont été proclamés à la tribune » dit Thomas Grimm : c’est vrai, malheureusement ce n’est que trop vrai ; ce qu’on a oublié d’y proclamer, à cette tribune du Parlement, ce sont les intérêts supérieurs du grand public consommateur, c’est-à-dire les intérêts généraux du pays.

Non, il n’est pas vrai que les producteurs agricoles, ou autres, aient droit à la protection, puisque la protection c’est l’argent des autres, c’est la spoliation organisée.

La loi doit protéger la justice, l’intérêt général, l’argent des autres, contre les entreprises égoïstes des producteurs : voilà la vérité que nous ne nous lasserons pas d’affirmer et de proclamer.

Quel langage étrange que celui de Grimm ! « On a sacrifié, dit-il, les intérêts des filateurs, des viticulteurs, des agriculteurs d’Allemagne, par les réductions du tarif allemand », mais, aveugle que vous êtes, vous ne voyez donc pas que ce sont des intérêts injustes qu’on a ramenés dans les limites de la justice ; que ce sont les intérêts de tous, du grand public consommateur, sacrifiés jusqu’à ce jour par suite de la politique de réaction économique de M. de Bismarck, de ce représentant de la barbarie du Moyen-âge, qui ont été soustraits ainsi à l’égoïsme et à la rapacité des grands seigneurs du parti agrarien et des gros manufacturiers d’Allemagne ! 

Voilà la vérité complète, entière, parce que nous mettons en scène un personnage constamment laissé dans l’ombre, dans la coulisse, un personnage consommateur.

Le consommateur, c’est pour lui que la production est faite, puisque les produits sont faits pour être consommés.

Que nos politiciens se le disent enfin : en réduisant les tarifs, ce ne sont pas des concessions, des sacrifices qu’on fait à l’étranger : tout le monde trouve son compte aux réductions de tarifs, et si le producteur étranger en bénéficie, parce que cela lui ouvre un débouché, le consommateur national, M. Tout-le-monde, en profite encore plus, puisque cela amène sur le marché l’abondance, le bon marché !

 E. M.


Les résultats de la protection (Le Courrier de La Rochelle, 18 février 1892).

Un arbre se juge, dit-on, à ses fruits ; c’est à ses fruits que nous allons juger cet arbre, tant vanté, de la protection que l’on vient de planter, depuis le premier février dernier, dans notre législation douanière.

Quinze jours à peine se sont écoulés et déjà, de toutes parts, les réclamations, les protestations se font entendre.

Je ne parle pas des ports de commerce ; il est entendu qu’on les a sacrifiés aux producteurs agricoles et industriels, sous prétexte qu’il faut, avant tout, donner satisfaction à l’intérêt général représenté par les industriels et, surtout, par les vingt millions de producteurs agricoles.

 Donc, les ports de commerce peuvent être fixés sur leur sort et les commerçants, les commissionnaires, les travailleurs de tout genre, qui vivaient de la vie commerciale, n’ont qu’à se résigner philosophiquement et à se préparer à faire autre chose.

Importations, exportations, choses secondaires, MM. les protecteurs du travail national ne se sont occupés que du marché intérieur, de le réserver à leurs protégés, à leurs favoris, les grands propriétaires et les gros manufacturiers, et de leur assurer des prix élevés en exploitant systématiquement les consommateurs.

Déjà le prix du mouton a augmenté au marché de la Villette, et les journaux parisiens, en signalant cette hausse de prix, disent que si elle profite aux producteurs agricoles, elle cause un préjudice à la masse des consommateurs.

 Profit pour les agriculteurs, perte pour les acheteurs, « que voulez-vous ? disent les protectionnistes, le monde est fait ainsi que la richesse des uns ne peut s’élever que sur la ruine des autres. »

Pardon, messieurs, le vieux monde, le monde de l’esclavage, de la conquête, était fait ainsi, sans doute ; dans ce monde-là, l’axiome de Montaigne était vrai, à savoir que le profit de l’un est le dommage de l’autre. 

Mais, dans l’ordre nouveau fondé par la Révolution de 1789, dans le domaine pacifique du travail libre, c’est le contraire qui est vrai et, si votre ignorance vous empêche de le voir, il n’en est pas moins certain que la richesse des uns, loin de faire obstacle à la richesse des masses, la favorise au contraire, en sorte qu’il faut renverser la maxime de Montaigne et dire :

« Le profit de l’un fait le profit des autres. »

Voilà la vérité et, pour le prouver, je vais établir que le résultat de la protection ne se borne pas à exploiter les consommateurs, qu’il porte préjudice aux producteurs eux-mêmes.

Le prix du mouton a augmenté de six centimes par kilogramme, dit-on ; l’acheteur s’en émeut, mais le vendeur s’en réjouit, et l’agriculture, à ce qu’on dit, en profite.

Or, je soutiens que la production nationale elle-même, dans son ensemble, ne tire aucun profit de cette protection, que le profit se réduit à zéro, même pour nos producteurs.

Voici, en effet, un acheteur de cinq kilogrammes de mouton ; il achète sa viande à 0 fr. 30 de hausse ; trente centimes sortent de sa bourse pour passer — non dans la caisse du Trésor public, qu’on le remarque bien, mais dans celle du vendeur protégé — et les protectionnistes de nous dire : « Voyez le profit qu’en tire l’agriculteur et comme cette protection va encourager l’agriculture. »

L’élevage du mouton, je l’accorde, mais l’agriculture en général, je le nie.

En effet, si l’éleveur de mouton a six sous de plus dans sa bourse, c’est parce que l’acheteur, M. Tout-le-monde, les a de moins dans la sienne, et si nous faisons le compte exact de chacun, voici ce que nous trouvons : L’éleveur de moutons a un profit de six sous — voilà le gain national ; l’acheteur exploité subit une perte de six sous — voilà la perte, exactement semblable, qui compense le profit de l’éleveur ; jusqu’ici il y a compensation.

Mais voici une seconde perte que rien ne va compenser ; quelle perte ? Celle du producteur quelconque qui n’aura pas vendu le produit — valant six sous — que l’acheteur ne peut pas acheter puisqu’il n’a plus les six sous.

Par exemple, du lait, du fromage, etc. ; en sorte que si la production agricole a été encouragée, dans la mesure de six sous, cette même production a été découragée exactement dans la même mesure : finalement donc, le résultat, même pour l’ensemble de la production nationale, se réduit à zéro.

Est-ce clair ?

Et si le résultat final est tel, si la protection donne CONTRE UN PROFIT DEUX PERTES, où donc est le développement, l’encouragement de la production du travail national ?

Que les protectionnistes nous montrent cette prétendue protection du travail national.

On peut être certain, d’avance, que les protectionnistes ne répondront pas ; qu’ils imiteront de Conrart le silence prudent. 

C’est donc sous un faux prétexte que les lois de protection viennent ruiner la prospérité des grands ports de commerce, et c’est aux commerçants à nous aider à faire la lumière pour que l’opinion de nos agriculteurs et de nos industriels, éclairée par ces démonstrations, se convertisse à la cause de la liberté du commerce.

E. M.


Les résultats de la protection. Un système qui n’a pas le sens commun (Le Courrier de La Rochelle, 25 février 1892).

Vous l’avouez donc, enfin, MM. les protectionnistes, par l’organe même de votre théoricien, du lieutenant en premier de M. Méline, de M. Domergue enfin, l’auteur de la Révolution économique, votre système de restriction et de disette n’a pas le sens commun.

Car il n’y a pas à dire, M. Domergue l’a avoué, et voici comment.

Dans un article que Le Figaro a publié récemment, ayant pour titre « le Coup des Tarifs », voici ce que dit, dans la première phrase, M. J. Domergue :

« Acheter le meilleur marché possible, vendre le plus cher qu’on peut, c’est la théorie du commerce : ELLE N’A RIEN QUE D’AVOUABLE ET DE LÉGITIME. » 

Quel pavé de l’ours, bone deus ! Du coup la protection en va être écrasée.

« Acheter au meilleur marché, vendre le plus cher possible », mais vous n’y pensez pas, ô Domergue, c’est notre devise à nous, libre-échangistes, que vous nous prenez, la plus pure devise du libre-échange, celle de Cobden et de Bastiat.

Vous voulez donc vous approprier toujours le bien des autres, et faire comme les Whigs dont parlait Disraeli, lesquels seraient allés au bain en même temps que les Tories et leur aurait chipé en sortant du bain leurs habits ? 

Acheter au meilleur marché, vendre le plus cher possible : cela n’a rien que de légitime et d’avouable !

C’est vous qui nous dites cela, vous qui, jusqu’ici, nous avez prêché le système opposé, le système de restriction et de disette qualifié de protection, lequel a été institué en vue de forcer les consommateurs à acheter cher ?

Mais si la liberté, si le libre-échange n’a rien que de légitime et d’avouable, votre régime à vous, qui en est l’opposé, est donc illégitime et inavouable ?

Acheter au meilleur marché, vendre le plus cher possible, c’est la maxime du sens commun, avouait-on aussi à Cobden, de la part d’un ministre protectionniste, de sir James Graham, ministre de l’intérieur du cabinet de Robert Peel !

Voudriez-vous donner un démenti à M. Léon Say, qui prédisait naguère que jamais M. Méline ne serait Robert Peel, et votre leader, par cet aveu dépouillé d’artifice, contenu implicitement dans vos paroles : LA PROTECTION N’A PAS LE SENS COMMUN, préparerait-il sa conversion au seul régime légitime et avouable, au libre-échange ?

E. M.


Les résultats de la protection (Le Courrier de La Rochelle, 13 mars 1892).

M. le sénateur Dauphin, le rapporteur général de la Commission des douanes du Sénat, vient d’écrire une lettre d’adhésion au programme de la Réforme économique, revue protectionniste fondée par M. J. Domergue. 

Dans cette lettre, je relève le passage suivant : « Il faut augmenter la production française et les débouchés d’exportation, notre œuvre n’est bonne et inattaquable qu’à ces deux conditions. »

Nous remercions M. le rapporteur général d’avoir posé la question sur ce terrain ; nous allons l’y suivre et examiner, avec lui, comment les tarifs protecteurs peuvent augmenter les débouchés d’exportation et la production française.

Les débouchés d’exportation ? Comment peut-on augmenter l’exportation par un régime de protection douanière ? — Nous prions instamment M. Domergue de nous expliquer cette merveille.

 M. Méline, le leader incontesté du système, n’a pas une confiance bien robuste dans ce développement, car il s’est préoccupé surtout, nous a-t-il dit, de l’exploitation du marché intérieur ; tout récemment encore, à la Chambre des députés, comme on lui reprochait, dans la discussion sur les graines oléagineuses, de compromettre l’exportation des huiles végétales, il objectait que cette exportation n’était guère importante, et que, par suite, elle ne souffrirait pas un préjudice bien sérieux.

Et comment, en effet, la protection pourrait-elle développer les débouchés d’exportation ?

Vous nous dites que, dans l’intérêt du travail et de la richesse nationale, le peuple français a intérêt à repousser les importations étrangères ; or, si ce régime est bon pour la France, il doit l’être également pour les autres nations, et, si chaque peuple repousse les importations étrangères, que deviendront les exportations ?

On croirait rêver en entendant des hommes sérieux et graves dire qu’ils comptent sur la protection douanière pour développer les débouchés extérieurs.

Est-ce que les importations ne sont pas en même temps des exportations ?

Est-ce qu’un produit importé dans un pays n’est pas un produit exporté d’un autre pays ?

Il est vraiment humiliant d’être obligé de fournir de pareilles explications, et je croirais faire insulte aux lecteurs en insistant davantage.

Le régime de la protection, appliqué dans toute sa rigueur, supprime donc tous débouchés extérieurs.

Mais, en admettant même l’absence de représailles, en supposant que les marchés étrangers restent ouverts à nos produits, comment M. le rapporteur général Dauphin ne voit-il pas le préjudice occasionné à nos exportations par les taxes de protection douanière ?

Protection, c’est renchérissement, protection, c’est augmentation du prix de revient de notre production nationale par suite de la répression des droits sur les industries dans leurs rapports respectifs. M. Méline l’avouait formellement lorsqu’il disait :

« Si vous protégez l’un, vous atteignez forcément les autres. »

Dès lors, comment ne voit-on pas l’infériorité de nos producteurs, vis-à-vis de leurs concurrents étrangers, sur les marchés d’exportation, là où on lutte à coups de bon marché ?

L’Angleterre, par exemple, est un pays de libre-échange, un pays où les producteurs ont, par suite, un meilleur marché possible : leurs matières premières, leur outillage, leurs objets d’alimentation, par suite les prix de revient sont les plus bas possibles ; aussi l’Angleterre occupe-t-elle la première place sur tous les marchés d’exportation.

La pratique est donc d’accord avec le bon sens pour établir que les débouchés d’exportation se développent surtout sous le régime de la liberté.

Voyez ce qui se passe aux États-Unis : la protection y a été établie pour développer les industries manufacturières.

Or, quel est le chiffre de l’exportation des produits manufacturés dans ce grand pays ?

Ce chiffre est si restreint que, malgré la proximité, les industriels des États-Unis sont battus par les industriels anglais sur les marchés de l’Amérique du Sud.

M. le rapporteur général Dauphin ignore-t-il donc que c’est pour écarter cette concurrence écrasante que le secrétaire d’État Blaine avait projeté d’organiser, il y a un an, une union douanière de toutes les Amériques, en vue de fermer le marché américain aux produits européens ?

M. Dauphin ignore-t-il que, depuis le vote des bills Mac-Kinley, comme on s’était demandé, en Angleterre, s’il n’y avait pas lieu d’adopter une politique de représailles, M. Gladstone, dans un discours prononcé à Dundee, en octobre 1890, repoussait énergiquement un tel système en faisant ressortir que si les produits anglais étaient chassés du marché des États-Unis, ils trouveraient une compensation dans les nouveaux marchés qu’ils trouveraient à l’étranger, marchés qui seraient perdus par les manufacturiers des États-Unis dont les prix de revient seraient forcément renchéris par l’effet des bills Mac-Kinley ?

Ces observations suffisent, apparemment, pour montrer les illusions de nos protectionnistes au sujet du développement de nos débouchés extérieurs.

 Dans un prochain article, nous nous expliquerons sur le développement de la production extérieure.

E. M.


Socialisme anti-chrétien (Le Courrier de La Rochelle, 17 avril 1892).

Un économiste éminent, le regretté M. Émile de Laveleye, a écrit un livre sur le Socialisme contemporain dans lequel il a énuméré différentes variétés de socialisme, le socialisme révolutionnaire, le socialisme conservateur, le socialisme chrétien.

Nous en demandons pardon à l’honorable écrivain belge, mais son énumération n’est pas complète ; il a oublié une variété de socialisme, bien ancienne cependant, que l’on a déguisée sous un nom menteur et faux, sous le nom de protection, et qui, de son vrai nom, doit être appelée un socialisme anti-chrétien.

Nous signalons cette espèce intéressante à M. le comte de Mun, l’apôtre du socialisme chrétien en France, ainsi qu’à ceux de ses amis qui, comme lui, ont voté le tarif général des douanes, dans la législature actuelle.

Et, pour éviter toute équivoque, toute dispute de mots, nous allons justifier notre appellation en définissant les termes.

Le journal Le Temps posait naguère la question avec la plus grande netteté lorsqu’il qualifiait du nom de socialisme tout système qui viole la liberté et la propriété individuelle.

Dans l’ordre économique, la liberté individuelle s’appelle la liberté du travail, et la liberté du travail implique la libre disposition des produits du travail, autrement dit la propriété.

Nous ferons remarquer à M. de Mun, et à tous les catholiques en général, que nous avons la bonne fortune de nous trouver d’accord là-dessus, en ce qui concerne la définition de la propriété, avec l’Encyclique fameuse du pape Léon XIII, sur la condition des ouvriers. 

Voici, en effet, la traduction officielle de ce document pontifical accepté, sans réserve, par M. le comte de Mun et par tous les journaux catholiques :

« Le but immédiat visé par l’ouvrier, par le travailleur, c’est d’acquérir un bien qu’il possèdera en propre, à lui appartenant, et il attend de son travail le droit strict et rigoureux d’user de son salaire COMME BON LUI SEMBLERA.

La conversion de la propriété privée en propriété collective n’avait d’autre effet que de retirer aux ouvriers LA LIBRE DISPOSITION DE LEUR SALAIRE. »

Voilà bien l’identité absolue, complète, de doctrine quant à la propriété.

Le salaire de l’ouvrier est sa propriété, il en doit avoir la libre disposition, voilà ce que dit le document pontifical.

Nous ne disons pas autre chose.

Mais vous, protectionnistes, vous dites et, surtout, vous imposez autre chose, précisément le contraire.

Qu’est-ce, en effet, que la protection ?

« Si vous protégez l’un — disait M. Méline, le leader protectionniste, dans la séance de la Chambre des députés du 9 juin 1890 — vous atteignez forcément les autres, c’est inévitable ; ainsi, les droits sur l’avoine, le blé, etc., sont payés par ceux qui achètent de l’avoine, du blé et qui n’en produisent pas. »

Dans le livre La Révolution économique, publié sous le patronage de M. Méline, il est dit formellement ceci :

« Le droit de douane a été institué POUR LE PRODUCTEUR NATIONAL. »

Dans la séance de la Chambre du 12 mai 1891, M. Méline disait encore :

« Nous voulons augmenter les profits des producteurs. » 

Où est, dans ce système, le respect du droit de l’ouvrier sur son salaire ?

N’est-il pas évident que lorsque, sous prétexte de protection, vous restreignez l’entrée des produits du dehors sur le marché national, vous empêchez l’ouvrier d’user de son salaire pour acheter ce que bon lui semblera, vous violez son droit de libre disposition du salaire qui est le fruit de son travail.

Et quelle odieuse hypocrisie de prétendre que c’est dans l’intérêt des ouvriers que ce système de restriction et de disette a été institué !

L’ouvrier français, vous le laissez exposé à la libre concurrence pour son salaire, puisqu’aucun article de votre tarif ne met obstacle à l’entrée des ouvriers étrangers en France ; le régulateur des salaires, par suite, c’est la concurrence universelle, le marché du monde entier. 

Quant aux produits, au contraire, dont les similaires sont susceptibles de venir faire concurrence à certains produits nationaux, vous en restreignez l’entrée pour éviter l’action de la concurrence universelle sur le prix : le taux régulateur, ici, c’est, au lieu de la concurrence internationale, la concurrence nationale seule.

De là cette situation : l’ouvrier sur son salaire réduit par la concurrence étrangère, doit acheter ses objets d’alimentation, ses vêtements, ses outils, au prix renchéri par la protection.

Voilà comment, à l’exemple des collectivistes, vous respectez le droit de propriété, le droit de libre disposition de l’ouvrier sur son salaire !

Y eut-il jamais plus flagrante violation des principes proclamés par le document pontifical ?

Et n’êtes-vous pas de ceux à qui s’applique ce passage de l’Encyclique :

« C’est un crime à crier vengeance au ciel de frustrer quelqu’un du prix de ses labeurs. Voilà que le salaire dérobé par fraude aux ouvriers crie contre vous, et leur clameur est montée jusqu’aux oreilles du Très-Haut. » 

Vous voyez bien que votre socialisme, cette violation que vous organisez légalement de la liberté d’acheter, de la libre disposition du salaire de l’ouvrier est du « socialisme anti-chrétien ».

L’Encyclique le dit : « Cette doctrine est souverainement injuste, car la propriété est pour l’homme de droit naturel, et qu’on n’en appelle pas à la providence de l’État, car l’État est postérieur à l’homme. » 

Voilà le dogme de l’État-Providence condamné par votre chef souverain ; persistez-vous à en faire la base de vos doctrines sociales ?

Qu’avez-vous à répliquer à cette observation si juste et si profonde : l’État est postérieur à l’individu ?

Si cela est, votre système croule de fond en comble ; à tous vos sophismes, nous opposons ce principe : L’ÉTAT EST POSTÉRIEUR À L’INDIVIDU.

 L’État est postérieur à l’homme : si l’homme a reçu de la nature le droit de vivre et de PROTÉGER SON EXISTENCE, nous disons que l’État a le devoir de protéger la liberté de travailler et la libre disposition du fruit du travail de chacun.

Le dilemme suivant s’impose dès lors à M. de Mun, comme aussi à tous les catholiques :

Ou bien M. de Mun et les catholiques acceptent la doctrine de l’Encyclique et, en ce cas, ils ont le devoir de répudier et de flétrir le système soi-disant protecteur ;

Ou, au contraire, M. de Mun et le parti catholique continueront à se prévaloir de la protection et, en ce cas, foulant aux pieds le document pontifical, outre leur manquement à leurs devoirs de catholiques, nous leur jetterons à la face cette parole :

« Vous professez un socialisme anti-humain, anti-social, un socialisme anti-chrétien. »

E. M.


La douane et l’octroi (Le Courrier de La Rochelle, 16 juin 1892).

 M. Méline disait, dans un discours prononcé au banquet à lui offert par l’association de l’industrie, le 26 février dernier, que les adversaires du protectionnisme étaient des hommes dont il n’y avait à attendre ni mesure ni justice, et qu’ils s’apprêtaient à combattre immédiatement les nouveaux tarifs en vue de renverser le système protecteur.

Les adversaires de ce nouvel Ancien régime auraient bien tort de se mettre en frais de dialectique pour le combattre, les protectionnistes se chargent trop bien de faire la besogne. 

Voici par exemple que, dans ce même discours du 26 février dernier, M. Méline nous dit que, le jour où l’on voudrait bouleverser notre régime douanier, « il faudrait toucher aux intérêts généraux de l’État, aux plus-values de la douane qu’il faudrait remplacer par de nouveaux impôts, car la plus grande partie des droits de douane est payée par l’étranger. »

Or, quelques jours auparavant, au banquet des agriculteurs, le même M. Méline, parlant de la suppression de l’octroi, déclarait qu’il fallait abolir les droits d’octroi « qui grèvent les objets de grande consommation populaire » ; en outre, dans un discours qu’il a prononcé dans les Vosges, au Val-d’Ajol, pendant les dernières vacances parlementaires, il a déclaré que « l’octroi est un impôt supporté tout entier par des Français, tandis que le droit de douane est payé en partie par l’étranger. »

Telle est l’appréciation de cet étrange homme d’État sur la douane et sur l’octroi : le droit de douane est supporté en partie, pour la plus grande partie par l’étranger ; le droit d’octroi, au contraire, est un impôt qui grève les objets de consommation et il est supporté tout entier par des Français.

On croyait généralement que la douane — pour ce qu’elle laisse entrer, pour les produits qui peuvent passer par-dessus la barrière protectrice — était un octroi national, et que la seule différence qui séparait cet octroi national de l’octroi municipal, c’est que le premier avait une sphère d’octroi plus étendue que le second.

M. Méline, lui, a changé tout cela, et il s’est chargé de nous révéler, sans essayer d’ailleurs de l’expliquer, ce mystère de la différence d’effets des tarifs de douane et des tarifs d’octroi.

Les initiés ont sans doute des grâces efficaces pour comprendre cette distinction subtile ; j’avoue humblement que cela me passe et que je ne m’explique pas comment, si l’octroi grève les objets de consommation urbaine, la douane ne grève pas les objets de consommation nationale.

Je ne m’explique pas davantage comment, si le droit d’octroi est payé tout entier par les consommateurs des villes, le droit de douane (octroi national) est payé, pour la plus grande partie, par les étrangers !

Ce n’est pas d’ailleurs la seule nouveauté étonnante de cet étonnant système ; ce qui n’est pas moins curieux, c’est que M. Méline nous assure, sans rire, que les plus-values que doit fournir la douane protectrice sont nécessaires pour équilibrer le budget, alors que, dans le même discours, il nous dit que la protection a pour but de limiter les importations, en sorte que ce sont sans doute les produits qui n’entreront pas, dont l’importation est limitée, qui vont ainsi procurer à la douane des recettes fabuleuses.

En vérité, je vous le dis, nous revenons au temps des mystères, et le grand prêtre de cette secte doit avoir un merveilleux talent pour communiquer tant de foi et d’enthousiasme à ses fidèles ! 

 E. M.


La duperie protectionniste (Le Courrier de La Rochelle, 30 juin 1892).

 Au banquet offert par les Agriculteurs de France — traduisez par les grands propriétaires — au mois de février dernier à M. Méline, une médaille fut remise au député des Vosges où était figurée l’agriculture sous les traits d’une forte femme aux puissantes mamelles soutenant une femme aux formes plus grêles figurant l’industrie.

Comment le député des Vosges n’a-t-il pas refusé un présent aussi dangereux ?

Comment n’a-t-il pas protesté contre cette différence de formes entre les images représentant l’une, l’agriculture, l’autre l’industrie ?

Si les agriculteurs présents au banquet n’avaient pas été des aveugles, si l’égoïsme, un égoïsme inintelligent ne leur avait pas crevé les yeux, ils auraient compris que cette différence entre les deux images ainsi figurées indiquait, d’une manière évidente, le rôle de dupe joué par les représentants des intérêts agricoles dans cette campagne protectionniste.

La protection, en effet, comme l’a avoué M. Méline lui-même, dans un discours à la Chambre, en date du 9 juin 1890, rapporté à l’Officiel du 10 juin, consiste à enrichir les uns aux dépens des autres : « Si vous protégez l’un, disait-il, vous atteignez forcément, inévitablement les autres » ; en conséquence, ce régime de spoliation, de pillage réciproque, c’est l’agriculture qui doit le plus souffrir, s’il est vrai qu’elle est naturellement plus forte, plus puissante que l’industrie.

Ajoutez à cela que les publicistes qui soutiennent le protectionnisme, comptant sur la légèreté et le défaut de réflexion des Français, ces Athéniens modernes, spirituels et brillants, mais frivoles et sceptiques, ne se gênent pas pour faire remarquer que c’est surtout en vue du développement industriel que la protection a été établie sur le continent européen.

Quoi de plus significatif, à ce sujet, que le passage suivant d’un article de l’Estafette, journal protectionniste, dirigé par M. Jules Ferry :

« Nous n’en sommes plus à la période où, l’industrie étant dans l’enfance, les divers pays échangeaient leurs produits naturels, on a eu la révélation des États-Unis établissant une sorte de muraille de Chine pour constituer leur outillage industriel ; on a pu constater le résultat heureux de cette politique ; LA LEÇON N’A PAS ÉTÉ PERDUE. »

LA LEÇON N’A PAS ÉTÉ PERDUE : voilà, sans doute, qui est suffisamment clair.

M. Jules Ferry, d’ailleurs, l’avait déjà dit dans son discours au Sénat, en date du 21 novembre dernier : « il ne faut pas continuer la politique de Michel Chevalier et des économistes qui, s’inspirant surtout de l’intérêt agricole, avaient en vue l’échange des produits agricoles de la France avec les produits manufacturés de l’Angleterre ; la France doit avoir un développement industriel parallèle au développement de son agriculture. »

C’est la continuation de la tradition de Colbert, ce petit-fils d’un marchand de Reims, qui avait organisé le système protecteur en vue de développer, en France, l’outillage industriel suivant la formule protectionniste.

Or il est clair que ce développement artificiel de l’industrie n’a pu se faire qu’au détriment du développement naturel de la production agricole, ainsi que l’a reconnu l’historien de Colbert, M. P. Clément, de l’Institut, qui déclare que l’agriculture en souffrit cruellement. 

Voilà, apparemment, des faits de nature à faire réfléchir les agriculteurs français.

Est-ce pour cela que la plupart d’entre eux ont fait campagne, avec tant d’âpreté, en compagnie des manufacturiers en vue d’organiser ce jeu de dupes qui s’appelle la protection ?

E. M.


La convention franco-suisse et le travail national (Le Courrier de La Rochelle, 8 septembre 1892).

Le gouvernement a négocié avec la Suisse un traité de commerce aux termes duquel il s’engage à faire ratifier, par les Chambres, les réductions de tarifs qu’il a consenties, sur cinquante articles, au-dessous du tarif minimum. 

 Là-dessus, les journaux protectionnistes protestent avec véhémence, soutenant que c’est une atteinte portée à l’œuvre de protection du travail national résultant du nouveau tarif douanier, et ils insistent pour que la majorité protectionniste repousse le projet du gouvernement.

Vainement on leur fait observer qu’il y a un intérêt politique considérable à consentir un pareil traité, qui cimentera nos vieilles relations d’amitié avec la République Helvétique ; leur patriotisme leur fait un devoir, disent-ils, de sauvegarder, avant tout, les intérêts du travail national.

 C’est, en effet, au nom du travail national que M. Méline et ses amis ont établi, contre la concurrence étrangère, la barrière des tarifs protecteurs, et M. Méline a posé nettement la question sur ce terrain lorsque, répondant à M. Léon Say, à la Chambre des députés, dans la séance du 11 mai 1891, il disait :

« Il s’agit de savoir quel est, des deux systèmes en présence, celui qui est de nature à procurer la plus grande somme de travail à la nation. » 

Eh bien, acceptons la question et discutons-la, sur le terrain même où l’ont placée ainsi les adversaires de la liberté.

Oui, j’estime que c’est à ce point de vue que doivent se placer tous les amis sincères de la liberté et, au premier rang, les citoyens des villes de commerce maritime, si intéressés au libre développement des échanges internationaux.

Vainement, en effet, les défenseurs des ports de commerce font entendre la voix au Parlement pour réclamer la liberté ; on leur ferme la bouche avec cette réponse :

« Il est vrai que l’intérêt des ports de commerce est d’avoir la plus grande liberté possible ; mais nous, défenseurs de l’agriculture et de l’industrie, nous qui représentons le plus grand nombre des intérêts du pays, nous vous refusons cette liberté au nom du travail de la nation dans sa grande majorité, votre intérêt particulier doit donc s’incliner devant l’intérêt général. »

Eh bien, puisque telle est l’objection faite, il faut que nous concentrions tous nos efforts sur le terrain du travail national ; il faut nous demander, en un mot, si oui ou non la base du système soi-disant protecteur est fondée, si la protection protège réellement, efficacement, le travail national.

Or je réponds sans hésiter : non.

Il n’est pas vrai que cette opposition monstrueuse d’intérêts entre les ports de commerce d’une part, et la production agricole ou industrielle de l’autre, existe en réalité.

Il n’est pas vrai que les tarifs protecteurs protègent réellement le travail national.

La vérité, au contraire, c’est que le seul régime qui protège sérieusement le travail national, c’est le régime de la liberté.

Si cette preuve est faite, le système soi-disant protecteur croulera par la base, et les défenseurs des intérêts de nos ports de commerce pourront répondre victorieusement à leurs adversaires, qui seront vaincus ainsi par la victoire même de leur principe, étant établi que la liberté est la meilleure des protections.

C’est cette preuve que je me propose de développer dans l’un des plus prochains numéros de ce journal, à des points de vue multiples, en examinant, d’une manière complète, cette question de la concurrence étrangère que les défenseurs du système protectionniste n’ont jamais aperçue que d’une manière étroite, incomplète.

Dès à présent, j’indique la cause et l’origine de leur erreur :

Pour apprécier les effets de la concurrence étrangère sur le travail national, les protectionnistes ont observé uniquement les rapports des producteurs du dehors avec les producteurs similaires du pays ; ils ont constamment, systématiquement négligé — ils n’ont pas voulu voir — les effets sur les intérêts des citoyens EN TANT QUE CONSOMMATEURS.

E. M.


La convention franco-suisse et le travail national (Le Courrier de La Rochelle, 15 septembre 1892).

M. Méline disait à la Chambre des députés, dans la séance du 11 mai 1891 :

« La Suisse, qui trouvait autrefois des débouchés pour certains de ses produits sur les marchés allemands et autrichiens, a dû se replier sur nous » ; notre intérêt économique nous oblige à nous défendre contre elle, à prendre des précautions.

« En voulez-vous la preuve ? En 1877, elle nous envoyait seulement 7 millions de fromages : depuis cette époque, l’Allemagne a repoussé l’importation des fromages suisses, et les importations se sont élevées, chez nous, de 7 à 13 millions en 1886. »

M. Méline énumère d’autres articles : le beurre, l’horlogerie, les fils, les tissus de soie, dont l’importation a augmenté également, puis il conclut ainsi :

« Cette situation mérite d’attirer votre attention : voulez-vous continuer à laisser votre marché ouvert à ces produits qui refluent sur la France, devenue ainsi le déversoir des autres marchés ? »

Nous nous permettrons de faire remarquer à M. Méline qu’il oublie un grand marché, le marché de l’Angleterre : ce marché est ouvert depuis un demi-siècle aux importations des produits du monde entier ; une quantité énorme de produits agricoles français, le beurre, les œufs, les pommes de terre, etc., notamment, y trouvent un débouché précieux, et l’Angleterre ne se plaint pas d’être le déversoir des autres marchés, d’avoir ainsi un marché abondamment pourvu.

Mais passons sur cet oubli, et examinons l’argumentation du leader du protectionnisme.

M. Méline signale le progrès des importations des produits suisses, entre autres les fromages, et il dit : « C’est un malheur pour nos producteurs de fromages ; défendons-les, protégeons ainsi le travail national. »

Voilà comment l’orateur protectionniste pose la question, voilà quels personnages il met en scène ; il met en présence, d’une part, les producteurs suisses de fromages, et, d’autre part, les producteurs similaires des Vosges — car on fait beaucoup de fromages dans les Vosges, et M. Méline n’oublie pas qu’il est d’Épinal.

 Eh bien, nous disons à M. Méline : « Vous oubliez quelqu’un ; vous oubliez un troisième personnage que vous laissez dans la coulisse — vous oubliez toujours ce personnage, et, cependant, c’est le plus important de tous, puisque c’est celui à qui les produits sont destinés, ce troisième personnage, C’EST LE CONSOMMATEUR. »

Réparons cet oubli, sortons de la coulisse le consommateur, et mettons-le en scène. Que voyons-nous ?

Dans l’exemple cité, sept millions de fromages, en 1886, sont entrés en excédent sur le marché français, importés de la Suisse ; en quoi cette importation est-elle nuisible au travail national ?

Les fromages importés ont une valeur de sept millions : soit, cela veut dire, apparemment, qu’ils se sont échangés contre une valeur, une contre-valeur française, valant sept millions.

Cette contre-valeur peut être de deux sortes : ou bien elle a consisté en produits, articles de Paris, ganterie, etc., ou elle a consisté en argent.

Au premier cas, pas de difficulté : sept millions de fromages sont entrés de Suisse en France ; sept millions de produits français sont sortis de France pour les solder ; ici, incontestablement, aucune atteinte n’est portée au travail national.

Supposons maintenant le paiement fait en argent ; en ce cas, les protectionnistes triomphent, criant que « nous payons tribut à l’étranger, et qu’en exportant notre or, nous nous appauvrissons. »

Ici, nous prenons M. Méline, et ses amis, en flagrant délit d’erreur économique : ces Messieurs n’ont pas l’air de se douter de la fonction et du rôle de la monnaie. Ils s’imaginent, naïvement, comme le roi Midas, que l’or est la richesse exclusive et que l’art du commerce consiste à beaucoup vendre et à acheter peu, comme ont dit les maîtres du protectionnisme.

La vérité est que l’or n’est pas autre chose que l’instrument de l’échange, servant d’intermédiaire pour faciliter l’échange des produits des richesses ; la monnaie est, à proprement parler, le véhicule de la circulation des richesses, et confondre la monnaie avec la richesse, comme font les protectionnistes, c’est confondre les wagons qui transportent les marchandises avec les marchandises transportées. 

La vérité, ne nous lassons pas de le dire et de le répéter, c’est que l’or et l’argent qui circulent en France, à l’état de monnaie, sont des produits étrangers que nous avons dû payer, avec des produits équivalents du travail national, aux mineurs des gisements aurifères de l’Australie et de la Californie.

Donc, en payant avec de l’or, nous avons payé à la Suisse, avec des produits du travail national, les sept millions de fromages importés de ce pays ; dans cette seconde hypothèse, comme dans la première, aucune atteinte n’a donc été portée au travail national dans son ensemble.

Est-ce clair ?

L’erreur des protectionnistes, cette lamentable erreur, il est facile maintenant de la toucher du doigt : leur erreur constante, c’est l’oubli du consommateur.

On dirait, à les entendre, que les producteurs étrangers nous apportent leurs produits POUR RIEN : M. Méline ne comprend pas que le commerce est un échange d’équivalents et que, s’agissant non de donation mais d’échanges, il y a une contre-valeur qui sort du pays pour payer.

Le commerce est un ÉCHANGE D’ÉQUIVALENTS : je voudrais que cette simple vérité qui est, à proprement parler un axiome révélé par le bon sens, fût inscrite, en lettres d’or, sur le marbre de la tribune, au moment où l’on va discuter la question de ratification du traité de commerce avec la Suisse.

Oui, il faut que les amis, les défenseurs des ports, s’inspirent de cette vérité si simple et en même temps si féconde ; il faut, lorsque M. Méline invoquera les intérêts du travail national à l’appui de ses taxes de soi-disant protection, il faut que les défenseurs des ports lui ferment à leur tour la bouche avec cette réponse :

« Non, il n’est pas vrai que les importations étrangères nuisent au travail national : cela n’est pas vrai parce que vous oubliez qu’il faut les payer. »

Il faut les payer, il faut en servir la contre-valeur : toute importation étrangère entraîne donc l’exportation de produits nationaux équivalents.

Tout produit importé, étranger par son origine, devient national à partir du moment où il a été acheté et payé avec du travail national.

Voilà la réalité des faits, voilà la vérité économique entière, complète ; on a oublié de la dire dans la discussion des tarifs de douane à la Chambre des députés et au Sénat. Nous adjurons les défenseurs des ports, les défenseurs de la liberté, de ne plus la laisser ainsi désormais sous le boisseau.

 E. M.


Question mal posée (Le Courrier de La Rochelle, 30 octobre 1892).

C’est de la question économique que je veux parler : M. Méline et ses amis attaquent le projet de traité franco-suisse, et veulent en empêcher la ratification en soutenant que les réductions de tarifs consenties à la Suisse sont des concessions qui vont profiter, par suite de la clause de la nation la plus favorisée, à l’Angleterre, à la Belgique, surtout à l’Allemagne — et cela au détriment du travail national, de notre production agricole et industrielle.

Voilà comment les protectionnistes posent la question, et tout le monde de s’écrier que c’est là l’objection grave, la grosse objection des adversaires du traité.

À cela, que répond-on de la part de l’honorable ministre du commerce, le négociateur principal dudit traité, que dit M. Jules Roche ?

M. Jules Roche répond : qu’il y a un calcul à faire, une proportion à établir entre les avantages et les inconvénients du projet de traité ; que si les réductions de tarifs consenties de notre côté sont un avantage pour les producteurs étrangers, un sacrifice pour notre production nationale, d’autre part, les réductions consenties par la Suisse sont, pour nos exportateurs, un avantage qui dépasse la mesure des sacrifices par nous accordés.

Voilà donc comment la question est posée, et quels sont les arguments invoqués de part et d’autre.

M. Méline soutient que les sacrifices, de notre côté, dépassent les concessions faites par la Suisse ; M. Jules Roche soutient, au contraire, que la proportion est renversée, et que les avantages l’emportent ; mais là où les deux adversaires sont d’accord, c’est pour admettre que les réductions de tarifs consenties sont un sacrifice pour notre travail national.

Eh bien, nous répondons que M. Méline et M. Jules Roche sont également dans l’erreur ; nous soutenons que les prétendus sacrifices résultant de ces réductions de tarifs sont des sacrifices purement imaginaires, et que cette grosse objection de M. Méline n’est qu’une grosse erreur.

Je dis et je vais prouver que si les réductions de tarifs profitent aux producteurs étrangers, elles profitent bien plus encore à l’ensemble de notre richesse nationale.

Prenons, par exemple, les réductions sur le tarif des fromages ; le tarif actuel est de 15 francs, le tarif projeté est de 11 francs.

En quoi cette réduction de 4 fr. constitue-t-elle un sacrifice pour l’ensemble de la richesse nationale ?

 La taxe protectrice de 15 fr. a pour but de renchérir les produits similaires, les fromages du Jura et des Vosges ; avec le tarif actuel, le renchérissement est donc de 4 fr. par 100 kg plus grand qu’avec le tarif projeté.

« C’est un profit de 4 fr., dit M. Méline, qui va échapper à nos producteurs de fromages, voilà le préjudice. »

Soit, mais M. Méline oublie quelqu’un, il oublie un personnage important, le grand premier rôle de la scène économique, il oublie le public consommateur.

M. Méline nous montre la médaille protectionniste d’un côté, d’un seul côté ; nous allons lui faire voir que cette médaille a un revers, ou plutôt qu’elle en a deux : que c’est une médaille À DOUBLE REVERS.

Ce profit de 4 fr. du producteur protégé, d’où vient-il ? Est-il tombé de la lune ou de la planète Mercure ?

Ce profit sort de la bourse de Jacques Bonhomme, du grand public consommateur, de votre bourse, de la nôtre, de la bourse de tout le monde.

Si le producteur de fromages gagne 4 fr., le consommateur les perd ; le profit du producteur est donc compensé par la perte du consommateur.

Mais ce n’est pas tout, le consommateur oublié par M. Méline, et que nous remettons en scène, n’y rentre pas tout seul ; il amène avec lui un autre personnage oublié, lui aussi compagnon inséparable du consommateur, compagnon d’infortune : c’est le producteur quelconque, non moins national que le protégé, le favori de M. Méline, c’est l’agriculteur, l’industriel, qui ne peut pas vendre son produit parce que le consommateur privé de ses 4 fr. ne peut pas l’acheter.

Entendez-vous M. Méline, vous nous parlez toujours de votre producteur protégé et de ses intérêts, de ses profits que lui procure la taxe protectrice ; nous vous opposons, nous, une double perte, conséquence de ce profit : d’abord la perte égale du consommateur aux dépens duquel vous avez organisé ce profit ; en second lieu, celle du producteur qui ne peut vendre son produit au consommateur dépouillé.

Deux pertes contre un profit, voilà le résultat forcé, inévitable, de vos tarifs protecteurs ; voilà le double revers de votre médaille. 

Vous voyez bien que les réductions de tarifs, si elles profitent aux producteurs étrangers, profitent davantage encore à la richesse nationale, puisqu’en même temps que l’abondance se répand sur le marché — ce qui est la véritable richesse d’une nation — nos producteurs voient se développer également le travail national.

Nous avons donc eu raison de soutenir que la question a été mal posée, et que les partisans du traité franco-suisse n’auraient pas dû accepter le débat sur le terrain où l’a placé M. Méline.

Nous ajoutons que jamais les protectionnistes n’ont discuté la question sur le terrain où nous venons de le poser, et nous les mettons au défi d’essayer une réponse sérieuse.

 E. MARTINEAU. 


La protection de la liberté (Le Courrier de La Rochelle, 13 novembre 1892).

 

Avertissement préalable de la direction du Courrier de La Rochelle.

Nous publions l’article suivant de M. Martineau qui a déjà donné au Courrier plusieurs études intéressantes sur le libre-échange, mais, à cette occasion, nous sommes obligés de faire, une fois pour toutes, nos réserves au sujet des doctrines défendues par notre collaborateur.

En pareille matière, nous n’admettons pas de théorie absolue ; il n’y a pas de principe libre-échangiste ou protectionniste possédant une vertu spécifique et devant être posé comme axiome avec toute une série de corollaires.

Il y a, avant tout, des intérêts nationaux divers — agricoles, industriels et commerciaux — qui doivent être défendus sans être sacrifiés les uns aux autres.

La solution ne découle pas de telle ou telle formule, elle dérive de l’étude et de l’examen de questions multiples qui doivent être étudiées à part, sans parti pris et toujours en vue des intérêts généraux qui ne sont, dans l’espèce, que la plus grande somme d’intérêts particuliers.

Se proclamer libre-échangiste en bloc, quand même et toujours, nous paraîtrait une duperie, surtout en face de pays étrangers qui interdiraient, chez eux, l’entrée de nos produits par des tarifs prohibitifs.

D’autre part, certaines industries sont une source de richesse nationale et font vivre des populations ouvrières qu’on mettrait sur le pavé si des tarifs douaniers ne permettaient pas aux usines qui les nourrissent de soutenir la concurrence avec les produits étrangers.

Proclamer, d’autre part, la protection comme garantie souveraine de toute prospérité nous semble également une lourde erreur. À quoi servirait-il, en effet, de grever de droits considérables des matières premières que nous ne produisons pas, ou que nous produisons en petites quantités, alors que de nombreuses usines les transforment, chez nous, en produits utiles pour la consommation ?

Nous n’avons pas la prétention de traiter, en quelques lignes, un problème aussi complexe, nous voulons simplement indiquer les idées générales dont nous avons l’habitude de nous inspirer quand il s’agit d’émettre un avis sur les questions de détail, en tenant compte des différences de régions, et en tenant la balance égale entre les besoins des consommateurs et les intérêts des producteurs.

LA PROTECTION DE LA LIBERTÉ

La majorité de la Chambre des députés a salué, il y a quelques jours, de ses applaudissements répétés, la déclaration suivante de l’honorable président du Conseil :

« Le gouvernement doit assurer la liberté du travail, pour laquelle s’est faite la Révolution française, qui a été inscrite dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, comme la première conséquence de l’émancipation de l’individu, la liberté du travail qui réclame un développement plus large, UNE PROTECTION PLUS EFFICACE, alors que certaines écoles cherchent à l’étouffer et la condamnent de je ne sais quels sophismes qui ne peuvent qu’égarer l’opinion des masses laborieuses. » 

Ces paroles mémorables, nous les saluons, nous aussi, de nos applaudissements, et nous les retenons, nous en prenons acte, comme on dit au Palais.

Ces paroles, l’honnêteté bien connue du chef du gouvernement en atteste la sincérité, et nous le croyons fermement résolu à en faire l’application.

Or l’application entière, complète, la protection efficace de la liberté du travail, implique la destruction, l’abolition totale, complète, de cette fausse protection, de ce régime de disette qualifiée de protection douanière.

Pour le prouver, nous avons un double argument d’une irrésistible puissance.

C’est d’abord que la liberté du travail signifie la faculté pour chacun de choisir sa profession, son genre de travail, mais à ses risques et périls : la liberté ne va pas, en effet, sans la responsabilité, et si elle entraîne pour tout travailleur le droit de bénéficier des profits, elle suppose également, à l’inverse, qu’il aura à prendre à sa charge les pertes, toutes les pertes. 

Si cela est, le régime dit protecteur ne supporte pas la discussion : ce régime a pour but avoué de garantir au producteur protégé un minimum de profits aux dépens de la masse du public consommateur, cela est indéniable, le leader protectionniste, M. Méline, l’a dit en propres termes :

« Si vous protégez l’un, vous atteignez forcément les autres. » 

Qu’est-ce à dire sinon que ce système viole manifestement la liberté du travail puisqu’il déplace les responsabilités en faisant peser, sur la masse du public, les pertes de la branche de production protégée.

Ce régime a la prétention d’équilibrer les profits — M. Méline et ses amis ont soutenu qu’il y avait lieu de réduire les profits trop élevés de certains intermédiaires et d’augmenter les profits de leurs protégés — eh bien, je dis qu’il y a là un attentat certain, évident, à ce principe de la liberté du travail que M. le Président du Conseil entend efficacement protéger.

Dans un pays où la liberté du travail est protégée, la loi assure à chaque citoyen les profits qu’il tire de son honnête travail, de son intelligence, de son activité ; nul n’émet, dans un pays libre, la prétention insolente de spolier les travailleurs les plus actifs et les plus intelligents pour enrichir les incapables et les routiniers.

Voilà les conséquences de la liberté du travail sans lesquelles cette liberté n’est qu’un vain mot, une formule sonore et non une vivante et tangible réalité.

Et d’ailleurs — et c’est ici notre second argument non moins puissant — comment peut-on concevoir la liberté du travail sans la liberté de l’échange ?

Est-ce que la société n’est pas établie, au point de vue économique, sur la base de la division du travail ?

N’est-il pas vrai que la société consiste en ce que les hommes travaillent les uns pour les autres ?

Si cela est, vous ne pouvez pas séparer le travail de l’échange, et si vous entendez que le travail doit être libre, vous avez pour devoir d’appliquer le même régime de liberté à l’échange, puisque l’un et l’autre sont indissolublement unis.

La liberté de l’échange est si bien un corollaire de la liberté du travail qu’elle n’est pas autre chose que la liberté de disposer du fruit de son travail, en sorte que, si vous attentez à la liberté de l’échange, vous attentez à la liberté du travail, et réciproquement.

Exemple : voici un artisan, un menuisier qui veut échanger un meuble contre de la houille de Belgique ; la convention est conclue mais la barrière des tarifs empêche l’entrée de la houille belge, en limite l’importation suivant la formule chère à M. Méline.

N’est-il pas clair comme le jour qu’il y a là, en même temps qu’une violation du libre-échange, une violation de la liberté du travail, puisqu’en même temps qu’il empêche la houille belge d’entrer, le tarif empêche le meuble du menuisier de sortir.

Notre preuve est donc faite, si évidente que nul n’oserait la discuter sérieusement.

Nous réclamons, par suite, l’abolition totale, complète, de la fausse protection qui viole la liberté du travail ; nous réclamons la protection plus efficace de la liberté du travail.

La Chambre qui applaudissait, il y a huit jours à peine, la déclaration si nette de M. le Président du Conseil, a le devoir de nous assurer cette protection.

 E. MARTINEAU.

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