Lettres sur les guerres contemporaines

Paul Leroy-Beaulieu, Lettres sur les guerres contemporaines, Le Temps, 1er, 7, 10, 17 et 18 janvier 1868.


Le Temps, 1er janvier 1868.

LA MORTALITÉ MILITAIRE

Au rédacteur,

Paris, 30 décembre.

Monsieur le rédacteur,

Dans les deux dernières séances du Corps législatif, M. Rouher d’abord, puis M. le maréchal Niel, répondant aux adversaires de la nouvelle loi militaire, ont prétendu que les pertes d’hommes causées par les guerres contemporaines étaient fort exagérées par l’opposition, et que la guerre d’Italie, par exemple, n’avait pas enlevé plus de 8 000 hommes à la France.

Une telle affirmation, faite avec tant de solennité et par des hommes d’une si grande autorité, mérite qu’on s’y arrête pour la contrôler. La vérité, c’est que l’étendue des pertes causées par la guerre d’Italie n’est pas encore définitivement connue, du moins avec une complète exactitude.

Nous avons obtenu personnellement, au mois de mai de cette année, de M. le général Blondel, directeur du dépôt de la guerre, l’autorisation de prendre connaissance, au ministère de la guerre, des pièces statistiques relatives à l’expédition de 1859. Nous nous sommes trouvé en présence d’énormes liasses contenant des relevés nominatifs sans totaux, et nous avons reculé devant l’immense tâche de résumer ces relevés, d’autant plus qu’un statisticien éminent, M. le docteur Chenu, s’est chargé, depuis plusieurs années, d’un travail d’ensemble sur la guerre d’Italie, qu’il ne tardera pas, nous l’espérons, à publier.

Si les pertes causées par la guerre d’Italie ne sont pas exactement connues, quant à leur totalité, nous avons cependant, dès à présent, des données d’une incontestable valeur, qui suffisent à prouver que ces pertes dépassent de beaucoup le chiffre indiqué par M. Rouher et M. le maréchal Niel.

Tous les spécialistes connaissent le Recueil des Mémoires de médecine et de chirurgie, publication qui émane des membres les plus distingués du conseil de santé des armées, et qui se trouve même placée sous le patronage du ministère de la guerre. Or nous trouvons à la page 300 du tome XII de ce recueil, les lignes suivantes :

On lit dans la publication officielle, émanée du bureau de la statistique générale de France :

L’année 1859 a donné lieu à une mortalité considérable, dont les résultats, pour l’armée entière, se trouvent consignés au tableau ci-après :

  NOMBRE DE SOLDATS DÉCÉDÉS EN
  France Algérie Italie Rome Totaux
Morts sur le champ de bataille ou aux ambulances 32 54 5 782 0 5 808
Dans les hôpitaux 5 835 2 361 4 360 84 12 640
Suicidés

 

112 24 31 0 167
  5 979 2 439 10 173 84 18 675

Or la mortalité dans l’année 1858 pour toute l’armée française se trouve, d’après les mêmes sources, avoir été seulement de 4 293 hommes : la différence de la mortalité entre l’année de guerre 1859 et l’année de paix 1858 se trouve donc être de 14 382 hommes. Nous avouons, pour être exacts et justes, qu’il faut tenir compte de l’augmentation de l’effectif pendant l’année de guerre 1859 : il n’en est pas moins vrai que les pertes de l’armée française, pendant la guerre d’Italie, d’après les renseignements officiels et officieux, ont dépassé 13 000 hommes, bien loin de se borner à 8 000, ainsi que l’ont affirmé les deux ministres.

Nous ajoutons que ce chiffre de 13 000 morts n’exprime certainement pas le montant définitif des pertes de l’armée française par suite de la guerre d’Italie. En effet, tous les statisticiens militaires, M. le docteur Chenu, dans une étude sur la guerre de Crimée, M. le docteur Loeffler, dans ses recherches sur la guerre de Schleswig, ainsi que les auteurs des relevés anglais sur la guerre d’Orient, ont eu soin de comprendre dans le montant des pertes causées par ces guerres, les malades ou blessés qui ont succombé à leurs maladies ou à leurs blessures dans le courant des deux ou trois années qui ont suivi le rétablissement de la paix. La statistique des décès militaires de 1859, ne tenant pas compte des décès postérieurs, qui ont eu leur cours dans la guerre, est nécessairement, par cette seule omission, très incomplète.

Ainsi, les pertes de l’armée française, par suite de la guerre d’Italie, se chiffrent dès à présent, par le chiffre provisoire et incomplet, mais acquis, de 13 000 décès ; il y a toutes probabilités qu’une étude plus complète portera le montant des pertes à 20 000 hommes environ.

Il y a encore une autre assertion de M. le maréchal Niel sur laquelle nous croyons devoir aussi nous arrêter. M. le ministre de la guerre prétend que la mortalité proportionnelle est sensiblement la même dans l’armée et dans les professions civiles ; la différence au préjudice de l’armée serait presque infinitésimale et tout à fait négligeable. Cette assertion contredit les données les mieux établies de la statistique, relativement à la mortalité, en temps de paix, des armées d’Europe et d’Amérique. S’il est un fait prouvé, c’est qu’il y a une bien plus forte proportion de maladies et de décès dans l’armée, bien que les soldats soient des hommes choisis et physiquement supérieurs, au moment de leur enrôlement, à la population prise dans son ensemble. C’est ce qu’a parfaitement démontré, par des chiffres irrécusables, M. le docteur Evans, dans son Histoire de la commission sanitaire aux États-Unis.

Je vous livre ces réflexions, monsieur le rédacteur, pour en faire l’usage que vous jugerez convenable. Si on les contestait, je serais à votre disposition pour les soutenir et les développer.

Veuillez agréer, etc.

PAUL LEROY-BEAULIEU

Lauréat de l’Institut, 40, rue Godot-de-Mauroy.


 

Le Temps, 7 janvier 1868.

Le journal le Temps a publié, dans son n° du 1er janvier, sous le titre « La mortalité militaire », une lettre en date du 30 décembre, dans laquelle M. Leroy-Beaulieu, lauréat de l’Institut, conteste l’exactitude des déclarations faites par le ministre d’État et le ministre de la guerre, à la tribune du Corps législatif, relativement à l’importance des pertes résultant de la campagne d’Italie, en 1859, et à la proportion relative des décès dans l’armée et dans la population civile.

Selon M. Leroy-Beaulieu, les pertes de l’armée ne seraient pas de 8 000 hommes, comme la déclaration en a été faite au Corps législatif, mais bien de 13 000 hommes ; et, en tenant compte des hommes morts des suites de leurs blessures ou de maladies contractées pendant la campagne de 1859, le total définitif serait de 20 000 hommes.

Le correspondant du Temps n’a pu arriver au chiffre de 13 000 hommes qu’en confondant dans un seul et même total les décès de l’armée expéditionnaire proprement dire, non seulement avec ceux de la division d’occupation à Rome, mais encore avec ceux de l’armée d’Algérie, pendant toute l’année 1859.

Or, il résulte des relevés, faits avec un soin minutieux sur les états fournis par tous les corps qui ont fait partie de l’armée expéditionnaire, du mois de mai au mois d’août 1859, que le nombre des hommes de ces corps qui ont été tués par le fer ou le feu de l’ennemi, ou qui sont morts des suites de la campagne, n’est en réalité que de 7 278.

En ce qui concerne la proportion des décès, il suffit, pour se convaincre que le correspondant du Temps est dans l’erreur quand il prétend que, contrairement à l’affirmation du ministre, elle est beaucoup plus élevée dans l’armée que dans la population civile, de consulter un document que tous les spécialistes doivent connaître. La Statistique médicale de l’armée (année 1864, page 59) établit que, lors du dernier recensement en 1861, la mortalité était de 8.89% parmi les hommes de 20 à 35 ans, et que dans les trois années suivantes, elle a été en moyenne de 9.25 pour les militaires de même âge servant à l’intérieur. L’excédent n’était donc que de 0.36%, et cet excédent dut être imputé aux malades d’Algérie, d’Italie et du Mexique, décédés après leur rentrée en France.

D’après ce qui précède, le journal le Temps regrettera sans doute de s’être associé, par la publicité qu’il leur a donnée, aux critiques de M. Leroy-Beaulieu, qui, du reste, reconnaît lui-même « qu’il a reculé devant l’immense tâche de résumer les états détaillés mis à sa disposition par le dépôt de la guerre. »

                                                                                         (Communiqué).


Le Temps, 10 janvier 1868.

LA MORTALITÉ MILITAIRE

Au rédacteur,

Paris, le 8 janvier.

Monsieur,

En réponse au communiqué que vous venez de recevoir à l’occasion de ma lettre sur la mortalité militaire, permettez-moi quelques observations auxquelles j’essaierai de donner toute la clarté et toute la précision possibles.

Quelle est l’étendue des pertes de notre armée par suite de la guerre d’Italie ? Quelle est la différence de la mortalité moyenne dans l’armée, en temps de paix, et dans les professions civiles ? Voilà deux questions que nous avons à examiner.

Le communiqué les a tranchées de la façon la plus catégorique. La guerre d’Italie, à l’en croire, n’a enlevé à la France que 7 278 hommes ; quant à la mortalité de l’armée, en temps de paix, elle est sensiblement la même que dans les professions civiles.

Nous avouons que ces affirmations nous laissent encore bien des doutes dans l’esprit : et voici nos raisons de douter. Nous voulons croire à l’infaillibilité des statistiques officielles, à une condition pourtant, c’est qu’elles seront toutes d’accord, et que celles de la veille ne contrediront pas celles du lendemain.

Or, nous avons beau faire des efforts de foi et de soumission, il nous est impossible de nous dissimuler que les statistiques officielles ont varié considérablement sur les points qui nous occupent.

Dans notre lettre du 30 décembre, nous avons cité une statistique officielle puisée dans un recueil ministériel. Elle se trouve à la page 360 du tome XII de la 3e série des Mémoires de médecine et chirurgie militaires, ouvrage « rédigé sous la direction du conseil de santé, et publié par ordre du ministre de la guerre. » Le communiqué s’est tu sur l’authenticité et l’exactitude de cette statistique même ; nous avons donc le droit de tenir ce document pour exact et authentique. Nous le reproduisons textuellement.

  NOMBRE DE SOLDATS DÉCÉDÉS EN
  France Algérie Italie Rome Totaux
Morts sur le champ de bataille ou aux ambulances 32 54 5 782 0 5 808
Dans les hôpitaux 5 835 2 361 4 360 84 12 640
Suicidés

 

112 24 31 0 167
  5 979 2 439 10 173 84 18 675

Sans contester l’authenticité de ce document, qui se trouve dans une publication ministérielle, le communiqué nous a accusé d’en faire un mauvais usage. Évitons toute équivoque. Il suffit de jeter les yeux sur le tableau qui précède pour voir que notre armée a perdu en Italie, d’abord 5 782 hommes morts sur les champs de bataille ou aux ambulances, puis 4 360 morts dans les hôpitaux, en tout, avec les suicidés, 10 173 hommes. Or, monsieur le maréchal Niel avait dit que les décès de l’armée expéditionnaire étaient seulement de 8 490, y compris la mortalité ordinaire et les décès de la division de Rome. Nous éliminons de nos calculs ce dernier élément, et cependant nous arrivons au chiffre de 10 173 décès, pour notre armée expéditionnaire, sur le sol même de l’Italie.

N’est-il pas évident, en outre, que tous les décès attribuables à la guerre d’Italie n’ont pas eu lieu en Italie même ? Que l’on reporte les yeux sur le tableau qui précède : on y trouve, sous la rubrique « France », l’indication de 32 décès aux ambulances. Se battait-on alors en France pour qu’on y eût des ambulances ? Non, sans doute. Ces 32 soldats sont des victimes de la guerre d’Italie, qui ont succombé à leurs blessures sur les routes, à leur rentrée en France. N’est-il pas vrai encore qu’une notable partie des décès survenus dans les hôpitaux de France doit avoir eu sa cause dans les blessures reçues, ou les maladies contractées en Italie.

Si l’on tient compte de ces faits évidents, et qu’on se reporte au chiffre de 10 173 décès, constatés en Italie même, croit-on que l’on sera bien loin du chiffre de 13 000 victimes que nous avions fixé ? Mais il y a une marche encore plus simple pour prouver que ce chiffre de 13 000 victimes n’est pas une invention gratuite. La statistique que nous citons nous donne un chiffre total de 18 675 décès pour l’armée entière en 1859 ; soit, pour un effectif moyen pendant l’année entière de 500 000 hommes, de 600 000 au plus. Or, la mortalité en temps de paix étant pour l’armée, d’après le communiqué, de 9.25 pour 1000, le nombre des décès, sur un effectif de 600 000 hommes, n’aurait été que de 5 550 si la guerre n’avait pas eu lieu ; il a été de 18 675 : c’est un excédent de 13 125. Comment rendre compte de cet excédent, si ce n’est par la guerre d’Italie ?

Si la statistique que nous citons est exacte, il nous paraît indiscutable que la guerre d’Italie a enlevé 13 000 soldats à la France, sans tenir compte des décès postérieurs à l’année 1859, qui, assurément, ont dû encore grossir notablement ce nombre. Mais cette statistique est-elle exacte et authentique ? Le communiqué se taisant sur ce point, on ne nous taxera pas de présomption, si nous croyons à l’authenticité d’un document que nous trouvons dans un recueil bien connu, et publié par ordre du ministre de la guerre.

Le communiqué est-il plus heureux sur la question de la mortalité, en temps de paix, dans l’armée et dans les professions civiles ? Le communiqué établit que, lors du recensement de 1861, la mortalité était de 8.89 pour 1000 dans la vie civile pour les hommes de 20 à 35 ans. Nous admettons volontiers ce chiffre et nous en faisons la base de nos inductions. Or, quelle était alors la mortalité pour 1000 dans l’armée ? Des documents officiels nous le font connaître avec une grande précision.

Nous lisons en effet à la page 359 du tome XII de la 3e série des Mémoires de médecine militaire, publication ministérielle, les lignes qui suivent :

« Une communication du ministère de la guerre nous permet de faire suivre les renseignements qui précèdent du tableau de la mortalité militaire, en France, pendant les années 1857, 1858, 1859 et 1860. Il ne comprend que les décès survenus en France, distraction faite de ceux des officiers ainsi que des militaires ne figurant pas, effectivement, par un motif quelconque, sous les drapeaux :

DÉSIGNATION des corps. 1857 1858 1859 1860
Effectif moyen. Nombre des décès. Rapport des décès à l’effectif. Effectif moyen. Nombre des décès. Rapport des décès à l’effectif. Effectif moyen. Nombre des décès. Rapport des décès à l’effectif. Effectif moyen. Nombre des décès. Rapport des décès à l’effectif.
Infanterie 240 602 5 278 2,19 238 110 2 915 1,23 251 179 4 083 1,62 234 387 3 464 1,47
Cavalerie 60 678 915 1,50 50 300 610 1,21 56 869 1 017 1,78 57 135 788 1,37
Artillerie et génie 49 968 840 1,79 35 022 518 1,48 45 716 682 1,49 46 541 577 1,23
Train des équipages 8 594 241 2,81 5 614 106 1,88 7 302 61 0,83 6 204 72 1,16
Gendarmerie

 

18 504 110 0,59 20 113 144 0,71 19 256 136 0,70 19 893 109 0,54
Total 375 346 7 384 1,97 349 159 4 293 1,33 380 312 5 979 1,57 364 160 5 010 1,37

Que l’on jette un instant les yeux sur ce tableau, aux colonnes intitulées : Rapport des décès à l’effectif, on trouvera que ce rapport est tantôt de 2,19%, tantôt de 1,88, de 1,47, en moyenne de 1,38%, ou de 13,80 pour mille : or, la mortalité dans les professions civiles étant seulement de 8,89 pour mille, on voit que la différence au préjudice de l’armée est excessivement considérable : elle l’est encore davantage si l’on fait abstraction des gendarmes, qui ne sont pas de vrais soldats, qui ne font pas partie de l’armée dans la plupart des pays d’Europe, qui vivent d’une vie vraiment civile, ce qui explique le très petit nombre de décès parmi eux. Ôtez les gendarmes, le rapport de la mortalité à l’effectif s’élève dans l’armée, en temps de paix, à 1,56%, soit à 15,60 pour mille, au lieu de 8,89 pour mille, comme dans les professions civiles. Ainsi, d’après ces statistiques officielles, la mortalité moyenne, pour les soldats de l’intérieur, a été, pendant les quatre années 1857, 1858, 1859, 1860, près du double de ce qu’elle est dans la vie ordinaire.

Veut-on savoir maintenant comment on est arrivé, dans les statistiques postérieures du ministère de la guerre, à pallier cette différence et à la réduire à sa plus simple expression, sans pouvoir cependant la faire complètement disparaître ? L’explication est simple. Il ne suffit pas de citer des résultats, il faut étudier par quels groupements de chiffres habiles on les a obtenus. On mêle toujours les gendarmes, qui sont des employés presque civils, comme les sergents de ville, avec le corps de l’armée.

Or, la mortalité étant, comme on a pu s’en convaincre par le tableau précédent, excessivement faible pour les gendarmes, le rapport de la mortalité à l’effectif pour l’armée entière se trouve ainsi notablement réduit ; puis on range en ligne de compte les officiers, soit en activité, soit en disponibilité, bien que leur vie soit toute autre que la vie du soldat, puisque presque tous ont embrassé cette carrière par choix, qu’ils sont plus libres, plus aisés, plus exemptes de fatigues, et presque tous, à un certain âge, jouissent des avantages de la vie de famille ; on fait encore entrer en ligne de compte les soldats en congé, et tous ceux qui, par un motif quelconque, ne se trouvent pas sous les drapeaux, et sont ainsi soustraits aux influences fâcheuses de la vie militaire. C’est ainsi que l’on parvient à réduire, sans pouvoir toutefois la faire disparaître, cette différence incontestable, qui existe au préjudice de l’armée entre la mortalité militaire et la mortalité civile. Mais, dès que l’on s’occupe seulement des soldats qui sont sous les drapeaux, comme dans le tableau que nous avons cité, on voit cette différence apparaître dans toute sa triste netteté.

C’est là d’ailleurs une vérité bien connue de tous les spécialistes, et en particulier de tous les médecins militaires. Voici encore un tableau très précis, dans lequel le docteur Balfour, cité par le docteur Michel Lévy, établit le rapport de la mortalité suivant les âges, sur mille personnes, dans la vie civile et dans la vie militaire.

  NOMBRE DE DÉCÈS

sur mille hommes.

De 20 à 25 ans Civils 8,4
Militaires 17,0
De 25 à 30 ans Civils 9,2
Militaires 18,3
De 30 à 35 ans Civils 10,2
Militaires 18,4
De 35 à 40 ans Civils 11,6
Militaires 19,3

On le voit, d’après ces calculs, la mortalité militaire est plus du double de la mortalité civile pour l’âge de vingt à vingt-cinq ans, et près du double pour les âges suivants.

Nous ne saurions mieux terminer cette lettre aride, hérissée de chiffres, que par une page saisissante, empruntée à l’une des plus notabilités de la médecine militaire, que l’administration de la guerre ne peut avoir en suspicion :

« L’armée française, recrutée par des appels annuels, qui réunissent à la même époque des contingents formés de jeunes gens du même âge, présente une mortalité exceptionnelle pendant les premiers temps de l’incorporation. Le mode de recrutement adopté en France, détermine donc une perturbation de la loi de la mortalité suivant les âges

D’où vient cette perturbation ?

De la nostalgie, des suicides, des duels, de la syphilis, des excès du célibat ? Mais les principales causes sont, avec les erreurs des conseils de révision, les brusques mutations de climat, et les fatigues qu’amènent à leur suite les exercices journaliers, les manœuvres, les parades, les veilles fréquentes ; c’est-à-dire une dépense de force qui excède souvent la mesure de la constitution et celle de la réparation alimentaire. Et comme cette mortalité pèse davantage sur les premières années de l’incorporation, il faut que la transition de la vie civile à l’état militaire constitue, comme l’acclimatement, une sorte de crise physiologique et morale pour les populations qui, d’année en année, se suivent sous les drapeaux. À la spontanéité de l’individu, à la société naturelle de la famille, à la variété des travaux professionnels, succèdent la rigidité de la discipline, l’association factice et forcée de la caserne, l’immuable série des exercices et des corvées de garnison.

L’organisme ne s’adapte à de tels changements que par un effort énergique et profond. Depuis l’heure des premières contraintes, des premières bouffées de nostalgie, jusqu’au jour de nivellement complet et d’uniforme aspect de toutes les individualités humaines, qu’un hasard de répartition a groupées sous le même numéro de régiment, il se passe en elles des troubles, des ébranlements, des souffrances, qui peuvent se comparer aux modifications imposées au colon, depuis son débarquement dans une contrée tropicale jusqu’à l’époque où il ne se distingue presque plus des indigènes par les caractères de son extériorité.

À coup sûr, la révolution organique et physique qui s’opère dans les années d’ACCLIMATATION MILITAIRE, n’est pas moins orageuse ni moins profonde que celle de l’adaptation à un milieu atmosphérique très différent du milieu natal… »

Qui a écrit ces lignes ? Ce n’est ni un profane, ni un malintentionné : c’est une des plus grandes illustrations de la médecine militaire, c’est M. le docteur Michel Lévy, inspecteur du service de santé de l’armée, directeur de l’École impériale d’application de médecine militaire, ancien directeur du service médical de l’armée d’Orient, membre de l’Académie de médecine, etc., etc. (Traité d’hygiène publique et privée, 4e édition (1862), tome II, page 884.)

L’éminent docteur n’est pas le seul qui ait constaté cette perturbation profonde que le service militaire, même en temps de paix, amène dans les rapports naturels de la mortalité. Nous remplirions tout un livre de déclarations analogues des membres du Conseil de santé des armées, et nous doutons fort que le ministère de la guerre puisse trouver un seul médecin militaire pour soutenir, avec M. le maréchal Niel, que la mortalité, à l’intérieur, est moindre « sous les drapeaux que parmi les personnes civiles. »

Je vous prie d’excuser, monsieur le rédacteur, la longueur de cette lettre. Je vous serais fort obligé, si vous vouliez bien lui ouvrir vos colonnes. Il importe que la lumière se fasse, et je ne crains pas, quant à moi, de m’engager résolument dans la voie où le communiqué m’attire.

Veuillez agréer, etc.

Paul LEROY-BEAULIEU

Rue Godot-de-Mauroy, 40.


 Le Temps, 17 janvier 1868.

Dans une lettre insérée par le journal le Temps, dans son numéro du 10 janvier, M. Leroy-Beaulieu maintient, contre le communiqué du 7 du même mois, les assertions qu’il a émises sur la mortalité dans l’armée, comparée à la mortalité dans la population civile.

Il n’y a, antérieurement à 1862, aucune statistique officielle de la mortalité militaire. Il n’en existe aujourd’hui qu’une seule, c’est l’appendice au compte rendu annuel sur le recrutement de l’armée publié depuis 1862, sous le titre de « Statistique médicale de l’armée », et dont les derniers renseignements coordonnés se rapportent à l’année 1864.

C’est dans ce document qu’ont été puisés les chiffres que M. le ministre de la guerre a portés à la tribune dans la séance du 28 décembre. On y lit ce qui suit, page 59 :

« Il suffit, pour arriver à une évaluation exacte, de prendre les chiffres de l’effectif et de la mortalité à l’intérieur, abstraction faite des officiers et des hommes au-dessus de 14 ans de service, on trouve alors les résultats suivants :

En 1862, effectif des hommes de troupe à l’intérieur, au-dessous de 14 ans de service, 264 668. Nombre de décès parmi ces hommes, 2 535 ; proportion pour 1000 : 9,58.

En 1863, effectif 249 195 ; décès, 2 334 ; proportion, 9,38.

En 1864, effectif 233 793 ; décès, 2 057 ; proportion, 8,80.

Il ne faut pas oublier que cet effectif ne comprend ni les officiers de troupe, ni les états-majors, parmi lesquels la mortalité est de beaucoup inférieure (7,22 pour les officiers de troupe), tandis que la proportion de la population civile comprend les jeunes gens riches et aisés, aussi bien que ceux qui vivent dans des conditions moins favorables.

Si donc la proportion est restée la même dans la population, il est permis de croire que les différences en plus, 0,69 et 0,49, sont compensées par la circonstance particulière qui a forcé de laisser en dehors la catégorie militaire la plus favorisée. En tout état de choses, il y a lieu d’espérer que la proportion de 1864 est, dans ces conditions, au moins aussi favorable que celle de la population.

Telles sont, jusqu’à possibilité de recherches absolument rigoureuses, les conditions de mortalité comparée. Elles n’ont assurément rien que de hautement satisfaisant pour la sollicitude de l’autorité militaire. »

                                                                                                     (Communiqué.)


Le Temps, 18 janvier 1868.

AU RÉDACTEUR,

Paris, 16 janvier.

Monsieur le rédacteur,

Je ne viens vous demander aujourd’hui que quelques lignes, non pour prolonger, mais pour clore une discussion qui ne saurait être indéfinie.

J’aurais trop de remarques à faire sur le nouveau communiqué qui vient de vous être adressé, à l’occasion de ma lettre du 8 janvier. J’aurais à rechercher comment il se fait qu’il n’existe aucune statistique officielle de la mortalité militaire antérieurement à l’année 1862, c’est-à-dire pendant la seule période où la comparaison avec la mortalité civile est possible. J’aurais à examiner d’où vient que le Recueil des mémoires de médecine militaire, publié par ordre du ministre de la guerre, contient des tableaux aussi significatifs que ceux que j’ai cités dans ma dernière lettre, alors que l’administration de la guerre soutient qu’il n’y a eu, en pareille matière, aucune communication ministérielle. J’aurais à étudier en détail la statistique de 1864, et à retracer la route par laquelle on est arrivé aux chiffres spécieux qu’on m’oppose. Ce sont là des études trop délicates et de trop longue haleine pour un journal quotidien, qui est obligé, avant tout, à la variété et à l’universalité. Je m’occupais de ces matières avec ardeur bien avant le début de cette polémique, et j’espère bien pouvoir bientôt, dans un travail sur les Guerres contemporaines, livrer au public des réflexions exposées avant d’autant plus de sûreté et de logique qu’elles auront été élaborées avec plus de lenteur.

En attendant, qu’il me soit permis de rappeler, encore une fois, ces paroles si catégoriques de M. le docteur Michel Lévy : « Le mode de recrutement adopté en France détermine une perturbation de la loi de la mortalité suivant les âges. » Cette phrase laconique exprime parfaitement tant l’opinion instinctive du public, que la croyance réfléchie des hommes spéciaux : ce sera là mon dernier mot.

Je vous remercie de nouveau, monsieur le rédacteur, de l’obligeant accueil que vous avez fait à mes lettres, et vous prie d’agréer, etc.

PAUL LEROY-BEAULIEU.

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