L’expédition européenne au Mexique (Partie 1 sur 2)

En 1862, le Mexique est l’objet des menées et des convoitises de plusieurs nations de l’Europe, s’ajoutant ainsi aux visées longtemps entretenues par les États-Unis. L’État mexicain, affaibli, et dont les institutions ne donnent pas satisfaction, s’apprête à être renversé. Présentant cette situation dans une longue étude en deux parties, Michel Chevalier dresse d’abord le constat de la déchéance mexicaine, qui prépare la discussion des moyens d’action des nations européennes.

Michel Chevalier

L’expédition européenne au Mexique

Revue des Deux Mondes, 2e période, tome 38, 1862 (p. 513-561).

 

L’EXPÉDITION DU MEXIQUE

 

I.

LA GUERRE DE L’INDÉPENDANCE ET LES RÉVOLUTIONS MEXICAINES.

Une expédition, dont l’opinion publique s’est montrée étonnée, est dirigée contre un des États du Nouveau-Monde remarquable entre tous par son climat, la richesse de son territoire et l’abondance de ses mines d’argent, fort important par son admirable situation entre les deux océans Atlantique et Pacifique, qui l’indique comme un intermédiaire futur entre les deux grands foyers de population et d’industrie, de connaissances et de richesses de l’ancien monde, l’Europe occidentale d’un côté, la Chine et le Japon de l’autre. C’est la république du Mexique, naguère le royaume de la Nouvelle-Espagne. La France est représentée dans cette entreprise par une petite armée au complet de toutes armes, dont l’effectif est d’environ sept mille hommes. L’Espagne y a envoyé un contingent respectable ; l’Angleterre y a une escadre ; mais, dans l’armée qui du port de la Vera-Cruz montera vers Mexico, les troupes britanniques ne doivent pas figurer. Les événements diront à qui la prépondérance aura appartenu dans l’entreprise. Amour-propre national à part, il serait surprenant qu’elle ne revînt pas à la France, car la coopération matérielle de l’Angleterre est à peu près insignifiante ; elle y prête son concours moral, qui est d’un grand prix, mais elle n’y apporte pas de moyens d’exécution. Quant à l’Espagne, plus elle s’effacera, plus la réussite sera facile et rapide. En parlant ainsi de l’Espagne, l’idée de la rabaisser ou de lui contester sur la marche des événements généraux de notre temps sa part d’influence légitime est loin de notre esprit. Nous sommes de ceux qui saluent avec bonheur la renaissance de cette nation autrefois si puissante, chez laquelle un système de compression politique et religieuse tout à la fois, qu’on pourrait croire imité du despotisme asiatique, avait étouffé tous les germes de grandeur et de progrès. L’Espagne rentrée dans les traditions représentatives et les voies de la liberté politique, l’Espagne affranchie par ses propres efforts de cette exécrable juridiction, qui érigeait en crime toute manifestation libre de l’intelligence, et d’après laquelle l’acte de foi par excellence consistait à brûler en solennité des malheureux signalés comme coupables d’hérésie, l’Espagne travaillant à se réconcilier de toutes parts avec la civilisation moderne, a nos vives sympathies, de même qu’elle a celles de toute l’Europe libérale ; mais ici, dans cette affaire spéciale de l’expédition du Mexique, des circonstances particulières que nous aurons occasion de signaler commandent à l’Espagne de paraître aussi peu que possible, et le mieux eut été qu’elle n’y prît aucune part.

On parle donc de Paris, à l’heure qu’il est, sur la plage de la Vera-Cruz. Ce n’est point la première fois que des hommes armés débarqués sur ces rivages s’entretiennent de cette capitale, de ses charmes et de ses merveilles. La chronique rapporte que lorsque Cortez y eut mis pied à terre et qu’il parcourait avec ses principaux compagnons l’emplacement sur lequel il allait fonder la primitive Vera-Cruz (c’était le jour du jeudi saint, en 1519), un de ces vaillants jeunes gens se prit à fredonner une ballade espagnole sur l’enchanteur Montésinos, où il était fait mention de la grande ville. Je ne prétends pas cependant que ce fût un pronostic de la tentative qui aujourd’hui amène les enfants de la France dans ces mêmes contrées.

Quant à l’objet définitif et suprême de l’expédition, le champ reste ouvert aux suppositions, car il n’a pas été clairement exposé. Dans ce que nous en allons dire, nous partirons donc d’une hypothèse, sans nous dissimuler que lorsque le raisonnement politique a un fondement pareil, il a l’inconvénient de tenir du roman. Notre supposition sera celle-ci : l’origine et l’occasion de l’expédition, c’est la série d’outrages et de violences que les autorités mexicaines se sont permis envers des citoyens français, espagnols ou anglais, et même envers la personne du chef de la légation française, M. Dubois de Saligny ; mais l’effet probable et attendu des gouvernements eux-mêmes, aussi bien de celui d’Angleterre que de ceux d’Espagne et de France, sera de renverser le système de gouvernement établi au Mexique depuis l’indépendance, système qui a complètement échoué à garantir à ce beau pays les éléments les plus indispensables de l’ordre social et de la prospérité des États. Le complément de notre hypothèse, c’est que le système monarchique, mais d’une monarchie parfaitement indépendante et aussi libérale que possible, y sera substitué à une république qui n’est que nominale et dérisoire, car l’essence du gouvernement républicain, c’est le règne de la loi, et, dans les temps modernes, d’une loi faite dans l’intérêt de tous. Or au Mexique il n’y a plus de loi, et ce qui y règne, c’est le caprice, la vanité, l’ignorance et l’avidité d’une poignée de chefs militaires faisant tour à tour d’éphémères apparitions au pouvoir.

Je ne voudrais pas que ces paroles me fissent passer pour un adversaire systématique du gouvernement républicain. La république est excellente là où elle peut réussir, là où elle offre le meilleur mécanisme pour élever la condition morale, intellectuelle et matérielle des populations, susciter la prospérité et la grandeur nationale. Elle est détestable là où elle détermine l’abaissement des mœurs publiques et privées, où elle fait obstacle au progrès des lumières et au développement de la richesse collective et individuelle, où elle mène l’état de catastrophe en catastrophe et le pousse à l’abîme. Depuis l’époque de Franklin et de Washington jusqu’à la crise que la question de l’esclavage vient de provoquer au sein des États-Unis, la république a été le levier du progrès chez les Américains du Nord. La forme républicaine et l’esprit du self-government porté même à sa dernière limite y ont enfanté des merveilles : donc la république y a été parfaitement à sa place. Au contraire au Mexique, depuis l’indépendance jusqu’à l’époque actuelle, tout a été de mal en pis. Il n’y a eu de progrès que dans la rapidité de la décadence : donc la république y a été un fléau ; mais aussi bien elle n’y a été qu’un mensonge.

Il est un point facile à établir, l’histoire à la main. Si le système républicain fut proclamé au Mexique après l’indépendance, ce fut principalement par l’effet de la politique aveugle et obstinée qui caractérisait le cabinet de Madrid en ce temps-là. En se déclarant indépendants, les Mexicains avaient eu à cœur de rompre tout lien de sujétion envers une métropole par laquelle ils se jugeaient opprimés ; mais il n’est pas impossible de montrer que les institutions monarchiques ne leur déplaisaient pas, et qu’ils ont fait à peu près tout ce qu’il était humainement praticable pour les conserver chez eux. C’est ce que nous allons essayer par un rapide examen des événements principaux de l’indépendance. Ce coup d’œil sera aussi à cette fin de reconnaître les éléments en présence desquels vont se rencontrer les trois puissances européennes alliées.

I.

La crise d’où devait sortir l’indépendance commença à la nouvelle du renversement du trône des Bourbons d’Espagne par Napoléon Ier en 1808. Le premier mouvement de toutes les classes qui pouvaient manifester une opinion fut un débordement d’enthousiasme pour Ferdinand VII, qui en était si peu digne, mais que l’adversité, tombant si rudement sur cette tête si jeune, entourait à ce moment d’une séduisante auréole. Tous les ayuntamentos (corps municipaux), se portant fort pour les populations, envoyèrent au vice-roi, qui représentait à Mexico la couronne d’Espagne, des adresses où respirait le plus grand dévouement en faveur du prince que le dominateur de l’Europe tenait captif dans un château du Berri. Le conseil municipal de Mexico se signala par l’ardeur de ses démonstrations. À cette explosion de sentiments royalistes se mêlèrent tout naturellement, dès le premier jour, chez les Mexicains, le désir et l’espoir d’être comptés enfin pour quelque chose. Le pouvoir royal, de qui toute autorité émanait directement dans la Nouvelle-Espagne, était subitement anéanti, puisque Ferdinand VII avait abdiqué comme son père, et que, reployé sur lui-même sous les ombrages de Valençay, il ne donnait de là aucun signe de vie à ses partisans. Aucune des juntes qui s’étaient formées dans la Péninsule n’avait un titre, pas même un simple billet du prince détrôné, transmis par la fidèle main de quelque Blondel, dont elle pût s’autoriser pour se dire instituée de lui. Les habitants de la Nouvelle-Espagne reprenaient donc par la force des choses possession d’eux-mêmes et avaient à pourvoir de leurs propres mains à leurs destinées. En cette conjoncture, le mot de souveraineté nationale, qu’on avait lu en cachette dans les livres français échappés aux recherches de l’inquisition, et dont les intelligences d’élite s’étaient emparées pour ne plus s’en dessaisir, devait de lui-même se placer sur les lèvres des Mexicains. Cette pensée, une fois exprimée, se répandit avec la vitesse de l’éclair et fit battre tous les cœurs, car rien n’est plus contagieux que les principes dont le temps est venu. Quoi de plus légitime, dans les circonstances graves où l’on venait d’être jeté par le hasard des événements, que d’avoir une junte mexicaine semblable aux corps politiques sortis en Espagne des entrailles du pays pendant l’éclipse totale du gouvernement national ? Mais alors apparurent les difficultés que le régime colonial de l’Espagne et son système politique devaient nécessairement soulever quelque jour.

Le Mexique n’avait pas été gouverné d’une manière pire que les autres possessions espagnoles du continent américain. Il l’avait même été moins mal. Moins éloigné de l’atteinte de la Péninsule, offrant une population indigène plus nombreuse, plus avancée au moment de la conquête, et d’une plus grande aptitude pour les arts utiles ; pour le moins égal aux plus favorisées en avantages naturels, mieux partagé même que le Pérou sous le rapport de la richesse minérale, plus productif que tout le reste ensemble pour le Trésor de la mère-patrie, où il versait tous les ans une somme considérable, le Mexique avait été, de la part du conseil des Indes et du cabinet espagnol, l’objet de plus de sollicitude. Les abus y avaient été réprimés d’une main moins indolente. Choisis avec plus de discernement, les fonctionnaires chargés de le gouverner, sous le titre imposant de vice-roi, s’étaient moins absorbés dans le souci de se créer une fortune personnelle, en négligeant les intérêts du royaume [1] confié à leur patriotisme. Plusieurs avaient été des hommes éminents par leur intelligence et pleins de sentiments généreux qu’ils avaient mis en œuvre. Le comte de Revillagigedo et plusieurs autres auraient été cités partout comme d’habiles administrateurs, des amis de l’humanité, des promoteurs de la civilisation.

Les Indiens, c’est le nom sous lequel on désigne la population indigène par suite de l’erreur de Christophe Colomb, qui croyait avoir abordé dans l’Inde, et non pas avoir découvert un nouveau continent, les Indiens avaient été protégés au Mexique plus efficacement que dans les autres colonies. La grande reine Isabelle, qui toute sa vie avait éprouvé une vive compassion pour eux, les avait fortement recommandés au sentiment chrétien de ses successeurs, et c’est une justice à rendre à la cour d’Espagne, qu’elle ne s’était pas montrée indigne de ce touchant héritage, particulièrement dans le Mexique. Elle avait combattu les excès des oppresseurs des Indiens, autant que c’était possible de la part d’un gouvernement peu éclairé sur les conditions mêmes de la civilisation, qui résidait à dix-huit cents lieues de là, et dans un système politique qui excluait toute garantie représentative et toute publicité. L’homme de génie qui avait renversé l’empire aztèque de Montezuma et de Guatimozin, Fernand Cortez, avait témoigné de la façon la plus positive, par son testament, de la nécessité qu’il sentait de se montrer équitable envers cette population vaincue et subjuguée. En cela instruments le plus souvent fidèles de la pensée royale, le clergé et les intendants, fonctionnaires civils que dans la dernière moitié du XVIIIsiècle on avait mis à la tête des provinces composant la vice-royauté de la Nouvelle-Espagne en remplacement d’une organisation défectueuse qui pesait extrêmement sur les indigènes, avaient fait de louables efforts afin d’arracher cette population, si intéressante par son amour du travail et par sa soumission, à la cupidité et aux mauvais traitements des héritiers des conquistadores et des colons, leurs imitateurs. Au commencement du XIXsiècle, lorsque Alexandre de Humboldt visita le Mexique, cet observateur éclairé et profond y trouva les Indiens dans une condition fort supérieure à la servitude sous plusieurs rapports, et même au-dessus du servage féodal. Le système des encomiendas, qui avait mis cette race dans une situation fort analogue à celle des anciens paysans de l’Europe attachés à la glèbe, avait disparu de lui-même par la mort des encomenderos ou feudataires, ou avait été aboli par des prescriptions directes de l’autorité ; mais, en cessant d’être esclave ou serf, l’Indien n’était pas devenu libre ; il portait les chaînes d’une minorité légale qui l’accompagnait jusqu’au tombeau. Dans la pensée de le soustraire à des actes où la violence se mêlait à la fraude, on avait déclaré les indigènes inhabiles à contracter pour toute somme au-delà de 5 piastres (25 francs). On en tenait la majeure partie parquée dans des villages où il était interdit aux blancs de s’établir, mais où eux-mêmes étaient forcés de résider. Ils payaient un tribut annuel, ainsi dénommé, qui par cela même était pour eux une humiliation. En retour, ils étaient exempts de l’impôt indirect de l’alcavala ; mais ils eussent mieux aimé subir l’alcavala et ne pas être tributaires. Ils n’étaient plus astreints à la mitaou travail forcé dans les mines ; cette charge, à laquelle l’indépendance seule a mis fin au Pérou, avait cessé au Mexique depuis assez longtemps. Sans doute une grande quantité d’Indiens travaillaient dans ces filons métalliques profondément enfouis au sein de la terre, mais c’était librement, et ils en retiraient de bons salaires.

Un certain nombre d’Indiensétaient dans l’aisance ; il y avait d’abord la catégorie des caciques ou nobles indiens descendant des chefs aztèques du temps de Montézuma, qui étaient affranchis du tribut et traités avec des égards particuliers. On avait même eu, à une certaine époque, l’intention de leur départir une bonne instruction par le moyen de collèges qui leur eussent été réservés. Cette heureuse pensée avait reçu un commencement d’exécution, mais on s’était donné le tort de n’y pas persévérer, et même les familles plus ou moins riches d’Indiens nobles restaient privées d’éducation. En dehors de cette classe, des circonstances diverses, des exceptions qui s’étaient maintenues, avaient procuré la richesse à quelques-uns. M. de Humboldt cite une vieille femme qui mourut à Cholula, ville importante sous les Aztèques, pendant qu’il était allé y recueillir des souvenirs, et qui laissa à ses enfants des champs cultivés en maguey ou aloès mexicain (dont le suc sert à faire une sorte de vin) d’une valeur de plus de 300 000 francs. Il rapporte que d’autres familles indiennes avaient des fortunes de 800 000 francs et d’un million ; mais en général l’Indien était pauvre, et dans un grand nombre de cas confiné absolument en un petit cercle tracé autour de son village, où il n’avait que peu de moyens de travail et d’existence.

Les classes de sang mêlé, provenant principalement du croisement des Indiens avec les blancs, et pour une faible partie du mélange des nègres avec les deux autres races, n’étaient guère mieux loties que les Indiens de race pure. Tous ces métis fort nombreux, rangés sous la dénomination de castes, étaient avilis légalement et de fait (infames de derecho y hecho), selon l’expression d’un mémoire de l’évêque du diocèse de Michoacan que nous mentionnerons bientôt. Ils payaient le tribut de même que les Indiens ; ils n’étaient pas tenus, comme eux, dans cette perpétuelle minorité qu’on avait imaginée à Madrid pour les protéger, mais ils subissaient beaucoup d’exactions que l’on commettait au mépris de la loi en la tournant ou en l’interprétant d’une manière frauduleuse.

En somme, malgré la protection dont ils étaient l’objet de la part de la cour de Madrid et quelquefois par l’effet malheureux de cette protection mal conçue, le sort de la plupart des Indiens, qui formaient la majeure partie de la population du Mexique, restait misérable au moral comme au physique, et il y avait lieu de présumer que cette race, chez laquelle n’était pas éteint le souvenir du temps où elle avait été la maîtresse du pays, pourrait bien à un moment donné se soulever et se porter à tous les excès qu’un ressentiment longtemps comprimé peut inspirer à un peuple qu’on a tenu en dehors des bienfaits et des lumières de la civilisation. Il était urgent depuis quelque temps déjà de pourvoir, par des mesures décisives du genre de celles que peut suggérer le sentiment de la liberté, à l’amélioration de la condition des Indiens : pareillement pour les métis. À la fin du XVIIIsiècle, le gouvernement de la métropole avait reçu sur ce point des avertissements qu’il eut le tort de négliger. M. de Humboldt a donné entre autres un extrait d’un mémoire qu’un vénérable prélat, l’évêque du diocèse de Michoacan, avait adressé au roi en 1799, de concert avec son chapitre, sur l’état déplorable des Indiens et des castes. Les abus dont les uns et les autres étaient les victimes et l’abaissement moral que l’oppression déterminait chez eux y étaient tracés d’une main ferme. Les malheurs de l’avenir y étaient prédits avec une sinistre clarté, que la bienveillance et l’esprit de charité du pieux évêque ne parvenaient pas à voiler. « Quel attachement, disait-il, peut avoir pour le gouvernement l’Indien méprisé, avili, presque sans propriété et sans espoir d’améliorer son existence ? Il est attaché à la vie sociale par un lien qui ne lui offre aucun avantage. Qu’on ne dise point à votre majesté que la crainte seule du châtiment doit suffire pour conserver la tranquillité dans ces pays ; il faut d’autres motifs, il en faut de plus puissants. Si la nouvelle législation que l’Espagne attend avec impatience ne s’occupe pas du sort des Indiens et des gens de couleur, l’influence du clergé, quelque grande qu’elle soit sur le cœur de ces malheureux, ne le sera pas assez pour les tenir dans la soumission et dans le respect dus à leur souverain. »

À l’égard de la population blanche qui s’était peu à peu développée au Mexique comme dans les autres royaumes américains des souverains espagnols, on avait adopté des règles qui avaient paru savantes et habiles, mais desquelles toute liberté publique était absente. Chacun des États de l’Europe qui avaient fondé de grands établissements dans le Nouveau-Monde les avait modelés sur ses propres institutions. Ainsi, dans les colonies anglaises, le génie de la mère-patrie, qui ne peut se passer des assemblées délibérantes, avait obtenu satisfaction. Rien de pareil n’existait dans les colonies espagnoles. Nulle part en Amérique on ne maintenait dans une pareille nullité politique les habitants d’origine européenne ; c’est qu’aussi nulle part en Europe l’exercice du pouvoir absolu n’était porté au même point que dans la Péninsule. Aucun gouvernement ne professait et ne pratiquait à ce point l’opinion que les peuples sont essentiellement des mineurs, et que l’exercice de leur libre arbitre est contraire au droit du souverain, funeste à leurs propres intérêts, si même ce n’est une sorte de rébellion contre la divine Providence. Certes en France, depuis Louis XIV, le pouvoir absolu existait, de la façon la plus blessante pour le bon sens et pour la dignité des peuples, dans les formules du gouvernement et dans sa pensée avouée ou secrète. La finale des édits des rois, car tel est notre bon plaisir, fournit, avec diverses maximes que les historiens ont recueillies, la preuve de l’idée, exagérée jusqu’à l’absurde, que le gouvernement royal s’était faite de sa prérogative ; mais le pouvoir absolu du roi de France était tempéré non pas seulement par les chansons comme on disait alors, mais aussi par un certain ressort de l’opinion que les parlements, malgré leur courte vue, ne contribuaient pas peu à entretenir, et par l’imperturbable effort des écrivains. En Espagne, l’inquisition avait brisé toutes les résistances et organisé dans les régions de la pensée le silence des tombeaux. Le seul hommage que reçût dans la Péninsule la liberté humaine, c’étaient quelques protestations qui restaient enfouies au fond de l’âme ulcérée des hommes généreux.

La politique du gouvernement espagnol au Mexique, comme dans ses autres possessions, offrait les mêmes traits principaux qu’on retrouve dans toutes les tyrannies systématiques : diviser pour régner, entretenir les dissensions entre les diverses classes, d’autant plus qu’elles avaient plus de moyens d’influence, contenir et enchaîner les intelligences, parquer l’homme dans l’enceinte étroite de son individualité solitaire où il est nécessairement faible, en interdisant l’usage de l’association ; centraliser le pouvoir de sorte que l’exercice entier en fût réservé aux agents directs de la métropole. C’était encore une règle de tenir les colonies isolées les unes des autres, de peur qu’elles ne cherchassent, dans un effort commun, la chance de respirer plus librement.

Voici en quels termes M. Lucas Alaman, qui pourtant est un juge débonnaire quand il s’agit du gouvernement des Espagnols au Mexique, rend compte de la manière dont était réglée la pâture de l’esprit dans toute l’étendue de l’Amérique espagnole. « La faculté d’imprimer n’était pas seulement subordonnée, comme en Espagne, à la surveillance des deux autorités civile et ecclésiastique, rien ne pouvant être imprimé sans la permission de l’une et de l’autre, permission qui ne s’accordait qu’après un examen fait par des personnes commissionnées à cet effet, dont le rapport devait porter que l’écrit ne contenait rien qui fût contraire aux dogmes de la sainte église romaine, aux prérogatives de sa majesté et aux bonnes mœurs. En outre, on ne laissait imprimer en Amérique aucun livre qui traitât des affaires des Indes (l’Amérique), sauf l’approbation du conseil de ce nom. L’ordre avait été donné de retirer tout ce qui circulait sans que cette condition eût été remplie. Les restrictions étaient observées avec tant de rigueur, que Clavigero ne put faire imprimer en langue castillane dans la Péninsule même son histoire du Mexique, et fut réduit à la faire traduire en italien et imprimer en Italie. Les livres publiés en Espagne ou à l’étranger, concernant les Indes, ne pouvaient être délivrés dans les colonies à moins de la même permission. Pour veiller à ce que ces conditions fussent remplies, et pour empêcher l’entrée dans les colonies de « tous livres traitant de matières profanes, ou fabuleuses, ou des romans, » le contenu de tout ouvrage qu’on embarquait à cette destination devait être spécifié sur les registres de bord. Des proviseurs ecclésiastiques et des officiers de la couronne devaient assister à la visite des navires, pour reconnaître les livres. Ensuite venait l’examen de l’inquisition. Il y avait eu quelque relâchement dans ces dispositions, mais non pas dans la dernière. »

Une des précautions que le gouvernement espagnol considérait comme particulièrement efficaces pour maintenir sa domination dans ses colonies était une préférence absolue pour les natifs d’Espagne, à l’exclusion des blancs créoles, c’est-à-dire nés dans le pays. Les Espagnols proprement dits formaient ainsi une caste à part dont étaient repoussés même leurs propres enfants : par cela seul que ceux-ci avaient vu le jour au Mexique, ils étaient suspects. Aux péninsulaires seuls les emplois politiques, administratifs et judiciaires. Que ce plan contre nature qui séparait le père des enfants, souvent même le frère du frère lorsque l’un était né en Espagne et l’autre au Mexique, eût été adopté par le cabinet de Madrid comme un système de gouvernement possible à perpétuer, on ne doit pas beaucoup s’en étonner. Porté à un certain point, le despotisme se fait les plus étranges illusions : il se croit tout possible, il déroule à perte de vue les conséquences de son mauvais principe.

II.

Le système économique établi au Mexique, comme dans les autres colonies espagnoles, avait été celui que pratiquaient, il y a trois cents ans, tous les États de l’Europe envers leurs possessions du Nouveau-Monde. Il était dans les idées de ce temps-là que les colonies fussent pour le profit exclusif de la métropole, ne commerçant qu’avec elle et n’ayant d’industries que celles dont s’accommodait le monopole métropolitain. Ainsi il était de principe alors que certaines fabrications leur fussent interdites, afin qu’elles présentassent un marché assuré aux productions de la mère-patrie. L’Angleterre, qui accordait à ses colonies beaucoup plus de libertés que les autres États, s’était souvent montrée presque aussi rigoureuse sur ce point que les rois castillans. C’est ainsi qu’on avait proposé au parlement d’interdire, dans l’intérêt des forges anglaises, aux habitants de la Pennsylvanie de fondre les minerais de fer que cette province offrait en abondance. C’était aussi une maxime de cette période de l’histoire que les colonies fussent hermétiquement fermées au reste du monde. L’Espagne appliqua à outrance ces préceptes, communément admis à cette époque, et y persévéra même sans y rien changer, ou à peu près, lorsque les autres en eurent mitigé les rigueurs. Presque tous les articles manufacturés devaient venir de la mère-patrie. On permettait seulement que le chef de famille fit fabriquer dans sa maison les articles usuels nécessaires à ses serviteurs. L’accès du pays était interdit aux étrangers, et plus sévèrement à ceux dont on craignait que la conversation n’excitât chez les habitants quelques idées d’innovation. Il fallut à M. de Humboldt une autorisation royale, qu’il alla chercher à Aranjuez, pour qu’il pût faire dans les colonies espagnoles cette grande exploration des régions équinoxiales qui a été si profitable à la science. De la meilleure foi du monde, M. Lucas Alaman, qui, malgré une instruction exceptionnelle parmi les Mexicains, restait imbu des vieilles maximes de son ancienne mère-patrie, exprime, dans sa vaste publication sur l’indépendance du Mexique[2], le regret que M. de Humboldt ait pu ainsi réunir les matériaux de son Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, ouvrage aussi remarquable par la sobriété et la modération des réflexions qui y sont présentées, touchant l’organisation de la société dans l’Amérique espagnole, que par la profusion des renseignements scientifiques. Suivant lui, ce beau livre contribua à provoquer le mouvement de l’indépendance au Mexique en inspirant aux Mexicains « une idée très exagérée de la richesse de leur pays », d’où vint, suivant lui, « qu’ils se figurèrent qu’une fois indépendant, le Mexique serait la nation la plus puissante de l’univers. »

Le commerce, même avec la métropole et les possessions espagnoles, n’était permis que par deux ports : celui de la Vera-Cruz pour l’Espagne, celui d’Acapulco pour les Philippines, par où l’on communiquait avec la Chine. De toute l’Espagne, deux villes seulement, Cadix et Séville, pouvaient commercer avec le Mexique. Les négociants de ces deux cités prenaient leurs aises à l’égard de cette grande colonie. Tous les trois ou quatre ans, pas plus souvent, un certain nombre de navires chargés des marchandises destinées au Mexique faisaient voile de conserve, du port de Cadix, sous la dénomination de la flotte. Tout ce qu’ils apportaient était vendu d’avance à huit ou dix maisons de Mexico, qui exerçaient ainsi le monopole. À l’arrivée de la flotte de Cadix, une grande foire se tenait à Xalapa, et l’approvisionnement d’un empire se traitait, dit M. de Humboldt, comme celui d’une place bloquée. La contrebande ne laissait pas que de corriger un peu les effets de ce régime si restrictif, et elle avait été facilitée à diverses époques par le privilège qui avait été accordé à l’Angleterre, sous le nom d’asiento, d’envoyer tous les ans dans l’Amérique espagnole un vaisseau de 500 tonneaux chargé d’esclaves. On avait fraudé sur le nombre des navires, fraudé sur leur chargement. Ce fut seulement en 1778 qu’on renversa ces monopoles entassés l’un sur l’autre par une réforme qui s’étendait à toute l’Amérique espagnole, et dont l’honneur revient au roi Charles III. Cette réforme, qu’on a décorée du nom pompeux de la liberté du commerce, ne consistait cependant qu’à permettre à plusieurs ports d’Espagne, au nombre de quatorze, de trafiquer directement avec les colonies du Nouveau-Monde par certains ports expressément désignés de celles-ci et en fort petit nombre. L’étranger demeurait exclu, et cependant les effets du nouveau régime commercial furent considérables, tous les documents en font foi. Quant au commerce avec l’Asie par Acapulco et les Philippines, il s’est borné jusqu’àla fin à un seul navire par an, le galion, bâtiment de 1500 tonneaux, commandé par un officier de la marine royale.

Le despotisme espagnol se manifestait par une multitude de règlements venus tout faits de Madrid, sans que les vice-rois les pussent changer, car on avait peu à peu restreint l’amplitude des pouvoirs de ces hauts dignitaires. De la part du conseil des Indes, auquel aboutissaient à Madrid toutes les affaires des colonies, ces règlements étaient à bonne intention, mais faits sans une connaissance suffisante des lois et du peuple auxquels ils devaient s’appliquer, et combinés dans cet esprit minutieux qui a l’impossible prétention de tout prévoir, et qui est la négation du libre arbitre. Par cela même contraires à la nature humaine, ils tournaient à la ruine des populations dont on avait cru faire le bien. Des volumes ne suffiraient pas à exposer les actes de mauvaise administration, les restrictions funestes à l’esprit d’entreprise, les contrôles entre-croisés, les décisions arbitraires, les lenteurs indéfinies, par lesquels se révélait le régime administratif pratiqué par l’Espagne dans le Nouveau-Monde. Il y faudrait joindre les exactions d’une partie des fonctionnaires. Les vice-rois s’enrichissaient par la distribution arbitraire du mercure entre les exploitants des mines d’argent ; d’autres se faisaient des fortunes par la contrebande, un grand nombre en pressurant les Indiens. Même lorsqu’on ne procédait qu’avec de bons et honnêtes sentiments, on trouvait le moyen d’arriverà des mesures tyranniques par lesquelles on sacrifiait quelques éléments de la prospérité des colonies ; j’en citerai des exemples empruntés principalement à M. Lucas Alaman, qui les avoue sans dissimuler son indulgence pour le défunt gouvernement de la métropole, et même avec la pensée de les faire tourner à sa réhabilitation.

Dans le XVIIsiècle, alors que le Mexique était loin de la richesse à laquelle il parvint depuis, et que le Pérou lui-même était en arrière de ce qu’il est devenu plus tard, il y avait un assez grand commerce entre les deux royaumes de la Nouvelle-Espagne et du Pérou. La province de la Puebla fabriquait pour le Pérou une grande quantité de tissus, de coton particulièrement[3]. De la ville de la Puebla à celle de Cholula s’élevait une suite de manufactures de ce genre. On représenta à la cour de Madrid qu’à la faveur de ce commerce entre les deux colonies, les Hollandais et les Anglais faisaient une contrebande qui consistait à introduire au Pérou des étoffes chinoises qu’on déclarait d’origine mexicaine. Un autre gouvernement eût cherché et eût trouvé, ce qui ne paraît pas bien difficile, le moyen direct d’empêcher le commerce interlope des Anglais et des Hollandais, puisqu’on le réprouvait. Le conseil des Indes agit différemment. Pour couper court à la contrebande, il limita les expéditions du Mexique au Pérou à deux navires, qui ne pouvaient charger des étoffes pour plus de 200 000 ducats (600 000 francs). Plus tard, on réduisit le chargement à des tissus de qualités déterminées, et à la fin, pour simplifier, on prohiba absolument le trafic entre les deux colonies. Le Pérou de son côté envoyait des vins dans d’autres colonies espagnoles, dans la capitainerie générale de Guatemala notamment ; sans doute on avait fait au Pérou la faveur d’y autoriser la culture de la vigne et la vendange, qu’on interdisait ailleurs. Ces vins étaient recherchés par la population indienne. On avisa que c’était une boisson trop ardente et que les Indiens en faisaient de trop fortes libations, au point de s’enivrer. Par intérêt pour les Indiens, les vins du Pérou furent prohibés dans la capitainerie générale de Guatemala.

Des fabriques de tissus s’étaient élevées, nous l’avons dit, dans quelques-unes des colonies, au Mexique plus particulièrement, parce que les bras s’y offraient en plus grande abondance ; mais la pensée de protéger les Indiens vint se mettre en travers. On représenta les abus que les chefs d’industrie se permettaient ou pourraient se permettre vis-à-vis de la population indigène qui travaillait ou travaillerait dans ces manufactures. En conséquence, par des lois successives, le conseil des Indes en gêna l’établissement. On donna à l’autorité locale le pouvoir de les fermer quand elle croirait en avoir des motifs suffisants, tirés de l’intérêt des Indiens. En pareil cas, les vice-rois et les audiencias étaient autorisés à faire démolir la fabrique et à soumettre personnellement les fabricants à des peines. On conçoit que, dans des conditions pareilles, les hommes industrieux durent être peu portés à ériger des fabriques.

Sans être trop enclin à mal penser de son prochain, on peut croire que le conseil des Indes, quand il traçait de telles lois, n’était pas indifférent à la pensée d’assurer un débouché aux vins ou aux tissus de la Péninsule, et que pour plusieurs de ses membres l’intérêt des Indiens n’était qu’un prétexte. Il y a cependant tel fait qui semblerait autoriser la dénégation qu’oppose àcette appréciation M. Lucas Alaman. Suivant lui, le principal, l’unique mobile de ces mesures restrictives, ou, pour parler plus franchement, despotiques, c’était la bienveillance qu’on éprouvait pour les Indiens, ainsi que le portaient les documents officiels. À preuve, il fait remarquer la prohibition d’une autre culture qu’il cite, et qui fut prohibée dans le Guatemala, en alléguant la santé des Indiens, qui en faisaient une liqueur enivrante. Cette prohibition, dit-il, ne pouvait avoir rien de commun avec le système protectionniste, puisque la culture dont il s’agissait n’était pas pratiquée en Espagne ; mais si ces gênes et ces interdictions ont été, comme on l’assure, inspirées par une pensée d’humanité, il n’en est pas moins vrai qu’elles relèvent decette politique qui prohibe l’usage afin de prévenir l’abus, politique qui est la négation de la liberté, et qui s’attelle par derrière au char de la raison et du progrès. On n’aperçoit donc guère ce que la renommée de l’ancien gouvernement espagnol peut gagner à cette interprétation de ses apologistes. Ce qui en ressort au contraire, c’est sa condamnation, c’est l’explication des révolutions au milieu desquelles il s’est écroulé, nonseulement en Amérique, mais tout aussi bien dans la Péninsule[4].

Le beau idéal du genre est le dessein qu’avaient chaudement épousé un bon nombre de personnes, mais devant l’accomplissement duquel on recula, d’interdire la culture de la banane dans l’Amérique espagnole, afin, disait-on, de rendre plus laborieux les Indiens des régions chaudes. Les partisans de cette idée, que rapporte M. de Humboldt, raisonnaient à peu près de la sorte : la banane est une culture qui nourrit l’homme avec la plus grande facilité, donc elle encourage chez les Indiens les habitudes de la paresse, donc elle est un fléau, donc il faut l’extirper. Ce projet, qui tendait ouvertement à rendre difficiles avec préméditation les conditions de l’alimentation publique, avait, fort heureusement pour les populations, le tort d’être impraticable. Rien que pour le Mexique, vingt ou trente mille employés n’auraient pas été de trop pour surveiller les cultures et en faire disparaître la plante ennemie, dans les vallées escarpées qui, sur toute la longueur du pays, découpent le double plan incliné, disposé, comme nous le dirons plus tard, entre l’immense plateau qui constitue l’intérieur et le littoral des deux océans qui baignent le pays. C’eût été une armée dont la solde aurait ruiné les finances. Le système archi-réglementaire fut écarté en cette affaire, mais il prenait sa revanche ailleurs.

Encore un exemple propre à montrer dans quelles contradictions et quelles impossibilités on tombe quand on veut accumuler règlement sur règlement ; c’est le mémoire de l’évêque de Michoacan qui nous le fournit. Dans l’intérêt supposé des Indiens, on les retenait dans des villages fermés aux Européens. Resserrés dans un espace étroit (environ un demi-kilomètre de rayon), les indigènes, dit ce vénérable prélat, n’ont pour ainsi dire pas de propriété individuelle ; ils sont tenus de cultiver les biens de la communauté. Le produit de ces biens communaux avait été mis en ferme par les intendants, qui croyaient en cela bien faire. Le revenu ainsi obtenu était versé dans les caisses royales, au compte, disait-on, de chaque village ; mais quand il fallait disposer de ces fonds, on trouvait, comme une barrière infranchissable, des règlements, des formalités sans fin et de la mauvaise volonté. Il y avait d’abord un règlement qui interdisait aux intendants de disposer de leur propre autorité, en faveur des villages, de ces fonds une fois versés dans les caisses royales ; il fallait une permission particulière du conseil supérieur des finances du Mexique. Ce conseil demandait des mémoires à divers fonctionnaires ; des années se passaient à entasser des pièces et à former des dossiers, et les Indiens lassés renonçaient à suivre leur réclamation. On s’était tellement habitué à regarder cet argent des villages indiens comme une somme sans destination, qu’à l’époque du voyage de M. de Humboldt, l’intendant de Valladolid en envoya à Madrid près d’un million de francs, qu’on avait accumulés depuis deux ans. On dit au roi que c’était un don gratuit et patriotique que les Indiens du Michoacan étaient trop heureux d’offrir à sa majesté pour l’aider à continuer la guerre contre l’Angleterre.

III.

Les créoles, ou population blanche native du Mexique, avaient longtemps semblé se résigner à cette absence de toute action sur le gouvernement et l’administration de leur patrie. C’était un de ces biens qu’on ne revendique pas parce qu’on les ignore. On les tenait étrangers au reste du monde, on ne laissait paraître sous leurs yeux que des livres approuvés de l’inquisition. La vie d’ailleurs n’était pas pour eux sans mélange de quelques joies ; ils s’enrichissaient par l’exploitation des mines ou par celle du sol, qui n’était pas moins profitable ; ils se livraient à des plaisirs faciles. On n’avait pas négligé de satisfaire chez eux par des hochets une des passions qui occupent le plus de place dans le cœur de l’homme, la vanité. Des titres de noblesse étaient accordés à quelques-uns qui avaient fait une grande fortune. On répandait en beaucoup plus grande quantité une autre distinction qui était lucrative pour le Trésor ou pour la caisse particulière du vice-roi, des brevets d’officiers de milice que les enrichis s’estimaient heureux de payer cher. L’étranger, qui par aventure avait été admis à parcourir l’Amérique espagnole, était surpris de voir dans de petites villes tous les négociants transformés en colonels, en capitaines ou en sergents-majors, et de trouver quelquefois ces officiers de milice en grand uniforme, avec l’ordre de Charles III, assis gravement dans leurs boutiques, pesant dans cette tenue le sucre, le café ou la vanille : « mélange singulier, dit M. de Humboldt, d’ostentation et de simplicité de mœurs. » Dans leur naïve ignorance, la plupart des créoles croyaient que le monde entier tournait dans le même cercle auquel se bornait leur horizon.

Cependant l’indépendance des colonies continentales de l’Angleterre avait tiré de leur somnolence les intelligences bien douées. Ce grand événement, qui s’était passé à leur porte, et dont le retentissement avait frappé les oreilles distraites des créoles mexicains, les avait remplis d’étonnement, et avait ouvert à leur imagination des perspectives qu’elle ne connaissait pas encore. Plus tard, la prospérité croissante des États-Unis, le rôle qu’ils commençaient à jouer dans le monde, leur donnèrent davantage à réfléchir. Ils avaient recherché des livres européens, et comme l’argent ne leur manquait point, ils s’en étaient procuré malgré la surveillance des inquisiteurs, et les avaient dévorés furtivement, s’assimilant le mal comme le bien. La révolution qui avait transformé les colonies continentales de l’Angleterre en Amérique, et en avait fait la république des États-Unis, n’était pas la seule qui eût contribué au réveil des Mexicains, et qui les eût fait incliner vers les innovations politiques. La Révolution française de 1789, qui avait éclaté comme le tonnerre, avait répandu au Mexique, comme en tous lieux, une vive émotion parmi les classes qui avaient reçu quelque culture. C’est ainsi que les créoles mexicains avaient acquis peu à peu une notion plus juste de leurs droits. Une agitation mystérieuse se propageait. Or quel accueil les autorités espagnoles du Nouveau-Monde faisaient-elles à cette disposition nouvelle des esprits? Elles y répondaient par ces mesures coercitives que les gouvernements frappés de vertige considèrent comme une panacée. « On crut voir, dit M. de Humboldt, le germe de la révolte dans toutes les associations qui avaient pour but de répandre les lumières ; on prohiba l’établissement des imprimeries dans des villes de quarante à cinquante mille habitants ; on considéra comme suspects d’idées révolutionnaires de paisibles citoyens qui, retirés à la campagne, lisaient en secret les ouvrages de Montesquieu, de Robertson ou de Rousseau. Lorsque la guerre éclata entre l’Espagne et la France, on traîna dans les cachots de malheureux Français qui étaient établis au Mexique depuis vingt ou trente ans. Un d’eux, craignant de voir renouveler le spectacle barbare d’un auto-da-fé, se tua dans les prisons de l’inquisition. Son corps fut brûlé sur la place de Quemadero. À la même époque, le gouvernement local crut découvrir une conspiration à Santa-Fé, capitale du royaume de la Nouvelle-Grenade ; on y mit aux fers des individus qui, par la voie du commerce avec l’île de Saint-Domingue, s’étaient procuré des journaux français ; on condamna à la torture des jeunes gens de seize ans, pour leur arracher des secrets dont ils n’avaient aucune connaissance. »

Il y avait donc dans la partie la plus éclairée de la société mexicaine une aspiration mal définie vers un ordre de choses libéral, lorsqu’on y sut les événements dont la substance était que l’autorité royale, d’où émanait tout pouvoir dans la colonie, et à laquelle tout revenait, avait subitement disparu, presque comme la personne de Romulus dans un ouragan. Les natifs d’Espagne, qui donnaient le ton partout, qui faisaient la loi et la mode, furent dans leur rôle en manifestant avec chaleur un profond dévouement à la personne de Ferdinand VII et un sincère attachement à la métropole. Les Mexicains suivirent cet exemple par imitation et par politique ; mais presque aussitôt ils donnèrent au mouvement la direction qui répondait à leurs besoins propres. Ce fut l’ayuntamiento de Mexico qui prit l’initiative.

C’était l’effet naturel et direct de cette activité des esprits qui se manifeste particulièrement dans les capitales où se réunit d’elle-même l’élite du pays. Mexico était de toute la Nouvelle-Espagne le point où les opinions nouvelles dont l’Europe était travaillée depuis 1789 avaient le plus de prosélytes, quoique personne encore n’y osât les avouer. L’opulence d’un certain nombre de familles qui exploitaient les mines d’argent de la Cordillère ou les vastes haciendasdans lesquelles on faisait du sucre ou de la cochenille, la richesse à laquelle s’étaient élevées d’autres plus nombreuses encore, avaient favorisé ces idées, ne fut-ce qu’en procurant aux personnes intelligentes le loisir et les moyens de s’instruire, ou en leur inspirant le désir de se signaler par des encouragements donnés aux sciences et aux arts. Il y a une force irrésistible qui oblige tout ce qui sort du niveau commun, même par la richesse, à rendre ainsi hommage à la civilisation. Quand les événements de la Péninsule eurent été bien connus, en juillet 1808, l’ayuntamiento de Mexico résolut de faire une démarche solennelle auprès du vice-roi. Il vint en corps, dans ses carrosses et en costume de gala, lui remettre une délibération où il protestait de son attachement sans bornes à la maison de Bourbon, se déclarant prêt à faire les plus grands sacrifices pour la défendre. En même temps, se constituant l’organe de la Nouvelle-Espagne, il demandait la convocation d’une assemblée nationale formée des délégués des différentes provinces. Cette démonstration de la municipalité de Mexico fit une immense sensation dans tout le pays. Le vice-roi, don José Iturrigaray, ne repoussa pas la proposition ; il y fit même bon accueil, et la renvoya à l’audiencia de Mexico pour en avoir l’opinion. L’audiencia, ou cour supérieure de justice, était investie d’une grande autorité, et dans certaines circonstances d’un droit de contrôle sur le vice-roi. Ce haut dignitaire était tenu d’en prendre l’avis dans un grand nombre de cas. Elle formait le fonds de ce qu’on nommait le real acuerdo, conseil qu’il devait consulter dans les affaires importantes. Malheureusement on ne s’était pas contenté de la composer exclusivement de natifs d’Espagne. On avait pris des précautions pour qu’elle personnifiât l’esprit de domination de la mère-patrie dans sa plus grande rigueur. C’est ainsi qu’il était défendu à ses membres de se marier au Mexique, afin qu’ils ne pussent avoir des intérêts différents de ceux de la Péninsule.

L’idée d’une junte nationale, élue par les habitants ou par les conseils municipaux dans lesquels les créoles formaient la majorité, froissait les préjugés et l’orgueil des résidents espagnols qui se considéraient comme les maîtres du pays, sans partage même avec les descendants de la race espagnole qui avaient vu le jour au Mexique. Sur la nouvelle que, dans les circonstances extraordinaires où l’on était placé, le vice-roi Iturrigaray agréait la combinaison qui donnerait aux créoles des droits politiques égaux à ceux dont ils jouiraient eux-mêmes, les Espagnols furent saisis d’indignation comme si c’eût été le renversement des lois divines et humaines. Ils se voyaient noyés dans une masse quinze ou vingt fois égale à la leur, car ils étaient cinquante mille peut-être, soixante-dix mille au plus, et les créoles faisaient bien un million. La conséquence du système électif et représentatif, si l’on avait le malheur de l’introduire, ne serait-elle pas que prochainement des droits politiques fussent conférés aux castes jusqu’alors déclarées ignobles, et même aux Indiens, auxquels le langage ordinaire refusait même l’attribut de la raison[5]? L’audiencia entra dans cette pensée de réprobation plus énergiquement que personne, elle combattit rudement la proposition de l’ayuntamiento de Mexico : celui-ci tint bon, et le vice-roi se montra décidé à lui donner raison. Dès lors le parti espagnol conçut un dessein qui ne pouvait qu’affaiblir le respect dont jusqu’alors avaient constamment été entourés les pouvoirs émanés de la Péninsule. Sous la direction apparente d’un Espagnol, riche propriétaire de sucreries dans les environs de Cuernavaca, don Gabriel Yermo, mais plus probablement sous l’inspiration de l’audiencia, parmi les membres de laquelle deux magistrats éminents d’ailleurs, les oïdores Aguirre et Bataller, se faisaient remarquer par leur véhémence, les notables espagnols ourdirent contre le vice-roi une conspiration qui réussit, parce que Iturrigaray manqua, dans cette circonstance au moins, de résolution et de clairvoyance. Le nombre des conjurés était si grand qu’il eût dû dix fois découvrir le complot, s’il eût pris la peine de surveiller les mécontents, et il avait bien plus de troupes qu’il n’en fallait pour les intimider, surtout en s’aidant de l’ayuntamiento et des créoles. Une nuit, après avoir séduit la garde du palais, les conjurés vinrent au nombre de trois cents l’arrêter dans son lit. Ils l’enfermèrent avec ses deux fils aînés dans les prisons de l’inquisition, en faisant circuler un prétexte d’hérésie dont personne ne fut la dupe. Sa femme et ses autres enfants furent confinés dans un couvent. À sa place, l’audiencia appela à la vice-royauté un militaire obscur qui, par rang de grade et d’ancienneté, était le premier des officiers espagnols ; mais on dut le remplacer après quelques mois par l’archevêque de Mexico, qui lui-même dut plus tard céder la place à l’audiencia, et celle-ci gouverna jusqu’à ce que la régence espagnole eût envoyé un vice-roi.

Aussitôt qu’on eut déposé le vice-roi Iturrigaray, on mit sous les verrous plusieurs Mexicains des plus influents qui appartenaient à l’ayuntamiento de Mexico ou qui s’étaient prononcés dans le même sens. Quelques-uns furent bannis aux îles Philippines, d’autres emprisonnés dans le château de Saint-Jean-d’Ulloa, citadelle de la Vera-Cruz réputée imprenable. Il y en eut même d’envoyés en Espagne pour y subir leur jugement. L’audiencia ordonna aux Espagnols de former des juntes de salut public, et de s’organiser en troupes armées, qui prirent le nom, bizarrement choisi, de patriotes. On se flattait ainsi de comprimer l’élan qui avait porté les Mexicains à se croire quelque chose. On obtint le seul résultat possible de tant de violence et de présomption, on démontra aux Mexicains qu’entre eux et les Espagnols il y avait un abîme. Le langage que tenaient les meneurs de l’audiencia et des péninsulaires n’était pas de nature à calmer le mécontentement des Mexicains ; l’oïdor Bataller avait coutume de dire que tant qu’il resterait dans la Péninsule un savetier de la Castille ou un mulet de la Manche, ce serait à eux qu’appartiendrait le gouvernement de l’Amérique. L’ayuntamiento de Mexico ayant voulu élever des réclamations en faveur du ci-devant vice-roi, il lui fut répondu sèchement par l’audiencia que son pouvoir se bornait à tenir en respect les leperos (lazzaroni de la capitale).

IV.

De ce moment une rupture était inévitable entre les Mexicains, qui étaient manifestement opprimés, et les natifs d’Espagne, qui s’érigeaient si audacieusement en dominateurs absolus. L’indépendance du Mexique devenait nécessairement l’objet même du conflit. Les deux partis se dessinèrent d’une manière tranchée : celui des Espagnols, désignés sous le nom de Gachupines, et celui des Mexicains indépendants, appelés le plus souvent Américains et quelquefois Guadalupes. Ce nom est tiré d’un magnifique couvent des environs de Mexico qui est dédié à la Vierge. Notre-Dame de Guadalupe était réputée la protectrice spéciale du Mexique[6]. De plusieurs côtés, dans les provinces, on se prépara à la lutte à main armée contre les Espagnols, et elle éclata enfin dans l’intendance de Guanaxuato. Là se trouvait, dans la petite ville de Dolorès, à peu près uniquement peuplée d’Indiens, comme la plupart des villes subalternes, un curé d’un certain savoir et d’un tempérament énergique et actif, qui aimait son pays. Il était édifié sur les mérites du gouvernement espagnol par la lecture qu’il avait pu faire de quelques livres de l’Europe. Il avait manifesté ses sentiments, et des poursuites avaient été commencées contre lui par-devant l’inquisition. L’activité de son esprit s’était alors tournée d’un autre côté : il avait voulu améliorer par la pratique intelligente des arts utiles l’existence de ses paroissiens. Ce prêtre, destiné à acquérir dans le Nouveau-Monde une grande célébrité, sur laquelle il y a malheureusement de larges taches de sang, s’appelait don Miguel Hidalgo y Costilla. Il avait introduit dans sa paroisse l’éducation du ver à soie et la culture de la vigne ; mais comme, en vertu du régime protectionniste, que l’Espagne pratiquait plus encore que les autres nations de l’Europe vis-à-vis de ses colonies, il fallait que tout le vin bu au Mexique vînt de la mère-patrie, l’ordre était arrivé de Mexico d’arracher les vignes dont le pampre ornait les coteaux des environs de la ville de Dolorès, et il avait été mis à exécution. Cet acte de tyrannie avait redoublé dans l’âme d’Hidalgo le ressentiment qu’il nourrissait déjà contre la domination de l’Espagne. Après les événements de 1808 à Mexico, il fit ses préparatifs d’insurrection contre la Péninsule avec une ardeur surprenante chez un homme de cet âge. L’historien de l’indépendance, M. Lucas Alaman, qui l’avait beaucoup vu chez son père à Guanaxuato, dit qu’il était de 1747. Il avait donc plus de soixante ans en 1808. Hidalgo entra dans une conspiration qui se forma à Queretaro, ville située à une assez grande distance au nord de Mexico. Le corrégidor même de la ville, don Miguel Dominguez, et avec lui sa femme, qui montra un grand caractère, étaient au nombre des conjurés. Par ce moyen. Hidalgo se trouva en relation intime avec plusieurs jeunes officiers créoles des régiments de milice qui tenaient garnison à Guanaxuato, et entre autres avec les trois capitaines Allende, Abasolo et Aldama, destinés à figurer avec éclat autour de lui, Allende principalement. La conspiration fut dénoncée aux autorités de Mexico, et plusieurs des conjurés furent arrêtés, entre autres Dominguez. Cet incident, qui aurait découragé une âme d’une faible trempe, n’eut d’autre effet sur Hidalgo que de lui faire hâter l’exécution de ses projets. Le 16 septembre 1810, tout juste deux ans après l’arrestation d’Iturrigaray, il leva l’étendard de l’indépendance. Les populations étaient si bien préparées par l’attitude arrogante des Espagnols à répondre à ce signal, que dès le lendemain il put prendre possession de deux villes, chacune de seize mille âmes. Un de ses premiers actes fut d’y confisquer les biens des Espagnols et de les distribuer à sa troupe. Quelques jours après, il entrait avec une armée nombreuse, mais sans discipline et presque sans armes, dans la belle cité de Guanaxuato, qui ne comptait pas moins de soixante-quinze mille habitants, et qui était citée pour sa richesse. Elle était le centre d’un district renommé pour ses mines d’argent. C’est près de Guanaxuato que se trouve le fameux filon exploité avec un si grand succès alors à Valenciana et ailleurs, dont M. de Humboldt a dit qu’à lui seul il donnait le quart de l’argent que produisait le Mexique et le sixième de celui que fournissait l’Amérique. Il y avait toujours dans Guanaxuato une grande quantité de lingots du précieux métal.

La victoire de Hidalgo fut souillée par un acte d’affreuse barbarie. L’intendant de la province, Riagno, homme éclairé et bienveillant, s’était enfermé avec les Espagnols et avec les créoles les plus riches dans l’Alhondiga, vaste bâtiment qui servait de magasin public pour les grains. Il y avait reçu, sans se soumettre, la sommation de Hidalgo, que lui avait apportée Abasolo en costume de colonel, et s’était mis à se défendre aussi vaillamment que le permettaient les moyens dont il disposait, pris comme il l’était à l’improviste. Les feux de mousqueterie et d’une espèce d’artillerie qu’il avait imaginée[7] avaient fait des ravages parmi les assaillants, dont la plupart combattaient avec des frondes, ce qui les obligeait de se tenir tout près de l’édifice assiégé ; mais Riagno fut tué dans une sortie dès le début du siège. Sa mort mit le désordre dans la défense. Bientôt une des portes de l’édifice, contre laquelle les assiégeants avaient amoncelé des fagots fut réduite en cendres, et la foule des Indiens put se précipiter dans l’Alhondiga. Exaspérés par les décharges qui les avaient accueillis quand ils se ruaient dans l’édifice, ils égorgèrent tout ce qui s’y trouva et recherchèrent dans la ville, avec la fureur de la bête fauve, ce qui pouvait y rester d’Espagnols pour assouvir leur vengeance dans le sang. Il ne paraît pas que Hidalgo ait rien fait pour arrêter ce massacre commis sur de malheureux vaincus, auxquels individuellement il n’y avait rien à reprocher. Chez la multitude des Indiens qui marchaient avec Hidalgo, le ressentiment des souffrances que cette race avait éprouvées pendant une longue suite de générations semblait s’être subitement réveillé. La nation des Aztèques s’était fait remarquer jadis par ses goûts sanguinaires ; nulle part l’histoire ne mentionne autant de sacrifices humains exécutés solennellement sur les autels. Leur ancien naturel, peut-être dissimulé plutôt que déraciné par les pratiques du culte chrétien, sembla reparaître à Guanaxuato, excité par les passions que la guerre allume. Hidalgo, s’il eût essayé de retenir cette multitude ivre de colère et altérée de sang, aurait probablement échoué ; mais on ne voit pas qu’il l’ait tenté. Plus tard, à Valladolid et à Guadalaxara, il ordonna de sang-froid sur la population espagnole des massacres qui furent exécutés sous le voile de la nuit, loin de la ville, dans des gorges isolées, sans que le déchaînement des Indiens pût être allégué, je ne dirai pas comme une excuse, en pareille matière il n’y en a pas, mais comme une aveugle fatalité contre laquelle la lutte était matériellement impossible. On est autorisé à supposer que, par un de ces épouvantables calculs politiques qu’on retrouve dans le paroxysme d’autres révolutions, et, avouons-le, de la Révolution française elle-même, Hidalgo jugeait ces assassinats en masse comme un moyen de réussir. Il se flattait de glacer ainsi les Espagnols d’effroi et de les faire fuir du pays, ou encore il regardait leur extermination systématique comme une des conditions de l’affranchissement du peuple mexicain ; mais, envisagé même comme un calcul, le système de sang pratiqué par Hidalgo se trouva faux et tourna contre lui-même. Un sentiment d’horreur et d’indignation se répandit parmi les créoles, dont beaucoup avaient été égorgés en même temps que les Espagnols dans le sac de Guanaxuato. Ce fut le point de départ d’une division parmi les forces qui aspiraient à l’établissement de l’indépendance. Une partie des créoles, les plus riches et les plus influents, firent dès lors cause commune avec les Espagnols, et contribuèrent de leur épée aux désastres qu’après quelque temps éprouva la cause de l’indépendance.

À plus forte raison, après que le bâtiment de l’Alhondiga eut été emporté, tout ce qu’on put atteindre des richesses de la population espagnole de Guanaxuato fut confisqué au profit de l’insurrection ; mais ce ne fut pas une ressource pour la caisse de l’armée de Hidalgo. Presque tout ce butin fut la proie du pillage. Dans l’intérieur de l’Alhondiga seulement, il y avait en métaux précieux et en bijoux une valeur de 16 millions de francs.

L’enlèvement d’une cité aussi importante démontra à tous les yeux que l’insurrection était puissante et formidable. Après s’être emparé de Valladolid, autre grande ville dont la conquête suivit immédiatement celle de Guanaxuato, Hidalgo marcha fièrement sur la capitale, où il n’ignorait pas que l’indépendance avait beaucoup de partisans. Le 28 octobre 1810 il était à Toluca, à douze lieues de Mexico. Il remporta sur les troupes qui combattaient pour la métropole une victoire très chèrement achetée, à Las Cruces, et s’avança jusqu’en vue de la capitale ; mais il ne jugea pas qu’avec ses troupes indisciplinées il fût possible de s’en emparer. Ce n’était plus comme Guanaxuato ou Valladolid, qu’il avait surprises sans qu’elles eussent des forces militaires pour se défendre. Il reconnut qu’il n’y avait pas lieu d’espérer qu’une révolution accomplie par les habitants le rendît maître de Mexico, à cause des troupes accumulées dans la capitale, qui restaient fermes et qui contenaient la population. Il se résigna donc à se retirer vers l’intérieur. Dans ce mouvement de retraite, il fut battu à Aculco, où les régiments créoles de l’armée espagnole montrèrent de la résolution en faveur de leur drapeau. Des plaines d’Aculco, Hidalgo, vaincu, mais non abattu, se retira vers le nord, fit une entrée triomphale à Guadalaxara, où il devait souiller son nom par de nouveaux massacres. Il se fortifia ensuite au pont de Calderon avec les canons que ses lieutenants avaient pris dans les ports du littoral du Pacifique, particulièrement dans l’arsenal de San-Blas, et il y attendit l’armée qui tenait la campagne pour la métropole. La victoire se déclara pour les Espagnols, que commandait Calleja, le même qui avait gagné la bataille d’Aculco. Cette fois la défaite fut une déroute. Les chefs des insurgés avec les débris de leur armée se dirigèrent à marches forcées vers la frontière des États-Unis pour y acheter des armes et se réorganiser ; mais dans la marche, le 21 mars 1811, un officier de l’indépendance, Elisondo, les trahit et les livra pour gagner son pardon. Hidalgo et ses compagnons furent fusillés quelque temps après, et on publia d’eux des confessions où ils s’accusaient de leur entreprise, en demandant pardon à Dieu et aux hommes. C’étaient des pièces fabriquées, car les autorités espagnoles, non contentes d’ôter la vie à leurs adversaires, voulaient leur ravir même l’honneur. Le fait est que Hidalgo mourut avec le plus grand calme. La veille de sa mort, au milieu des préparatifs qu’on faisait pour l’exécution, il composa deux pièces de vers pour remercier ses geôliers des attentions qu’ils lui avaient montrées. M. Alaman les rapporte.

Malgré de si grands revers, la cause de l’indépendance n’était pas perdue. Les indépendants battus se partagèrent en bandes composées des hommes les plus déterminés, sous des chefs pleins de courage et de dévouement. Il restait entre autres le curé Morelos, ancien ami de Hidalgo, qui était accouru près de lui après la prise de Guanaxuato et s’était chargé d’opérer dans la province dont la ville principale était le port militaire d’Acapulco, sur l’Océan Pacifique.

Il ne peut entrer dans le plan de cette étude de raconter les péripéties de la guerre de l’indépendance au Mexique. Il suffira de dire que peu après la défaite et la prise de Hidalgo, l’insurrection se ranima sous l’impulsion énergique de Morelos, et qu’elle s’étendit, avec la rapidité d’un incendie qu’excite un vent violent, à un grand nombre de provinces où des chefs intrépides surgirent presque de toutes parts, mais tous reconnaissant l’autorité du curé généralissime. Aux environs de la Vera-Cruz, dans l’enceinte de laquelle ils ne pénétrèrent pas (le canon de Saint-Jean-d’Ulloa le leur interdisait), àAcapulco, à Guadalaxara, et plus au midi, dans le riche pays qui entoure Oaxaca, les insurgés montrèrent une activité intelligente et hardie qui semblait un gage de leur triomphe. Il y eut un moment où ils furent les maîtres de plus de la moitié du Mexique, du moins des provinces peuplées. Les Espagnols étaient consternés, et Calleja appelait Morelos un second Mahomet, pour donner la mesure de son influence, de l’ardeur avec laquelle les Mexicains se rangeaient sous son drapeau, et de la rapidité de ses conquêtes. Ainsi se passèrent l’année 1812 et la presque totalité de 1813. Malheureusement pour les insurgés, ils ne savaient pas faire la guerre ; non que leurs armées manquassent de bravoure, mais elles étaient mal équipées, peu exercées, ou, pour mieux dire, complètement étrangères à la tactique moderne, qui donne aux troupes qui la possèdent une si grande supériorité sur celles qui l’ignorent. Sur les champs de bataille, la qualité, fort médiocre cependant alors, des troupes espagnoles était excellente relativement, et le vainqueur de Hidalgo, le redoutable Calleja, sut entretenir et exciter leur moral et les bien diriger. Les insurgés eurent souvent des rencontres heureuses, mais à la fin ils subirent des défaites accablantes. Ils furent forcés dans Cuautla Amilpas, où Morelos s’était établi et entouré de redoutes ; mais du moins ils y avaient soutenu un long siège, signalé par une héroïque résistance, et ils évacuèrent la place en bon ordre, sans être entamés. Ensuite, ils furent battus complètement devant Valladolid, dans la position de Santa-Maria, où ils ne tirent qu’une médiocre contenance (25 décembre 1813), et les débris de leur armée furent quelques jours après écrasés dans le combat de Puruaran (5 janvier 1814). Leurs mouvements avaient été trop dispersés entre les provinces diverses ; après Puruaran, leurs corps éparpillés furent presque tous détruits en détail. À la fin de 1815 (le 5 novembre), Morelos, vaincu une dernière fois, tomba au pouvoir des Espagnols, alors qu’il cherchait à rejoindre, par une marche à travers les montagnes, le colonel Teran, qui avait formé un rassemblement à Tehuacan, dans l’état de la Puebla. Ce funeste engagement, qui le livrait à l’ennemi, eut lieu à Temescala. C’est à peine si à ce moment il lui restait cinq cents hommes.

La partie de la lutte dont Morelos fut l’âme fut marquée par des incidents très variés, par des batailles sanglantes, par des traits d’audace et des actes d’héroïsme. Elle n’en resta pas moins complètement inaperçue de l’Europe, qui plus tard contempla avec une vive sollicitude les combats du même genre que le libérateur Bolivar soutenait contre les généraux espagnols dans l’Amérique méridionale. Et comment les grandes nations de l’ancien continent auraient-elles pu la remarquer ? À cette époque de 1812 à 1815, leur attention était absorbée par le drame imposant et terrible où se jouaient leurs propres destinées. Comment le bruit des batailles du Palmar, de Valladolid et de Puruaran eût-il pu être entendu en Europe quand notre continent retentissait des chocs épouvantables de Smolensk, de la Moskowa, de Lutzen, de Bautzen, de Dresde, de Leipzig, de Vittoria, de Paris, et palpitait d’émotion ou d’angoisse en présence d’événements tels que la prodigieuse campagne de France en 1814, le retour de l’île d’Elbe et le cataclysme de Waterloo ! Les déchirements du Mexique et les accidents de la guerre qui le désolaient étaient assurément dignes d’intérêt ; mais qu’était-ce auprès du tragique spectacle de la France épuisée qu’une coalition foulait aux pieds et parlait de démembrer ?

Dans cette guerre civile du Mexique, de nobles et même de grandes figures se produisirent. Sous les drapeaux espagnols, le principal personnage est le général, ensuite vice-roi Calleja ; après lui, le plus remarquable personnage fut Iturbide, officier créole d’une extrême bravoure, d’une intelligence peu ordinaire, d’une activité infatigable, qui, de concert avec un Espagnol, le général Llano, remporta sur Morelos les victoires décisives de Valladolid et de Puruaran. Parmi les insurgés, on aurait une multitude de noms à citer, indépendamment de Hidalgo et de son principal lieutenant, Allende. Et d’abord le curé Morelos, qui fut le chef incontesté de l’insurrection pendant quatre ans ; homme supérieur, courageux sur le champ de bataille et d’une grande capacité dans le conseil, qui réprouvait énergiquement les traditions sanguinaires de son prédécesseur et ami Hidalgo, pour lequel il professait cependant de la vénération. Morelos fit de vains efforts pour décider les Espagnols à se montrer moins implacables envers les prisonniers, mais il n’y put réussir ; c’était une partie essentielle de leur politique. Il existe des proclamations et des ordres du jour du vice-roi Venegas, de Calleja et d’un de ses subordonnés, le général Cruz, qui font dresser les cheveux sur la tête[8]. Les atrocités commises par Hidalgo avaient aussi dû les exaspérer. Il faut pourtant le dire, la terreur et la cruauté étaient des moyens affectionnés de l’ancienne politique espagnole, et elle les pratiquait spontanément sans avoir besoin d’y être provoquée par un sentiment de représailles. Quand elle s’est trouvée en présence d’une insurrection, et en Amérique plus encore qu’en Europe, c’est dans des torrents de sang qu’elle s’est proposé de l’éteindre. Heureux les peuples quand on ne se servait des supplices et des exécutions qu’à titre de répression, car on les a employés souvent à titre préventif ! On fusillait les gens non à cause de la part qu’ils avaient prise dans la lutte, mais à cause de celle qu’ils pourraient bien être tentés d’y prendre. Le général espagnol Morillo, l’antagoniste de l’illustre Bolivar, s’est vanté de n’avoir pas laissé dans la capitainerie-générale de Caracas un seul homme dont la Péninsule put prendre ombrage. Faut-il s’étonner ensuite de l’antipathie qu’excitent dans l’Amérique jadis soumise à l’Espagne l’autorité de cette nation et ses soldats, dont on a si souvent fait des exécuteurs des hautes œuvres !

Le curé Matamoros, lieutenant de Hidalgo et de Morelos, est un personnage digne d’admiration. Morelos et Matamoros furent pris par les Espagnols et passés par les armes, le premier après un jugement solennel à Mexico, le second, plus d’un an auparavant, après avoir fait des prodiges de valeur dans la fatale journée de Puruaran. Morelos, pour sauver la vie de ce lieutenant qu’il affectionnait et auquel il avait donné le premier rang après lui-même, offrit à Calleja de l’échanger contre un assez grand nombre de soldats espagnols qu’il semblait que le vice-roi aurait à cœur de sauver ; c’étaient les derniers restes du bataillon des Asturies, qui avait figuré à Baylen et était venu au Mexique avec une grande renommée. Les indépendants les avaient faits prisonniers au Palmar, après un engagement très sanglant. L’inflexible Calleja aima mieux sacrifier ces braves gens que d’épargner Matamores. Et pourtant sur le champ de bataille de Puruaran les Espagnols semblaient avoir assouvi leur fureur : ils avaient célébré leur victoire en fusillant dix-huit colonels ou lieutenants-colonels. Comme si ce n’eût pas été assez de sang, Calleja répondit à la proposition de Morelos en faisant fusiller son prisonnier. Morelos répliqua par l’ordre d’exécuter les malheureux soldats du bataillon des Asturies ; ils étaient plus de deux cents[9]. Voilà ce qu’était cette guerre !

Mais continuons l’énumération des principaux personnages de l’armée de l’indépendance. Miguel Bravo périt de la main du bourreau à la Puebla. Plusieurs autres chefs tombèrent sur le champ de bataille ; tel Galiana, membre d’une famille qui se dévoua pour l’indépendance ; Morelos, lorsqu’il apprit sa mort, qui suivit de près la capture de Matamoros, s’écria : « J’ai perdu les deux bras ! » Tel Albino Garcia, qui fit des coups de main heureux contre les Espagnols et finit par succomber : il est devenu un personnage légendaire dans sa province. D’autres, en assez grand nombre, eurent le bonheur de vivre assez pour voir l’étendard de l’indépendance flotter sur toute l’étendue du sol de la patrie. Parmi ceux-ci, l’histoire enregistrera avec honneur le nom de Guadalupe Victoria[10], dont les aventures de 1815 à 1820, alors que l’Espagne avait repris le dessus, ressemblent à un roman. De même Bustamante échappa à tous les hasards de la guerre, quoiqu’il s’y fût exposé plus qu’un autre, et comme Victoria il fut élevé par le suffrage de ses concitoyens à la présidence de la république, une fois l’indépendance reconnue. Tel l’intrépide Guerrero, qui jamais ne déposa les armes et resta jusqu’au bout à la tête d’un corps d’armée, il devait un jour être immolé par la haine aveugle des partis, après avoir exercé pendant quelques instants la suprême magistrature. Tel encore un autre général, Nicolas Bravo, dont le nom mérite d’être transmis à la postérité, moins encore pour les victoires qu’il remporta et pour sa vaillante résistance quand l’adversité poursuivit les indépendants que pour un acte de générosité dont il y eut trop peu d’exemples dans cette lutte acharnée et impitoyable. Son père, don Leonardo Bravo, était entre les mains du vice-roi Calleja, qui se disposait à le faire juger, ce qui veut dire condamner à mort et exécuter. Morelos autorisa don Nicolas à disposer de trois cents prisonniers espagnols qu’il avait entre les mains, pour obtenir la liberté de son père. Nicolas Bravo les offrit en échange au vice-roi ; mais celui-ci, systématiquement cruel envers les insurgés, fit exécuter don Leonardo. À cette nouvelle, Nicolas Bravo ordonna de passer par les armes ses trois cents prisonniers et les fit mettre en chapelle, afin que le lendemain matin ils fussent fusillés ; mais pendant la nuit la pensée de cette boucherie obséda son âme et finit par le révolter. Il sentit qu’il allait déshonorer la cause de l’indépendance, dont la gloire lui était si chère[11], et au lever du soleil il les mit en liberté en disant qu’il ne fallait pas qu’ils restassent un jour de plus entre ses mains, de peur que l’envie ne lui prit de venger sur eux son malheureux père. Nous aurions à mentionner encore le général Bayon, qui servait avec distinction sous Hidalgo, et tint bon jusqu’à la fin, prenant asile, quand il était serré de près, en un camp retranché qu’il avait établi dans le Cerro de Gallo. Le général Teran, dont les services datent de la même époque, et ont été brillants jusqu’au bout, ne saurait être omis sans injustice. Nous pourrions allonger cette liste de vingt autres noms encore, tous plus ou moins dignes d’être transmis à la postérité.

Un personnage auquel on porte une vive sympathie est le jeune Mina, qu’on nommait ainsi pour le distinguer de son oncle, le fameux Espoz y Mina, si connu pour son intrépidité et son intelligence de la guerre de guérillas. Quand Ferdinand VII eut violé ses promesses à l’Espagne en remplaçant la constitution des cortès par le gouvernement absolu, le jeune Mina, plein d’enthousiasme pour les idées libérales, organisa, de concert avec son oncle, à Pampelune une tentative d’insurrection qui échoua. Obligé de s’exiler, il conçut le hardi dessein d’attaquer l’autorité de ce prince ingrat et parjure en conquérant au régime constitutionnel le plus beau fleuron de sa couronne d’outre-mer, le Mexique. Renouvelant la tentative de Fernand Cortez, il vint débarquer le 15 avril 1817 dans un petit port du nord, avec une poignée d’aventuriers de toutes les nations, et obtint d’abord des succès merveilleux ; mais, coupé dans ses communications avec la mer, peu appuyé par les chefs indépendants qu’il avait rejoints à travers deux cents lieues d’un pays occupé par les Espagnols, il n’eut bientôt plus de ressource que dans l’excès de la témérité, et tenta le coup désespéré de s’emparer de Guanaxuato par surprise avec une petite troupe. Malheureusement il ne lui restait plus que cinquante de ses intrépides compagnons de débarquement. Repoussé dans cette attaque, il fut réduit à fuir, suivi de trois ou quatre hommes à peine, et fut pris dans un rancho(petite habitation rurale), où il venait de se reposer, le 27 octobre. Il fut fusillé quelques jours après. Orrantia, l’officier espagnol à qui était échue la bonne fortune de le prendre, eut, quand on le lui amena, la lâcheté de le frapper du plat de son épée et de le mettre aux fers. Le jeune Mina n’avait que vingt-huit ans quand il fut exécuté.

V.

Une révolution mise en marche par les causes que nous avons signalées avait nécessairement pour objet de secouer le joug d’une métropole égoïste et oppressive. L’indépendance était l’idée fixe des insurgés, la haine des Gachupinesétait la passion qui enflammait leurs cœurs et soutenait leurs bras. Quant à savoir quelle serait la forme du gouvernement une fois l’indépendance constituée, c’est une question qui demeurait dans l’ombre ou sur le second plan. La majeure partie des insurgés ne songeait guère à s’écarter du système monarchique, auquel on était habitué ; mais on n’avait pas le moyen de l’organiser. Il fallait cependant un gouvernement dans lequel l’élément civil eût au moins sa part, et qui, au lieu de suivre l’armée comme une partie des bagages, fut à résidence fixe dans une ville. Les chefs militaires le sentirent bientôt. Dès 1811 une junte de gouvernement (junta de gobierno) fut installée dans la ville de Zitacuaro, province de Valladolid, par les soins du général Rayon, qui commandait une des principales bandes après le désastre de Hidalgo. Elle fut composée d’abord de trois et puis de cinq membres, qui s’étaient à peu près élus eux-mêmes ; mais il était entendu qu’elle devrait aussitôt que possible céder la place à une assemblée choisie par tout le pays, autant que ce serait praticable. Le général Rayon s’était placé à la tête de la junte.

L’attitude de ce fantôme de gouvernement fut aussi modérée qu’elle pouvait l’être. La junte déclara brisés les liens du Mexique avec la Péninsule ; mais elle offrit à Ferdinand VII le trône mexicain, sous la condition de la résidence. Ainsi c’était une royauté que l’on voulait. La junte exprima même le désir de conserver de bons rapports avec la Péninsule, et elle fit des démarches auprès du vice-roi pour entamer une négociation sur la base de l’indépendance. Pour toute réponse, le vice-roi, c’était alors Venegas, le premier qu’eût envoyé la régence de Cadix, fit brûler la dépêche de la junte par la main du bourreau sur la grande place de Mexico.

Cette apparition d’un gouvernement insurrectionnel, qui publiait des décrets et des proclamations, et affectait d’exercer tous les attributs de l’autorité civile et politique, excita au plus haut point la colère des Espagnols, et pour étouffer le monstre dans son berceau, le fléau des indépendants, le général Calleja, fut envoyé contre Zitacuaro. Il la prit de vive force, après une résistance moins acharnée cependant qu’on n’aurait pu le supposer, eu égard aux préparatifs qu’on avait faits et aux ouvrages qu’on avait amoncelés autour de la ville. Il fit fusiller plusieurs des notables, qui n’avaient pas eu la prudence de s’enfuir avec la junte. Il enjoignit à tous les habitants sans exception de vider les lieux immédiatement avec ce qu’ils pourraient emporter de leurs meubles et effets, déclarant tout le reste confisqué, ainsi que les terres. Les ecclésiastiques furent traînés à Valladolid pour y être mis à la disposition de l’évêque, auquel tous les vases sacrés et les ornements d’église furent pareillement délivrés. Les Indiens du voisinage n’eurent grâce de la vie qu’à la condition de venir détruire les fortifications érigées par les insurgés autour de Zitacuaro. La ville fut condamnée à être brûlée au départ de l’armée, et le fut en effet, et il fut défendu de la rebâtir. La même proclamation portait que toute ville ou village qui recevrait les membres de la junte ou quelqu’un de ses agents, ou qui résisterait aux troupes royales, éprouverait le même châtiment sommaire. On livra aux flammes ceux des villages indiens des environs qui s’étaient fait remarquer par leur zèle en faveur de l’insurrection. Zitacuaro, qu’on traita comme une autre Carthage, était une des plus florissantes villes de l’intendance de Valladolid ; elle a été relevée de ses ruines.

Ces actes cruels n’empêchèrent pas la junte de subsister, mais elle ne donna plus de signes de vie que par ses discordes intestines, jusqu’au moment où elle fut remplacée par une réunion du même genre, plus nombreuse, et à la formation de laquelle l’élection était moins étrangère. Celle-ci prit, à l’imitation des États-Unis probablement, le nom de congrès, et se tint dans la ville de Chilpancingo. Le congrès nomma Morelos généralissime, nonobstant les prétentions de Rayon, et lui conféra le titre d’altesse, qu’il déclina; il le remplaça par celui de serviteur de la nation (siervo de la nacion). La première manifestation politique du congrès fut une déclaration de l’indépendance du Mexique, acte qui fut concerté avec Morelos, et dont il avait même fourni les principales données dans une note qu’il avait intitulée : Sentiments de la nation. La déclaration d’indépendance fut ce qu’elle devait être après les violences de Calleja sur Zitacuaro. Le Mexique rompait absolument avec Ferdinand VII. En cela, Morelos se montrait plus sincère que Hidalgo, qui détestait trop cordialement les Espagnols pour vouloir réellement du gouvernement de ce prince, et qui sans doute n’en avait proclamé le nom que pour grossir le nombre de ses partisans et les rangs de son armée. La déclaration ne s’expliquait qu’incomplètement sur la forme qu’aurait le gouvernement une fois le Mexique affranchi. Les termes de cette pièce, combinés avec la note émanée de Morelos et avec une proclamation qu’il publia un peu plus tard, en janvier 1813, à Oaxaca, sembleraient indiquer que les opinions politiques de ce chef étaient un mélange des idées qui avaient étéproclamées par la Révolution française, et ensuite par les cortès de Cadix, avec celles que les jésuites avaient mises en pratique dans les missions du Paraguay. On aperçoit en effet dans ces trois documents mexicains les germes d’une théocratie qui eût passé le niveau sur toutes les têtes. Il y était dit que la nation mexicaine reprenait sa souveraineté et l’exerçait par ses représentants, que l’esclavage des noirs était aboli, que les privilèges de la naissance ou de la couleur disparaissaient, que la justice criminelle n’emploierait plus la torture ; mais en même temps la religion catholique était déclarée la seule qui fût reconnue et pût être pratiquée, même en secret. La liberté de la presse était instituée, mais seulement pour les sciences et la politique, ce qui voulait dire à l’exclusion des matières religieuses. Le commerce extérieur était permis sous des droits modérés, mais les étrangers n’étaient reçus qu’autant que ce seraient des ouvriers ou artisans pouvant enseigner leur profession, et ils devaient séjourner dans des ports désignés à cet effet, sans qu’il leur fût loisible de pénétrer dans l’intérieur, quand bien même ils appartiendraient à la nation la plus amie. La propriété devait être respectée ; le congrès devait faire des lois qui obligeassent les hommes à la constance et au patriotisme, modérassent également l’opulence et l’indigence, et eussent pour effet d’élever le salaire du pauvre, d’améliorer ses mœurs, de dissiper son ignorance et de l’éloigner du crime. Il était défendu de jouer autrement que pour se distraire ou s’amuser ; la fabrication et l’usage des cartes étaient interdits. Les dettes contractées jusqu’alors envers les Européens, c’est-à-dire les Espagnols, étaient annulées par application de la règle que tous les biens des Espagnols étaient confisqués. La protection ou l’assistance donnée aux Espagnols par action, par parole ou par écrit était érigée en crime de haute trahison, de même que le refus de contribuer aux frais de la guerre de l’indépendance. À ces dispositions politiques étaient venues se mêler des prescriptions assez difficiles à faire passer dans la pratique, telles que de fuir les vices qui découlent de l’oisiveté, et en conséquence de se livrer au travail, chacun dans sa profession, les femmes se consacrant aux occupations domestiques, les prêtres au salut des âmes, les laboureurs au soin de leurs champs, les ouvriers au maniement de leurs outils. Un des premiers actes du congrès fut de rétablir l’ordre des jésuites, aboli dans les domaines de l’Espagne depuis Charles III. C’était, disait-on, afin de donner à la jeunesse l’instruction chrétienne dont elle manquait, et d’avoir des missionnaires zélés pour la Californie et les provinces frontières du nord.

C’est le 5 novembre 1815, lorsqu’il escortait le congrès traqué par les commandants espagnols, que Morelos fut fait prisonnier à Temescala. Pour mieux protéger cette assemblée, il s’était placé à l’arrière-garde, où il faisait bravement face aux Espagnols, tout près de l’enlever. L’officier espagnol entre les mains duquel il tomba, don Manuel Coucha, lui témoigna de grands égards ; quant à lui, il montra une résignation courageuse. « Ma vie n’est rien, dit-il, si le congrès est sauvé. Ma tâche était finie du moment qu’un gouvernement indépendant était établi. » Le congrès en effet fut sauvé par Nicolas Bravo, que Morelos avait chargé de sa sûreté, et il arriva à Tehuacan, où Teran lui fit d’abord bon accueil. Mais au milieu de l’adversité commune l’harmonie ne fut que de courte durée. La discorde se glissa bientôt entre ce chef militaire et ce gouvernement civil qui voulait prendre la direction des affaires, devenues si difficiles. Le 15 décembre, Teran dispersa le congrès par la force. Morelos, au fond de sa prison de Mexico, eut la douleur d’apprendre que cette création, à laquelle il attachait un si grand prix, ne lui survivrait pas. Le congrès n’avait jamais possédé une autorité bien effective. Il n’en était pas moins une utile machine de gouvernement ; il formait un point de ralliement, il était l’unité de l’insurrection. Sa destruction fut un malheur et un symptôme aggravant de la mauvaise fortune des indépendants.

C’est un fait digne d’être signalé que le congrès n’avait pas perdu courage dans la mauvaise fortune. Après les malheurs qui accablèrent l’armée principale des insurgés à la fin de 1813 et à l’ouverture de 1814, il fut presque toujours fugitif. Deux corps espagnols, commandés l’un par le brigadier Negreto, l’autre par le capitaine don Miguel Béisteguy,étaient à sa poursuite. Il n’en continuait pas moins ses travaux. Il acheva ainsi la discussion d’une constitution politique. Cette œuvre, qui était destinée à rester sur le papier, fut proclamée en octobre 1814. On célébra à cette occasion des fêtes aussi solennelles qu’on le put dans la petite ville d’Apatzingan, où siégeait alors le congrès. Une médaille fut frappée en commémoration de l’événement. Morelos y assistait en qualité de l’un des trois membres du pouvoir exécutif que créait la constitution. C’était une compilation des idées de l’assemblée constituante française de 1789 et des formules consacrées par les cortès espagnoles en 1812. Le seul incident digne d’être relevé par l’histoire, auquel ait donné lieu cette constitution d’Apatzingan, est l’explosion de colère qu’elle provoqua de la part des autorités espagnoles. Le vice-roi Calleja déféra la constitution au conseil royal (real acuerdo), qui la condamna avec appareil le 14 mai 1815. À la suite de cet arrêt, le vice-roi la fit brûler par la main du bourreau sur la grande place de Mexico et ordonna que la cérémonie se répétât dans toutes les capitales de provinces. En même temps il publia une proclamation portant que tous les détenteurs d’exemplaires de la constitution ou de papiers de même nature étaient tenus de les délivrer à l’autorité dans les trois jours, sous peine de mort et de la confiscation de leurs biens. Les mêmes peines devaient être appliquées à quiconque défendrait ou appuierait la révolution, ou en « parlerait favorablement ». Quiconque, ayant entendu une pareille conversation, se serait abstenu de la dénoncer au gouvernement ou aux tribunaux, devait être déporté avec confiscation de ses biens. Il était défendu de se servir par parole ou par écrit des termes d’insurrection et d’insurgés pour désigner la révolution et ses partisans. On devait dire la rébellion ou la trahison, les rebelles ou les traîtres. Toutes les localités étaient tenues de déclarer par acte authentique qu’elles n’avaient pris aucune part à la nomination des membres du congrès.

VI.

Même avant la prise de Morelos, dès la bataille de Valladolid et le combat de Puruaran, la cause des indépendants était perdue militairement. Livrer une bataille était au-delà de leur puissance. Ce n’étaient guère plus que des guérillas obligées de se tenir reployées dans des retraites impénétrables, où elles rentraient après des excursions faites à l’improviste. Calleja, alors vice-roi, fit, le 22 juin 1814, après tous ses succès et ceux de ses lieutenants, une proclamation où il exaltait son armée, et dans les termes les plus dédaigneux signalait l’insurrection comme extirpée ; mais cet habile militaire, qui avait un coup d’œil sûr, savait bien, alors même qu’il parlait en termes si pompeux de ses victoires et de l’anéantissement prétendu des insurgés, que la cause de l’indépendance n’en était pas moins assurée de triompher, parce qu’elle était gagnée dans le cœur des Mexicains. On en trouve la preuve dans une pièce officielle qui était destinée à rester secrète, mais que le cours des événements postérieurs a fait tomber dans le domaine de la publicité. C’est un rapport de Calleja au gouvernement de Ferdinand VII, qui est à peu près contemporain de sa proclamation si orgueilleuse et si confiante, car il est du 14 août 1814. Ce document porte que l’esprit de bellion s’est emparé du pays, se manifeste partout et toujours, de manière à être insaisissable et à défier tous les moyens de répression. Ce n’était pas seulement le guerrillero caché derrière un rocher ou parmi les cactus, c’était une complicité universelleà laquelle participaient toutes les classes et tous les âges. « Le juge, disait Calleja, dissimule les crimes des insurgés ou s’abstient de les punir, quand il n’y a pas mis la main. Le clergé, dans le confessionnal, insinue la désobéissance et l’indépendance aux fidèles, quand il ne la recommande pas du haut de la chaire. Les écrivains corrompent l’opinion en sa faveur. Les femmes séduisent les militaires. Le fonctionnaire avertit les rebelles des plans de ses supérieurs ; la jeunesse se tient prête et s’arme ; le vieillard intervient par ses conseils. Les corporations affectent d’être en mésintelligence avec les Européens, refusent de les admettre dans leur sein et esquivent toute assistance au gouvernement ; on travestit les actes de l’autorité pour les faire détester, on les discrédite par des remontrances pour lesquelles on trouve toujours un prétexte. C’est ainsi que tout le monde est d’accord pour miner l’édifice de l’État en s’abritant sous les institutions libérales. »

Ces dernières paroles de Calleja font allusion à la constitution des cortès, qui, proclamée en 1812 dans la Péninsule, avait été introduite dans les colonies par la volonté expresse des cortès elles-mêmes. Le premier effet de la constitution fut de conférer des droits électoraux à la population blanche, ou supposée telle. Ce fut pour les partisans de l’indépendance une occasion de se compter. Ils posèrent en principe d’écarter systématiquement les Espagnols (cette qualification signifie toujours, dans cet article, les natifs d’Espagne). Dès le premier moment, on eut six cent cinquante-deux élections à faire pour les ayuntamientos et pour diverses autres fonctions. Sur ce nombre d’élus, pas un ne fut un Espagnol. L’audiencia, à une représentation de laquelle j’emprunte ce fait, ajoute que les choix tombèrent sur des hommes connus pour leur attachement à l’indépendance, qui s’étaient signalés en s’opposant aux emprunts et aux souscriptions volontaires destinés à secourir la métropole, qui avaient même signé la demande d’une junte mexicaine en 1808, ou encore sur des prêtres qui s’étaient fait remarquer par leur sympathie affichée pour l’indépendance.

Le régime constitutionnel n’avait pas eu seulement pour effet de concentrer entre les mains des Mexicains tout ce qu’il y avait de fonctions électives en vertu de la constitution même ; il avait aussi donné beaucoup de facultés aux amis de l’indépendance par les obstacles qu’il opposait aux exécutions sommaires et aux arrestations préventives. Il les avait particulièrement aidés par la liberté de la presse, qui s’était révélée par un déluge d’écrits. On avait dévoilé tous les abus de la domination espagnole, en les amplifiant et en les grossissant de griefs imaginaires. Quand le vice-roi, d’accord avec l’audiencia, prit sur lui de suspendre la liberté de la presse, il était trop tard ; l’éruption du volcan n’avait duré que soixante-six jours, mais elle laissait des traces ineffaçables. La domination de l’Espagne était jugée. Ce n’était pas un des moindres résultats du régime constitutionnel d’avoir aboli l’inquisition, l’effroi des personnes qui se permettaient de penser avec quelque liberté sur les matières religieuses ou politiques.

Peu après la rentrée de Ferdinand VII en Espagne, la constitution fut abolie au Mexique comme dans tout le reste de la monarchie. Le vice-roi fut armé de nouveau de toutes les ressources du gouvernement absolu, y compris l’inquisition, qu’on s’empressa de rétablir. L’Espagne, débarrassée de la guerre, envoya des troupes avec lesquelles elle put occuper solidement les villes principales, poursuivre et disperser les bandes des insurgés, et enfin une amnistie générale fut proclamée. Presque tous les indépendants en profitèrent, sans que leur cœur renonçât à ce qui était devenu la passion de leur vie. Un observateur superficiel pouvait penser que le pays était pacifié, que la restauration de l’autorité métropolitaine était définitivement accomplie. Le vice-roi par lequel Ferdinand VII avait remplacé Calleja, en septembre 1816, don Juan Ruiz de Apodaca, se montrait modéré et bienveillant. Ce fut lui qui reçut la soumission d’un grand nombre de chefs. Dans la joie que lui causaient ces succès, il eut la simplicité ou la forfanterie d’écrire à Madrid que la révolution était définitivement vaincue[12]. Peut-être aussi n’était-ce de sa part qu’une de ces flatteries que les fonctionnaires se permettent toujours, parce qu’ils savent que toujours elles sont bien accueillies. Il était certain au contraire qu’il ne manquait qu’une occasion pour que l’esprit d’indépendance fît une nouvelle explosion, cette fois irrésistible par l’accord des volontés. Or, quand les peuples ont une résolution bien arrêtée, la Providence se charge de leur fournir l’occasion attendue, et c’est à eux de la saisir.

En 1820, le gouvernement absolutiste du roi Ferdinand VII, se croyant bien le maître dans la Péninsule, porta son regard à l’extérieur, et résolut de faire un grand effort pour rétablir son autorité dans la partie du Nouveau-Monde qui lui échappait le plus visiblement. En conséquence, il organisa une expédition formidable qui avait pour destination les contrées qu’arrose la Plata. L’armée expéditionnaire était réunie dans l’île de Léon, et elle allait partir, sous les ordres de Calleja, appelé alors le comte de Calderon, en mémoire d’une de ses plus insignes victoires sur les Mexicains. Cette agglomération de troupes dans l’île de Léon devait amener de grands événements, bien différents de la conquête pour laquelle on l’avait préparée. Les officiers principaux, nourris des idées de la Révolution française, d’où était déjà née la constitution des cortès de 1812, supportaient avec indignation le despotisme dégradant sous lequel Ferdinand VII avait courbé leur patrie. Quelques hommes courageux se résolurent à renouveler une fois de plus la tentative qui avait coûté la vie à de braves gens tels que Porlier, Lacy, Richard, Vidal et Bertrand de Lis. Une conspiration se forma pour le rétablissement de la constitution de 1812, et le 1er janvier 1820 le colonel Riego, qui commandait le bataillon des Asturies, cantonné près de Séville, proclama la constitution et marcha sur le quartier-général. Il fut secondé par le colonel Quiroga, qui, poursuivi pour sa participation à un complot antérieur et mis en prison, s’en était échappé et avait décidé plusieurs bataillons à le suivre. Peu de temps après, la constitution était rétablie en Espagne, et par cela même, virtuellement au moins, dans les colonies, car elle était impérativement applicable aux possessions d’outre-mer. Cette nouvelle excita une grande émotion dans tout le Mexique. Le vice-roi Apodaca se prêta de mauvaise grâce à remettre en activité la constitution. Il lui fallut cependant se soumettre en apparence ; mais il conçut le dessein de relever l’autorité absolue de Ferdinand VII, dans le Mexique au moins, en opposant une insurrection militaire à celle qui avait réussi dans l’île de Léon. Sous le prétexte de détruire les restes des corps indépendants qui tenaient encore dans les montagnes du sud, du côté de l’Océan-Pacifique, sous les ordres de l’indomptable Guerrero et d’Asentio, il rassembla des troupes et mit à leur tête un officier sur lequel il croyait pouvoir compter. Il était encouragé dans ces projets par Ferdinand VII, qui lui avait secrètement écrit qu’il se disposait à fuir l’Espagne pour venir s’établir à Mexico, où il se flattait de trouver, au milieu de sujets plus dévoués que ceux de la Péninsule, un asile contre le génie de la révolution[13]. Le colonel don Augustin Iturbide, choisi par le vice-roi pour l’œuvre réactionnaire, était un créole qui avait donné des gages multipliés à la cause de la mère-patrie pendant le cours de la guerre contre Hidalgo et Morelos. On citait de lui nonseulement de grands faits d’armes, tels que ceux de Valladolid et de Puruaran, mais aussi des actes d’une révoltante cruauté. En 1814, pour célébrer dignement le vendredi saint, après un combat où il avait eu l’avantage à Salvatierra, il avait imaginé de faire fusiller ce jour-là trois cents prisonniers, sous prétexte qu’ils étaient excommuniés, car les autorités espagnoles du Mexique employaient les armes spirituelles en même temps que le sabre, la mousqueterie et le canon pour soumettre les indépendants. M. Ward, qui en sa qualité de chargé d’affaires de l’Angleterre était en position d’être bien informé, assure que la dépêche adressée au vice-roi par Iturbide, pour lui annoncer cet acte d’une bigoterie féroce, existait de son temps dans les archives de Mexico. En 1820 Iturbide, de même que les autres créoles qui s’étaient rangés d’abord sous le drapeau de l’Espagne, était plus qu’ébranlé. Dans les premières années de la lutte de l’indépendance, le sentiment de la conservation avait rattaché un grand nombre de propriétaires créolesà la cause de la mère-patrie, malgré les griefs légitimes qu’ils avaient contre elle. M. de Humboldt, qui a observé l’Amérique espagnole en philosophe non moins qu’en naturaliste, écrivait en 1803 : « Depuis 1789 la crainte qu’inspire aux blancs et à tous les hommes libres le grand nombre de noirs[14] et d’Indiens arrête les effets de leur mécontentement. » Les massacres tolérés par Hidalgo ou ordonnés par lui avaient augmenté ces appréhensions des blancs et refroidi leur zèle pour l’émancipation ; mais en 1820 l’amour de l’indépendance nationale avait enfin surmonté tout autre sentiment. Iturbide suivit le torrent de l’opinion avec la pensée de le diriger ; il n’est pas interdit de supposer qu’il entrevit dès lors la chance de faire tourner le mouvement à son avantage personnel. Il reçut les confidences du vice-roi en serviteur zélé, de manière à l’endormir dans une sécurité complète, et alla se placer à la tête des troupes que lui confiait le crédule Apodaca. Une fois à son poste, comptant sur sa popularité parmi les soldats mexicains rangés sous le drapeau de l’Espagne, il ne balança pas à entreprendre une révolution diamétralement opposée à celle que rêvait le vice-roi. La force espagnole au Mexique se composait de onze régiments de soldats de la Péninsule contre vingt-quatre d’indigènes : si, par un programme habilement combiné, il réussissait à mettre ces derniers de son côté, il était le maître de la situation, car une fois qu’il aurait relevé l’étendard mexicain, les soldats de l’indépendance ne viendraient-ils pas grossir les rangs de son armée ? L’opinion, qui se taisait par la terreur qu’inspiraient les Espagnols, ne lui fournirait-elle pas alors cet appui moral, qui est l’invincible auxiliaire et l’irrécusable justification de la force matérielle ? S’étant transporté dans la ville d’Iguala avec la partie de ses troupes dont il était le plus sûr, il y proclama, le 24 février 1821, l’indépendance du Mexique avec un programme qui est resté célèbre sous le nom de plan dIguala. C’est une pièce remarquable par sa modération et par la pensée de conciliation qui l’a dictée. Il y est dit que le Mexique sera un État indépendant, que la forme du gouvernement sera monarchique, sous la dénomination d’empire, que la gloire de Napoléon avait accrédité partout, avec une constitution en rapport avec les mœurs du pays. Le trône du Mexique était offert à Ferdinand VII, ainsi que l’avait déjà voulu la junte de Zitacuaro, des idées de laquelle il semble qu’Iturbide se soit inspiré sur plusieurs points. Sur le refus de Ferdinand VII, la même offre serait adressée aux deux infants d’Espagne, ses frères, don Carlos et don François de Paule, puis à l’archiduc Charles d’Autriche, celui qui avait eu le rare honneur de disputer la victoire, une ou deux fois en sa vie, à l’empereur des Français. À défaut de ces princes, on appellerait un membre de quelqu’une des maisons régnantes de l’Europe. Iturbide avait trop longtemps combattu dans les rangs des Espagnols pour n’être pas enclin à les ménager ; c’était d’ailleurs conforme à la pensée de conciliation générale qu’il proclamait sagement. En conséquence, le plan d’Iguala assimilait complètement les natifs d’Espagne aux autres habitants du Mexique ; il leur promettait la conservation de leurs emplois, ce qui était beaucoup s’engager, car c’eût été laisser le pays pendant quelque temps entre les mains des Espagnols, à l’exclusion des Mexicains, puisqu’en vertu du système imperturbablement pratiqué jusqu’alors, excepté pendant le court intervalle de la constitution, toutes les places avaient été réservées aux natifs de la Péninsule, et le renouvellement, abandonné aux seules causes naturelles, ne pouvait qu’être fort lent.

La proclamation qui précédait le plan méritait le meilleur accueil par l’excellent esprit dont elle était empreinte, et elle produisit dans tout le pays un excellent effet. Iturbide eut aussitôt l’adhésion de Guerrero, qui, avec une abnégation dont peu de généraux mexicains ont par la suite donné l’exemple, et dont plus tard il eut le malheur de se départir lui-même, vint se placer sous ses ordres avec ses bandes, qui offraient un singulier mélange d’aspect martial avec les marques les plus apparentes des privations et du dénûment[15]. De divers points, des signes d’assentiment répondirent à Iturbide. Les natifs de la Péninsule cependant persistaient dans leur système. Ils ne pouvaient se faire à l’idée de traiter les Mexicains autrement qu’en peuple conquis. Leur force principale était à Mexico, où résidaient, entourées d’une garnison choisie, les principales autorités, et où siégeait la formidable audiencia, qui donnait l’exemple d’un immuable attachement aux anciennes règles de gouvernement. Leur attitude implacable, par l’effroi qu’elle inspirait, contint un moment l’enthousiasme des populations ; mais ce fut court. Ils recommencèrent la faute de 1808 : ils déposèrent le vice-roi Apodaca comme ils avaient fait d’Iturrigaray, sans l’incarcérer néanmoins, et ils installèrent à sa place un officier d’artillerie, le général Novella, qui ne sut ou ne put rien combiner de mieux que de s’enfermer dans la capitale avec les troupes espagnoles. Cependant de toutes parts les appuis surgissaient pour Iturbide. Les villes et les provinces se déclaraient pour le plan d’Iguala. Les régiments indigènes se prononçaient. Ce qui restait des soldats de l’indépendance reprenait les armes pour se rallier à l’armée libératrice. Nicolas Bravo reparut ainsi sur la scène. Bientôt ce fut Guadalupe Victoria, que l’on croyait mort, et dont un bulletin officiel, signé du chef de la troupe envoyé à sa recherche, avait annoncé qu’on avait trouvé le cadavre dans le bois où il s’était réfugié plutôt que d’accepter l’amnistie qu’on lui offrait. Sur ces entrefaites arriva à la Vera-Cruz le nouveau vice-roi que le gouvernement constitutionnel de Madrid envoyait en remplacement d’Apodaca : c’était le général O’Donuju, l’un des amis des héros de l’île de Léon, Riego et Quiroga. Il n’amenait pas de troupes, il était seul. Iturbide fit envers lui une démarche hardie et intelligente. Il lui proposa une entrevue qui aurait lieu à Cordova, ville située à peu de distance de la Vera-Cruz, sur la route de Mexico. O’Donuju s’y rendit, et là, le 27 septembre, fut signé par les deux chefs un traité qui reproduisait les termes du plan d’Iguala, sauf quelques modifications accessoires ou qui semblaient telles. C’est ainsi qu’un troisième infant d’Espagne, don Carlos-Luiz, héritier du grand-duché de Lucques, était substitué à l’archiduc Charles d’Autriche, et que la qualité de membre d’une maison régnante cessait d’être indispensable chez le candidat que les cortès de l’empire mexicain pourraient élever au trône, à défaut de l’acceptation de Ferdinand VII et des trois infants d’Espagne. Pour surveiller l’exécution loyale du traité de la part des Mexicains, O’Donuju devait être un des membres de la junte provisoire chargée de diriger le gouvernement, et il siégeait en cette qualité lorsque la mort vint le surprendre.

En acceptant la transaction de Cordova, O’Donuju se conduisit en homme judicieux, en politique éclairé, en véritable patriote heureusement inspiré. Réclamer davantage pour l’Espagne eût été chimérique, et pourtant, lorsque les commissaires envoyés du Mexique arrivèrent à Madrid, ils y furent très mal accueillis. Le roi Ferdinand VII n’éprouvait aucun attrait pour un trône moins glorieux à son gré que celui des Castilles, et qui serait de même environné des entraves, à ses yeux fort déplaisantes, d’une constitution. D’ailleurs les Espagnols, quoiqu’ils n’aimassent guère ce prince, ne l’auraient pas laissé partir, n’ayant pas mieux ou n’ayant que pis pour le remplacer. L’infant don Carlos, un moment séduit par la perspective de régner à Mexico, était retenu par l’espérance de succéder au trône d’Espagne, le roi son frère n’ayant pas d’enfant alors. Seul, l’infant don François de Paule aurait goûté le programme concerté à Cordova, et on assure qu’il eut un moment le projet de se jeter dans un navire de commerce et de partir à tout hasard ; mais avant tout et par-dessus tout c’était aux cortès de prononcer. Au sein des cortès, le traité de Cordova fut blâmé, déclaré nul et non avenu, et, malgré la pénurie où l’on était, on forma la résolution d’envoyer des renforts aux corps espagnols, qui occupaient encore des positions de résistance en Amérique. C’est ainsi qu’au Mexique même une garnison espagnole tenait ferme dans le fort de Saint-Jean-d’Ulloa et dominait le principal siège du commerce du Mexique avec l’Europe, la Vera-Cruz. M. Lucas Alaman, qui depuis a joué un grand rôle au Mexique parmi les chefs du parti conservateur, était alors député aux cortès à titre de Mexicain. Il a vu de près, comme témoin et comme acteur, tout ce qui se passait dans cette assemblée. Il en a consigné le détail dans sa volumineuse histoire. Il fait remarquer avec raison que la conduite tenue par les cortès et par le cabinet se comprendrait si la Péninsule avait eu les forces nécessaires pour comprimer le sentiment d’indépendance qui régnait dans les cœurs des habitants de presque tout un continent, et du Mexique en particulier ; mais de bonne foi en était-on là ? N’était-on pas réduit aux dernières limites de l’impuissance ?

La conséquence pour le Mexique fut celle qu’il était aisé de prévoir. Iturbide jouissait d’une popularité immense d’un bout à l’autre du Mexique, et dans l’ivresse qu’inspirent toujours les acclamations de la foule il devait être tenté d’user et d’abuser des grands pouvoirs dont il avait été aussitôt investi, et dont l’exercice lui était peu familier. Il s’ensuivit qu’il fut bientôt en désaccord avec le congrès qui s’était réuni, afin de constituer le pays, aux termes mêmes du plan d’Iguala. Travaillée par les Anglo-Américains, qui avaient organisé dans le pays des loges maçonniques, celles des Yorkinos[16], où l’on était pour la démocratie, frappée d’ailleurs de la prospérité que le système républicain avait procurée aux États-Unis, cette assemblée était de moins en moins favorable au régime monarchique, pour lequel le personnage le plus nécessaire, le monarque, faisait défaut. Par l’effet de la lutte qui existait entre le congrès et lui, et sous l’influence des discussions animées qui avaient lieu dans le public sur les avantages respectifs de la monarchie et de la république, Iturbide, de la position de champion du régime monarchique, passa à celle de candidat à la couronne. Le texte de la convention de Cordova lui permettait ces hautes visées. Un parti nombreux se mit à l’y pousser. Selon le témoignage de M. Lucas Alaman, le haut clergé, redoutant les principes qui dominaient dans le congrès, lui était favorable. Des menaces proférées contre sa vie, et enfin une conspiration, dont l’objet était de l’assassiner, eurent un résultat semblable à celui qu’avaient déterminé en France la machine infernale et les complots de George, Moreau et Pichegru. Le zèle de ses partisans en fut redoublé, et lui-même fut mis en demeure de se prononcer.

Dans la soirée du 18 mai 1822, des soldats, guidés par un sous-officier, parcoururent la ville au cri de vive Augustin Ier ! La multitude acclama. Le lendemain matin, le congrès fut envahi, et dut délibérer sous les regards impatiens des tribunes, que remplissait une foule ardente. Iturbide, appelé à assister à la délibération, s’y était rendu, et ne la quitta pas un instant. Quelques députés essayèrent de faire prévaloir des moyens dilatoires, et par exemple de faire décréter qu’on demanderait des pouvoirs aux provinces. Ce fut en vain. À la fin, 71 voix contre 15 décernèrent la couronne impériale à Iturbide. L’empire était institué. Une cérémonie splendide pour le couronnement de l’empereur et de l’impératrice, et dans laquelle on copia autant qu’on le put le sacre de Napoléon Ieret de l’impératrice Joséphine en 1804, charma la population de la capitale, avide de spectacles. On organisa une cour nombreuse, où l’étiquette déployait ses exigences et son faste. J’ai rencontré à Mexico, en 1835, un tapissier français qui était allé proposer à Iturbide, devenu empereur, de lui faire un lit sur le modèle de celui du grand Napoléon aux Tuileries. L’offre avait été acceptée avec empressement, et le lit payé un prix fabuleux. Puériles parodies! Comme si c’était en lui empruntant son tapissier qu’on s’égale à un grand homme ! Quelques mois s’étaient à peine écoulés que le nouveau trône tremblait sur ses fondements. La plupart des généraux étaient mécontents d’obéir à un chef qui n’avait pas de titres plus brillants que les leurs, et qui les avait combattus, eux soldats de l’indépendance, lui enrôlé parmi les Espagnols, et impitoyable entre tous envers les indépendants vaincus. On avait un autre grief contre le nouvel empereur. Dans cette guerre où les propriétés n’étaient pas plus respectées que les personnes, la spoliation s’était donné carrière, Iturbide, déjà couvert du sang des prisonniers, ses concitoyens, s’était signalé aussi par ses excès dans cet autre genre. La province de Guanaxuato avait été particulièrement le théâtre de ses rapines. Il fut dénoncé au vice-roi par des personnes respectables dans l’espèce de suspension des hostilités qui suivit l’anéantissement de l’armée de Morelos et l’exécution de ce chef, et la clameur publique fut telle que le vice-roi dut ordonner une instruction judiciaire ; mais ce vice-roi était Calleja, qui faisait grand cas de la bravoure d’Iturbide et qui considérait comme des péchés véniels toute espèce d’actes sommaires envers les indépendants, pourvu qu’on réprimât l’insurrection. Sous l’inspiration du vice-roi, l’instruction judiciaire, qui d’ailleurs avait été confiée à un ennemi impitoyable des insurgés, le magistrat Bataller, dont il a été parlé plus haut, aboutit à ce que nous appellerions en France un arrêt de non-lieu de la chambre des mises en accusation ; mais la conscience des honnêtes gens n’avait pas ratifié cette indulgence. Ainsi le gouvernement impérial d’Iturbide soulevait des répugnances motivées et des haines violentes, sans parler des jalousies individuelles, qui de toutes les résistances dressées contre lui n’étaient pas les moins dangereuses.

Dès le mois de septembre 1822, l’antagonisme était patent entre Iturbide et le congrès. En novembre, le général Santa-Anna, qui avait été comblé de faveurs inouïes par Iturbide[17], leva à Vera-Cruz l’étendard de la révolte. Guadalupe Victoria s’associa presque aussitôt à ses efforts. Au commencement de janvier, Guerrero et Bravo s’unissaient aux insurgés, et dans les derniers jours de mars 1823 il n’y avait plus d’empire. Au mois de mai, une frégate anglaise emportait vers l’Europe l’empereur déchu avec sa famille. Le congrès, reconnaissant les services qu’il avait rendus à la patrie, lui assignait une pension de 125 000 francs, à la condition de ne pas rentrer dans le pays.

C’est ainsi que succomba au Mexique la cause de la monarchie. Elle y conserva cependant des partisans nombreux. Très peu de personnes gardaient l’espoir ou le désir de voir monter sur le trône un prince de la maison d’Espagne. Cette idée eut même bientôt contre elle l’unanimité du vœu national. On était irrité du refus de Ferdinand VII et des cortès d’accorder un prince de la famille royale et de reconnaître le Mexique indépendant en négociant avec lui pour assurer au commerce espagnol un traitement de faveur. À ce dépit se joignit en 1829 l’irritation causée par une nouvelle tentative à main armée pour faire rentrer le Mexique sous le joug. Une petite armée espagnole, commandée par le général Barradas, vint débarquer à Tampico, mais ce ne fut que pour essuyer une défaite humiliante, que lui infligèrent immédiatement les généraux Teran et Santa-Anna. La haine contre les Espagnols, qui était déjà vive, en fut grandement envenimée, et elle reste aujourd’hui le sentiment politique le plus vivace qu’il y ait dans le pays. Un exil en masse, voté par le congrès dans un moment de passion publique, frappa toutes les personnes nées dans la Péninsule. Mesure funeste, car la violence est rarement profitable, et ici on faisait perdre au Mexique une population plus instruite et plus industrieuse que le reste, et avec elle une grande quantité de capitaux.

Rebuté par l’Espagne et animé à son tour contre elle d’une extrême répugnance, le parti monarchique, parmi les Mexicains, se flattait au moins de la pensée qu’un pays aussi vaste, aussi beau, aussi bien doté en richesses de toute sorte, et aussi parfaitement situé, tenterait quelque rejeton de quelqu’une des maisons souveraines de l’Europe ; mais, au moment de la chute d’Iturbide, les opinions légitimistes, mises à la mode et érigées en système par M. de Talleyrand à l’époque du congrès de Vienne, exerçaient une domination absolue dans les conseils des monarchies catholiques, les seules auxquelles on eut pu s’adresser. À Paris, à Vienne ou à Munich, on eût repoussé comme un larcin et une usurpation l’idée d’envoyer à Mexico, pour y être empereur, un prince de la famille régnante. Le sentiment monarchique des Mexicains ainsi éconduit et bafoué par les rois de l’Europe ne s’en maintenait pas moins ; il cherchait au hasard l’objet de son culte. C’est ainsi que, tant qu’il a vécu, le jeune fils d’Iturbide, le prince Félix, né pendant le règne éphémère de son père, et réfugié à Philadelphie après la catastrophe où périt le ci-devant empereur[18], a eu des partisans fidèles.

VII.

Sous le nom de la république, le Mexique n’a eu qu’une anarchie déplorable, avec tout ce qui en forme le triste accompagnement : l’absence de sécurité pour les propriétés et pour les personnes, les engagements de l’État violés, l’industrie languissante ou anéantie, les routes régulièrement exploitées par des brigands, le moral de la nation affaissé, ses connaissances obscurcies et les rares établissements d’instruction publique désorganisés, une corruption hideuse dans l’administration et dans la justice. Le nombre des personnes qui tour à tour ont occupé la présidence et se sont renversées l’une l’autre est presque indéfini, surtout dans les six dernières années ; le doute et le désespoir dévorent l’âme des bons citoyens.

Au milieu de cette confusion, il y a pourtant une figure qui domine tout le reste, celle du général Santa-Anna. M. Lucas Alaman a sur ce personnage une page qui est bonne à reproduire. « Une fois Iturbide renversé, dit-il, l’histoire du Mexique pourrait s’appeler l’histoire des révolutions du général Santa-Anna : tantôt les organisant pour son propre compte, tantôt y prenant part après que d’autres les avaient commencées, travaillant aujourd’hui à l’agrandissement d’autrui et demain au sien propre, élevant une faction pour l’abaisser et l’opprimer ensuite en soutenant la faction opposée, entretenant ainsi un jeu de bascule entre les partis, il est le moteur des événements politiques, et le sort de la patrie s’enlace avec le sien propre à travers toutes les alternatives qui quelquefois l’ont porté à la possession du pouvoir le plus absolu pour le précipiter bientôt dans la captivité ou dans l’exil. Néanmoins, au milieu de cette agitation perpétuelle dans laquelle il a incessamment maintenu la république, parmi ces démentis qu’il se donne et par lesquels on l’a vu adopter sans hésiter, lorsque son intérêt l’y portait, des idées entièrement contraires à celles qu’il préférait dans son for intérieur, au milieu des maux immenses qu’il a attirés sur le pays pour parvenir au pouvoir suprême, dont il se servait comme d’un moyen d’amasser des richesses, on l’a vu en 1829, lors de la tentative des Espagnols pour rétablir leur domination et dès leur débarquement à Tampico, se précipiter sur eux sans attendre les ordres du gouvernement et les obliger à mettre bas les armes, en 1835 affronter au Texas les colons américains insurgés et porter l’étendard mexicain jusqu’à la frontière des États-Unis, être au moment de rendre au Mexique son autorité sur cette partie du territoire national, et ne succomber que par l’effet d’un hasard de la guerre qui l’a livré à un ennemi déjà vaincu, auquel il ne restait plus qu’un coin de terre dans les provinces qu’il avait voulu usurper. Quand les Français s’emparent du château de Saint-Jean-d’Ulloa et pénètrent dans la ville de la Vera-Cruz en 1838, Santa-Anna leur tient tête, et dans l’action qui s’engage il est mutilé. Enfin dans la plus injuste des guerres que peut citer l’histoire, guerre dont le mobile était l’ambition, non d’un monarque absolu, mais d’une république qui prétend être à la tête de la civilisation du XIXesiècle, quand l’armée des États-Unis a envahi les provinces du nord, Santa-Anna combat avec honneur à la Angostura. Avec une incroyable célérité il transporte dans les défilés de l’État de la Vera-Cruz l’armée avec laquelle il avait combattu dans celui de Cohahuila. Battu sur ce point, il lève une autre armée pour défendre la capitale avec un plan aussi mal exécuté qu’il avait été bien conçu, et mérite l’éloge, que le sénat romain dans des circonstances semblables avait décerné au premier plébéien qui eût obtenu les faisceaux consulaires, de n’avoir pas désespéré du salut de la république. L’étranger envahisseur le considère avec le général Paredès comme l’unique obstacle à une paix qui doit ravir au Mexique la moitié de son territoire, et fait tous ses efforts pour s’emparer de sa personne. Mélange de bonnes et de mauvaises qualités, on trouve en lui un grand talent naturel sans culture littéraire ou morale, un esprit entreprenant sans fixité dans les desseins, l’énergie et le sens du gouvernement avec d’énormes lacunes. Habile à tracer le plan général d’une campagne comme d’une révolution, il est malheureux dans la direction d’une bataille : il n’en a gagné qu’une seule. Il a formé des élèves et a réuni de nombreux lieutenants quand il s’est agi de combler de maux la patrie ; il n’a pas su en avoir quand il a fallu résister au canon français à la Vera-Cruz ou à la cavalerie américaine dans l’enceinte de Mexico. »

Jusqu’en 1833, le jeu de Santa-Anna fut de contribuer plus que personne à faire et à défaire les présidents sans prétendre pour lui-même à la magistrature suprême. En 1833 seulement, il prit la dignité pour son compte. Il l’a occupée jusqu’en 1855, mais seulement par intervalles, car il a été forcé de s’en retirer souvent : une première fois en 1836, quand il tomba prisonnier au pouvoir des Américains du Nord, après la bataille de San-Jacinto au Texas, la seconde fois en janvier 1845, la troisième en septembre 1847, après l’invasion du pays par les États-Unis, et enfin en août 1856. Quand il rentra au pouvoir en 1853, il semblait que ce fût pour toujours. Le suffrage universel lui avait conféré la dictature à vie avec le titre d’altesse sérénissime; mais le mal organique du pays est si profond, qu’après trois ans sa dictature, qu’on eût dit l’unique refuge d’une nation aux abois et avide de repos, s’est écroulée sur elle-même, et depuis ce moment on peut dire que le Mexique reste totalement privé de gouvernement. C’est à peine s’il y reste une société.

En se retirant de la dictature, Santa-Anna a emporté la conviction que les institutions du pays réclamaient un changement radical dans le sens monarchique, et on assure que dans son exil, volontaire au surplus, il n’a pas cessé d’exprimer cette opinion. Cette conversion de Santa-Anna aux idées monarchiques pourrait être considérée comme le dépit d’un chef de gouvernement renversé, sans une circonstance dont l’exactitude nous est attestée par des preuves qui nous semblent irrécusables. Dès 1853, quand il fut investi de la dictature, Santa-Anna, reconnaissant que la forme républicaine était impraticable dans sa patrie, avait commencé des démarches dont l’objet était d’obtenir de quelqu’une des maisons régnantes de l’Europe un prince qui consentît à venir à Mexico porter la couronne, et des principaux cabinets leur acquiescement et leur appui, moral au moins, pour cette combinaison.

Auparavant le vœu de la monarchie s’était fait jour avec un certain éclat, malgré l’intolérance des partis opposés. Un des citoyens les plus distingués du Mexique, M. Gutierrez de Estrada, qui avait occupé dans son pays de grandes positions politiques, successivement ministre, sénateur et chargéde représenter son pays en Angleterre, fit paraître en 1840 à Mexico un écrit courageux qui fit une grande sensation[19]. L’auteur fut poursuivi et obligé de s’exiler ; mais sa publication avait fourni aux partisans de la monarchie l’occasion de se compter, et elle leur avait donné du cœur. Quelques années après, le parti monarchique arriva aux affaires en janvier 1845, sous la présidence d’un des siens, le général Herrera, puis sous celle d’un chef plus énergique et plus éclairé, le général Paredès. Celui-ci publia un manifeste qui ne laissait aucun doute sur ses intentions. Tout en reconnaissant qu’il appartenait à une assemblée constituante de déterminer le mode de gouvernement qui convenait au pays, il indiquait clairement que seule la monarchie pouvait le tirer du désordre et l’arracher à la ruine. Mais, pour fonder une monarchie, il fallait un monarque. En l’absence d’un prince qui s’offrît franchement et qui fût accepté de la nation, les succès mêmes du parti monarchique ne pouvaient être que des aventures. La forme de la constitution politique du pays a été d’abord fédéraliste ; elle fut adoptée après le renversement d’Iturbide. On crut alors devoir prendre modèle sur les États-Unis, chez lesquels le système fédéraliste était tout spontanément sorti du sein même de la situation. Isolées les unes des autres avant l’indépendance, ayant non seulement leurs gouvernements distincts, mais aussi leurs chartes individuelles, et façonnées de longue main à s’administrer elles-mêmes, les treize ci-devant colonies de l’Angleterre sur le continent américain, lorsqu’elles se séparèrent de leur métropole, continuèrent ce mode d’existence en organisant entre elles les rapports strictement nécessaires par le moyen d’un simple congrès semblable à ces conférences où des puissances indépendantes se font représenter par des ambassadeurs. Plus tard, en 1787, elles ont modifié ce régime en y substituant deux assemblées délibérantes à la réunion desquelles on a conservé le nom de congrès, et en établissant un président muni de pouvoirs effectifs. Toutefois le principe de la souveraineté individuelle des États a été maintenu religieusement. Un pareil plan n’avait aucune racine dans le passé du Mexique. Les provinces diverses de la Nouvelle-Espagne n’avaient jamais eu le gouvernement d’elles-mêmes, et le pouvoir y était centralisé, condensé, absorbé tout entier entre les mains des représentants de la royauté espagnoleà Mexico, sauf ce que s’en était réservé la royauté elle-même à Madrid. Le système fédéral fut aboli sous la première présidence du général Santa-Anna, en 1835, et remplacé par le système unitaire ; mais le mouvement des partis et le débordement des passions locales et des ambitions personnelles le firent reparaître en 1846. Il succomba de nouveau sous le poids du malaise public en 1853. On l’a relevé en 1856, après la retraite de Santa-Anna. Depuis lors le pays est l’image du chaos. Il y a là une nation, un État, une société à refaire, de la base au sommet.

Qu’on me permette de transcrire ici des notes de voyages prises dans le port de la Vera-Cruz lorsque je visitai le pays ; c’était quatorze ans après que l’indépendance avait été consommée. C’est un tableau qui donne une idée affaiblie de ce qu’est le Mexique aujourd’hui. « Ce port, si animé du temps des Espagnols, n’est plus qu’une solitude. Cinq ou six bâtiments, français, anglais ou américains, las d’y attendre les piastres qui ne descendent pas de Mexico, se disposent à aller charger du bois de teinture àCampêche. Entremêlés à ces navires, quelques goélettes servant au cabotage et quelques bateaux pêcheurs complètent la représentation du commerce de la Vera-Cruz. Le Robert Wilson pourrit à l’écart ; la douane mexicaine, vigilante une fois, l’a confisqué à bon droit, pour avoir apporté des caisses d’une monnaie de billon, la quartille, sur laquelle il y avait à gagner 400%, bénéfice que se réserve le gouvernement mexicain. Le vaisseau à trois ponts l’Asia, que son capitaine espagnol livra aux insurgés pendant la guerre de l’indépendance, est submergé aux trois quarts. On n’en aperçoit plus que les bastingages à demi démolis. Il forme un récif de plus au milieu des brisants dont le port est cerné. La frégate le Guerrero, transformée en un ponton de galériens, se balance lentement entre les débris de l’Asia et le château de Saint-Jean-d’Ulloa, bâti sur un îlot, qui sert de citadelle à la place. C’est un événement que de voir sur la tour du château les signaux qui annoncent un navire. Dès que se fait entendre la cloche que l’on sonne alors, tout le monde accourt pour jouir de ce rare spectacle. La population a disparu de la ville presque autant que les navires du port. La Vera-Cruz, sous le régime colonial, avait seize mille habitants, sans compter la garnison et les gens de passage ; il n’y en a plus que quatre ou cinq mille. L’aspect de la ville est lugubre et désolé. La fameuse citadelle de Saint-Jean-d’Ulloa, que l’Espagne construisit à grands frais au milieu des bas-fonds du port, et qui a bravé les violentes tempêtes que le vent de nord-ouest entraîne avec lui, ne tient pas contre l’insouciance des Mexicains indépendants, et se délabre de jour en jour. De temps en temps, quelques soldats apparaissent, mal vêtus et mal armés, dans les embrasures, et attestent que l’état militaire du pays n’est pas moins que le reste en décadence. Le môle qui du rivage s’avance dans le port, pour faciliter le débarquement des voyageurs et des marchandises, n’est plus entretenu ; chaque hiver, la mer furieuse en détache des pans de maçonnerie que l’on ne remplace pas. Les clochers de la ville sont écornés par les boulets et les bombes. La fièvre jaune est la seule chose qui ne baisse pas à la Vera-Cruz. »

Que l’on compare le Mexique avec un autre État de l’Amérique qui, lui aussi, a voulu le gouvernement monarchique, mais qui, plus heureux que le peuple mexicain, a pu satisfaire son vœu. Le Brésil, il y a un demi-siècle, était moins peuplé que le Mexique. Il était plus en arrière dans les arts utiles. Il n’est pas plus privilégié sous le rapport du climat, il l’est même moins, car il n’offre pas à cet égard cette succession si profitable quand elle est par échelons rapprochés, comme sur le territoire mexicain, dont nous signalerons les principaux effets dans la suite de cette étude. Dans ses ressources minérales, le Brésil ne présente rien qui puisse être mis en parallèle avecces filons argentifères d’où le mineur mexicain a tiré tant de millions, qui cependant ne donnent qu’une faible idée de ce qu’on en extraira un jour. Au commencement du siècle, le Brésil avait et il conserve, dans l’institution de l’esclavage et dans la multitude de ses noirs, des causes de retardement. Aujourd’hui le Brésil est peuplé plus que le Mexique ; il est bien plus prospère, il compte davantage dans l’aréopage des nations. On le cite comme un des États qui avancent, et le Mexique n’est plus mentionné que comme un de ceux sur lesquels un destin inexorable semble avoir appesanti sa main. L’expérience est si complètement faite aujourd’hui, aux yeux des Mexicains eux-mêmes, de l’impuissance pour le bonheur et la prospérité de leur pays des institutions politiques qu’ils ont essayées, n’en pouvant adopter d’autres, que le moment semble venu où ils iraient au-devant de la monarchie, s’ils étaient rassurés sur la capacité et le caractère du prince qui se présenterait à leurs suffrages.

Le bilan de la république au Mexique est tout entier dans un simple fait, plus éloquent que tous les exposés qu’on pourrait faire des maux dont est affligé ce pays infortuné. Quand fut établie l’indépendance, le territoire de la république comprenait, d’après un relevé dressé par M. Lucas Alaman, 216 012 lieues carrées[20] ; aujourd’hui il n’est plus que de 106 067. La perte est de 109 95 lieues carrées, plus de la moitié, que les Américains du Nord se sont appropriées, et dont au surplus ils tirent parti dans l’intérêt général de la civilisation infiniment mieux que les Mexicains ne l’eussent su faire : présage du sort qui attend tout le reste, à moins d’une entière réorganisation du pays.

En septembre 1846 le Mexique a subi ce cruel affront qu’une armée étrangère campât dans sa capitale et que le drapeau étoilé des États-Unis flottât en maître sur le palais de son gouvernement. Il y reviendra flotter, ce drapeau, mais cette fois à demeure, si le Mexique ne se régénère par le moyen d’arrangements politiques tout à fait différents de ceux qu’il subit depuis quarante ans.

L’entreprise de donner un gouvernement régulier et stable au Mexique et, par un gouvernement bien assis, éclairé, libéral, d’y favoriser le développement d’une société avancée, et d’y préparer pour les temps à venir un grand État comptant dans la balance du monde, est faite pour plaire à des cœurs généreux et pour gagner la sympathie d’hommes d’État soucieux des intérêts les plus élevés de la politique française. C’est ce que j’essaierai de démontrer dans une autre partie de ce travail.

MICHEL CHEVALIER.

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[1] C’était le titre donné à la colonie dans tous les actes officiels.

[2] Cet ouvrage, intitulé Historia de Mejico desde los primeros movimientos que prepararon la independencia en el ano de 1808 hasta la época presente, forme cinq forts volumes in-8°.

[3] Le coton est indigène au Mexique.

[4] C’est peut-être ici le lieu de faire remarquer que le régime des colonies françaises est encore, au moment où nous parlons, entaché du même vice que nous venons de reprocher au gouvernement espagnol. Le commerce d’une colonie avec l’autre est encore interdit ou entouré de tant de formalités et de restrictions que c’est l’équivalent de la prohibition. À la suite du traité de commerce avec l’Angleterre, le système libéral d’économie publique qui enfin prévalait en France a été appliqué aux colonies, en ce sens qu’on les a ouvertes au commerce étranger ; c’est ce qui a été consacré par la loi du 3 juillet 1861; mais rien n’a été changé dans la législation qui régit le commerce intercolonial. Il est vraisemblable qu’à cet égard des dispositions libérales se feront peu attendre.

[5] Le terme de gente de razon (personnes douées de raison) était usuellement employé au Mexique pour désigner les blancs, tout au plus les métis. Il était exclusif des Indiens et employé par opposition à leur nom, comme un synonyme de la qualification de blanc pur ou mélangé.

[6] Il se forma àMexico même une société secrète sous le nom de Guadalupes.

[7] Les projectiles étaient des pots en fer fondu dans lesquels on transportait le mercure dont on employait une grande quantité autour de Guanaxuato pour l’extraction de l’argent. Les assiégés de l’Alhondiga remplissaient ces pots de poudre et de balles : c’étaient de grossiers obus.

[8] M. Lucas Alaman cite le texte d’une proclamation sanguinaire du vice-roi Venegas, sous la date du 25 juin 1812, et de quelques autres de Calleja devenu vice-roi. C’est un système complet d’extermination, laissé à la discrétion de tous les chefs de détachements. L’ordre du jour du général Cruz est plus révoltant encore : il porte qu’il faut poursuivre, incarcérer et tuer les insurgés, comme des animaux féroces (bestias feroces).

[9] L’exécution fut cependant retardée, et l’on n’en fusilla qu’une partie.

[10] Son nom, à ce que rapporte M. Lucas Alaman, était Félix Fernandez. Il le changea pendant la guerre, pour en prendre un qui fût de circonstance. Guadalupe signifiait un indépendant, et Vittoria l’annonce de la victoire qu’il espérait. Son compagnon depuis célèbre, l’insurgé Teran, auquel il communiqua son dessein, lui dit qu’à tant faire il serait plus significatif de s’appeler Americo Triunfo (Americ Triomphe).

[11] C’est lui-même qui le raconte ainsi dans une lettre adressée à M. Lucas Alaman, et qui figure dans l’histoire de celui-ci.

[12] Il avait cependant quelques raisons personnelles de savoir qu’il existait encore des guérillas mexicaines remplies d’audace. Après son débarquement, quand il se rendait de la Vera-Cruz à Mexico, escorté par des troupes assez nombreuses qu’il avait amenées avec lui de La Havane, il avait été attaqué à Ojo de Agua, entre Perote et la Puebla, et si le commandant des insurgés, Teran, eût mieux pris ses dispositions, il aurait pu être enlevé.

[13] M. Lucas Alaman donne cette lettre dans son histoire. La famille d’Apodaca a nié qu’elle fût parvenue au vice-roi, et même que celui-ci eût voulu organiser la contre-révolution. M. Alaman publie cette réclamation dans un chapitre additionnel.

[14] Cette observation de M. de Humboldt s’applique à l’Amérique espagnole en masse, et non pas au Mexique spécialement. Dans le Mexique en particulier, le nombre des noirs était fort limité.

[15] Une partie de ses hommes avaient contracté des maladies hideuses en bivouaquant indéfiniment dans les forêts de la région chaude, qui sont infestées d’insectes dangereux.

[16] D’après le nom de la ville de New-York.

[17] En peu de mois, du grade de capitaine il avait été porté à celui de brigadier, c’est-à-dire officier-général.

[18] Iturbide, réfugié en Angleterre, conçut le malheureux projet de reprendre la couronne. Il arriva à peu près seul, le 14 juillet 1824, à Soto-la-Marina. Fait prisonnier par le général Garza, il fut fusillé par ordre des autorités de l’État de Tamaulipas, conformément à un acte du congrès de Mexico qui l’avait mis hors la loi.

[19] Lettre au président de la république sur la nécessité de réunir une convention pour chercher le remède soluble aux maux qui affligent la république.

[20] La lieue dont il s’agit ici est celle du Mexique, de 5000 vares, ou 4179 mètres. La lieue carrée fait 1747 hectares, de sorte qu’il reste encore au Mexique 185 millions d’hectares, soit près de quatre fois la superficie de la France.

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