L’expérience prouve-t-elle que l’État soit capable d’être industriel ? (Société d’économie politique, 1888)

Dans la théorie, il semble peu avisé de laisser à la puissance publique, en plus de ses missions régaliennes, des fonctions productives diverses dans des domaines divers comme la poste, les chemins de fer ou l’industrie. Dans sa réunion du 5 octobre 1888, la Société d’économie politique s’interroge sur l’aspect pratique et historique de la question. Quel appuis les faits viennent-ils fournir à la théorie ? Est-il vrai que l’État soit incapable d’être industriel ? B.M.


L’expérience des postes, télégraphes, chemins de fer de l’État, manufactures nationales, etc., prouve-t-elle que l’État soit capable d’être industriel ?, 5 octobre 1888

M. Alph. Courtois, secrétaire perpétuel, analyse rapidement les ouvrages et brochures parvenus à la Société depuis la séance précédente. (Voir ci-après la liste de ces publications.) La réunion adopte ensuite comme sujet de discussion la question suivante, posée par M. Limousin :

L’EXPÉRIENCE DES POSTES ET TÉLÉGRAPHES, CHEMINS DE FER DE L’ÉTAT, MANUFACTURES NATIONALES, ETC., PROUVE-T-ELLE QUE L’ÉTAT SOIT CAPABLE D’ÊTRE INDUSTRIEL ?

M. Limousin, auteur de la question, est invité à la développer. L’orateur croit devoir prévenir ses confrères que la thèse qu’il va développer surprendra sans doute beaucoup d’entre eux, qui savent avec quelle insistance il revendique la qualité de socialiste, de partisan de l’action de l’autorité sociale, — c’est-à-dire de l’État sous ses formes diverses, — dans les phénomènes économiques. Il vient aujourd’hui combattre cette action, et peut-être le radicalisme de son anti-étatisme semblera-t-il excessif à quelques-uns de ses collègues, qui font cependant profession de n’être point socialistes. Ce n’est pas, dit M. Limousin, apostasie, changement d’opinion de sa part. Dans les précédentes discussions, il a, comme dans celle-ci, soutenu que, dans le domaine économique, comme dans plusieurs autres, l’action privée et l’action sociale, la liberté et l’autorité doivent coopérer, qu’elles ont l’une et l’autre leur fonction propre. Quand on repoussait en principe l’action des pouvoirs publics, il en a soutenu la nécessité ; aujourd’hui, il vient signaler une des formes de cette action dont l’expérience, c’est-à-dire la pratique, démontre le caractère nuisible, comme la théorie, c’est-à-dire l’application par prévision des lois scientifiques, aurait dû le faire prévoir. Malheureusement, on n’écoute pas assez les théoriciens, c’est même trop souvent une cause de défaveur que connaître le sujet dont on parle.

La question posée est celle-ci : l’expérience des postes et des télégraphes, des chemins de fer de l’État, des manufactures et arsenaux de l’État, montre-t-elle que l’État puisse être un bon industriel ? L’État exerce notamment les industries suivantes : le transport des lettres et journaux, la transmission des télégrammes ; le transport des personnes et des marchandises sur un réseau de chemin de fer particulier ; la fabrication des tabacs, la construction des vaisseaux de guerre et la confection de presque tout le matériel accessoire ; la fonte des canons de la marine et de l’armée, la fabrication des fusils, baïonnettes, poudres, etc.

Ces industries sont-elles conduites d’après les règles de l’expérience et de la théorie, donnent-elles de meilleurs résultats ou tout au moins d’aussi bons que l’entreprise privée ? Commençons par la Poste. La première opération d’une enquête, même sommaire, sur une industrie, c’est d’examiner sa comptabilité et de s’assurer si elle établit bien le prix de revient des produits. Or, pour la Poste, nous ne voyons rien figurer au compte capital. Cependant, cette administration possède des bâtiments, un matériel, des mobiliers, un outillage ; tout cela a coûté de l’argent, et il faut payer aux rentiers de l’État l’intérêt de cet argent ; tout cela s’use, il faut le renouveler, et vraisemblablement la Poste contribue à l’augmentation continuelle de la dette flottante. Les règles de la bonne industrie commanderaient d’ouvrir, au grand livre de l’industrie postale, un compte capital où l’on ferait figurer les sommes payées annuellement aux capitalistes prêteurs, et qui devraient être prélevées sur le produit brut. L’administration des Postes ne fait pas non plus figurer, dans ses comptes, sa contribution dans les pensions de retraites de ses vieux employés. Elle oublie, d’autre part, les subventions payées aux compagnies de transports maritimes ; enfin, elle paraît croire que la traction de ses wagons sur les chemins de fer et la manipulation qu’ils nécessitent sont réellement gratuites, quand, en réalité, elles constituent le payement, en travail, de l’intérêt d’un capital. Si ces dépenses, et probablement quelques autres qui figurent sous des rubriques diverses aux comptes du Trésor, étaient inscrites au grand livre de la Poste, on pourrait balancer sérieusement le compte de profits et pertes, et savoir s’il y a bénéfices ou non. Aujourd’hui, on l’ignore complètement, et l’État industriel, entrepreneur du transport des lettres, imprimés et télégrammes, manque ainsi à la règle fondamentale de l’industrie.

L’industrie postale est en outre une industrie arriérée, pour la raison facile à comprendre qu’elle est exercée par un corps de fonctionnaires dont aucun membre n’a intérêt aux perfectionnements, dans lequel tout esprit inventif est annihilé, et où l’on repousse de parti pris toute idée proposée par les étrangers au corps. M. Limousin dit avoir eu la naïveté de proposer des innovations, une fois par correspondance, et une autre fois par un mémoire remis directement à un ministre. Les réponses émanées des services ne continrent, ni une fois ni l’autre, aucun argument sérieux, mais elles témoignèrent que, si l’Administration n’avait pas de facultés inventives, elle ne voulait pas admettre celles de l’extérieur. Les Postes françaises sont en retard sur celles de la Suisse, de la Belgique, de l’Angleterre, des États-Unis et même de l’Allemagne, bien que celles-ci soient également exploitées par l’État, ce qui, dans tous les pays, est une cause génératrice de routine.

On ne peut, pour la Poste, raisonner par expérience, puisque, dans tous les pays civilisés, existe le monopole de l’État. Tout au plus peut-on citer l’exploitation que fit une compagnie privée en Californie, au début de la colonisation de cet État[1]. Pour les télégraphes, il n’en est pas de même ; aux États-Unis, cet instrument de communication est entre les mains de compagnies privées, qui ne sont peut-être pas assez surveillées par l’État, dont cette surveillance est la fonction naturelle. Cette expérience prouve que l’entreprise privée peut exploiter les télégraphes aussi bien que l’État. On ne voit pas pourquoi il n’en serait pas de même de la Poste. Des administrations privées comme celles des chemins de fer du Nord ou de Lyon sont aussi importantes et aussi compliquées que celle de la Poste. D’ailleurs, les fonctionnaires sont des hommes, comme les employés de l’industrie privée, et ce n’est pas la dépendance de l’État qui pourrait les rendre meilleurs que d’autres.

À un autre point de vue, la Poste de l’État présente des inconvénients. Quand l’État entreprend une industrie, les députés et sénateurs qui l’y autorisent sont saisis de la crainte des risques que cette entreprise va faire encourir au Trésor public ; aussi ne manquent-ils pas de compléter l’autorisation par des privilèges qui soustraient l’État industriel au droit commun en matière de responsabilité. C’est ainsi qu’en Belgique et en Allemagne, l’État exploitant de chemins de fer n’est responsable que dans une mesure limitée pour les pertes et avaries de marchandises. Dans tous les pays, en France comme ailleurs, la Poste n’est pas responsable des pertes et retards des correspondances, bien qu’il en puisse résulter des inconvénients graves pour les particuliers expéditeurs ou destinataires. Elle en est quitte pour répondre poliment aux réclamations : qu’on n’a pas trouvé, ou qu’il y a eu erreur. On dit qu’il y a l’assurance avec valeur déclarée, mais dans ce cas, c’est l’assuré qui paye et non la Poste. D’autre part, ce système est contraire au principe de droit public d’après lequel le dépositaire, même à titre gratuit, est responsable des choses qui lui sont confiées. Toujours le privilège favorable.

D’autre part, l’État est un mauvais transporteur de correspondances. Sous tous les gouvernements, on a parlé du « cabinet noir », dans lequel on prenait connaissance de la correspondance des ennemis de l’État ou simplement des adversaires du régime ou des hommes en place. M. Limousin croit que le « cabinet noir » n’existe plus (Mouvement). Il se borne à le croire parce que tous les gouvernements ont nié, et après leur chute on a appris ce que valaient leurs dénégations. Mais ce qui existe encore, ainsi que l’a prouvé un incident récent, relatif à un homme qui fait présentement beaucoup de bruit, ce qui se pratique presque au grand jour, c’est la communication au ministre ou au directeur général des postes, ainsi qu’à tous les ministres qu’ils peuvent intéresser, de tous les télégrammes relatifs à des faits politiques, ou simplement provenant d’hommes importants, ou encore à eux adressés. Rien n’empêche les ministres ou leurs chefs de cabinet de prendre copie de ces dépêches, et d’emporter ces copies en quittant le pouvoir, — en les cédant parfois à ceux contre lesquels ils se sont armés. Attendons-nous, le jour où l’État sera maître des téléphones, à apprendre qu’un fil spécial relie le bureau central au cabinet du chef de la sûreté, et qu’un phonographe y enregistre sur des phonogrammes les communications intéressantes.

Dans un récent congrès de la Presse républicaine départementale, il a été raconté que les préfets des départements se faisaient communiquer les télégrammes adressés aux journaux, qu’ils en donnaient connaissance à leur entourage, et que même on en avait vu qui remettaient copie des dépêches payées très cher par un important journal d’opposition à des feuilles amies, pour qui cela constituait une sérieuse subvention indirecte, au double détriment du concurrent.

On peut blâmer ces faits, dire qu’il suffirait de les interdire et de les réprimer, mais, avoués ou cachés, ils se produiront tant que les Postes et les Télégraphes seront entre les mains de l’État, c’est-à-dire des fonctionnaires qui le personnifient. Espérer que le simple sentiment de l’honneur professionnel suffira pour les empêcher, c’est trop compter sur la vertu humaine. Il n’y a qu’un moyen : séparer les Postes et les Télégraphes de l’État.

En ce qui concerne les chemins de fer de l’État, la situation, sous certains rapports, est moins mauvaise en France qu’en Belgique et en Allemagne, non par suite d’une supériorité de notre caractère national, mais parce que notre réseau est petit et mal placé, c’est-à-dire improductif. Nous trouvons cependant, dans cette administration comme dans la Poste, comme dans toutes les industries d’État, une comptabilité fantaisiste. Cette comptabilité fait ressortir un bénéfice de trois à quatre millions, tandis qu’il y a, en réalité, un déficit d’une trentaine de millions. Pour cela, il lui suffit de ne pas se souvenir que le réseau de l’État a coûté environ 900 millions représentés par des rentes 3% amortissable, dont les contribuables payent tous les ans l’intérêt et le remboursement. Ces faits ont été signalés dans des documents parlementaires, mais rien n’a été changé au système. L’État pratique, en outre, sur son réseau, des tarifs qui n’ont d’autre utilité que d’attirer du trafic. Plus on transporte et plus on perd ; c’est le contribuable qui paye.

Mais la question discutée est une question théorique, c’est-à-dire générale ; il est, par suite, permis à l’orateur de prendre ses exemples à l’étranger. L’exploitation des chemins belges est beaucoup plus dispendieuse que celle des chemins français appartenant à des compagnies, par suite du développement excessif du personnel, composé, pour bonne partie, d’hommes incapables, nommés sur la recommandation des députés et sénateurs du parti au pouvoir. — Et la Belgique n’a pas le suffrage universel ! — Différents rapporteurs du budget des chemins de fer, notamment notre confrère M. Adolphe Le Hardy de Beaulieu, se sont plaints que les comptes de cette administration fussent très peu clairs, et ont déclaré qu’en faisant une enquête, même superficielle, on constatait des gaspillages inouïs, pour ne pas employer une expression plus dure. En Allemagne, l’État prussien se vante de ses recettes, affirme qu’il réalise des bénéfices après avoir rémunéré son capital, et fait face à l’amortissement ; mais, là aussi, les gens méticuleux disent que la comptabilité ressemble à la bouteille à l’encre.

En Belgique et en Allemagne, les États exploitants ont limité leur responsabilité en cas de perte ou d’avaries : dans un pays à 75 fr. par 100 kilog. ; dans l’autre, à 150 fr. Si la marchandise vaut plus, l’expéditeur doit l’assurer, et la prime vient augmenter le prix du transport. Ajoutons qu’en Belgique, la responsabilité entière existe pour les transporteurs particuliers. Ce système a été repoussé par la Cour de cassation française comme contraire à l’ordre public. Mais l’État étant législateur en même temps que transporteur, fait des lois pour lui ; et il en ferait une semblable, en France, s’il mettait la main sur les chemins de fer. Il l’a bien établie pour la Poste !

On verrait également l’État transporteur repousser la juridiction de droit commun et revendiquer celle des conseils de préfecture et du Conseil d’État. M. Limousin ne doute pas de la parfaite intégrité des hommes qui composent ces juridictions spéciales. L’empressement que met l’État à les revendiquer n’en est pas moins abusif. On a vu, déjà, des tentatives dans ce sens pour les chemins de fer.

La manière dont l’État a construit son réseau, celle surtout dont il entreprit les travaux, il y a cinq ans, montrent également à quel point il est un déplorable industriel.

Pour les manufactures de tabacs, M. Limousin n’a pas de faits particuliers à citer, si ce n’est qu’elles fabriquent d’exécrables cigares qu’elles imposent au public. De même pour les fabriques d’armes et les ateliers de l’armée ; mais on peut certainement dire que les choses ne s’y passent pas mieux que dans les arsenaux et ateliers de la Marine. M. Paul Bourde a, dans une série de lettres récemment publiées par le Temps, signalé des faits inouïs. Avec 23 000 ouvriers l’État français produit moins que l’État anglais avec 17 000 ; et cependant il n’y a pas bien longtemps que lord Randolph Churchill a porté contre l’administration anglaise de très graves accusations. L’industrie privée, aux chantiers de la Seyne, construit des cuirassés de premier rang en trois ans, l’État met dix et douze ans dans ses arsenaux ; si bien que la gestation finie, les bateaux sont vieux en venant au monde, nonobstant les modifications dispendieuses faites en cours d’exécution. Les ouvriers des arsenaux sont, en fait, des fonctionnaires ayant, comme les officiers, la propriété du grade. Quand on n’a pas de travail à leur donner, on les occupe à ne rien faire. L’influence des politiciens s’oppose à ce que l’État industriel réduise son personnel à la mesure de ses besoins. Dans les arsenaux, on voit des piles de vieux canons et de vieux boulets sphériques, qui ne serviront jamais, soigneusement époussetés et noircis. Ils n’ont d’autre utilité que d’immobiliser du capital, d’occuper de la place et de justifier l’emploi d’un personnel de gardiens.

Encore une preuve que l’État ne peut être qu’un déplorable industriel.

La psychologie, qui est la base de l’économie politique comme de toutes les sciences sociales, nous donne l’explication de ce phénomène. Cette explication consiste en ceci : dans les entreprises de l’État ne se manifeste ni directement, ni par délégation, l’intérêt personnel, le salutaire égoïsme, toujours en quête des moyens de faire mieux, en dépensant moins pour gagner plus. L’intérêt personnel est le plus grand agent du progrès industriel. Il est remplacé, dans les industries d’État, par des règlements inflexibles, méticuleux, absurdes parfois, combinés pour empêcher les agents de l’État de malverser, mais faisant perdre d’un côté au Trésor public beaucoup plus qu’ils ne lui épargnent de l’autre. Ces règlements sont souvent combinés par des hommes n’ayant aucune connaissance de la réalité des choses, possédés d’une véritable ivresse d’autoritarisme.

Et cependant, ces hommes ont sous les yeux une industrie monopolisée, qui fonctionne admirablement, au plus juste prix, où l’État joue son rôle naturel : celle des chemins de fer français et de tous les chemins de fer des pays qui ont pris modèle sur la France. C’est ce système qu’il faudrait étendre à toutes les industries qui sont nécessaires à l’État ou qui constituent un monopole naturel : arsenaux, fabriques d’armes, chantiers de navires, postes, télégraphes, etc. Ce système met en présence les deux intérêts : les entrepreneurs en possession des monopoles naturels, et le public consommateur de leurs services, mais il interpose entre eux un arbitre désintéressé : l’État. Ce système est à tel point le meilleur que l’on voit actuellement des pays comme les États-Unis et l’Angleterre, qui, au début, n’avaient pas jugé utile de créer des contrepoids à la puissance des monopoles, adopter peu à peu, sans le dire et peut-être sans le savoir, l’organisation qu’une claire vue théorique a fait établir dès l’origine en France. Cette organisation donne satisfaction au sentiment socialiste de M. Limousin parce quelle emploie la puissance sociale pour empêcher les abus, équilibrer les libertés individuelles, et donner l’impulsion aux œuvres d’intérêt général.

M. Léon Say après avoir constaté que les socialistes ont parfois du bon, donne la parole à l’orateur suivant.

M. Léon Philippe se déclare socialiste comme M. Limousin, sans être ici d’accord avec lui.

Ainsi, à son avis, l’État n’est pas toujours un si mauvais industriel.

Par exemple pour les tabacs ; les cigares français sont vendus à un prix où l’impôt entre peut-être pour 90% ; à l’étranger, dans les pays où cet impôt exorbitant n’existe pas, les cigares devraient être meilleurs pour le même prix. Or, c’est le contraire qu’on observe. C’est que dans les contrées où le monopole n’existe pas, il y a une foule d’intermédiaires dont chacun doit avoir un bénéfice. Chez nous, le bénéfice est pour le budget. Autre exemple : dans l’Aude, l’État fut autorisé jadis par une loi à creuser des canaux destinés à favoriser la submersion des vignes phylloxérées.

On critiqua beaucoup — et spécialement notre confrère M. Villey, — cette intrusion de l’État. Si les habitants, disait-on, ont besoin de ces canaux, ils les feront bien ; s’ils ne les font pas, c’est qu’ils n’en ont pas besoin. L’État les a toujours exécutés, et à l’heure qu’il est, la vente de l’eau aux viticulteurs rapporte 4,70% du capital employé, et la région où les vignes ont été conservées rapporte au Trésor 7 millions de droits de circulation. Quant aux postes, il faut se rappeler qu’à l’origine l’État était seul capable d’entreprendre ce service, sans compter que de sérieuses raisons politiques l’engageaient à les garder en sa main.

M. Ad. Monteaux tient à défendre les institutions d’État qui viennent d’être attaquées et qui sont précisément de celles qui rendent le plus de services. Ainsi, pour les postes, aucune administration privée ne pourrait être plus sérieusement préoccupée de l’intérêt public. Quant aux chemins de fer de l’État, ils ont un immense avantage, c’est de provoquer les autres compagnies au progrès.

M. Léon Say rappelle qu’en effet la poste au temps de Louis XI eut une origine politique ; c’est peu à peu que les rois consentirent à laisser le public profiter des services de ses courriers.

Seulement M. Léon Say se demande si l’on n’a pas fait servir la poste à trop d’usages en lui faisant transporter des colis, encaisser des sommes d’argent, jouer le rôle de banquier pour les caisses d’épargne, etc.

L’État se trouve conduit malheureusement à transformer le mode de rémunération des services qu’il rend en y appliquant un tarif, et ce n’est pas un tarif commercial qu’il applique, car il profite pour le régler de ce qu’il détient un monopole. En somme la rémunération qui lui était due est devenue un impôt. Dans la pratique, cela n’a pas grand inconvénient, bien qu’il puisse y en avoir beaucoup.

M. Léon Say appelle donc l’attention sur l’étude comparative du tarif-impôt et du tarif commercial.

M. Limousin répond à M. Philippe qu’il ne repousse pas l’action de l’État, mais qu’il combat l’État industriel. C’est certainement à l’État à décider et à faire exécuter les travaux publics ; c’est lui qui doit posséder ceux dont on use sans rémunération. À M. Adelson Monteaux, qui croit que l’État peut être un aussi bon industriel qu’un particulier ou une compagnie, M. Limousin explique que le réseau de l’État possède un matériel double de ce qui lui est nécessaire. On a inutilisé des tronçons de lignes, encombrés par ce matériel, qui se détériore. Une des usines de la marine citées par M. Paul Bourde a fabriqué des ancres pour trente-sept ans d’avance.

M. Léon Say : Et des chaînes pour cent douze ans !

M. Fréd. Passy déclare qu’à la différence des orateurs précédents il n’est ni fumeur, ni socialiste. En qualité de non fumeur, il devrait peut-être s’abstenir d’émettre une opinion sur la question du tabac ; tout au moins se gardera-t-il d’en émettre une sur la valeur comparative des tabacs de l’État et des tabacs de l’industrie privée. En qualité de non-socialiste il devrait, à ce qu’il semble, adopter les conclusions de M. Limousin et combattre comme l’a fait ce dernier l’intervention de l’État dans les services postaux et télégraphiques. Il ne croit pas cependant, quelque « non-interventionniste » qu’il soit, pouvoir aller tout à fait aussi loin que l’a fait ce soir ce socialiste plaidant contre lui-même.

Il y a incontestablement des services en très petit nombre qui ne se conçoivent guère autrement qu’à l’état de services publics.

Il y en a d’autres qui, sans affecter nécessairement cette forme, n’y répugnent pas d’une façon absolue et peuvent, sans soulever de trop vives réclamations de la part des économistes, être enlevés à l’industrie privée. Parmi ces derniers, M. Passy comprend, sans le préférer, que l’on ait rangé la fabrication et la vente du tabac. Est-ce au profit ou au détriment de la qualité ? Encore une fois il ne l’examine pas et cela peut dépendre de la bonne ou mauvaise administration. Mais c’est un mode d’impôt commode, productif, ne pesant que sur la satisfaction d’un goût ou d’un besoin artificiel et discutable, et l’on ne peut dire que la dignité ou la liberté des citoyens se trouve bien sérieusement en cause.

Parmi les premiers il est difficile de ne pas ranger, sinon le service des Télégraphes, que l’on comprend très bien exploité par l’industrie privée, du moins le service des Postes. M. Passy n’est pas, à vrai dire, très touché d’une partie des raisons présentées par M. Monteaux ; mais il se demande comment, en dehors d’une administration publique embrassant tout l’ensemble du territoire, fonctionnant avec une régularité absolue et permettant aux intéressés de compter de la façon la plus certaine sur le transport et la distribution de leurs dépêches, il pourrait y avoir pour les correspondances de famille ou d’affaires une sécurité suffisante. Il accepte donc parfaitement que le transport des dépêches se fasse soit par l’État, soit sous le contrôle de l’État par une compagnie ou entreprise reconnue qui devient de ce chef une annexe de l’administration publique. Il fait toutefois une réserve, ou plutôt il insiste sur une réserve que vient d’indiquer, sans s’y arrêter, M. Léon Say. À côté du service public qu’il accepte, mais qu’il ne voudrait pas voir ériger en monopole et en privilège impitoyable, il regrette qu’aucune liberté n’ait été laissée au fonctionnement même accidentel de services privés qui peuvent, dans certains cas, avoir non seulement leur utilité, mais leur nécessité. En dehors du réseau desservi par l’administration des Postes, il peut y avoir, il y a souvent, des besoins soit accidentels, soit restreints, que cette administration est réduite à laisser plus ou moins en souffrance. Des localités voisines, entre lesquelles il n’y a que de rares levées et de rares distributions, sont exposées à attendre les dépêches de l’une à l’autre pendant 24 heures et davantage, tandis que tel service local de voiture ou tout simplement de boulanger qui fait sa tournée pourrait sans difficulté assurer les communications d’une façon peut-être imparfaite, mais relativement satisfaisante, et contre les imperfections de laquelle on n’aurait rien à dire puisqu’elle serait acceptée volontairement par les intéressés. On ne peut comprendre au point de vue moral, bien qu’on le comprenne parfaitement au point de vue fiscal, que l’administration, sans nécessité absolue, non seulement propose mais impose ses services, et que pour nous obliger à y recourir elle nous condamne à ne point en accepter d’autres, alors même que, pour une raison ou pour une autre, elle n’est pas en position de nous les rendre.

Il y aurait, dit M. Passy, à ce qu’il en fût autrement d’autres avantages, rejaillissant peut-être par l’effet de la concurrence sur l’administration elle-même et sur le public qu’elle serait amenée à mieux desservir en y trouvant son compte. M. Passy cite à ce propos deux faits dont il rappelait le premier, il y a quelques semaines au Conseil général de Seine-et-Oise, à l’occasion des réclamations de certaines communes qui se plaignaient d’être plus éloignées au point de vue postal des communes voisines que Marseille de Bordeaux ou Bayonne de Paris.

Il y a près d’un demi-siècle, à la connaissance de M. Passy, qu’un employé supérieur de l’administration des Postes proposait de mettre à l’arrière de toutes les voitures qui font un service régulier dans la direction d’un bureau de poste une boîte mobile qui aurait été détachée à l’arrivée et dans laquelle chacun au passage aurait pu verser sa correspondance. Des boîtes semblables existent maintenant dans les gares ; malgré cela cette amélioration si simple n’est encore réalisée qu’à l’état d’exception. Nul doute que si la loi ne l’interdisait pas, elle ne fût depuis longtemps devenue générale par la libre initiative des intéressés et par l’obligation où se serait trouvée l’administration d’imiter ce qui se serait fait à côté d’elle.

L’autre fait s’est passé en Belgique et concerne les télégrammes. Le prix de la moindre dépêche avait été fixé d’abord à 2 francs. Beaucoup de personnes, parmi lesquelles un homme de la plus grande valeur, M. Couvreur, ancien vice-président de la Chambre des représentants, réclamaient l’abaissement de la taxe à 1 franc. L’administration résistait, disant qu’elle ne faisait déjà pas ses frais et qu’elle ne pouvait de gaîté de cœur aller à la ruine. De guerre lasse, M. Couvreur vint un beau jour déclarer qu’avec une société, à laquelle des capitalistes anglais de premier ordre avaient assuré leur concours, il soumissionnait le service à moitié prix, ajoutant que les résultats étaient certains et que c’était une affaire avantageuse. L’administration commença par jeter les hauts cris, puis elle se résigna à mettre les télégrammes à 1 franc et peu de temps après, convaincue par sa propre expérience, elle les mettait à 50 centimes. Il en est résulté que, malgré le bas prix des lettres qui est inférieur à celui de la France, on use en Belgique du télégraphe d’une manière courante pour les affaires et pour les moindres correspondances et l’administration en profite en même temps que le public.

Sous la réserve de ces observations, M. Fr. Passy ne se sent pas, tout économiste qu’il soit, le courage de s’associer au réquisitoire de son collègue soi-disant socialiste contre le service des Postes par l’État. Il serait moins tendre peut-être pour d’autres services et notamment pour le système des chemins de fer d’État ; mais à propos d’une question on ne saurait les discuter toutes et il borne là ses observations.

M. Badon-Pascal jeune admet bien la légitimité et l’utilité du monopole de la poste. Mais il est des monopoles de l’État qui sont déplorables ; il cite, par exemple, le monopole des eaux qui alimentent Louveciennes et Versailles par l’aqueduc de Marly, monopole qui fonctionne très mal et cause aux propriétaires des ennuis perpétuels, tandis que le service fait à Bougival par la Compagnie des eaux de Paris fonctionne dans de très bonnes conditions.

M. C. Lavollée croit qu’il ne faudrait pas attribuer trop d’importance à quelques imperfections qui viennent d’être signalées dans des services exploités par des agents de l’État. La question telle que l’a posée M. Limousin présente un caractère général. M. Limousin soutient comme un dogme que « l’État est absolument incapable d’être industriel », et il cite, à l’appui de sa thèse, l’insuffisance ou l’extrême cherté des services exploités en France par l’État, tels que les télégraphes, les postes, les chemins de fer, la fabrication des tabacs, les arsenaux, etc.

M. Lavollée estime que ces critiques ne sont pas exemptes d’exagération. Aussi bien que l’industrie privée, l’État possède les ressources nécessaires pour exécuter tous les services publics ; pour ne citer qu’un exemple, les chemins de fer construits et exploités par l’État dans la plupart des pays européens et dans l’Inde fonctionnent aussi régulièrement que les autres. L’État n’est donc pas, au sens technique, incapable d’être industriel, ainsi que l’a soutenu M. Limousin ; mais au-dessus de cette question d’ordre matériel, s’élève la question beaucoup plus importante du rôle de l’État dans les services publics. Or, sur ce point, il semble qu’il ne doit point y avoir de doute, et que l’État, même s’il est capable de tout faire, ne doit faire que ce qui est reconnu nécessaire dans l’intérêt national, en laissant le plus possible d’action et de travail à l’industrie privée ; autrement on réaliserait le programme du socialisme collectiviste, qui, faisant de l’État le fabricant universel et unique, supprime la liberté de chacun et de tous et transforme les citoyens en employés de la communauté. Si donc l’État n’est pas incapable, on peut dire qu’il est incompétent, et pour ce dernier motif, il y a lieu de limiter très étroitement son rôle industriel.

Au surplus, certains services ont été de tout temps et dans tous les pays, attribués à l’État. Tel est le service des postes, lequel est devenu international et occupe sans cesse la diplomatie. Pour les autres services cités par M. Limousin, le régime varie selon les pays ; ici, c’est l’État, là, c’est l’industrie privée qui est chargée de l’exécution. Ces différences de régime ne se fondent sur aucun principe, elles résultent soit du tempérament national, soit simplement des circonstances ou de l’organisation fiscale. Quant aux arsenaux dont on a si vivement critiqué l’administration très coûteuse, il est équitable de tenir compte de la responsabilité qui pèse sur le Gouvernement chargé de veiller à la défense nationale. La question d’argent ne saurait être le principal souci des ministres de la guerre et de la marine ; la gestion est moins économique dans un arsenal que dans une fabrique ; il est permis de recommander des réformes, mais peut-on exiger de l’État qu’il s’efface et compte exclusivement sur l’industrie privée pour l’armement du pays ?

En résumé, le seul point de doctrine à établir, c’est que le rôle industriel de l’État doit être aussi limité que possible ; mais il convient de reconnaître et de subir des exceptions.

M. Limousin dit qu’il ne peut comprendre pourquoi une compagnie ne pourrait pas faire ce que fait l’État pour la poste. D’ores et déjà, ce sont les compagnies de chemins de fer qui opèrent toute la manipulation des colis dits « postaux », sur lesquels la poste se borne à prélever un profit pour ne rien faire, c’est-à-dire un véritable impôt.

M. Ducret parle des téléphones dont l’exploitation est à la fois concédée à l’industrie privée et fait par l’État.

Il se trouve dans ce cas particulier, que, par suite de conventions insuffisamment étudiées, l’État exploite son réseau dans de meilleures conditions économiques, puisqu’il perçoit de 200 à 300 fr. lorsque la Compagnie demande 400 fr. en province et 600 fr. à Paris. Dans les monopoles concédés à l’industrie privée, il y aurait donc des précautions à prendre.

M. Léon Say fait remarquer que ce n’est pas là tout à fait la question soulevée par M. Limousin ; il résume très rapidement la discussion et lève la séance à onze heures trente-cinq.

_________________

[1] Cette Compagnie privée était une association de services mutuels en matière postale. (Note du secrétaire perpétuel.)

A propos de l'auteur

Institution centrale dans le débat des idées économiques au XIXe siècle, la Société d’économie politique comptait comme membres toute la fine fleur de l’école libérale française, dont elle permettait le renouvellement et à qui elle offrait des opportunités de discussions engagées.

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