Fondateur du premier journal de science économique, les Éphémérides du Citoyen, Nicolas Baudeau fut aussi l’un des plus efficaces vulgarisateur des principes économiques au dix-huitième siècle. Personnage méconnu, trop souvent négligé dans les ouvrages d’histoire de la pensée économique, il méritait bien qu’on lui consacre une courte notice.
Un physiocrate oublié : Nicolas Baudeau
par Benoît Malbranque
(Laissons Faire, n°6, novembre 2013)
Parmi la pléiade des économistes physiocrates, l’abbé Nicolas Baudeau a peu attiré l’attention. Il n’était certainement pas un théoricien majeur, ni surtout pas un fondateur : son rôle fut celui d’un entremetteur, d’un pédagogue, d’un propagandiste ou d’un vulgarisateur d’idées. Cela mérite-t-il l’oubli ?
L’abbé Baudeau n’est pas mentionné par Mark Blaug dans La pensée économique : origine et développement (Paris, Economica, 1985). Quant à Joseph Schumpeter, il ne l’évoque que pour traiter la Première introduction à la philosophie économique de Baudeau de « médiocre ». (Histoire de l’analyse économique, I, p.317) Fondateur et directeur du journal des physiocrates, les Éphémérides du Citoyen, auteur de nombreux ouvrages de vulgarisation de la doctrine de l’école de Quesnay, l’abbé Baudeau semble pourtant mériter qu’on s’attarde quelque peu sur lui et sur ses oeuvres. C’est ce que nous ferons ici, à travers une notice biographique explicitant son rôle dans les débats économiques de son siècle.
Le parcours de Nicolas Baudeau, il faut le dire, est original. Prêtre dès l’âge de 23 ans, il se lia plus tard avec le Bertin, le Contrôleur général des Finances de l’époque, puis s’inséra dans le monde littéraire en qualité de journaliste. Fondateur en 1765 d’un périodique, les Éphémérides du Citoyen, il devint en peu de temps un membre incontournable de la toute récente école physiocratique. Nicolas Baudeau est né à Amboise le 24 avril 1730. On consacra sa jeunesse à la préparation à l’entrée dans les ordres, et en octobre 1750, alors âgé de 20 ans, le jeune Baudeau prit l’habit de religieux de choeur, à Chancelade, avant de devenir prêtre trois ans plus tard.
Durant les premières années de la décennie 1750, tandis que les questions économiques devenaient peu à peu au centre de vifs débats, Baudeau continuait à s’y désintéresser, et menait alors des recherches historiques et archéologiques sur le Périguor. Ces recherches, d’ailleurs, aboutirent à la composition d’un ouvrage, et Baudeau se mit alors en route pour Paris dans le but de trouver un éditeur. En 1760, tout juste arrivé à Paris, il se lia d’amitié avec Bertin, alors Contrôleur général, sans doute de par leur intérêt commun pour le Périguor. Celui-ci sollicita dès lors de Baudeau, qu’il admirait beaucoup, ses vues sur certaines questions économiques à l’ordre du jour. Baudeau composa alors trois mémoires, et les fit parvenir à Bertin. Ils furent publiés plus tard, en 1764, sous le titre : Idées d’un citoyen sur le commerce d’Orient et sur la compagnie des Indes.
Après avoir goûté aux réflexions économiques, et après avoir forgé dans son esprit les bribes d’une première conception économique de la société, Baudeau, semble-t-il, y prit goût. Peut-être encouragé par Bertin, il monta alors un journal économique, intitulé les Éphémérides du Citoyen, ou chronique de l’esprit national, dont le premier numéro parut le 4 novembre 1765. Les idées économiques contenues dans ce nouveau périodique étaient loin d’être en accord avec les doctrines physiocratiques, défendues depuis quelques années par Quesnay, Mirabeau, et quelques disciples. Il s’agissait plutôt de la défense d’un « mercantilisme modéré », selon les termes de Georges Dulac dans le Dictionnaire des Journaux. [1]
La conversion de Baudeau à la Physiocratie intervint en 1766, et eut lieu grâce aux talents d’un des disciples méconnus de Quesnay : Guillaume-François Le Trosne. En 1766, Le Trosne était devenu un véritable disciple du maître François Quesnay, dont il vantait « la profondeur et la sublimité du génie ». (lettre de Le Trosne à la société économique de Berne, 13 aout 1766) Son engagement en faveur des théories économiques de l’école de Quesnay, qu’il avait fait siennes dès cette époque, allait produire des fruits inespérés. Ses origines, son nom, et son talent d’auteur, constituaient déjà un capital à très forte valeur. Avec raison, Weulersse écrivit sur Le Trosne : « Fils d’un conseiller du roi au baillage d’Orléans, élève de Pothier, installé depuis onze ans dans l’office d’avocat du roi à la même cour, magistrature qu’il devait exercer d’une manière brillante pendant 22 années, il apportait à l’École le précieux appoint d’un nom et d’une situation honorables, d’un talent juridique et philosophique vigoureux, même d’une plume sobrement élégante. » (Le mouvement physiocratique en France, I, p.100) Et pourtant, non content d’apporter sa réputation et son talent, Le Trosne usa aussi de sa force persuasive pour faire entrer dans les rangs de l’école physiocratiques de nouveaux disciples. Le premier résultat de cet effort fut la conversion de Nicolas Baudeau. L’abbé
Baudeau dirigeait déjà les Éphémérides, et y faisait paraître des articles légèrement mercantilistes : suffisamment pour agacer un économiste comme Le Trosne, mais pas assez pour rendre une conversion impossible. Le Trosne songea donc à répondre. « L’auteur a beaucoup d’esprit, racontera-t-il, une facilité surprenante, un zèle incroyable pour le bien ; mais ses principes n’étaient pas toujours exacts. J’ai pris la liberté de le mettre en garde contre ses principes et de l’engager à les approfondir. » (Lettre de Le Trosne à la société économique de Berne, 7 janvier 1767) En mars 1766, il envoya donc lettre à l’abbé Baudeau, l’invitant à réviser son jugement sur un certains nombre de points de doctrine. Ce dernier prépara neuf lettres de réfutation, et envoya la première à Le Trosne qui, une fois l’ayant reçue, la fit paraître dans le Journal de l’Agriculture, du commerce et des finances, accompagnée d’une demi-page d’observations critiques. Ce fut, semble-t-il, ce qui provoqua l’adhésion de Baudeau au système de Quesnay. Dupont de Nemours, racontant l’épisode, écrira de manière quelque peu emphatique : « Le Trosne eut le bonheur de bien saisir le point de la question : l’âme honnête et le génie perçant de M. l’abbé Baudeau en furent frappés ; il renonça à ses huit autres lettres ; il vint trouver son confrère. Tous les deux s’expliquèrent, s’entendirent, s’embrassèrent, se promirent d’être toujours compagnons d’armes, frères et émules. » (« Notice abrégée… », Éphémérides, 1769, vol.5, p.31)
Quelle que soit la véracité de l’interprétation de Dupont de Nemours, et elle semble bien douteuse, Nicolas Baudeau se rangea donc à la doctrine physiocratique, et fit passer son journal dans leur camp. Celui-ci changea alors de titre, et devint les Éphémérides du Citoyen, ou bibliothèque raisonnée des sciences morales et politiques, un titre nettement plus ambitieux que le précédent.
Cette année 1767 est ainsi glorieuse pour les Physiocrates. C’est d’ailleurs Baudeau, au mois d’avril, qui utilise le premier ce terme de « physiocrate », dans l’un des articles de sa revue. Il se répandit très vite, et fut utilisé pour intituler le recueil de textes Physiocratie.
En 1767 toujours, Baudeau publia sa Première introduction à la philosophie économique, qui se voulait une présentation synthétique de la doctrine physiocratique, et qui est effectivement la meilleure introduction à la pensée de cette école qui ait été faite. Dès 1768, pourtant, Baudeau abandonna le navire, et s’il publia de nombreuses oeuvres cette année là, c’est parce qu’il était sur le départ, et souhaitait s’en dessaisir. Ainsi publiait-il à la hâte, « comme s’il vidait ses tiroirs avant de partir. » (Alain Clément, Baudeau, p.29)
On a de lui, pour cette année là : Lettres d’un citoyen à un magistrat sur les vingtièmes et autres impôts ; Avis au peuple sur son premier besoin ou petits traités économiques par l’auteur des Éphémérides ; Précis de l’ordre légal ; et Résultats de la liberté et de l’immunité du commerce des grains.
En avril 1768, Baudeau quitta Paris pour la Pologne, et y devint prêtre. Il laissa les Éphémérides à Dupont de Nemours. Quand il revint en France l’année suivante, la scène économique était toute chamboulée, après notamment la publication des Dialogues de Galiani. Baudeau, qui ne perdit jamais son intérêt pour la science économique — et surtout pour la question du commerce des grains, comme l’atteste sa lettre du 16 février 1769 à Mirabeau — entendit lui répondre. Turgot, son ami, regarda cela d’un mauvais oeil. « Il répondra trop en économiste » assura-til en référence à Baudeau.
Baudeau ferraillera néanmoins avec Galiani, peut-être par amour pour le débat d’idées. L’année précédente, déjà, il s’était expliqué avec l’économiste nantais Graslin, qui avait critiqué la conception physiocratique de la richesse. Cette controverse avait abouti à la publication d’un Recueil de lettres, une « correspondance critique » qui était le premier exemple du genre. Selon l’avis de Joseph Schumpeter, la correspondance entre Graslin et Baudeau est même « d’un intérêt considérable pour l’histoire de l’analyse économique. » (Histoire de l’analyse économique, I, p.250) En 1776, il s’opposera à Condillac sur la même question de la productivité de tous les secteurs économiques, que Baudeau, en bon physiocrate, ne pouvait admettre.
Si maintenant nous devons mentionner quelques unes des raisons pour lesquelles nous pouvons considérer que Baudeau était en avance sur son temps, il faut évoquer le rôle fondamental qu’il entendait faire jouer à l’opinion publique. Tandis que son maître, Quesnay, et tous les économistes avant lui, souhaitaient surtout influencer les puissants, Baudeau préféra créer un journal, populariser les principes économiques dans des publications accessibles, et en appeler aux réflexions des citoyens. Cette idée de citoyenneté, d’ailleurs, est omniprésente chez Baudeau. On la retrouve dans ses Éphémérides du Citoyen, mais aussi dans plusieurs de ses brochures, à des dates variables de sa vie : Idées d’un citoyen sur l’administration des finances du Roi (1760), Idées d’un citoyen sur les besoins, les droits et les devoirs des vrais pauvres (1765), et, quelques années avant sa mort, Idées d’un citoyen presque sexagénaire sur l’état actuel du royaume.
Baudeau a également écrit de belles choses sur l’entrepreneur. En cela, il s’est écarté de la logique stricte de Quesnay, selon laquelle le fermier est la clé du système économique. Selon Baudeau, la clé est l’entrepreneur, ce qui anticipe les développements ultérieurs des économistes comme Jean-Baptiste Say. L’abbé Baudeau aura surtout permis à la doctrine de Quesnay de pénétrer le monde savant, et à son héritage d’être transmis et mis en valeur. Peut-être aura-t-il aussi guidé ses contemporains sur la bonne voie, lui qui disait : « J’ai travaillé dix ans sous ses yeux, et deux lustres encore, après sa mort, à détromper les autres. »
Benoît Malbranque
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[1] Georges Dulac, « Éphémérides du Citoyen », in Jean Sgard, Dictionnaire des Journaux (1600-1789), t.I, Paris, 1991, p.353
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