L’impôt doit-il redresser les torts de la liberté ?

Le 5 juillet 1884, la Société d’économie politique avait ouvert une discussion sur la question : « L’impôt doit-il redresser les torts de la liberté» Pour Ernest Martineau, disciple de Bastiat et adepte d’un libéralisme radical et optimiste, la question elle-même est une aberration, comme il s’en explique dans les colonnes du Journal des économistes. La liberté ne fait pas de torts : elle est la justice, le droit ; ses effets n’ont donc pas à être « redressés ».


 

 Ernest Martineau, « L’impôt doit-il redresser les torts de la liberté », Journal des Économistes, septembre 1884.

 

L’IMPÔT DOIT-IL REDRESSER LES TORTS DE LA LIBERTÉ ?

À M. LE RÉDACTEUR EN CHEF DU Journal des Économistes. 

 Je me propose de soumettre aux lecteurs du journal quelques réflexions au sujet de la discussion si intéressante qui a eu lieu dans la dernière réunion du 5 juillet de la Société d’économie politique.

La question qui a été traitée, question posée par notre éminent président M. Léon Say en ces termes : « La Science financière a-t-elle pour objet de modifier la distribution naturelle des richesses au moyen de l’impôt ? » est singulièrement vaste. Elle touche à tous les principes fondamentaux de l’économie politique, et il n’y a pas lieu de s’étonner de la divergence des solutions qui ont été proposées, étant donnée la diversité des écoles en économie politique.

Tout d’abord je relève dans le compte rendu la critique suivante formulée par notre collègue M. Limousin, relativement au mot naturelle qui se trouve dans l’énoncé même de la question : « Tous les phénomènes sont naturels ; il n’y a donc pas lieu d’employer une telle expression qui paraît opposée au terme artificielle. » 

Cette critique émane évidemment d’un économiste qui appartient à une école à part, à ce qu’on pourrait appeler l’école historique, école célèbre en Allemagne sous le nom de socialisme de la chaire. D’après cette école, qui a une philosophie de l’histoire analogue à celle des philosophes positivistes, tous les phénomènes sociaux qui se sont manifestés dans les institutions des peuples, esclavage, servage, etc., ont eu leur raison d’être, ils ont été légitimes par cela même qu’ils ont existé.

Je proteste de toutes mes forces contre une pareille théorie, qui proclame que tout ce qui est doit être, et qui confond ainsi le fait avec le droit. Je dis, avec l’école libérale, qu’il n’est pas vrai que tous les phénomènes sociaux qui ont apparu dans l’histoire aient été des phénomènes naturels. Un fait social n’est un fait naturel qu’à la condition d’être conforme à la nature des hommes, déterminée par la méthode d’observation. Or, l’observation nous montre partout les êtres à face humaine comme doués de facultés qui, variables en degré, sont les mêmes en principe : savoir, la sensibilité, l’intelligence et la volonté ; destinés ainsi à développer ces facultés naturelles en tant que ce développement ne gêne pas les facultés similaires d’autrui ; soumis, par conséquent, à la double loi de la liberté et de l’égalité.

C’est ce que nos pères du dix-huitième siècle entrevoyaient lorsqu’ils disaient : la nature n’a fait ni serviteur ni maître ; c’est ce qu’apercevaient avant eux les jurisconsultes romains eux-mêmes, les grands jurisconsultes de l’époque classique, nourris à l’école de la philosophie stoïcienne, lorsqu’ils définissaient ainsi l’esclavage : « Servitus est institutio qua quis, dominio alieno, contra naturam, subjicitur. » Institution contre nature, voilà comment les grands jurisconsultes flétrissaient cette monstruosité appelée l’esclavage. M. Limousin voudrait-il s’inscrire en faux contre cette définition ? Est-elle naturelle cette institution qui fait de l’homme une chose placée dans la propriété d’un autre homme ? Et s’il y a là un ensemble de phénomènes contre nature, tout son système croule puisqu’il a pour base ce principe : « Tous les phénomènes sont naturels. »

La méthode d’observation sainement appliquée condamne donc la doctrine des économistes positivistes ; elle donne raison à l’école libérale qui s’attache solidement à ce principe comme à une base inattaquable : Les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des êtres, et il n’y a de phénomènes naturels que ceux qui sont conformes à la nature des hommes. Et il faut bien apparemment qu’il en soit ainsi : autrement, comment pourrait-il y avoir une science sociale ? Quel serait le criterium du juste et de l’injuste, et à quelle source puiserions-nous les principes de la morale et du droit ?

Mais l’école libérale elle-même, d’accord sur la méthode à employer, n’est pas d’accord dans l’application, elle se divise en deux fractions : l’une, qui proclame l’harmonie intégrale, complète, des intérêts sous l’empire de la liberté : Bastiat peut être considéré comme son chef ; l’autre, qui admet, avec Ricardo et Malthus, que la liberté engendre certains maux et qu’elle tend, dans certains cas, à rendre le pauvre de plus en plus pauvre, mais qu’il vaut mieux néanmoins accepter la liberté et le règne des lois naturelles.

C’est à ce dernier système que paraît se ranger notre éminent président M. Léon Say; cela résulte du passage suivant de son discours : « Existe-t-il parmi nous un confrère qui considère l’impôt comme utile pour empêcher les riches de devenir de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres ? Faut-il employer les agents du fisc comme des redresseurs des torts de la liberté ? »

Je ne saurais adopter une telle doctrine, il m’est impossible de comprendre qu’il puisse y avoir lieu de redresser les torts de la liberté. La liberté ne peut causer de torts, puisqu’elle est le droit lui-même, que le droit consiste dans le respect de la liberté des autres ; j’ajoute qu’elle n’a pas pour résultat de rendre les pauvres de plus en plus pauvres, c’est le contraire qui est vrai, car le pauvre a d’autant plus de facilité pour s’élever à la fortune qu’il est dans un milieu plus riche ; or c’est la liberté qui crée les milieux riches. S’il en est ainsi, pas n’est besoin de demander à l’impôt le redressement des torts de la liberté : ces torts prétendus sont purement imaginaires. L’impôt n’est et ne doit être que le prix des services publics; à ce point de vue on a raison de dire qu’on ne doit d’impôt qu’à l’État. Il résulte également de ces principes que l’impôt doit être proportionnel, et M. Frédéric Passy a formulé, au cours de la discussion, d’une façon tout à fait magistrale, les règles véritables de la matière.

C’est en vain que notre collègue M. de Parieu a voulu invoquer l’autorité de Montesquieu en ce sujet ; M. Passy a répondu avec raison que Montesquieu ne saurait être une autorité en économie politique. « Des esprits éminents, a dit M. de Parieu, entre autres Montesquieu, ont, de tout temps, considéré le législateur comme appelé à corriger, à atténuer les inégalités des conditions et des fortunes. » Il est fâcheux que M. de Parieu se soit borné à signaler ces opinions, et qu’il n’ait pas essayé de les justifier.

Des esprits éminents ont pu soutenir une telle doctrine, comme Aristote a soutenu de son temps la légitimité et la nécessité de l’esclavage, sans que nous soyons tenus de nous incliner devant leurs opinions. Si grand que soit un homme de génie, il subit forcément l’influence du milieu dans lequel il a été élevé. Or, Montesquieu a subi avec tant d’autres l’influence funeste de l’enseignement gréco-romain, des traditions des peuples possesseurs d’esclaves chez lesquels régnait la doctrine de l’omnipotence du législateur, maître de disposer à son gré de la liberté et de la fortune des citoyens.

Mais nous pouvons en appeler de Montesquieu à Montesquieu lui-même. Du grand homme subissant les influences du milieu où il vivait, nous pouvons en appeler à l’homme de génie se dégageant de ces influences et formulant cette immortelle définition des lois : « Les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des êtres. » Et nous avons montré les êtres humains soumis à la double loi de la liberté et de l’égalité.

Si donc un homme est tenu de respecter la liberté des autres, s’il n’a pas le droit d’attenter à cette liberté, cent millions d’hommes n’ont pas davantage ce droit ; et le législateur qui ne tient ses pouvoirs que d’un mandat ne saurait apparemment avoir plus de droits que ses mandants. Dès lors il n’a pas le droit d’attenter à la liberté du travail non plus qu’à son corollaire, la propriété des fruits du travail. Donc les lois par lesquelles le législateur cherche à corriger les inégalités des fortunes sont des lois marquées au coin de l’injustice, des cas de spoliation légale.Les doctrines des hommes éminents que cite M. de Parieu ne résistent donc pas à l’examen et je résumerai mon opinion de la manière suivante :

L’homme est un être naturellement libre, maître de ses facultés et de leurs produits, et le législateur a pour devoir de mettre la force publique au service de la liberté et de la propriété.

 

E. MARTINEAU.

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