Vincent de Gournay, Mémoire sur la division en deux classes de toute société humaine, à savoir les productifs et les improductifs (1753)

Travailler, soutient Vincent Gournay en 1753, c’est fournir un service, c’est être utile à l’économie de la nation et à l’État. Les travailleurs méritent tous une grande considération parce qu’ils sont des éléments productifs, des éléments de progrès et d’enrichissement. Ne pas travailler, en revanche, c’est peser d’un poids très lourd sur les capacités productives de la nation et de l’État, en recevant de subsides : c’est être dépendant des travailleurs et vivre à leurs dépens.  

Partant de cette reconnaissance de la valeur centrale du travail et de cette distinction entre travailleurs et non-travailleurs, Gournay va arriver jusqu’à une théorie de la société, à une théorie de classes. Il y a, soutient-il, trois classes dans toutes les sociétés, dont deux sont productives et une ne l’est pas. « Il n’y a dans tous les pays du monde, dit-il exactement, que deux classes d’hommes qui contribuent à en augmenter les richesses : 1° les laboureurs par la culture de la terre et ses productions, 2° les ouvriers, les artisans, les matelots et les marchands par leur industrie et par le commerce. Toutes les autres professions ne faisant point sortir de la terre et n’attirant point de l’étranger de nouvelles richesses, il est juste de dire que ceux qui les exercent vivent aux dépens et des fruits de l’industrie des laboureurs, des artisans, des matelots et des marchands. » Et Gournay, parmi les improductifs, les parasites, cite les moines et prêtes, les soldats, les hommes de justice, les commis aux impôts, les receveurs des tailles, et enfin les vagabonds et fainéants.

Dans son mémoire de 1753, il enchaîne ensuite sur une enquête sur les raisons qui font que l’Angleterre possède moins d’improductifs que la France : parmi ces raisons, il cite en premier lieu la réglementation sur le travail qui, dit-il, décourage les efforts.


Mémoire sans titre,
sur la division en deux classes de toute société humaine, à savoir les productifs et les improductifs

1753

Il n’y a dans tous les pays du monde que deux classes d’hommes qui contribuent à en augmenter les richesses : 1° les laboureurs par la culture de la terre et ses productions, 2° les ouvriers, les artisans, les matelots et les marchands par leur industrie et par le commerce. Toutes les autres professions ne faisant point sortir de la terre et n’attirant point de l’étranger de nouvelles richesses, il est juste de dire que ceux qui les exercent vivent aux dépens et des fruits de l’industrie des laboureurs, des artisans, des matelots et des marchands.

Du nombre des laboureurs, des ouvriers, des artisans, des matelots ou des marchands qui sont ou qui pourraient être en France, il faut ôter :

300 000        moines, prêtes ou religieuses,

200 000        soldats,

40 000          hommes employés à rendre la justice ou à la faire exécuter,

58 000          commis ou employés pour la perception des droits, impositions, etc.

2 000          tant receveurs des tailles que chefs de bureaux, sous-fermiers, entrepreneurs des vivres, fourrages et hôpitaux, receveurs généraux, fermiers généraux, gens d’affaires, etc.

200 000        rentiers vivant continuellement de leur revenu tant sur le Roi que sur les particuliers, et sans rien faire,

150 000 laquais,

1 800 000 de vagabonds et fainéants, tant hommes que femmes et enfants, errants et mendiants continuellement dans le Royaume faute d’emploi

Total : 2 750 000

Voilà donc 2 750 000 hommes entretenus, et qui vivent nécessairement aux dépens des laboureurs et des marchands, ouvriers et artisans, puisqu’il est reconnu que ce sont les deux seules sources des richesses de tout État quelconque.

Dans un pays où il y aurait 18 millions d’hommes, cette proportion serait comme de 11 à 72, en sorte que sur 72 hommes il y en aurait nécessairement 11, qui ne feraient rien, et qui seraient nourris, vêtus et enrichis aux dépens des 72 autres hommes.

Mais, si au lieu de 18 millions d’hommes, il n’y en avait que 12 millions, le fardeau serait encore plus sensible ; parce qu’alors sur 48 hommes il y en aurait nécessairement 11, qui ne feraient rien, et qui seraient nourris, vêtus et enrichis aux dépens des 48 autres.

Il faut observer sur ces différentes classes d’hommes que les moines et religieuses non seulement sont nourris et vêtus aux dépens des autres, mais ne contribuent point à l’augmentation des sujets.

Que les 200 000 soldats sont à peu près dans le même cas.

Que la prodigieuse quantité de financiers et de gens qui aspirent à le devenir, jointe à la grandeur et à la rapidité de leurs fortunes, jette la nation dans un dégoût prodigieux pour toutes les autres professions, font qu’elle ne songe pour ainsi dire qu’à devenir financier et que les particuliers pour se jeter dans la finance sont continuellement occupés d’abandonner la culture, le commerce et les arts et métiers qui sont cependant les seules sources de richesses et d’abondance pour la nation.

Les 200 000 rentiers ne faisant rien ne contribuent par aucune industrie à l’augmentation des richesses de l’État, et livrés à une vie molle et oisive dont ils craindraient d’altérer l’aisance en se mariant, ils passent leur vie dans le célibat, état devenu si commun de nos jours que le Royaume ne peut manquer d’en recevoir de l’affaiblissement et de s’appauvrir d’hommes vis-à-vis des étrangers où le mariage est beaucoup plus fréquent.

Le nombre prodigieux de laquais sont autant de bras enlevés à la culture des terres et aux arts, dans la plupart, livrés à l’oisiveté et à la débauche vont finir leurs jours dans les hôpitaux des villes, et retournent rarement rendre à la campagne ce qu’elle a perdu lorsqu’ils l’ont quittée.

Des 18 cent mille mendiants et vagabonds, il faut compter qu’il en périt tous les jours la dixième partie de faim ou de misère ; ce qui fait un objet de 180 000 hommes par an ; d’ailleurs, ces misérables se marient rarement, et s’ils se marient, leurs enfants sont bientôt étouffés dans la misère où ils naissent.

Et en supposant que ces 1 800 mille fainéants ou vagabonds qui sont dans le Royaume, il en passe seulement mille par an à l’étranger qui leur fournit de l’emploi, il en résulte encore une double perte pour nous, parce que l’étranger se fortifie de ce que nous perdons.

D’après ces observations générales, nous allons tâcher d’examiner ce que 2 750 000 hommes coûtent à la nation pour les vêtir, les nourrir et entretenir.

Les 300 000 moines, hommes et femmes, tant riches que pauvres coûtent pour leur nourriture et habillement à 500 l. par an                                150 000 000

200 000 soldats y compris les pensions, la paye des officiers etc. à 10 s. par jour font par an 182 l. 10 s.               36 500 000

40 000 hommes pour la justice avec les huissiers, sergents, etc., coûtent à la nation en épices contraintes, frais de procédure etc. au moins à 500 l. par an                                             20 000 000

58 000 commis répandus dans le Royaume pour la perception des droits et impositions de toute nature à 600 l. par an                  34 800 000

1 920 receveurs des tailles, chefs de bureaux, sous-fermiers, entrepreneurs des vivres, fourrages, hôpitaux et tout ce qu’on appelle intéressés dans les affaires du Roi à 10 000 l. par an en appointements et profits                        19 200 000

40 receveurs généraux à 50 000 l. par an, cette évaluation est sur le pied de 10% en évaluant toutes les charges des receveurs généraux à 500 000 l. chacune                                2 000 000

40 fermiers généraux, en droits de présence, intérêts d’avances et profits à 120 000 l. par an                                     4 800 000

200 000 rentiers vivant de leur revenu tant sur le Roi que sur les particuliers à 3 000 l. chacun                             600 000 000

150 000 laquais, tant à Paris que dans les provinces, à 300 l. seulement pour nourriture et habillement                          45 000 000

1 800 000 vagabonds, hommes, femmes et enfants qui ne peuvent subsister à moins de 3s. par jour qu’ils reçoivent par aumône ou qu’ils volent, ce qui fait par an 54 l. 15 s.                                                               98 550 000

Total : 1 010 850 000

Si les 2 750 000 hommes que la nation entretient, comme on vient de le voir, sont déduits des 18 millions dont on la suppose composée, il restera 15 250 000 hommes ; lesquels pour nourrir, vêtir et enrichir ces 2 750 000 devront payer chaque année en contributions et impositions de toute espèce, tant forcées que volontaires, une somme de 66 l. 5 s. par tête indépendamment de ce qu’il faut que chacun dépense pour sa nourriture et son propre entretien. Et si l’on calcule que dans le nombre des 15 250 000 personnes que nous supposons contribuer à l’entretien des 2 750 000 personnes, il y a toujours beaucoup de vieillards, d’enfants, de femmes et de filles qui ne font rien[1], quoiqu’elles ne mendient pas, et que leurs familles entretiennent, on reconnaîtra que la charge pour la partie de la nation effectivement laborieuse et en action est encore plus forte qu’on ne la suppose ici.

On sent, sans qu’il soit besoin de le faire remarquer, que si la nation n’était composée que de 12 millions d’hommes, au lieu de 18 millions, le fardeau serait encore infiniment plus pesant. (voir Note A)

Le clergé en Angleterre étant moins nombreux, moins riche qu’en France, et les Anglais n’ayant ni autant de soldats ni autant de financiers ni autant de gens pour administrer la justice que nous en avons, qui sont des professions qui vivent aux dépens des autres, il en résulte que l’Angleterre peut avoir et qu’elle a effectivement moins de mendiants, et plus de laboureurs, de matelots, d’ouvriers et de marchands (qui sont des professions qui produisent des richesses et qui en acquièrent à la nation) que nous n’en avons et que nous ne pouvons en avoir.

Il en résulte encore qu’en Angleterre la partie oisive de la nation et vivant aux dépens du reste étant moindre à la partie laborieuse et active qu’en France, le poids est plus léger pour la partie active et laborieuse en Angleterre qu’il ne peut l’être en France ; en sorte que tous les ecclésiastiques, les soldats, les gens de justice, les commis, les mendiants, etc., qui sont en Angleterre étant infiniment moins à proportion que le nombre des gens des mêmes professions qui sont en France, il faut nécessairement qu’il en coûte moins à chaque laboureur, ouvrier, matelot, marchand, etc., qui sont en Angleterre, qu’il n’en coûte à chacun de ceux des mêmes professions qui sont en France, pour nourrir, vêtir et entretenir le clergé, les soldats, les gens de justice, les financiers, les mendiants, etc.

Le même raisonnement que l’on fait ici par rapport à l’Angleterre, on peut le faire aussi sur l’Allemagne relativement à nous.

Si donc la proportion des gens recrutés, nourris, vêtus et entretenus aux dépens de la partie active et laborieuse de la nation qui sont les laboureurs, ouvriers et marchands est plus forte en France qu’en Angleterre et en Allemagne, il faut que nous ayons à proportion moins de laboureurs, etc., et qu’ils soient plus chargés qu’en Angleterre et en Allemagne ; et ayant moins de laboureurs et ceux-ci étant plus chargés chez nous que chez nos voisins, il faut que nous ayons à proportion moins de culture, et qu’il y ait tous les jours un grand nombre de nos laboureurs qui abandonne la culture pour se faire mendiants : il ne faut donc pas s’étonner si nos récoltes diminuent et si le nombre de nos mendiants augmente.

La culture et le commerce étant les deux seules sources des richesses dans tout État quelconque, comme nous l’avons établi, si ces professions sont exercées par moins de monde en France qu’en Angleterre, il s’ensuit nécessairement que le capital de la France doit s’accroître à proportion beaucoup moins et bien moins rapidement que celui de l’Angleterre ; et plus d’occupation, plus de commerce et plus d’argent attirant les hommes, il s’ensuit que l’Angleterre doit attirer nos hommes, tandis que nous n’attirons pas les siens.

D’ailleurs, plus d’hommes employés au commerce en Angleterre doivent y avoir nécessairement augmenté les vues et l’intelligence du commerce ; plus de vues et l’intelligence dans le commerce ont fait trouver plus facilement les moyens d’augmenter la circulation ; une circulation plus grande et plus rapide en Angleterre doit augmenter davantage son capital que ne peut faire celui de la France où il y a toujours une infinité de richesses qui ne circulent pas faute de valeur pour les représenter.

La masse d’hommes et celle d’argent doit donc s’augmenter annuellement beaucoup plus en Angleterre qu’en France.

Si l’on considère combien l’Allemagne a acquis d’hommes et de commerce depuis 20 ans et que depuis ce temps nous n’avons point acquis d’hommes ni aucune nouvelle branche de commerce, il s’ensuit que nous nous appauvrissons d’hommes et de commerce vis-à-vis de l’Allemagne.

Le résultat des preuves que l’on rassemble ici est donc que nos voisins les plus puissants augmentant annuellement en hommes et en richesses, tandis que nous n’augmentons point en hommes (et n’augmentant pas en hommes, nous ne pouvons pas augmenter en richesses), il faut en conclure que nous nous affaiblissons et nous appauvrissons annuellement vis-à-vis de nos voisins les plus puissants.

On n’a certainement pas fait ce tableau dans la vue de prouver qu’il ne devrait y avoir en France que des laboureurs, des matelots, des ouvriers et des marchands ; on sait que dans tout État il faut des ministres pour la religion et pour l’instruction de ceux qui la professent, des soldats pour le défendre, des personnes qui s’appliquent à l’étude des lois et à l’administration de la justice, etc., et plus un État est peuple et plus le nombre de ceux qui exercent ces professions doit être proportionné.

On veut seulement faire sentir que les professions de laboureur, de matelot, d’ouvrier et de marchand étant les plus utiles à la société et étant les seules sources de la force et de la richesse de tout État quelconque, il faut encourager celles-là le plus qu’il est possible et resserrer les autres pour les empêcher de s’étendre au-delà de ce qui est nécessaire.

Mais tout le contraire est arrivé depuis 1685 jusqu’à aujourd’hui ; la nation est considérablement diminuée par près de 30 ans de guerre que nous avons soutenue contre toute l’Europe et par une émigration qui dure depuis 68 ans.

Cependant on prétend qu’en 1685 il n’y avait pas la moitié des commis et employés qu’il y a aujourd’hui ; le fardeau est donc augmenté quoique la nation soit diminuée.

Tout a son contrepoids ; s’il y a plus d’attrait à être commis, laquais ou mendiants qu’à cultiver la terre, il faut nécessairement que le nombre de ces gens-là augmente et que celui des cultivateurs, qui les recrute, diminue ; pour que les terres du Royaume soient bien cultivées, il faut donc faire en sorte que l’on trouve plus d’attrait à les cultiver qu’à se faire commis, laquais ou mendiants, afin que les laboureurs puissent recruter aux dépens des commis, des laquais et des mendiants.

La preuve de ce que l’État gagnerait à encourager l’agriculture et à supprimer tout ce qui éloigne du travail et restreint l’industrie est bien sensible.

Nous avons calculé que les 1 800 mille mendiants que nous supposons dans le Royaume coûtent à la partie laborieuse de la nation à 3 s. par jour seulement la somme de 98 550 000 l. ; si en encourageant la culture et l’industrie, ces 1 800 mille mendiants s’appliquaient à travailler (et il n’est pas douteux qu’ils le feraient, si on leur rendait le travail doux et facile) et gagnaient seulement chacun 5 s. par jour, cela ferait par an                                                164 250 000 l.

qui seraient autant d’acquis chaque année à la nation, qui épargnerait outre cela dès ce moment les 98 550 000 l. que ces mendiants lui coûtent actuellement, la nation gagnerait donc                                      262 800 000 l.

Mais le gain qu’elle ferait par là se trouverait d’autant plus considérable, que non seulement ces 1 800 mille hommes ne lui coûteraient plus rien, mais qu’ils paieraient même leur quote-part de l’entretien du clergé, des soldats, des gens de justice, qui sont et qui doivent nécessairement être entretenus aux dépens de la nation ; ce qui rendrait le fardeau d’autant plus léger pour tout le reste. (voir Note B)

Si l’on cherche à présent l’augmentation des richesses de la France par l’application des quatre signes visibles qui prouvent celle des richesses de l’Angleterre, on verra,

1° que l’intérêt de l’argent n’était point diminué depuis la guerre et étant même plus haut qu’il n’était avant la guerre, nous sommes moins riches que nous n’étions avant la guerre.

2° On prétend qu’avant la guerre, nous avions plus de 80 000 matelots classés et qu’aujourd’hui le nombre en va à peine à 70 000 ; notre marine marchande est donc diminuée depuis la guerre, et si notre marine marchande est diminuée, notre commerce doit l’être aussi.

3° Les loyers en général n’augmentent point dans les provinces et même sont diminués dans quelques-uns de nos ports de mer.

4° On trouve dans les provinces beaucoup de terres à acheter au denier 20, et la quantité de terres même seigneuriales que l’on offre à vendre tous les jours prouve qu’elles sont à charge aux propriétaires.

Or, le Royaume n’augmentant point en hommes, en culture, en navigation et en commerce, la valeur de tous les biens qui y sont ne peut augmenter, et ne peut qu’aller en diminuant avec nos hommes, notre navigation et notre commerce.

Juger de la richesse du Royaume, par celle de Paris et de l’opulence des sujets, par celle des financiers, ce serait juger de l’embonpoint et de la santé d’un homme, en l’envisageant du côté où il a une fluxion.

Observations particulières sur la marine, les colonies et le commerce des Anglais en général, servant à prouver les observations générales qui précédent.

La marine royale en Angleterre est de 200 000 tonneaux.

On doute que tout ce qui compose celle de France aile à 60 000 tonneaux.

En supposant que nous ayons en France 70 000 matelots classés et que nous mettions 18 hommes pour faire naviguer un bâtiment de 140 tonneaux, notre marine marchande se trouvera composée au plus de 544 444 tonneaux en bâtiments, tant grands que petits, lesquels divisés par 140 feraient un produit de 3 889 bâtiments marchands.

Il faut observer que les Anglais naviguant avec moins de monde que nous, ils mettraient au plus 14 hommes pour naviguer un bâtiment de 140 tonneaux, ainsi avec 70 000 matelots, ils navigueraient 5 000 bâtiments, tandis que nous n’en naviguons que 3 889.

Cette différence leur donne un avantage infini sur nous ; en ce que leurs armements étant à meilleur marché et naviguant avec moins d’hommes et plus de vaisseaux, ils sont en état de naviguer plus que nous, de transporter à meilleur marché que nous et par conséquent de nous couper la navigation partout.

Ceux qui sont prévenus pour notre façon d’armer disent que nous perdons moins de vaisseaux que les Anglais. Cela est vrai, mais ce n’est pas parce que nous y mettons plus de monde, mais parce que nous avons trois fois moins de vaisseaux qu’eux : c’est moins le nombre des matelots qui assure la navigation, que leur science et leur habilité ; or moins de matelots sur un vaisseau y apprennent plus promptement et mieux leur métier, qu’un plus grand nombre où il y en a toujours qui se reposent les uns sur les autres et qui sont des bouches inutiles. D’ailleurs plus d’hommes sur moins de vaisseaux renchérissent nécessairement la navigation et resserrent le commerce.

Si les Anglais ont trois fois plus de vaisseaux que nous, nous avons au moins quatre fois plus de commis qu’eux pour le service de notre marine, donc moins de profits et plus de charges.

Nos deux îles de la Martinique et de Saint-Domingue nous fournissent à présent plus de sucre, plus d’indigo et plus de café que les Anglais n’en tirent des leurs, et ce sont ces deux îles qui ont le plus contribué à soutenir notre navigation depuis 30 ans ; mais le terrain qui produit l’indigo et le sucre peut s’user chez nous comme il a fait à la Barbade, à la Jamaïque et dans les îles anglaises.

Outre ces productions, les Anglais tirent de leurs colonies du coton, du chanvre, des mâts, du bois de construction, du tabac, du riz, du blé, du bois de campêche, des drogues servant à la teinture, du goudron, de la résine, de l’huile et des fanons de baleine que pêchent les habitants de leurs colonies les plus septentrionales, des planches de cèdre, de noyer et d’autres bois servant à la marqueterie du merrain.

Excepté du coton que nos colonies produisent aussi, nous n’en tirons ni tabac, ni riz, ni bois de construction, ni chanvre, ni goudron, etc., quoiqu’elles pussent produire tout cela comme les colonies anglaises ; toutes ces choses étant d’un très gros volume leur occupent un nombre prodigieux de vaisseaux.

On ne tirant point ces marchandises de nos colonies, ne les recevant point par nos propres vaisseaux et en consommant cependant une très grande quantité que nous achetons des Anglais eux-mêmes ou des Hollandais, il s’ensuit que c’est nous qui contribuons en grande partie à la culture et à la puissance des colonies anglaises et que c’est nous qui payons et entretenons en grande partie la marine anglaise et hollandaise qui sert à nous apporter toutes ces marchandises.

Depuis 20 ans les colonies anglaises ont prodigieusement augmenté en hommes et en culture ; ils ont formé depuis ce temps-là et forment encore aujourd’hui plusieurs nouveaux établissements, tant dans l’Amérique méridionale que dans la septentrionale ; la seule ville de Liverpool transporte dans un an plus de nègres à l’Amérique que tous les ports de France ensemble.

Quant à nous, depuis 20 ans nous n’avons point fait de nouveaux établissements dans l’Amérique, ou du moins ils n’ont point augmenté nos approvisionnements et notre navigation. La Louisiane et la Guyane sont presque aussi peu cultivées qu’elles l’étaient il y a 20 ans : la première ne nous approvisionne encore ni de tabac ni de riz que nous achetons des Anglais ; quant à la seconde, plus de moitié de la nation ignore qu’elle appartienne au Roi, parce que rien ni vaut et rien n’en vient.

Si, pendant que les Anglais se fortifient à l’Amérique et y augmentent en hommes, en culture et en navigation, nous n’y acquérons ni hommes ni culture ni navigation, nous nous affaiblissons donc visiblement vis-à-vis des Anglais dans l’Amérique.

Suivant une liste imprimée à Londres en 1747[2], on y comptait 2 700 négociants ou gros marchands allant et envoyant à la Bourse ; en mettant ensemble tous les négociants, marchands, etc., qui se rassemblent à la Bourse de Paris, de Lyon et dans toutes les villes du Royaume où il y a des Bourses ou places de change, je doute que l’on rassemble 2 700 hommes.

Suivant le Complete English Tradesman imprimé à Londres pour la cinquième fois en 1745, les Anglais comptent 2 millions d’hommes employés au commerce tant en gros qu’en détail dans l’Angleterre seule séparée de l’Écosse ; ils ne comprennent point en cela les colporteurs, les fabricants, les cabaretiers, etc.

On compte que l’Angleterre séparée de l’Écosse contient 8 millions d’hommes ; il y aurait donc le quart de la nation employé au commerce.

C’est une erreur de croire que Londres soit presque la seule ville commerçante de l’Angleterre.

Bristol, Liverpool, Hull, Yarmouth, Plymouth, Lynn, Deal, Newcastle, ont chacune plus de vaisseaux et plus de navigation faite et soutenue par leurs propres vaisseaux que n’en a la ville de Nantes.

Les Anglais, dans la présente session du Parlement, ont proposé une loi pour augmenter la nation et en ont fait quatre pour étendre le commerce.

La première qui tend à naturaliser les Juifs et à les agréger au corps de la nation est désirée et proposée depuis plus de 80 ans comme un moyen d’accroître, de fortifier la nation et d’étendre son commerce.

Quant à nous, depuis 68 ans que la révocation de l’Édit de Nantes a causé une émigration considérable de sujets du Roi, émigration qui dure encore aujourd’hui et qui en nous affaiblissant fortifie les Anglais et les Allemands ; nos n’avons encore trouvé aucun moyen, soit pour arrêter le mal qui nous consume, soit pour réparer par l’acquisition de nouveaux sujets pour le Roi ce que nous avons perdu d’hommes et ce que nous en perdons journellement.

Les quatre lois pour étendre la navigation et le commerce sont,

La 1ère pour étendre le commerce du Levant.

La 2ème pour encourager de plus en plus la pêche du hareng.

La 3ème pour admettre librement par tous les ports d’Angleterre la laine d’Irlande, qui ne pouvait entrer auparavant que par un petit nombre de ports indiqués.

La 4ème pour encourager et pour étendre davantage la manufacture de soie.

Pour nous depuis 50 ans nous avons fait une infinité de lois qui tendent à resserrer le commerce, et je n’en connais que deux qui tendent à son accroissement.

L’une est la suppression des droits de sortie sur quelques-unes des marchandises manufacturées chez nous et celle des droits d’entrée sur quelques matières premières (les droits particuliers de la ville de Lyon laissent à regretter que cette franchise n’ait encore pu s’étendre sur les soies).

L’autre sont les encouragements qu’accorde le Roi pour favoriser la plantation des mûriers et perfectionner le tirage de la soie.

Quant aux lois tendant à resserrer le commerce et la navigation chez nous, elles sont en grande nombre ; parmi celles-là on peut compter la multitude des règlements faits depuis 50 ans sur le fait des manufactures ; les confiscations et amendes, les visites chez les fabricants ordonnées par ces règlements sont autant de choses tendant à gêner l’exercice de la fabrique, par conséquent à dégoûter du travail, en ce qu’elles mettent dans le risque de payer une amende tout homme qui ose entreprendre de travailler et de cesser d’être à la charge aux autres, amende qu’il n’eût pas encourue s’il fût resté à rien faire.

Si nous examinons bien l’esprit de nos règlements, nous verrons qu’ils sont tous faits pour favoriser les consommateurs aux dépens de l’ouvrier ; la raison de cela ne viendrait-elle pas de ce que les règlements n’étant faits que par des consommateurs, ils n’ont songé qu’à ce qui est de leur convenance, sans s’embarrasser de celle de l’ouvrier ?

Cependant nous naissons tous avec des besoins, des goûts et des passions à satisfaire ; toutes ces choses produisent nécessairement la consommation, la consommation est donc naturelle et n’a pas besoin d’être encouragée.

Mais nous ne naissons pas ouvriers ; on ne le devient que par le travail. C’est donc le travail qu’il faut encourager en rendant l’accès ouvert à tout le monde, et le plus facile et le plus doux qu’il est possible. Alors il excite à son tour la consommation, en lui présentant des objets plus variés et en plus grand nombre qui reviennent aux différents degrés de convenance du consommateur.

Le but que l’on doit se proposer en faisant des lois relatives au commerce est naturellement d’étendre le commerce ; on marche vers ce but si ces lois sont telles qu’elles puissent déterminer le plus grand nombre des consommateurs oisifs à se faire ouvriers, parce qu’ils augmentent la production ; d’où naît le commerce actif, sans nuire à la consommation, attendu que pour être ouvriers ils ne perdent par la qualité de consommateurs qu’ils ont apportée en naissant.

Mais les lois pour le commerce s’éloignent du but qu’on s’est proposé, si elles sont telles qu’elles déterminent le plus grand nombre à rester consommateurs oisifs, au lieu de se faire ouvriers.

Pour faire de bonnes lois sur les manufactures, il faudrait donc s’occuper beaucoup plus de ce qui peut favoriser l’ouvrier, que de ce qui regarde le consommateur, parce que c’est l’affaire de l’ouvrier qui a travailler de trouver un consommateur, sans quoi il aura travaillé en vain.

Le consommateur se plaint toujours de la friponnerie de l’ouvrier et ne parle jamais de sa propre bizarrerie[3]. Il veut acheter de bonne marchandise les yeux fermés et sans avoir même la peine qu’il faut prendre pour éviter d’être trompé : or tout ce que les règlements accordent à cet égard à la satisfaction et à la paresse du consommateur, ils l’ôtent à la liberté de l’ouvrier.

Les règlements ont été faits, dit-on, pour empêcher le public d’être trompé ; mais le public n’achète point en corps, et ne nous a point chargé de ses affaires. Le public n’est autre chose que chaque particulier qui achète ou pour sa propre consommation, ou pour faire commerce ; dans ces deux cas il doit savoir mieux que personne ce qui lui convient. Laissons donc le faire.

Un pays où le nombre des ouvriers et des gens qui travaillent à produire excède infiniment celui des consommateurs est un pays qui fait nécessairement un commerce actif et qui s’enrichit.

Le travail est donc un fonds que l’argent ne fait que représenter. C’est donc le travail, et non pas l’argent qui fait la richesse de l’État : tout ce qui restreint le travail ou qui en dégoûte appauvrit donc l’État, en éloignant du travail les gens qui seraient disposés à s’y adonner.

Les règlements d’instruction sont donc très utiles en ce qu’ils indiquent comme il faut travailler ; ceux portant des peines sont nuisibles, parce qu’ils dégoûtent de travailler. Toute la règle qu’il convient d’observer là-dessus est de mettre la marque, qui indique ce qu’on entend par la bonne qualité, à l’étoffe qui est conforme au règlement, et de la refuser à celle qui s’en écarte ; on est persuadé que toutes les autres fonctions des inspecteurs font plus de mendiants qu’ils n’arrachent d’hommes à l’oisiveté.

Parmi les lois qui resserrent le commerce et la navigation, les principales sont les Lettres patentes de 1717 qui fixent à certains ports seulement le commerce de nos colonies, et forcent le retour à peu près dans les mêmes ports d’où l’on est parti ; l’effet de cette contrainte est de resserrer la navigation à nos colonies, par conséquent d’augmenter pour les Anglais et les Hollandais les tentations et les facilités d’y faire la contrebande.

Le privilège exclusif de Marseille pour faire le commerce au Levant contribue encore beaucoup à diminuer notre navigation et notre commerce ; l’Angleterre en communiquant à un plus grand nombre de ses sujets la faculté de négocier au Levant[4], comme elle vient de le faire dans la présente session du Parlement, va encore y augmenter son commerce et y resserrer le nôtre, si nous ne nous hâtons pas de leur donner de notre côté le plus grand nombre de concurrents qu’il est possible, en étendant ce commerce à tous les ports du Royaume. Il n’est pas plus difficile d’aller de Bayonne, du Havre, de Nantes, de St.-Malo à Constantinople ou à Smyrne, que de Londres ou d’Amsterdam : nos vaisseaux du Ponant porteront aux Turcs des toiles et une infinité d’autres marchandises qu’ils n’ont pour ainsi dire encore reçu que de la main des Anglais ou des Hollandais ; les soies et les autres retours qu’ils rapporteront encore à meilleur marché et plus fréquemment que par le passé dans la partie occidentale de la France y augmenteront et y feront naître de nouvelles manufactures, qui nous fourniront encore de nouvelles armes contre ces rivaux de notre commerce ; au surplus les Ponantais en portant aux Turcs du drap, même concurremment avec les Marseillais et les Languedociens, ne feront qu’augmenter le nombre des pièces de drap de France qui s’opposeront aux progrès et à la consommation des draps anglais. Ainsi en permettant aux Ponantais de négocier au Levant, nous donnerons bien moins des rivaux à Marseille et au Languedoc qu’aux Anglais et aux Hollandais.

D’ailleurs nos vaisseaux du Ponant naviguant au Levant concurremment avec les Marseillais se forceront réciproquement à naviguer à meilleur marché ; ce qui étendra aussi efficacement notre navigation que le bon marché étend nos manufactures.

Qu’on fait à l’État les habitants de la côte depuis Bayonne jusqu’à Dunkerque, ce qui fait une étendue de plus de 300 lieues, pour être privés de commercer au Levant avec leurs marchandises et leurs vaisseaux ? De quelle source d’occupation ne les privons-nous pas par cette défense pour l’abandonner à la Hollande et à l’Angleterre ?

Que veut-on que fasse un négociant du Ponant, lorsque la pêche rend mal, que le commerce de nos colonies est infructueux et celui d’Espagne surchargé ? À quoi veut-on qu’il emploie ses fonds et son industrie ? Le monde et ses consommations sont-ils donc bornés à ce petit cercle d’objets ? Et quand nous avons tracé à nos négociants le petit nombre de canaux par lesquels nous les avons assujettis de faire passer en même temps et tous ensemble leurs richesses et leurs talents, ne les avons-nous pas exposés à les engorger et à perdre en un jour ce qui leur a coûté beaucoup de peine et de temps à acquérir ? Et les pertes que nous attribuons à leur ignorance et à leur avidité ne sont-elles pas bien plutôt l’effet nécessaire du peu d’étendue du cercle que nous leur avons laissé parcourir ?

Si au lieu de cela, à mesure que leurs richesses se sont augmentées dans une branche de commerce, nous leur en avions ouvert de nouvelles où ils eussent pu verser une partie de ce qu’ils avaient acquis dans les premières, et qu’il leur eut été permis, en se dégoûtant d’une, d’en tenter une nouvelle, notre commerce et notre navigation se seraient frayés des routes plus variées, et nous auraient fait connaître des sources d’occupations que nous ne croyons pas possibles parce que nous n’avons pas encore permis de les tenter.

Nous avons étendu la faculté de négocier à nos colonies à presque toutes nos côtes, et je me plains de ce que cette faculté est encore trop borné puisqu’on en a excepté quelques ports ; cependant nous avons réduit à un seul point du Royaume la faculté de commercer au Levant, c’est-à-dire avec des pays infiniment plus étendus, plus peuples et qui par conséquent peuvent consommer beaucoup davantage que nos colonies. C’est en vain qu’on cherche dans une disposition aussi singulière la proportion, le raisonnement et surtout l’esprit de calcul qui doit bien plutôt présider à la conduite du commerce, que les titres, les possessions et les usages anciens, lorsqu’on ne peut alléguer pour eux que leur ancienneté.

Les plus fortes exportations de draps que Marseille ait fait chaque année depuis 30 ans pour le Levant suffisent à peine pour habiller 200 mille hommes. Qu’est-ce que cette quantité en comparaison du nombre infini d’habitants qu’il y a à habiller en Turquie et en Perse où nos draps se sont frayés un débouché ? Comment pouvons-nous donc craindre d’envoyer trop de drap au Levant ?

D’ailleurs la matière première ne faisant que la quatrième partie de la valeur d’un drap teint et manufacturé, il est démontré que quand nos négociants particuliers qui l’envoient perdraient 20% à la vente, l’État y gagnerait encore beaucoup, parce que ce qui est perdu pour le marchand particulier se trouve payé à d’autres sujets du Roi et n’est pas perdu pour l’État.

Ce qu’on appelle les arrangements, qui sont la fixation des pièces de drap qu’un fabricant peut faire et envoyer au Levant, la fixation du prix et du nombre des personnes qui peuvent le vendre, tend nécessairement à diminuer le nombre des marchands, des fabricants et des ouvriers, détruit nos négociants en leur ôtant l’esprit de calcul et la nécessité de calculer ; ces arrangements tendent donc à augmenter chez nous le nombre des mendiants.

La défense de vendre nos draps pour le Levant aux étrangers sous prétexte qu’ils les vendent eux-mêmes aux Turcs est aussi extraordinaire, et tend aussi réellement à resserrer le commerce, que le ferait une défense aux négociants de Rouen, de Morlaix et de Saint-Malo de vendre des toiles aux Anglais et aux Hollandais sous prétexte que cela nuit à la vente de celles que les négociants français envoient à Cadix et aux Indes dans les flottes et galions. C’est faire injure au grand Colbert que de croire que parce qu’il a tracé quelques bornes à notre commerce, il ait voulu lui en fixer d’éternelles ; c’est en avoir fait assez que de l’avoir tiré du néant et de l’avoir mené jusqu’au point où il l’a laissé. Il a compté sans doute qu’il serait aisé après lui de le conduire plus loin, de faire en sorte qu’il n’y eût aucune province du Royaume qui ne s’en ressentît et qui ne pût un jour par sa navigation ou ses productions communiquer avec toutes les nations de l’univers.

Les Anglais ayant besoin comme nous des soies étrangères ont ouvert tous leurs ports pour la recevoir, et ils sont occupés dans la présente session du Parlement, comme nous l’avons déjà dit, des moyens d’en encourager l’emploi et d’en étendre la manufacture.

Avec le même besoin de soies, l’entrée chez nous s’en trouve limitée à deux seuls passages qui sont Marseille et Lyon, ce qui renchérit nécessairement la soie pour toutes nos manufactures, qui pourraient se la procurer par une voie plus courte et moins coûteuse, et met toutes celles d’en deçà de Lyon dans une dépendance de cette ville qui leur est préjudiciable ; la soie étant une source seconde d’occupation, il semblerait qu’on ne pourrait ouvrir trop de canaux pour la répandre dans les provinces ; le privilège exclusif du passage que les villes de Marseille et de Lyon réclament et soutiennent avec chaleur est fondé sur des titres et une possession de plus de 300 ans, temps où nous n’avions ni commerce ni rivaux.

Pour juger des progrès que la manufacture de soie a fait en Angleterre depuis 70 ans, il faut observer qu’avant 1685 il ne se fabriquait pour ainsi dire aucune étoffe chez eux, et qu’ils en tiraient alors chaque année pour 12 à 14 millions de chez nous, suivant le British Merchant.

Un auteur anglais nommé Claude Rey, fabricant de soie, dans un Mémoire imprimé à Londres en 1719 pour demander qu’on réprimât l’usage des toiles des Indes, a avancé que dès ce temps la manufacture de soie montait à 12 000 métiers battants en Angleterre.

L’auteur d’un autre livre imprimé en 1728 intitulé Plan du commerce anglais établit qu’alors les manufactures de soie d’Angleterre fabriquaient chaque année pour 2 millions de livres sterling de marchandises, ce qui fait environ 48 millions de notre monnaie, dont environ 30 millions sont consommées dans la Grande-Bretagne et les 18 millions restants sont vendus et passent à l’étranger.

Le même auteur établit encore qu’en 1728 les Anglais ne tiraient pas, tant d’Italie que de France, pour 120 mille livres sterling d’étoffes de soie, ou 2 880 000 liv. de notre monnaie.

Depuis 1728 jusqu’à aujourd’hui, il n’est pas douteux que la manufacture de soie ne soit encore considérablement augmentée en Angleterre.

Voici à peu près l’état actuel de la manufacture d’étoffes de soie chez nous.

À Lyon, suivant le Mémoire du consulat du 4 février 1753         10 000 métiers

Suivant le rapport des Inspecteurs, à Tours                                     1 300

                                                                       à Nîmes                                1 500

À Paris on suppose qu’il peut y en avoir au plus                             1 000

À Marseille                                                                                                 200

Total :                       14 000 métiers

Il faut observer que la manufacture de soie était déjà très florissante en France en 1685, tandis qu’elle n’existait pas pour ainsi dire en Angleterre : par conséquent les progrès que les Anglais ont fait en ce genre paraissent plus considérables que les nôtres.

Il est probable que dans l’état de leur manufacture de soie, les Anglais comprennent les bas et la bonneterie, ce qui doit faire aussi un objet considérable chez nous. Ainsi pour bien juger de la consistance des deux manufactures, il faudrait savoir non seulement le nombre des métiers battants que nous avons en étoffes de soie, mais aussi celui des métiers pour faire des bas et autres ouvrages purement de soie.

Mais il est encore plus important d’examiner laquelle des deux manufactures doit probablement augmenter à l’avenir plus que l’autre.

Il est à craindre que ce ne soit celle d’Angleterre, quoique nous ayons l’avantage qu’ils n’ont pas, d’avoir des soies chez nous ; en voici les raisons.

1° Parce que l’Angleterre augmente tous les jours en peuple.

2° Les apprentissages y sont moins longs que chez nous.

3° Les Anglais naturels ne paient aucun droit de maîtrise.

4° Les soies entrent en Angleterre par tous les ports, et ne paient ainsi que les étoffes aucun droit dans l’intérieur du Royaume en changeant de province.

5° La principale manufacture étant établie dans un faubourg de Londres peut plus aisément s’étendre au dehors que celle de Lyon, qui est forcément concentrée dans la ville.

6° Le même homme peut avoir autant de métiers qu’il lui plaît.

7° L’argent est abondant en Angleterre à 3% et est actuellement à Lyon à 13.

Si la manufacture de soie augmente en Angleterre plus rapidement que chez nous, il y aura donc chaque jour en Angleterre moins de gens oisifs et moins de mendiants que chez nous.

Depuis 20 ans les Anglais ont fort étendu leur pêche de la baleine et celle de la morue ; la loi qu’ils viennent de faire pour encourager celle du hareng va encore leur ouvrir de nouvelles sources d’occupation, par conséquent cette branche diminuera encore le nombre des mendiants chez eux.

Pour nous depuis 20 ans nous n’avons fait aucune loi pour acquérir une part dans la pêche de la baleine ni pour augmenter celle du hareng ; celle de la morue va même en diminuant, parce que nous traitons chez nous-mêmes notre propre poisson comme étranger ; par conséquent la pêche, cette abondante source d’occupation n’a point diminuée le nombre des mendiants chez nous de ce qu’il était il y a 20 ans.

Un moyen sûr de resserrer le commerce chez l’étranger, c’est de l’étendre et de le faciliter chez soi ; c’est ce que les Anglais ont bien senti lorsqu’ils se sont déterminés, dans cette session du Parlement, à ouvrir tous leurs ports pour recevoir la laine d’Irlande ; plus ils en recevront chez eux et plus ils en travailleront, moins il en restera en Irlande pour apporter chez nous. Il en résultera donc encore une augmentation d’occupation chez eux, une diminution de travail chez nous, moins de mendiants chez eux, plus de mendiants chez nous.

Depuis 70 ans, les Anglais ont prodigieusement resserré chez eux la consommation de nos toiles ; nous leur en vendions pour 600 000 l. st. ou 14 millions de notre monnaie en 1685, suivant le British Merchant ; en réduisant chez eux la consommation de nos toiles, ils y ont attiré celles d’Allemagne, et en ont établi des manufactures en Écosse et en Irlande ; ces dernières surtout font des progrès considérables, donc plus d’occupation chez eux et moins de mendiants ; en diminuant chez eux la consommation de nos toiles, ils ont diminué en France le nombre des gens qui vivaient à leurs dépens. Il doit donc y avoir aujourd’hui moins de gens occupés par les Anglais, que lorsqu’ils consommaient une plus grande quantité de nos toiles. Les Anglais nous doivent donc moins aujourd’hui qu’ils ne nous devaient alors, font donc vivre moins de gens chez nous qu’ils n’en faisaient vivre alors. Il doit donc y avoir aujourd’hui plus de mendiants chez nous qu’alors.

Il est prouvé, par le traité contre l’usure du chevalier Thomas Culpeper imprimé à Londres en 1621, que nous fournissons alors aux Anglais beaucoup de blé et que nous leur en portions des quantités si considérables et à si bon marché que le nôtre coupait la vente à celui de leur cru chez eux-mêmes. Il n’est que trop évident que les choses sont bien changées entre eux et nous, puisque non seulement nous ne leur avons pas fourni de blé depuis cinquante ans, mais que nous avons fréquemment recours à eux pour notre subsistance, il s’ensuit donc que la culture a beaucoup augmenté chez eux et a prodigieusement diminué chez nous, donc plus d’occupation chez eux et plus de mendiants chez nous.

Le commerce du blé étant continuellement libre en Angleterre, il y a un grand nombre de gens qui s’en occupent continuellement, ce qui fait une grande source d’occupation chez eux ; en France le commerce et le trafic du blé étant souvent gêné même d’une province à l’autre, ceux qui s’en mêlent étant souvent regardés de mauvais œil, quelquefois même sujets à être recherchés, peu de gens s’y adonnent. Voilà donc une source d’occupation de moins pour nous, donc plus de fainéants chez nous.

On dit qu’il faut conserver le blé dans le Royaume, cependant il est souvent dangereux d’en garder chez soi ; comment accorder cela ?

Toute l’administration des blés en Angleterre paraît concertée pour l’intérêt du cultivateur, et il ne paraît pas qu’on se soit occupé du consommateur ; il n’est donc pas étonnant que l’on y cultive beaucoup.

Chez nous toute l’administration des blés paraît arrangée uniquement sur l’intérêt du consommateur, qui craignant toujours de manquer, ne respire que la gêne, dont cependant le premier effet est d’étouffer la production ; il n’est donc pas étonnant qu’en France on cultive peu.

Si pendant que les Anglais s’accroissent et acquièrent journellement plus hommes, plus de culture, plus de pêche, plus de navigation, plus de commerce et plus de circulation, nous n’acquérons ni plus d’hommes ni plus de culture, de pêche, de navigation, de commerce et de circulation, nous nous appauvrissons et nous nous affaiblissons donc visiblement vis-à-vis des Anglais.

Le pays-vis-à-vis duquel nous nous affaiblissons ainsi a à peine le tiers de l’étendue de la France et moins de gens qui ne lui paient rien actuellement et qui sont à charge à ses autres sujets.

On est persuadé que cette somme excède de beaucoup celle qui se lève dans tout le Royaume sous le nom d’industrie, et les contributions des communautés.

Note A

En supposant (ce qu’on ne croit pas) que le capital de la France fût le double du capital de l’Angleterre, cela ferait une somme de 48 milliards, et que le revenu de ces capitaux fût de 10% par an[5], comme l’on calcule en affaire de finance, le revenu total du Royaume serait de                                                           4 800 000 000

Si pour entretenir 2 750 000 hommes suivant le tableau ci-dessus, il en coûte à l’État                                                                                                               1 010 850 000

Leur entretien coûterait donc par an environ 4 s. 3 d. pour livre sur la totalité des revenus du Royaume.

SI les revenus du Royaume ne montent pas si haut, la taxe est encore plus forte.

Note B

1 800 mille mendiants travaillant à 5 s. par jour gagneraient    164 250 000

Ces gens-là ne gagnant rien aujourd’hui ne peuvent rien consommer, et ne contribuent par conséquent rien ; mais s’ils gagnaient, ils consommeraient, et quand ils ne paieraient au Roi sur leur consommation que la 20e partie de ce qu’ils gagnent, le Roi retirerait                                                              8 212 500

_________________

[1] Parce que les hommes leur ont interdit une infinité d’occupations auxquelles elles seraient aussi propres qu’eux. (note de l’auteur)

[2] Sur l’accroissement de la nation anglaise et de son commerce. (note de l’auteur)

[3] On doit supposer que tout homme qui se mêle de commerce se connaît ou doit se connaître en marchandises, et la multiplicité des lois et des formalités que l’on a introduite sous prétexte d’empêcher l’acheteur d’être trompé est aussi à charge à ce commerce, que le seraient dans la société une police et des lois uniquement constituées et comme si l’on supposait que tout le monde est aveugle. (note de l’auteur)

[4] En vertu de cette loi, tout habitant de la Grande-Bretagne est admis à s’établir au Levant en payant 20 l. st. (note de l’auteur)

[5] Il est aisé de prouver qu’il n’y a dans le Royaume aucune sorte de bien qui rapporte 10%, ni même 7 ½ % ; il n’y a donc aucune raison pour allouer un pareil intérêt aux financiers ; et l’effet d’un traitement aussi favorable ne doit-il pas être de rompre toute proportion entre cette profession et les autres, de déterminer à la longue les possesseurs de terres à les vendre pour en placer le produit dans la finance, et les gens de tous états à abandonner leur profession pour se tourner uniquement vers celle-là ? (note de l’auteur)

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