L’organisation du travail industriel dans la liberté

Jean-Gustave Courcelle-Seneuil

L’organisation du travail industriel dans la liberté est l’objet de bien des conceptions erronées. Notamment, dans une société où l’industrie est libre, l’entrepreneur, le capitaliste et l’ouvrier remplissent des fonctions diverses, mais ne forment point, comme on le dit trop souvent, des classes distinctes. Il n’y a de classes que là où certaines fonctions sont réservées par la loi ou la coutume à certaines personnes ou familles à l’exclusion de toutes les autres.


L’ORGANISATION DU TRAVAIL INDUSTRIEL DANS LA LIBERTÉ

(tiré du chapitre 2 de Liberté et socialisme, ou discussion des principes de l’organisation du travail industriel, Paris, 1868)

On a dit et écrit bien souvent que l’industrie, abandonnée à la liberté des individus, était livrée au désordre et avait besoin d’organisation. C’était supposer que les règles uniformes, que la raison commune enseigne à tous les hommes, sont connues de quelques-uns seulement et que les autres, incapables de trouver et d’observer par eux-mêmes les arrangements qui conviennent le mieux à leurs intérêts, ont besoin de conducteurs et de guides, comme un vil troupeau. C’est déclarer, en même temps, qu’on ne comprend pas l’organisation qui régit les sociétés actuelles où, quelque éloignés que nous soyons de l’idéal des lois et des mœurs d’un régime libre, la liberté domine.

Nous croyons, au contraire, que la liberté suffit à établir l’organisation la plus variée, la plus féconde en même temps que la plus simple et la plus solide. Essayons d’en exposer les principes.

§1. — Fonctions industrielles. — Entreprises.

Quelle que soit, dans une organisation industrielle, la part de l’autorité et de la liberté, on y rencontre trois fonctions nécessaires bien distinctes, qu’il importe beaucoup de ne jamais confondre. Ces trois fonctions, qui sont quelquefois remplies par un même individu et quelquefois partagées entre plusieurs, consistent :

1° À concevoir, fonder, administrer et diriger un groupe laborieux, en vue d’obtenir une somme déterminée de produits ;

2° À épargner et conserver les capitaux nécessaires au travail du groupe laborieux ;

3° À fournir le travail musculaire nécessaire dans les ateliers ou dans les bureaux et magasins affectés au groupe laborieux.

Dans les sociétés modernes et dans l’idéal de la liberté, les travaux des divers individus qui concourent à la production industrielle se combinent en groupes divers, distincts et indépendants les uns des autres, qui forment autant d’unités élémentaires que nous appelions entreprises.

L’entreprise a pour but la production d’une marchandise ou d’un service déterminé, ou de plusieurs marchandises et de plusieurs services assortis.

Il y a des entreprises de toute dimension. Les unes, comme celle de l’artisan qui travaille seul, ne comptent qu’un seul agent ; les autres, les chemins de fer, par exemple, groupent et combinent les travaux de plusieurs milliers de personnes. Ce qui les caractérise toutes, c’est de posséder un capital propre, dont l’accroissement profite aux propriétaires de ce capital, mais dont la diminution les appauvrit et dont la perte les ruine.

L’entreprise est l’unité élémentaire, la famille industrielle. Elle agit dans les mêmes conditions d’indépendance et de responsabilité que la famille proprement dite. Les diverses entreprises se groupent et combinent ensemble leurs travaux au moyen de l’échange.

C’est aussi par l’échange que se partagent, dans l’intérieur de l’entreprise, les trois fonctions élémentaires que nous avons indiquées et que nous allons essayer de décrire.

§2. — Fonction de l’entrepreneur.

Pour établir et gérer une entreprise, soit dans l’agriculture, soit dans le commerce ou dans l’industrie manufacturière, il faut d’abord en concevoir l’idée, compter ce que coûteront les produits ou services à obtenir et ce que rapportera leur vente ; calculer, en un mot, si leur prix de vente rémunérera suffisamment le travail nécessaire pour les produire, de manière à ce que ce travail puisse continuer. Une fois ce compte fait, il faut réunir les capitaux nécessaires à l’entreprise, tels que : usine, machines, magasins, outils, bétail, engrais ou matières premières, etc., et les hommes capables de faire le travail dont on a besoin. Puis, ceci trouvé, il faut administrer l’entreprise, y assigner une place à chaque chose et à chaque personne, veiller à ce que le travail soit fourni et les capitaux conservés. Il faut acheter les matières premières et vendre les produits à des prix variables par la nature des choses et dont les variations peuvent déjouer tous les calculs. Il faut, lorsque le prix des matières premières s’élève et lorsque celui des produits s’abaisse, s’ingénier pour trouver des ressources et introduire dans l’entreprise des modifications qui lui permettent de continuer.

Le travail que nous venons de décrire est presque tout mental : il n’attache celui qui s’y livre à aucune machine, à aucun outil, ne lui impose aucun effort apparent et n’opère sur aucune portion de matière une transformation que l’on puisse voir et toucher. Il consiste au contraire, le plus souvent, à aller et venir, voyager, causer, reprendre, critiquer, toutes occupations qui semblent oisives. Aussi, la plupart des ouvriers et tous les écrivains qui ont déclamé contre la concurrence, considèrent-ils les entrepreneurs ou patrons comme des oisifs, comme des parasites, vivant du travail d’autrui et aux dépens d’autrui.

Un peu de réflexion suffit à faire disparaître cette erreur, et, à défaut de réflexion, l’expérience la montre bien vite. Lorsque des ouvriers se sont associés pour fonder et gérer eux-mêmes des entreprises, ils ont promptement appris, quelquefois à leurs dépens, l’importance considérable de la fonction que remplit l’entrepreneur. En effet, la plupart des associations ouvrières qui ont échoué ont péri faute d’une direction capable et énergique : celles qui ont réussi ont dû leur succès à ce qu’il s’est rencontré dans leur sein des hommes doués des qualités morales et intellectuelles qui constituent l’entrepreneur, et à ce que leurs co-associés ont su assigner à ces hommes la fonction dirigeante qu’ils étaient aptes à remplir.

Il est donc juste que le travail de l’entrepreneur soit rémunéré aux prix du marché, même lorsque l’entrepreneur n’agit que comme simple mandataire, lorsqu’il est, par exemple, directeur d’une société anonyme.

Lorsque l’entrepreneur travaille à son propre compte, un autre élément doit s’ajouter à sa rémunération. En effet, il court les risques de l’entreprise : c’est lui qui s’appauvrit ou se ruine si elle réussit médiocrement ou ne réussit pas : ce risque doit être couvert par une prime, par une part plus grande dans les bénéfices, dans le cas où l’entreprise prospère. — Dans toute entreprise, celui qui court les chances de perte court en même temps, comme il est juste, les chances de gain.

Les causes qui légitiment ce supplément de rémunération des entrepreneurs, ont été généralement méconnues par ceux qui se sont donné pour mission de dénigrer les patrons et de flatter les ouvriers. Étrangers à l’industrie ou mal placés pour la bien observer, ils ont raisonné comme si toute entreprise était assurée du succès, même sans intelligence et sans travail de direction, tandis que l’on voit tous les jours échouer des entreprises dont les directeurs s’étaient appliqués de toutes leurs forces à réussir.

§3. — Fonction du capitaliste

La seconde fonction, qui consiste à épargner et conserver les capitaux nécessaires à l’entreprise, est encore bien moins apparente que celle de l’entrepreneur. Aussi, peut-on dire qu’elle est généralement méconnue, même par ceux qui l’exercent : les titres du capitaliste ne sont défendus que par la coutume et la force des choses. Pourquoi ? Sans doute parce que la fonction qu’il remplit n’est visible que pour les yeux de l’intelligence.

Essayons cependant de la rendre sensible par un exemple. Un capitaliste a prêté à un entrepreneur 100,000 francs qui ont été employés à l’appropriation d’une usine, ou à l’achat de machines, outils et matières premières nécessaires pour que l’entreprise puisse fonctionner. Ce capitaliste concourt-il à la production ? Oui, évidemment, puisque, sans le concours du capital qu’il a fourni, l’entreprise ne saurait vivre. Il est donc juste qu’il reçoive une rémunération, même quand il reste, de sa personne, absolument étranger à l’entreprise.

— Non ! s’écrient des voix nombreuses, non ! il n’a droit à aucune rémunération, parce qu’il ne concourt à l’entreprise par aucun travail, par aucun effort personnel. — En êtes-vous bien sûrs ? … Sans parler du travail qui a été nécessaire à l’acquisition des 100,000 francs et qui a été rémunéré par la possession de cette somme, ne voyez-vous aucun travail à ne pas consommer ce capital ? C’est un acte négatif sans aucun doute, comme ceux de toute continence ; mais qu’importe si ce non-faire coûte un effort, comme l’action, et plus pénible peut-être que celui qui cause l’action ?

Nous sommes tous portés à dépenser, à consommer, par un penchant aussi constant, aussi irrésistible que celui qui nous invite à ne rien faire. L’homme est naturellement consommateur, comme il est naturellement paresseux. Il ne surmonte ces deux inclinations primitives que par un effort qui lui coûte, et il ne fait cet effort qu’autant qu’il y est déterminé par l’espoir d’une rémunération appelée intérêt quand elle récompense l’épargne, et salaire quand elle récompense le travail.

Ainsi notre capitaliste, qui pourrait dépenser ses 100,000 francs, est constamment tenté de les dépenser pour satisfaire des désirs ou des fantaisies quelconques. S’il ne dépense pas cette somme, c’est parce qu’il espère, en la prêtant, obtenir un revenu au moyen duquel il peut vivre sans autre travail. Supprimez cette espérance et le capitaliste n’a plus aucun motif de s’abstenir : il consommera donc et aimera mieux employer ses 100,000 francs à se donner des jouissances personnelles que de les prêter à l’industrie, et il retirera son concours à l’entreprise. Celle-ci pourra-t-elle fonctionner sans ce concours ? Non, évidemment.

Donc si l’épargne, l’abstention, qui, coûtant un effort, est un travail, cesse d’être rémunérée, elle s’éteint et l’industrie cesse de disposer des capitaux dont elle a besoin, tombe en langueur et périt.

Sous l’empire de la liberté, cette vérité se dissimule aux esprits superficiels, parce qu’on voit les entrepreneurs rembourser aux capitalistes les capitaux prêtés ; on voit des capitalistes consommer en jouissances personnelles les capitaux que leurs prédécesseurs avaient épargnés ; on voit aussi des capitaux sous forme de terres, d’édifices, de machines, etc., qui ne sont pas susceptibles d’être affectés à une consommation de jouissance, et il semble que ces capitaux se forment et se conservent tout seuls.

Mais lorsqu’on voit un entrepreneur rembourser des capitaux empruntés, il est clair qu’il ne l’a pu qu’autant qu’il a épargné lui-même ou emprunté ailleurs la somme pour le paiement de laquelle il se libère : il s’est substitué lui-même ou à substitué un autre prêteur au prêteur primitif. Dans l’un comme dans l’autre cas, l’épargne a été causée par l’espoir d’une rémunération.

Lorsqu’un capitaliste consomme en jouissances personnelles un capital longtemps épargné, ce capitaliste cesse de concourir à la production et cesse en même temps de recevoir une rémunération. L’industrie ne s’arrête pas, parce qu’un autre capitaliste disposé à l’épargne vient se substituer à celui qui se retire. Mais s’il n’y avait pas de rémunération à espérer, personne ne viendrait se substituer au capitaliste consommateur et se priver gratuitement des jouissances que peut procurer la consommation d’un capital.

Enfin, il est vrai que les terres, les édifices, les machines ne peuvent pas toujours et facilement être affectés à des jouissances personnelles. Mais celui qui les possède peut les vendre et en consommer le prix, qui sera bas ou élevé selon le revenu produit par ce capital. Il n’est, d’ailleurs, pas nécessaire de réfléchir beaucoup pour voir que les capitaux de cette espèce ne se conservent tels qu’ils sont qu’au moyen d’un entretien constant et de réparations qui les transforment sans cesse, c’est-à-dire par l’emploi de capitaux nouveaux, qu’on pourrait dépenser en jouissances personnelles, et qu’il faut épargner pour que l’industrie poursuive son œuvre.

S’il restait encore quelque doute dans l’esprit du lecteur sur le caractère du travail d’épargne et sur la nécessité de le rémunérer, il serait facile de les faire disparaître en imaginant un système d’appropriation des richesses par autorité, un communisme pur, par exemple. Dans ce système, les capitaux et les hommes seraient employés sous la direction immédiate des agents de l’autorité ; il n’y aurait plus ni propriétaire, ni capitaliste. Comment l’épargne, indispensable à la production, serait-elle effectuée sous ce régime ? Par l’ordre des agents de l’autorité et sous leur surveillance. Des agents de l’autorité veilleraient à ce que les capitaux dont l’industrie aurait besoin fussent épargnés et conservés ; ils s’opposeraient au gaspillage et à la consommation sans mesure, à laquelle les hommes sont portés naturellement quand ils ne sont contenus par aucun intérêt. En un mot, des agents de l’autorité feraient ce que font, sous le régime actuel, les propriétaires et les capitalistes. Or, personne n’imaginera que ces agents de l’autorité, à la disposition desquels se trouveraient tous les capitaux de la société, rempliraient gratuitement la fonction importante qui leur serait confiée. Ils devraient être payés sur les produits annuels de l’industrie, comme sont payés aujourd’hui les capitalistes et pour avoir rempli les fonctions qui, sous un régime de liberté, sont remplies par ceux-ci.

Sachons donc reconnaître que l’épargne est un travail, parce qu’elle exige un effort de celui qui s’y livre et que cet effort, comme tout autre, ne peut être obtenu d’une façon constante qu’autant qu’il est constamment provoqué et soutenu par l’espoir d’une rémunération. Reconnaissons en outre que ce travail est de telle nature que tous les hommes ne savent pas en être capables, comme l’atteste la multitude des imprévoyants et des prodigues qui ne savent ni former un capital par des accumulations successives, ni même le conserver quand on le leur a transmis tout formé.

§4 — Fonction de l’ouvrier

La troisième fonction consiste à fournir à l’entreprise le travail musculaire dont elle a besoin pour transporter matières et marchandises, pour les transformer, pour tenir les livres et la correspondance, etc. Ce travail est visible et palpable ; aussi personne ne conteste son existence ni la justice de la rémunération qu’il reçoit. On sait que l’homme étant naturellement paresseux, ce travail coûte un effort, qui ne peut être obtenu qu’au prix d’une rémunération. — Comme il ne s’est élevé à cet égard nulle contestation et que tout le monde est d’accord, nous croyons inutile d’insister sur la description de cette fonction.

Le concours des trois fonctions que nous venons de décrire est indispensable à la production. Elles peuvent être exercées à la fois par une seule personne, comme dans le cas de l’artisan, qui travaille seul et n’emploie que son capital propre : elles peuvent être réparties entre plusieurs personnes, comme elles le sont par l’exécution des contrats qui lient l’entrepreneur à l’ouvrier ou au capitaliste ou par ceux qui constituent les associations de toute sorte. Mais partout où existe l’industrie, ces trois fonctions existent, et ceux qui les remplissent sont rémunérés. On ne pourrait supprimer la rémunération d’aucune des trois, sans voir la production s’arrêter. On ne saurait proscrire leur séparation sans amoindrir l’industrie en la privant de combinaisons qui sont indispensables à son développement et à ses progrès.

§5. — Mécanisme général de l’industrie libre

Les diverses entreprises étant indépendantes les unes des autres, opèrent au gré de ceux qui les dirigent, et il semble au premier abord qu’elles soient livrées à des caprices innombrables et sans règle. Mais toutes les entreprises produisent pour vendre et vendent pour acheter et continuer à produire : en d’autres termes, leurs produits se répartissent entre tous les membres de la société au moyen de l’échange. Or, l’échange impose à l’industrie une règle fixe, une loi dont l’action est aussi simple que prompte et dont l’énergie est irrésistible : c’est la loi de l’offre et de la demande.

Par l’effet de cette loi, tous les services sont mis au concours, et la société humaine ressemble à une vaste maison de vente aux enchères. On a besoin de tant d’hectolitres de blé, de tant de paires de bas ou de souliers, de tant de mètres de toile ou de drap, etc. ; on les achète à ceux qui les offrent au meilleur marché. Si ces objets ou quelques-uns d’entre eux sont offerts en quantité excessive, leur prix baisse ; s’ils sont offerts en quantité insuffisante, leur prix s’élève, et les consommateurs qui peuvent les payer au prix le plus élevé sont les seuls qui en obtiennent.

L’industrie entière est dirigée par les demandes variables des consommateurs, c’est-à-dire de chacun de nous agissant librement, au gré de sa fantaisie. Lorsque les consommateurs désirent qu’une marchandise soit offerte en quantité plus grande sur un marché, ils en élèvent le prix et ils l’abaissent dans le cas contraire. Ce sont les hausses et les baisses de prix qui guident l’entrepreneur, car sa rémunération étant fournie par la vente des produits de son entreprise, augmente par la hausse et diminue par la baisse du prix de ces produits. Chaque entrepreneur suit le mieux qu’il peut les indications que lui fournissent les variations des prix.

Entre les entreprises qui concourent à approvisionner un marché d’un produit donné, le consommateur préfère celle qui lui offre le produit au plus bas prix, c’est-à-dire celle qui est supérieure aux autres, soit par sa position, soit par l’habileté avec laquelle elle est dirigée, soit par l’abondance des capitaux ou la meilleure qualité du travail employé : il repousse les produits de l’entreprise que des conditions différentes mettent dans l’impossibilité de fournir les produits au même prix.

Ainsi la loi de l’offre et de la demande récompense la capacité et punit l’incapacité des entrepreneurs, enrichissant ceux qui remplissent le mieux leur fonction, et appauvrissant ou ruinant ceux qui la remplissent mal. Elle stimule sans cesse l’industrie par les deux grands aiguillons de l’espérance et de la crainte.

On a accusé la concurrence d’être cause que l’industrie produisait trop. Mais cette accusation a été vingt fois réfutée. On ne peut trop produire absolument, tant que les hommes ont des besoins qui ne sont pas satisfaits. On peut produire certaines marchandises en quantité excessive en ce sens qu’elles ne trouvent pas de consommateurs qui, en ayant besoin, aient en même temps le moyen de les acquérir à un prix qui rémunère les producteurs. En ce cas, l’abaissement des prix avertit les entrepreneurs qu’ils ont produit en quantité excessive telle marchandise, tandis qu’ils auraient dû en produire d’autres qui, au même moment, obtiennent sur le marché un prix élevé.

Ce sont ces avertissements donnés sans cesse par la hausse et la baisse des prix, qui dirigent l’industrie et lui font au besoin rectifier ses opérations.

§6. — Suite du même sujet. — Les trois fonctions.

Dans les entreprises où les trois fonctions que nous avons décrites se trouvent divisées, la hausse et la baisse des prix affectent d’abord l’entrepreneur, ensuite le capitaliste, exposé à perdre son capital, en totalité ou en partie, si l’entrepreneur tombe en faillite, et enfin les ouvriers, que la chute de l’entreprise prive de l’emploi qu’ils y trouvaient.

Lorsque le prix d’une marchandise vient à baisser, les entrepreneurs qui la produisent doivent réduire dans leur branche d’industrie l’emploi des capitaux et des hommes ; lors, au contraire, que ce prix s’élève, les entrepreneurs emploient plus de capitaux et plus d’hommes. La diminution ou l’accroissement d’emploi ont lieu, soit par la réduction ou l’accroissement des entreprises anciennes, soit par la chute ou par la fondation de quelques entreprises.

Ainsi les capitaux et les hommes doivent quelquefois passer d’un emploi à un autre emploi, cherchant celui où la rémunération augmente, et fuyant celui où elle faiblit. Leur rémunération, fixée par un échange, subit d’ailleurs la même loi que les marchandises, la loi de l’offre et de la demande.

Les capitaux et le travail sont d’autant plus demandés et rémunérés que l’industrie est plus active et plus féconde : ils le sont d’autant moins que l’industrie, plus lente et plus arriérée dans ses procédés, est moins productive.

Les capitaux sont plus offerts quand l’épargne est plus active, c’est-à-dire lorsque les hommes ont produit davantage, sont plus disposés à épargner et trouvent à épargner plus de sécurité. Les capitaux sont d’autant moins offerts qu’on produit moins ou qu’on est moins disposé à l’épargne, soit par inclination naturelle, soit par faute de sécurité.

Le travail est d’autant plus offert que les ouvriers sont en plus grand nombre, plus actifs, plus intelligents, plus habiles et plus honnêtes ; il est d’autant moins offert que les ouvriers sont moins nombreux ou plus indolents, moins habiles et moins honnêtes.

Remarquez que la cherté ou le bon marché du travail ne sont pas la même chose que l’élévation ou l’abaissement des salaires. Au contraire, les salaires peuvent être médiocres, et le travail très cher, ou les salaires très élevés, tandis que le travail serait à bon marché.

La somme des produits annuels se partage en salaires, qui rémunèrent le travail musculaire, et intérêts qui rémunèrent le travail d’épargne. L’entrepreneur reçoit le plus souvent des salaires et des intérêts. Ainsi les ouvriers sont intéressés à ce que les capitaux soient abondants et les capitalistes à ce que le travail soit très offert : les uns et les autres sont intéressés à ce que les entrepreneurs soient capables et hardis, car plus on entreprendra, plus il y aura d’emplois pour les hommes et pour les capitaux.

La loi de l’offre et de la demande exerce son empire sur la production des capitaux et des hommes, comme sur celle de telle ou telle marchandise. Si l’on offrait sur un marché plus de capitaux que les entrepreneurs n’en sauraient employer, le taux de l’intérêt baisserait, de manière à décourager l’épargne. Si le nombre des ouvriers qui offrent du travail devenait trop considérable pour les emplois dont disposent les entrepreneurs, les salaires baisseraient au point de devenir insuffisants pour permettre aux ouvriers les plus pauvres de vivre et d’élever leurs enfants. — Les ouvriers sur lesquels frapperait ainsi la loi de l’offre et de la demande seraient les moins capables, les plus faibles à tous égards, ceux que l’on congédie les premiers dans tout atelier dont il faut réduire le personnel.

On ne se plaint jamais bien haut de ce que les capitaux abondent, bien qu’il ne soit pas rare de voir les placements difficiles à un tel point que l’épargne se décourage. On se plaint plus haut et fréquemment de ce que les bras surabondent et ne trouvent pas d’emploi ou n’en trouvent qu’à des conditions auxquelles il est difficile de vivre et de continuer le travail.

En ce cas, il est probable que l’esprit d’entreprise manque. Les entrepreneurs ou un certain nombre d’entre eux sont, soit égarés dans une mauvaise voie, soit découragés : peut-être aussi les capitaux sont devenus rares dans une branche importante d’industrie ou même dans toutes ; peut-être enfin une branche importante d’industrie subit une transformation que les ouvriers n’ont pas comprise et suivie.

Quelle que soit la cause de la baisse des salaires, les familles des ouvriers les plus pauvres sont atteintes par la misère et menacées de mort : elles périraient effectivement si personne ne leur venait en aide. Mais alors les particuliers et la communauté viennent ordinairement à leurs secours. Cette intervention de l’assistance est bonne ; toutefois elle est une dérogation au principe de l’appropriation par la liberté. En effet, celui qui reçoit les secours de la bienfaisance est si peu libre que son existence dépend de la volonté de qui l’assiste.

§7. — Observations générales.

Dans une société où l’industrie est libre, l’entrepreneur, le capitaliste et l’ouvrier remplissent des fonctions diverses, mais ne forment point, comme on le dit trop souvent, des classes distinctes. Il n’y a de classes que là où certaines fonctions sont réservées par la loi ou la coutume à certaines personnes ou familles à l’exclusion de toutes les autres. Ainsi lorsque les grades militaires et la plupart des emplois dominants étaient réservés aux nobles et aux bourgeois vivant noblement, les nobles étaient une classe distincte de celle des roturiers, et les bourgeois vivant noblement étaient une autre classe.

Lorsque les règlements et la coutume divisaient les agents de l’industrie en maîtres, compagnons et apprentis, et les séparaient par des barrières très difficiles à franchir, on pouvait dire assez exactement que les maîtres formaient une classe et les compagnons une autre classe, tandis que chaque métier était une corporation dont tous les membres étaient liés entre eux indépendamment de leur volonté.

Au contraire, dans l’industrie libre toute fonction est accessible à tous, à tout instant, sans aucun empêchement d’autorité. L’entrepreneur enrichi qui se retire devient capitaliste ; l’entrepreneur qui échoue et tombe devient ouvrier ou commis : le capitaliste entreprenant devient chef d’atelier ; l’ouvrier qui a un livret de caisse d’épargne entre dans la fonction de capitaliste, et celui qui s’établit pour son compte passe maître sans formalité légale d’aucune sorte. La seule condition à remplir, c’est de disposer par soi-même, ou par le crédit qu’on obtient, des capitaux nécessaires à l’exercice de la fonction à laquelle on prétend. L’industrie a son armée, ses grades, son avancement dont les conditions sont autres que celles de l’armée proprement dite ; mais il y a moins de classes, s’il est possible, dans l’industrie que dans l’armée, parce que les grades de l’industrie, se trouvant sans cesse au concours, sont plus accessibles à qui sait les mériter et sont distribués, à très peu de chose près, selon le mérite de chacun.

Le régime, dont nous venons d’indiquer les traits principaux, est un idéal qui ne peut être réaliser complètement ni fonctionner d’une manière bien satisfaisante qu’à certaines conditions dont nous nous occuperons plus tard. La première de ces conditions est qu’il soit compris et accepté dans son ensemble par des populations qui y conforment leurs mœurs. On voit, sans peine, que cette condition n’existe pas dans les sociétés actuelles.

Toutefois, il est clair que ce régime, existe en principe, mais imparfait, dans nos sociétés auxquelles il a été imposé par un développement physiologique dont elles n’ont pas encore pleine conscience et qu’elles n’ont pu empêcher. Il en résulte que, lorsqu’on parle de ce régime idéal, on est exposé à être compris comme s’il s’agissait du régime actuel, qui repose, au fond, sur le même principe, mais qui en diffère par une multitude de détails. C’est une cause d’erreur et de malentendus qu’il importe de signaler au lecteur.

Avant d’exposer les conditions d’un bon fonctionnement de la liberté, nous devons discuter diverses propositions de réforme par voie d’autorité qui exercent un empire sur un certain nombre d’esprits. Mais avant tout, nous devons nous occuper d’une grosse question, souvent agitée et plus souvent sous-entendue, la question de l’héritage et de la transition à un régime meilleur par une liquidation préalable destinée à remédier à l’inégalité actuelle des conditions sociales.