L’utilité des sciences sociales et la puissance des idées, par Alexis de Tocqueville (1852)

Dans ce discours, Tocqueville examine la science sociale et son utilité, et s’arrête particulièrement à rendre sensible la puissance des idées. « Chez tous les peuples civilisés, les sciences politiques donnent la naissance ou du moins la forme aux idées générales, d’où sortent ensuite les faits particuliers au milieu desquels les hommes politiques s’agitent, et les lois qu’ils croient inventer ; elles forment autour de chaque société comme une sorte d’atmosphère intellectuelle où respire l’esprit des gouvernés et des gouvernants, et où les uns et les autres puisent, souvent sans le savoir, quelquefois sans le vouloir, les principes de leur conduite. » Après ces considérations, il entame l’examen des sujets récents et à venir proposés par l’Académie.


Discours prononcé en 1852 à la Séance publique annuelle de l’Académie des Sciences morales et politiques par M. Alexis de Tocqueville, président de l’Académie.

 

(Alexis de Tocqueville, Œuvres, édition Pléiade, t. I, p.1215-1226)

***

Messieurs,

L’Académie, au sein de laquelle j’ai l’honneur de parler aujourd’hui, a été exposée, depuis sa naissance, à d’étranges jugements ; on lui a contesté jusqu’à sa raison d’être. On veut bien avouer que les actions de l’homme privé doivent être soumises à une règle permanente et que la morale est une science. Mais en est-il de même pour ces collections d’hommes qu’on nomme les sociétés ? Y a-t-il une science de la politique ? On a été jusqu’à le nier, et, ce qui semble assez bizarre, ce sont en général les hommes politiques, c’est-à-dire ceux mêmes qui devaient naturellement pratiquer cette science, qui ont pris une telle liberté vis-à-vis d’elle. Ils se sont permis quelquefois de l’appeler chimérique ou du moins vaine.

Il y a quelque chose d’un peu puéril, ont-ils dit, à s’imaginer qu’il y ait un art particulier qui enseigne à gouverner. Le champ de la politique est trop varié et trop mouvant pour qu’il soit permis d’y poser les fondements d’une science. Les faits qui seraient la matière de celle-ci n’ont jamais entre eux qu’une fausse et trompeuse ressemblance. L’époque où ils se passent, la condition des peuples chez lesquels on les observe, le caractère des hommes qui les produisent ou qui les subissent les rendent si profondément dissemblables que chacun d’eux ne peut être utilement considéré qu’à part. Le prince qui essayerait de gouverner son peuple à l’aide de théories et de maximes qu’il se serait faites en étudiant la philosophie et l’histoire pourrait s’en trouver fort mal ; il est à croire que le simple bon sens lui eût été d’un plus grand usage.

Tel est le langage un peu superbe que j’ai entendu tenir quelquefois par les hommes politiques sur les sciences qui ont la politique pour sujet et sur ceux qui les cultivent.

J’ai toujours trouvé qu’ils avaient grand tort.

Il y a dans la politique deux parts qu’il ne faut pas confondre, l’une fixe et l’autre mobile.

La première, fondée sur la nature même de l’homme, de ses intérêts, de ses facultés, de ses besoins révélés par la philosophie et l’histoire, de ses instincts qui changent d’objet suivant les temps, sans changer de nature, et qui sont aussi immortels que sa race ; la première, dis-je, enseigne quelles sont les lois les mieux appropriées à la condition générale et permanente de l’humanité.

Tout ceci est la science.

Et puis il y a une politique pratique et militante qui lutte contre les difficultés de chaque jour, varie suivant la variété des incidents, pourvoit aux besoins passagers du moment et s’aide des passions éphémères des contemporains.

C’est l’art du gouvernement.

L’art diffère assurément de la science, la pratique s’écarte souvent de la théorie, je ne le nie point ; j’irai même plus loin, si l’on veut, et je ferai cette concession, d’avouer qu’à mon sens, exceller dans l’un n’est point une raison de réussir dans l’autre. Je ne sais, messieurs, si, dans un pays qui parmi ses grands publicistes et ses grands écrivains a compté tant d’hommes d’État éminents, il est bien permis de dire que faire de beaux livres, même sur la politique ou ce qui s’y rapporte, prépare assez mal au gouvernement des hommes et au maniement des affaires. Je me permets pourtant de le croire et de penser que ces écrivains éminents qui se sont montrés en même temps hommes d’État ont brillé dans les affaires, non pas parce qu’ils étaient d’illustres auteurs, mais quoiqu’ils le fussent.

L’art d’écrire suggère, en effet, à ceux qui l’ont longtemps pratiqué des habitudes d’esprit peu favorables à la conduite des affaires. Il les asservit à la logique des idées, lorsque la foule n’obéit jamais qu’à celle des passions. Il leur donne le goût du fin, du délicat, de l’ingénieux, de l’original, tandis que ce sont de gros lieux communs qui mènent le monde.

L’étude même de l’histoire, qui éclaire souvent le champ des faits présents, l’obscurcit quelquefois. Combien ne s’est-il pas rencontré de gens parmi nous qui, l’esprit environné de ces ténèbres savantes, ont vu 1640 en 1789 et 1688 en 1830, et qui, toujours en retard d’une révolution, ont voulu appliquer à la seconde le traitement de la première, semblables à ces doctes médecins qui, fort au courant des anciennes maladies du corps humain, mais ignorant toujours le mal particulier et nouveau dont leur patient est atteint, ne manquent guère de le tuer avec érudition ! J’ai entendu quelquefois regretter que Montesquieu ait vécu dans un temps où il n’eût pu expérimenter la politique dont il a tant avancé la science. J’ai toujours trouvé beaucoup d’indiscrétion dans ces regrets ; peut-être la finesse un peu subtile de son esprit lui eût-elle fait souvent manquer dans la pratique ce point précis où se décide le succès des affaires ; il eût bien pu arriver qu’au lieu de devenir le plus rare des publicistes, il n’eût été qu’un assez mauvais ministre, chose très commune.

Reconnaissons donc, messieurs, que la science politique et l’art de gouverner sont deux choses très distinctes. Mais s’ensuit-il que la science politique n’existe pas ou qu’elle, soit vaine ?

Si je recherche ce qui empêche certains esprits de l’apercevoir, je trouve que c’est sa grandeur même. La science qui traite de la conduite des sociétés couvre, en effet, l’espace immense qui s’étend depuis la philosophie jusqu’aux études élémentaires du droit civil. Comme elle est presque sans limites, elle ne forme pas un objet distinct pour le regard. On la confond avec toutes les connaissances qui se rapportent directement ou indirectement à l’homme, et dans cette immensité on la perd de vue.

Mais, lorsqu’on s’attache à considérer attentivement cette grande science, qu’on écarte ce qui y touche sans y tenir, les diverses parties qui la composent réellement apparaissent, et l’on finit par se faire une idée nette du tout. On la voit alors descendre, par des degrés réguliers, du général au particulier, et de la pure théorie vers les lois écrites et les faits.

Pour celui qui la considère ainsi, les auteurs qui se sont illustrés en la cultivant cessent de former une foule confuse ; ils se divisent en groupes fort distincts et dont chacun peut être examiné à part. Les uns, s’aidant soit des récits détaillés de l’histoire, soit de l’étude abstraite de l’homme, recherchent quels sont les droits naturels qui appartiennent au corps social et les droits que l’individu exerce, quelles lois conviennent le mieux aux sociétés, suivant les formes que celles-ci ont reçues en naissant ou ont adoptées, quels systèmes de gouvernements sont applicables suivant les cas, les lieux, les temps. Ce sont les publicistes ; c’est Platon, Aristote, Machiavel, Montesquieu, Rousseau, pour ne citer que quelques noms éclatants.

D’autres essayent le même travail à l’égard de cette société des nations où chaque peuple est un citoyen, société toujours un peu barbare, même dans les siècles les plus civilisés, quelque effort que l’on fasse pour adoucir et régler les rapports de ceux qui la composent. Ils découvrent et indiquent quel est, en dehors des traités particuliers, le droit international. C’est l’œuvre de Grotius et de Puffendorff.

D’autres encore, tout en conservant à la science politique son caractère général et théorique, se cantonnent dans une seule partie du vaste sujet qu’elle embrasse : c’est Beccaria, établissant quelles doivent être chez tous les peuples les règles de la justice criminelle ; c’est Adam Smith, essayant de retrouver le fondement de la richesse des nations.

Nous arrivons ainsi, toujours resserrant notre sphère, jusqu’aux jurisconsultes et aux grands commentateurs, à Cujas, à Domat, à Pothier, à tous ceux qui interprètent et éclaircissent les institutions existantes, les traités, les constitutions, les lois.

À mesure que nous sommes descendus de l’idée vers les faits, le champ de la science politique se rétrécit et s’affermit ; mais c’est toujours la même science. On peut s’en convaincre si l’on compare entre eux tous les auteurs qui se sont occupés des différentes matières que je viens d’indiquer, et si l’on remarque que, quelque éloignés qu’ils semblent les uns des autres, ils se prêtent néanmoins les mains et s’entr’aident sans cesse. Il n’y a pas de commentateur qui n’ait à s’appuyer souvent sur les vérités abstraites et générales que les publicistes ont trouvées, et ceux-ci ont sans cesse besoin de fonder leur théorie sur les faits particuliers et les institutions expérimentées que les commentateurs ont révélées ou décrites.

Mais je m’étonne, messieurs, d’avoir à démontrer l’existence des sciences politiques, dans un pays où leur puissance éclate de toutes parts. Vous niez ce que sont les sciences politiques et ce qu’elles peuvent ! regardez autour de vous, voyez ces monuments, voyez ces ruines. Qui a élevé les uns, qui a fait les autres ? qui a changé la face du monde de nos jours à ce point, que si votre grand-père pouvait renaître, il ne reconnaîtrait ni les lois, ni les mœurs, ni les idées, ni le costume, ni les usages qu’il a connus ; à peine la langue qu’il a parlée ? Qui a produit cette révolution française, en un mot, le plus grand des événements de l’histoire ? Je dis le plus grand et non le plus utile, car cette révolution dure encore et j’attends pour la caractériser par un tel mot à connaître son dernier effet ; mais, enfin, qui l’a produite ? Sont-ce les hommes politiques du XVIIIe siècle, les princes, les ministres, les grands seigneurs ? Il ne faut ni bénir ni maudire ceux-là, il faut les plaindre, car ils ont presque toujours fait autrement qu’ils ne voulaient faire, et ont fini par atteindre un résultat qu’ils ont détesté. Les grands artisans de cette révolution formidable sont précisément les seuls hommes de ce temps-là qui n’ont jamais pris la moindre part aux affaires publiques : ce furent les auteurs, personne ne l’ignore, c’est la science politique, et souvent la science la plus abstraite, qui ont déposé dans l’esprit de nos pères tous ces germes de nouveautés d’où sont écloses soudainement tant d’institutions politiques et de lois civiles, inconnues à leurs devanciers.

Et remarquons que ce que les sciences politiques ont fait là avec une puissance si irrésistible et un si merveilleux éclat, elles le font partout et toujours, quoique avec plus de secret et de lenteur ; chez tous les peuples civilisés, les sciences politiques donnent la naissance ou du moins la forme aux idées générales, d’où sortent ensuite les faits particuliers au milieu desquels les hommes politiques s’agitent, et les lois qu’ils croient inventer ; elles forment autour de chaque société comme une sorte d’atmosphère intellectuelle où respire l’esprit des gouvernés et des gouvernants, et où les uns et les autres puisent, souvent sans le savoir, quelquefois sans le vouloir, les principes de leur conduite. Les barbares sont les seuls où l’on ne reconnaisse dans la politique que la pratique.

Notre Académie, messieurs, a pour mission de fournir à ces sciences nécessaires et redoutables un foyer et une règle. Elle doit les cultiver en pleine liberté, mais n’en jamais sortir, et se rappeler toujours qu’elle est une société savante, et non un corps politique. La dignité de ses travaux en dépend.

C’est, du reste, ce qu’elle a toujours fait et l’on a à lui demander maintenant que de rester d’accord avec elle-même. Toujours l’Académie a eu soin de se tenir à l’écart des partis, dans la région sereine de la théorie pure et de la science abstraite. Non seulement elle s’y est renfermée elle-même, mais elle a fait un constant effort pour y attirer et y retenir les esprits que venaient incessamment distraire les passions du moment et le bruit des affaires. Les sujets qu’elle a mis au concours l’attestent, et le concours même que nous allons juger aujourd’hui achève de le prouver.

La première question qu’elle avait posée était celle-ci :

« Comparer la philosophie morale et politique de Platon et d’Aristote avec les doctrines des plus grands philosophes modernes sur les mêmes matières. Apprécier ce qu’il y a de temporaire et de faux, et ce qu’il y a de vrai et d’immortel dans ces différents systèmes. »

La carrière ainsi ouverte est immense ; elle renferme l’histoire presque entière des sciences morales et politiques : or, de toutes les sciences, ce sont celles-là dont l’esprit humain s’est le plus tôt et le plus constamment occupé. Une étude si vieille et si suivie doit avoir produit un nombre presque infini de notions différentes et de systèmes divers. Résumer cet immense travail de l’intelligence et le juger, semble une œuvre qui non seulement dépasse les limites d’un mémoire, mais celles d’un livre. L’entreprise est difficile, en effet ; elle n’est pas impraticable.

Il y a cette grande différence, parmi beaucoup d’autres, entre les sciences physiques et les sciences morales, que le champ des premières est presque sans bornes, puisqu’il n’a de bornes que celles de la nature, tandis que les autres sont renfermées dans l’étude d’un seul sujet, l’homme, et, bien que cet unique objet varie beaucoup d’aspect, suivant les individus et les temps, et que d’ailleurs la demi-obscurité qui l’environne toujours prête à toutes sortes d’illusions et d’erreurs, cependant le nombre d’idées-mères que ces sciences ont produites n’est pas aussi grand qu’on pourrait le penser en songeant à tous ceux qui s’en sont occupés.

Il est incroyable combien de systèmes de morale et de politique ont été successivement trouvés, oubliés, retrouvés, oubliés encore pour reparaître un peu plus tard, toujours charmant ou surprenant le monde comme s’ils étaient nouveaux, et attestant l’ignorance des hommes, et non la fécondité de l’esprit humain.

Il serait peut-être permis d’appliquer aux sciences morales et politiques ce que Mme de Sévigné dit si agréablement de l’amour, qu’il est un grand recommenceur. Il leur arrive souvent, en effet, de répéter ce qu’elles ont dit déjà d’une autre manière. Elles n’offrent qu’un petit nombre de vérités qui ne soient pas fort anciennes, et peu d’erreurs qui ne parussent très décrépites, si l’on savait la date de leur naissance. C’est ainsi que la plupart de ces faiseurs de théories sociales que nous voyons de nos jours, et qui nous semblent, avec raison, si dangereux, nous paraîtraient de plus fort ennuyeux, si nous avions plus d’érudition et plus de mémoire.

Il est donc possible, en étudiant les plus illustres auteurs qui ont traité des sciences morales et politiques dans les différents siècles, de retrouver quelles sont en ces matières les principales idées qui ont eu cours dans le genre humain, de les réduire en un assez petit nombre de systèmes, de les comparer ensuite entre elles et de les juger. La difficulté de cette tâche paraît toutefois avoir effrayé l’esprit des concurrents. Un seul s’est présenté : son travail a attiré l’attention sérieuse de l’Académie, et la mérite ; toutefois il n’a pu la déterminer à accorder cette année de prix. Elle espère que de nouveaux concurrents se présenteront, et surtout que l’auteur de l’unique mémoire qui lui a été remis pourra lui-même perfectionner l’œuvre déjà remarquable qu’il lui a soumise. Elle remet donc la question au concours pour 1853. Tous ceux qui cultivent ces nobles études dont l’homme et la société sont l’objet penseront sans doute, l’Académie l’espère, que, s’il est peu de sujets plus difficiles à traiter que celui qu’elle propose, il n’y en a pas de plus grand et de plus beau.

La section de législation avait également posé cette question :

« Quelles sont, au point de vue juridique et, au point de vue philosophique, les réformes dont notre procédure civile est susceptible ? »

Vous le voyez, messieurs, ici l’horizon se resserre. Ce dernier sujet est aussi particulier que l’autre était général. Il ne s’agit plus de l’homme, mais du plaideur.

La procédure, il faut bien le reconnaître, n’est pas fort en honneur dans le public ; on se permet souvent de la confondre avec la chicane. Elle vaut mieux, toutefois, que sa renommée, et on a tort de la juger par l’abus qui s’en fait ; car, sans elle, le juge et le plaideur agiraient sans règles dans tout ce qui précède et suit l’arrêt, et le domaine de la loi serait encore, dans bien des cas, l’empire de l’arbitraire. Or, l’arbitraire dans la justice, c’est le cachet même de la barbarie ; aussi les peuples civilisés ont-ils toujours attaché une grande importance aux règles de la procédure.

Les peuples libres, surtout, ont toujours été de grands procéduriers ; ils ont tiré parti des formes pour la défense de leur liberté, et on les a vu opposer avec plus d’avantage au pouvoir les mille petites formalités que la procédure fournissait, que les droits généraux garantis par la constitution ; de même qu’il arrive souvent aux voisins de la mer de réussir mieux à prévenir ses ravages, en semant sur ses grèves de petits roseaux à l’aide desquels ils divisent et retardent son effort, qu’en y élevant de hautes digues qu’elle renverse. Cette partie si importante de nos lois est pourtant restée la plus imparfaite.

Les novateurs qui, depuis soixante ans, ont tout transformé en France, n’ont pour ainsi dire pas modifié, malgré l’envie qu’ils en avaient, les lois relatives à l’administration de la justice civile. Napoléon lui-même y a échoué. Tant d’efforts réunis n’ont pu arriver qu’à changer ces lois de place, mais non de nature. Des ordonnances de nos anciens rois, on n’a fait que les transporter dans nos codes. Aussi ai-je toujours pensé que, quand on dit qu’il n’y a rien parmi nous qui soit à l’abri des révolutions, on exagère un peu, la procédure civile pourrait bien y être ; il est à croire qu’elle conservera ce rare privilège jusqu’à ce que quelque grand écrivain fasse pour elle ce que Filangieri et Beccaria ont fait pour la procédure criminelle, qu’il la tire de la poussière et de l’obscurité des études et des greffes, et, l’exposant au grand jour, parvienne à la soustraire aux préjugés intéressés de la pratique, pour la soumettre aux notions générales de la philosophie et du bon sens.

C’est ce que l’Académie a essayé de faire en posant les questions que nous venons d’indiquer, et dix concurrents ont répondu à son appel.

Trois mémoires ont mérité ses éloges ; le but a été approché, mais il n’a pas encore été atteint, et l’Académie jugeant, par les mémoires qui lui ont été transmis, de l’importance du sujet et des espérances qu’on doit concevoir sur l’utilité des travaux qu’il provoque, remet la question au concours pour 1853.

Trois prix étaient proposés pour cette année. L’Académie vient d’avoir le regret de refuser les deux premiers. Elle se félicite de pouvoir accorder le troisième.

Ce prix a été obtenu par M. Bodin, docteur en droit, avocat à la cour d’appel de Paris. La question qui a suggéré le mémoire ou plutôt le livre de M. Bodin, car le travail dont nous allons parler a l’étendue et le mérite d’un grand traité sur la matière, était celle-ci :

« Rechercher l’origine de l’ordre judiciaire en France, en retracer l’histoire et remettre en lumière les principes de son organisation actuelle. »

Tous les peuples, messieurs, doivent s’intéresser à l’histoire et à la constitution de la justice ; car le pouvoir judiciaire est peut-être, à tout prendre, celui de tous qui influe le plus sur la condition journalière de chaque citoyen.

Mais que de raisons particulières n’avons-nous pas, nous autres Français, pour nous enquérir de ce qu’a été parmi nous la justice ? Quand je cherche quelles sont les deux classes d’hommes qui le plus contribué à former les traits de notre caractère national, je trouve que ce sont les écrivains et les magistrats.

Les premiers ont donné à l’esprit français le tempérament tout à la fois vigoureux et délicat que nous lui voyons, le naturel curieux, audacieux, inquiet, souvent factieux et toujours indocile, qui agite sans cesse l’Europe et nous-mêmes. Les seconds nous ont légué des mœurs judiciaires, un certain respect de l’indépendance individuelle et un goût persévérant pour les formes et les garanties juridiques, qui nous suit au milieu même des dérèglements des révolutions et de l’indifférence qui leur succède.

Faire l’histoire de la littérature et de la justice en France, c’est rechercher les origines de nous-mêmes.

M. Bodin s’est acquitté d’une manière fort remarquable de cette tâche en ce qui regarde la justice. Il nous retrace les vicissitudes de l’ordre judiciaire en France depuis les Romains jusqu’à nos jours. Les détails peut-être un peu nombreux qui remplissent ce vaste tableau n’empêchent pas toutefois d’en saisir l’ensemble, et la vue générale en est imposante. La partie historique de ce mémoire est donc très digne de nos éloges. La portion philosophique de l’œuvre n’égale pas l’autre et lui nuit un peu. Il est plus facile, en effet, de bien décrire que de bien juger. L’Académie eût aussi désiré retrouver plus d’éclat dans la pensée et plus de coloris dans le style. Il semble que l’auteur soit meilleur dessinateur que grand peintre. Mais son ouvrage n’en reste pas moins un beau travail qui honore autant celui qui l’a produit que le corps savant qui l’a inspiré.

Après avoir jugé les mémoires qui devaient concourir en 1851, l’Académie a dû s’occuper de choisir des sujets nouveaux. Deux sont indiqués cette année par elle. Le premier a été fourni par la section de philosophie : il se rapporte à l’un des phénomènes les plus mystérieux que puisse présenter cet être si plein de mystères qu’on appelle l’homme.

Qu’est-ce que le sommeil ? Quelle différence essentielle y a-t-il entre rêver et penser ? Le somnambulisme artificiel, qui n’est pour ainsi dire que le perfectionnement du rêve, le rêve utilisé, existe-t-il ? Quel est cet état singulier durant lequel plusieurs des facultés de l’esprit humain semblent plutôt agrandies que restreintes, sauf la première de toutes, la volonté, qui y reste aveugle ou subordonnée ? Peut-on se rendre compte de ces phénomènes selon les règles d’une saine méthode philosophique ?

La seconde question qui a été posée cette année intéresse tout à la fois la société et la famille. L’Académie demande qu’on examine au point de vue moral et économique le meilleur régime auquel les contrats de mariage peuvent être soumis.

Vous savez, messieurs, que M. le baron Félix de Beaujour a fondé un prix quinquennal, destiné à l’auteur du meilleur livre sur le soulagement de la misère.

Le livre que demande cette année-ci l’Académie aux concurrents est un manuel de morale et d’économie politique à l’usage des classes ouvrières.

Tous les temps ont vu des travailleurs et des pauvres ; mais ce qui semble particulier au nôtre, c’est l’opinion, si répandue de nos jours, qu’il existe quelque part un spécifique contre ce mal héréditaire et incurable de la pauvreté et du travail, et qu’avec un peu de bonne volonté les gouvernants parviendraient aisément à le découvrir. On consent à accorder à chaque pouvoir qui naît un temps raisonnable pour trouver et appliquer cette médication nouvelle, et, s’il y manque, on est toujours prêt à chasser ce médecin ignorant pour appeler un autre docteur. Les expérimentations se suivent, et les générations se succèdent sans que l’erreur se dissipe, et l’on va toujours courant après la même chimère à travers les mêmes ruines.

L’Académie, en posant la question que je viens d’énoncer, a eu pour but de combattre cette idée fausse dont tant de maux découlent. Elle désire, à cet effet, que les concurrents s’attachent à répandre parmi les classes ouvrières auxquelles ils s’adressent quelques-unes des notions les plus élémentaires et les plus certaines de l’économie politique ; qu’ils leur fassent bien comprendre, par exemple, ce qu’il y a de permanent et de nécessaire dans les lois économiques qui régissent le taux des salaires ; pourquoi ces lois, étant en quelque sorte de droit divin, puisqu’elles ressortent de la nature de l’homme et de la structure même des sociétés, sont placées hors de la portée des révolutions, et comment le Gouvernement ne peut pas plus faire que le salaire s’élève quand la demande du travail diminue, qu’on ne peut empêcher l’eau de se répandre du côté où penche le verre.

Mais ce que l’Académie désire surtout, c’est que les différents auteurs qu’elle provoque mettent en lumière cette vérité que le principal remède à la pauvreté se trouve dans le pauvre même, dans son activité, sa frugalité, sa prévoyance ; dans le bon et intelligent emploi de ses facultés, bien plus qu’ailleurs ; et que si, enfin, l’homme doit son bien-être un peu aux lois, il le doit beaucoup à lui-même : encore pourrait-on dire que c’est à lui seul qu’il en est redevable ; car, tant vaut le citoyen, tant vaut la loi.

N’est-il pas étrange, messieurs, qu’une vérité si simple et si claire ait sans cesse besoin d’être restaurée, et qu’elle semble s’obscurcir dans nos temps de lumières ? Hélas ! il est facile d’en dire la cause ; les vérités mathématiques, pour être démontrées, n’ont besoin que d’observations et de faits ; mais, pour saisir et croire les vérités morales, il faut des mœurs.

L’Académie ne demande pas aux concurrents un Traité, mais un Manuel ; c’est-à-dire qu’elle les invite à faire un ouvrage court, pratique, à la portée de tous, qui soit écrit pour le peuple enfin, sans avoir pourtant la prétention de reproduire le langage du peuple, genre d’affectation aussi contraire à la diffusion de la vérité parmi les classes inférieures que pourrait l’être la recherche du bel esprit. L’importance qu’elle attache à ce petit livre se manifeste par le prix de 10 000 fr. qu’elle promet à celui qui en sera l’auteur. Mais elle annonce d’avance qu’elle n’accordera ce prix que s’il sort du concours une œuvre remarquable et propre à remplir le dessein qu’elle a conçu.

Je m’arrête ici, messieurs ; il est temps de céder la parole à M. le secrétaire perpétuel, qui va vous entretenir d’un de nos confrères dont l’Académie regrette la perte et vénère la mémoire, de M. Droz. Louer les écrits et retracer les actions de celui-ci, ce n’est pas sortir du cercle de nos études ni faillir à notre grande mission ; car l’honnête s’enseigne mieux encore par l’exemple que par le précepte, et le meilleur cours de morale, j’en demande pardon à mes honorable confrères de la section de philosophie, sera toujours la vie d’un homme de bien, retracée par un historien qui comprend et sait faire aimer la vertu.

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