Les mérites du taylorisme

Lors de la réunion de la Société d’économie politique le 4 janvier 1919, Arthur Raffalovich présente les avancées du système Taylor, ou Taylorisme, qui est depuis quelques années très à la mode. Selon lui, et selon tous les autres orateurs, si le Taylorisme permet une meilleure efficacité dans la production, ce n’est pas une panacée.


 Les procédés pour organiser et intensifier la production. Le système Taylor

Réunion de la Société d’économie politique, 4 janvier 1919

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M. Yves Guyot donne la parole à M. Arthur Raffalovich pour exposer le sujet à l’ordre du jour.

LES PROCÉDÉS POUR ORGANISER ET INTENSIFIER LA PRODUCTION LE SYSTÈME TAYLOR

Au cours d’une vie déjà longue, dit M. Arthur Raffalovich, j’ai vu apparaître un certain nombre de formules, pour lesquelles on concevait un engouement extraordinaire, qu’on élevait à la hauteur de panacées d’une application universelle et qui, à l’exemple de spécialités pharmaceutiques, ont disparu ou bien quand on a cessé de faire de la publicité ou bien quand un échec éclatant a détruit le prestige dont les entourait l’idolâtrie commune. Un des exemples les plus frappants de ce qu’a été la vogue puis l’oubli nous est fourni par l’histoire du bimétallisme.

De l’observation des phénomènes économiques, il se dégage, d’après moi tout à la fois une conviction positive, c’est qu’il existe des lois, des rapports nécessaires entre les phénomènes, dont la méconnaissance entraîne des sanctions, et un scepticisme à l’égard de ce qu’il plaît aux empiriques de qualifier de panacées. Les phénomènes économiques sont trop nombreux, trop enchevêtrés, pour pouvoir être ramenés à un facteur unique sur lequel puisse agir une panacée.

Voici la description que donne M. de Launay dans un article récent de la Revue des Deux-Mondes :

« C’est une codification éclairée des moyens propres à utiliser les mécanismes d’un atelier et à réduire la fatigue musculaire en donnant la direction la plus favorable aux efforts, en supprimant les manœuvres vaines, en intercalant aux moments opportuns des repos d’une longueur déterminée. C’est l’application à la main-d’œuvre des méthodes analytiques qui doivent régler toute l’industrie moderne. »

Je vous épargne la transition entre ce préambule, témoignant de mes principes d’économiste de l’école libérale et l’exposé de ce que l’on appelle le système ou la méthode Taylor, c’est-à-dire de cet ensemble de préceptes, de conseils dont l’objet est d’obtenir le rendement le plus utile, le plus efficace du travail de l’ouvrier et du fonctionnement de l’outillage par l’attribution aux ouvriers de la tâche à laquelle ils sont le plus aptes, dans les conditions où la perte de temps est réduite au minimum, en même temps qu’on organise la distribution du travail, la répartition des matières à transformer, la fourniture, l’entretien d’outils en parfait état dans le même dessein de production intensifiée. Je me suis efforcé, dans cette phrase un peu longue, de résumer ce qui est l’essence même du système Taylor. Celui-ci rencontre des adeptes enthousiastes, et cela depuis de longues années. Un certain nombre d’entre eux en parlent en toute connaissance de cause. Je crains que la plupart n’en aient point pénétré l’essence même et se bornent à l’impression laissée par quelques particularités tout extérieures.

Un député socialiste de Paris, M. Marcel Cachin, a exposé dans le Journal Oui, en revenant d’un voyage en Angleterre, l’impression profonde qu’il avait retirée de conversations avec un vulgarisateur de la méthode Taylor. Il regrettait qu’elle fût mal connue en France où elle inspirait de la méfiance aux patrons et ouvriers, alors qu’elle était mieux appréciée en Amérique et en Angleterre. Il souhaitait qu’on parvînt à répandre en France les méthodes destinées à procurer un rendement meilleur de l’effort intellectuel et physique dans la production et dans les services de distribution ou de transport. Cet enthousiasme est d’autant plus remarquable que l’instauration des méthodes préconisées par M. Taylor exige la mise en vigueur de la sélection, de la spécialisation, de l’individualisation de l’ouvrier, qu’elle écarte l’ingérence des ouvriers eux-mêmes dans la direction du travail, que, loin de pousser à la démocratisation et au parlementarisme dans l’usine et dans l’atelier, elle accentue le caractère autocratique de la direction, qu’elle fait une place plus grande à la mise en vigueur de règles bureaucratiques. Il est vrai, que d’autre part, elle écarte certains sujets de litige, en modifiant la rémunération du travail et qu’elle implique une augmentation considérable des frais généraux, qu’elle entraîne la réfection d’installations et d’outillage que le rendement plus considérable et l’abaissement du prix de revient compensent libéralement.

Le ministre du Commerce et de l’Industrie est venu à son tour donner une sorte de consécration officielle au Taylorisme, dans le discours qu’il a prononcé devant la Chambre de commerce de Paris, lors de l’installation du successeur de M. David-Mennet à la présidence. M. Clementel l’a célébré comme moyen d’accroître la production et d’assurer la bonne harmonie entre employeurs et employés.

À en juger par des lettres que j’ai reçues d’officiers d’administration, l’Intendance s’est aussi préoccupée d’industrialiser certains de ses services. Elle a mis en circulation, parmi ses fonctionnaires, des circulaires qui ont éveillé le désir d’obtenir des informations de première main.

En France, un membre bien connu de l’Institut pour ses grands travaux de chimie métallurgique, M. Henri Lechatelier, a popularisé les doctrines de Taylor, en faisant éditer chez Dunod la traduction de ses œuvres et donnant à la Société d’encouragement toute une bibliothèque d’ouvrages consacrés au Taylorisme.

Dans ces conditions, et lorsqu’on voit le Moniteur des travaux publics éditer en 1918 une brochure traitant de l’application de cette méthode à l’industrie du bâtiment, aux chantiers de construction, il me semble qu’il serait opportun de lui soumettre la question de savoir si la méthode préconisée par Fred Winslow Taylor est vraiment susceptible de jouer le rôle que lui attribuent les enthousiastes. En tout cas, par un véritable triomphe de la division du travail, il s’est créé aux États-Unis une profession nouvelle, bien rémunérée, c’est celle d’organisateur industriel, de professeur de taylorisme, d’ingénieur-conseil examinant les conditions anciennes de travail et indiquant par un devis s’il vaut la peine d’encourir les dépenses qu’entraînera l’introduction du système Taylor.

L’argument le plus saisissant en faveur du Taylorisme, ce serait l’accroissement du rendement industriel, dans un moment où tout le monde insiste sur la nécessité d’obtenir la plus grande production, de tirer la plus grande activité de tous les instruments, des hommes aussi bien que de l’outillage ; ce serait ensuite l’espoir d’améliorer les rapports entre les ouvriers et les employeurs ou leurs représentants.

Nous verrons tout à l’heure, par la biographie de Taylor, comment il a été amené graduellement à transformer en un corps de doctrine, les observations empiriques et les conclusions qu’il en avait tirées. Mais à côté de lui, il y a eu toute une série d’ingénieurs et de chefs d’entreprise, Gantt, Barth, Cooke, Thompson, Gilbroth, Emerson, qui ont travaillé dans le même ordre d’idées.

Un besoin économique, celui de tirer le meilleur parti possible de la force physique, de la capacité intellectuelle des ouvriers et d’obtenir un rendement appréciable des machines, tout en diminuant les causes de conflit et de friction résultant de la discussion du tarif du travail aux pièces, ce besoin économique a conduit à élaborer un système plus satisfaisant que la fixation empirique du salaire à la tâche. Le système cherche à tenir compte à la fois d’éléments psychologiques, de la mentalité des ouvriers et des employeurs, et d’éléments techniques.

On a prêté, comme je l’ai dit, trop d’attention peut-être au côté purement mécanique du système Taylor, à la détermination du temps nécessaire pour que l’homme et les machines fassent les différentes opérations, exécutent les différents mouvements, dont l’enchaînement aboutit à un rendement utile.

Un des points essentiels que les écrits de Taylor ont mis en lumière, c’est de tendre à obtenir le meilleur rendement possible du travail en profitant de la marge, de l’écart existant entre le rendement d’ouvriers médiocres, faisant leur besogne avec lenteur, et celui d’ouvriers choisis pour leur aptitude, incités par des salaires élevés, en rapport avec la besogne accomplie et qui sont placés dans les conditions d’ambiance industrielle, les meilleures au point de vue de l’outillage, de l’apport des matériaux à pied-d’œuvre, à portée de la main. Réduire au minimum la perte de temps, éviter les déplacements inutiles, la recherche de l’outil nécessaire, la remise en état de l’outil, tout cela représente un avantage et pour l’ouvrier et pour l’employeur.

Un prix de revient peu élevé des produits est compatible avec des salaires élevés. Des salaires peu élevés ne sont pas du tout une condition de production à bon marché : tout au contraire. Taylor, lorsqu’il était chef d’équipe, observa que l’ouvrier perd énormément de temps, qu’il flâne, si une incitation permanente n’existe pas pour activer ses mouvements, qu’il se guide aussi dans la limitation de ses efforts, par des considérations étrangères au travail, par la crainte de produire trop, d’inciter l’employeur à baisser la rémunération, le salaire aux pièces. Taylor crut qu’il était indispensable de trouver le moyen de rémunérer amplement une forte production, organisée de façon à ne pas épuiser l’ouvrier.

Une série d’observations furent faites pour chronométrer les mouvements de l’ouvrier, pour établir la durée approximative de chaque opération et pour rechercher le rendement que l’on pouvait avoir obtenu à la fin de la journée. Ce résultat ne pouvait être atteint que par un ouvrier en pleine possession de ses facultés et incité par l’élévation du salaire. L’ouvrier médiocre devait être exclu ou s’exclure lui-même.

C’est la sélection des compétences techniques, qui entraîne la tenue de fiches individuelles, constamment à jour. Ne nous semble-t-il pas aussi qu’il y a à craindre une augmentation du déchet, des incompétences ? N’est-ce pas la vie qui conduit à la constitution d’aristocraties, dues au mérite ?

La fameuse gymnastique automatique, apprenant à l’ouvrier les mouvements rationnels, n’est que le côté accessoire et secondaire. Ce n’est pas l’âme du système.

Celui-ci tend à individualiser le travail. Il établit un dossier pour chaque ouvrier au point de vue de sa production.

Là où prédomine le système Taylor, le danger de grève aurait été sinon éliminé, du moins affaibli. Le vieux grief contre le tarif aux pièces, la méfiance des ouvriers à l’égard de l’exploitation auraient disparu. Mais, d’autre part, l’introduction du système Taylor est très coûteuse pour les entreprises qui veulent l’employer. Il leur faut organiser d’une façon plus rationnelle la tenue des magasins où se trouvent les stocks de matières premières et mi-ouvrées, les outils, l’atelier des dessinateurs et des fabricants de modèles. Le centre de gravité est déplacé : il se trouve reporté des ateliers au bureau de répartition qui distribue les commandes, les dessins, les bons de matière et d’outils, qui veille à ce que matières et outils soient toujours à portée des ouvriers avec les instructions nécessaires.

Le père du Scientific Management, Fred. Winslow Taylor, naquit le 20 mars 1856 à Germantow (Philadelphie). Il reçut son instruction primaire à Paris, Berlin, Stuttgart et en Italie ; il se prépara à entrer à Harvard, mais une maladie des yeux l’obligea à y renoncer ; il fit quatre ans d’apprentissage comme fabricant de modèles et machiniste dans une petite manufacture de pompes. À l’âge de vingt-deux ans, lorsqu’il était en mesure d’exercer le métier qu’il avait appris, la dépression qui avait suivi la crise de 1873 l’obligea de chercher du travail comme manœuvre. Il entra dans les aciéries de la Midvale  Company où il devait rester onze ans, en franchissant assez rapidement les degrés de simple ouvrier au poste d’ingénieur en chef. (1878-1880 ouvrier, commis ; 1880, contremaître, chef d’équipe ; 1882, chef d’atelier, dessinateur en chef ; 1883, ayant obtenu son diplôme d’ingénieur mécanicien du Stevens Institute of technology, ingénieur en chef jusqu’en 1889). Ce fut en 1880, alors qu’il était chef d’équipe, qu’il résolut de déterminer scientifiquement le temps nécessaire pour achever une tâche déterminée. En 1882, comme chef d’atelier, il mit en œuvre les premiers essais de direction scientifique. En 1889, il résolut de les étendre. Il dirigea pendant trois ans des fabriques de pâte de bois dans le Maine, puis il entreprit de réorganiser de grandes installations industrielles, ce qui impliquait des travaux de reconstruction, des travaux de génie civil. L’œuvre la plus célèbre fut la réorganisation de l’outillage de la Bethlehem Steel Company de 1898 à 1901. En 1901, M. Taylor possédait une fortune suffisante à le rendre indépendant. Il donna bénévolement son concours pour améliorer les installations et l’organisation industrielles. Ce fut principalement comme conseil de la Tabor Manufacturing Company qu’il a aidé à créer ce qui passe comme le dernier degré de direction scientifique.

M. Taylor a pris une centaine de brevets, dont le plus célèbre est celui du Taylor White high speed Steel, 1898-1900, qui permet aux outils de découper le métal trois fois plus rapidement que précédemment. Ce brevet fut vendu pour l’Angleterre 100 000 dollars[1].

Comblé d’honneurs scientifiques aux États-Unis, titulaire d’une médaille d’or en 1900, à l’Exposition universelle de Paris, auteur d’ouvrages traduits dans toutes les langues, y compris le letton et le japonais, Taylor mourut le 21 mai 1913 à l’âge de cinquante-neuf ans.

Quatre grands principes directeurs ont été énoncés par Taylor :

1° Une large tâche journalière, indiquée clairement, tâche difficile ; 2° cette tâche journalière occupant une journée entière doit pouvoir s’exécuter dans les dispositions les meilleures comme outillage, apport des matières, etc. ; 3° salaires élevés en cas de succès ; 4° pertes en cas d’insuffisance.

Enfin un cinquième desideratum, c’est que la tâche devra être rendue assez difficile pour ne pouvoir être faite que par un excellent ouvrier.

Comme corollaire, on doit envisager le système de salaire avec bonification permettant de gagner de 30 à 100 p. 100 de plus et le système différentiel, dans lequel l’ouvrier est intéressé à l’achèvement le meilleur par la crainte d’une perte. Un exemple célèbre de l’amélioration que l’on peut obtenir par une meilleure sélection des ouvriers, par l’introduction d’un système différentiel a été donné par la Symonds Rolling Machine Company à Fitchburg.

La visite des billes à roulement de bicyclettes avant leur emballage était faite par cent vingt ouvrières payées à la journée. Avant de précéder à une réforme, afin d’habituer les ouvrières à plus d’exactitude, on chargea quatre des meilleures ouvrières d’exercer un contrôle, une vérification. On arriva à faire faire le travail par trente-cinq au lieu de cent vingt ouvrières, à faire gagner de 32 fr. 50 à 45 fr. par semaine au lieu de 17 fr. à 22 fr. 50, à faire travailler huit heures et demie au lieu de dix heures et demie. Avec un rendement plus grand, il y eut 58 p. 100 de moins de billes défectueuses. L’augmentation de production fut de 33 p. 100.

M. Taylor veut substituer à la hiérarchie militaire des ateliers, où les ordres sont transmis de gradés à gradés jusqu’au simple ouvriers, en passant chaque fois par un seul chef, l’organisation scientifique, qui a pour objet de tracer l’ouvrage de tout l’atelier, de s’assurer que chaque pièce va par le chemin convenable à la machine voulue, que l’ouvrier proposé à la machine sait exactement ce qu’il a à faire. Il faut s’assurer que le travail est fait bien et vite, prévoir qu’il faudra plus d’ouvriers pour faire le travail ou plus d’ouvrage pour les ouvriers, veiller à la discipline, rectifier les salaires, fixer le prix des pièces.

À cet effet, il faut diviser la besogne entre un grand nombre de contremaîtres ou de préposés ; il faut un bon chef d’équipe : qui aux sous ses ordres des chefs de brigade, des chefs d’allure, des surveillants, des chefs d’entretien. En outre quatre agents d’exécution font partie du service de répartition du travail et dans leurs différentes fonctions représentent le service dans ses rapports avec les ouvriers. Les trois premiers (le préposé aux ordres de travaux, les rédacteurs de fiches d’instructions, le comptable du temps et des frais de main d’œuvre) transmettent leurs instructions et reçoivent les rapports des ouvriers, principalement par écrit. Le quatrième est le chef de discipline, qui intervient comme chef de justice, enquête, prononce des sanctions et fait tenir un état complet des qualités et des défauts de chacun. Son autorité s’étend sur tout l’établissement.

M. Taylor assure qu’on peut former assez rapidement ces divers agents de travail technique, de contrôle, d’écritures. Ce n’est que très lentement qu’à Midvale, il subdivisa les travaux du chef d’équipe entre quatre agents.

Quant au bureau de répartition du travail, qui est comme le cerveau de l’entreprise, en voici les principales fonctions :

a) Analyse complète de toutes les commandes de machines ou de travaux reçus par la Compagnie ;

b) Étude du temps pour tous les travaux manuels des usines, y compris le travail de mise en place des pièces sur les machines, le travail à l’établi, à l’étau, la manutention ;

c) L’étude du temps pour toutes les opérations sur les machines ;

d) Le bilan de tous les matériaux, matières premières approvisionnements, pièces finies, et le bilan des travaux prévus pour chaque catégorie de machines ;

e) L’analyse de toutes les demandes au sujet de nouveaux travaux, reçus par le service commercial et de tous les engagements pris relativement aux délais de livraison ;

f) Le coût de toutes les pièces fabriquées avec une analyse complète des frais et un état mensuel comparatif des frais et dépenses ;

g) Le service de paye ;

h) Le système de symboles mnémoniques pour l’identification des pièces et la tarification ;

i) Le bureau de renseignements ;

j) Le service des types ;

k) L’entretien du système et de l’installation et de l’emploi du classeur ;

l) Le système et service de correspondance ;

m) Le bureau d’embauchage ;

n) Le chef de discipline ;

o) L’assurance mutuelle contre les accidents ;

p) Le service des ordres urgents ;

q) Le perfectionnement du système et de l’organisation ;

Tout cela semblera bien compliqué à un profane.

Quoi qu’il en soit, le Scientific Management que connaissaient les professionnels et qui avait figuré dans des expositions universelles, vint au grand jour de la publicité, devant une cour de justice pour la première fois en 1910, lorsque les chemins de fer au Nord de l’Ohio et à l’ouest du Mississipi ont demandé à relever leurs tarifs et que l’Interstate Commerce Commission a fait procéder à une enquête pour savoir si cette requête était raisonnable. Au cours des dépositions qui furent recueillies parmi les adversaires du relèvement, il y eut celle d’un avocat nommé Brandin. Celui-ci s’attacha à démolir l’argumentation des compagnies, prétendant que la hausse des salaires, lesquels entrent pour moitié dans les frais d’exploitation, rendait toute réduction de tarifs impossible. Il soutint que par un système scientifique de direction, il était possible de payer des salaires élevés et d’exploiter avec un coefficient de frais peu élevé. À l’appui de cette thèse qui lui avait été soufflée par un de ses clients, un fabricant hostile à tout renchérissement des transports, il appela à déposer devant la commission quelques-uns des hommes qui s’étaient distingués comme protagonistes de ce qu’on appelle la méthode Taylor.

Ces experts déclarèrent que l’on avait pu augmenter considérablement le rendement de la main-d’œuvre en réglant les opérations de manutention pour le charbon, la fonte, les briques. Harrington Emerson soutint que les compagnies de chemins de fer pourraient économiser un million de dollars par jour en se préoccupant davantage de l’efficacité de la main-d’œuvre.

Cette apparition du Scientific Management dans une cause célèbre économique fut comme une révélation. Elle suscita un mouvement dans la presse. Une société spéciale fut organisée en 1912 à New York. Des cours furent institués aux universités d’Harvard, de Columbia, de Syracuse. Quant à l’Interstate Commerce Commission, elle présenta au gouvernement fédéral un rapport de soixante-quatre pages, en passant légèrement sur la méthode scientifique de direction qu’elle considérait comme se trouvant encore dans une période d’expérimentation. Elle fit usage d’autres considérations de fait, notamment des grosses recettes encaissées par les compagnies pour repousser la demande de relever le tarif.

Une étude très complète inspirée par la bienveillance, a été publiée en 1915 et elle a eu une seconde édition en 1918, par M. Drury, instructeur en économie et sociologie à l’Université d’Ohio. C’est un examen raisonné et impartial de la méthode de direction scientifique, dont Taylor est le plus célèbre représentant.

Elle met en garde contre l’illusion de ceux qui croient que la méthode Taylor s’applique à tout. On en a eu la preuve lorsqu’on a demandé à des experts d’examiner l’enseignement universitaire et de faire des suggestions pour en augmenter l’efficacité. Ils ont répondu qu’il fallait procéder à une division du travail, décharger les sommités du corps enseignant de toute besogne simplement bureaucratique et administrative, leur enlever le souci de la paperasserie, recourir à des gens de moindre envergure pour les besognes courantes. Ce sont des préceptes de bon sens, que le Service de Santé militaire aurait parfaitement pu appliquer dans ses formations sanitaires, en déchargeant les médecins et les chirurgiens de la plus grande partie de la besogne consistant à signer des pièces administratives. On a reconnu que, jusqu’ici, on n’avait pas appliqué avec succès la méthode Taylor au commerce et à la banque.

Quoi qu’il en soit, sous une forme ou sous une autre, la méthode de direction scientifique a été adoptée avec succès dans de grandes et de moyennes entreprises par des fabriques de machines à écrire, d’automobiles, des aciéries, des fabriques de balances, de bandages, des ateliers de réparation, de locomotives, des arsenaux de l’État. Les résultats obtenus ont donné satisfaction aux employeurs et aux ouvriers dont elles ont augmenté les bénéfices et les salaires, diminué le gaspillage du temps et des matières.

Les leaders des associations ouvrières ont assez mal accueilli l’introduction du taylorisme. Ils ont essayé de l’exclure des ateliers de l’État en pétitionnant au Sénat et à la Chambre des représentants, mais sans succès.

Si l’on passe en revue quelques-uns des établissements dans lesquels la méthode scientifique de direction a été employée, on voit que dans les ateliers de la Midvale Steel Company, où elle a pris naissance et où elle s’est développée de 1882 à 1889, elle est demeurée stationnaire depuis le départ de Taylor en 1889. On n’y a introduit aucun des perfectionnements du taylorisme. Midvale est l’une des trois grandes fabriques de plaques de blindage.

Un autre centre où la méthode de Taylor fut introduite par lui-même de 1898 à 1901, ce sont les aciéries de la Compagnie de Bethlehem ; c’est là qu’eut lieu en 1898 la célèbre organisation des dépôts de fonte et de houille, avec l’application de la chronométrie pour analyser les opérations faites au cours de la manutention des morceaux de fonte et de charbon, l’introduction de pelles appropriées aux matières à mouvoir, petite pour la fonte, grande pour la houille, de façon à égaliser à 10 kilos la charge de chaque pelletée qui variait de 15 kilos pour la fonte à 2 kilos pour la houille, l’établissement d’une tâche journalière relativement considérable, le doublement du salaire, la diminution du nombre des ouvriers employés et le maintien des travailleurs les plus robustes et les plus habiles.

Après le départ de M. Taylor en 1901, il y eut une réaction. M. Schwab et ses collègues n’ont plus voulu entendre parler de la direction scientifique de Taylor et de ses adeptes. Ceux-ci les ont violemment attaqués, leur ont reproché d’avoir conservé quelques-uns des principes de rémunération du travail, comme le salaire avec bonification. La conséquence de cet abandon du taylorisme aurait été la grande grève de 1910. Nous nous bornerons à enregistrer les échos des polémiques qui ont été engagées pour savoir si des portions du système ont été conservées et avec quel résultat.

Les idées de Taylor sur la manutention des matériaux ont été appliquées dans l’industrie du bâtiment par un entrepreneur, nommé Gilbreth. Mais là aussi, depuis que Gilbreth s’est retiré, il y a eu un ralentissement dans l’application de la méthode. Celle-ci ne fut pas un obstacle à l’explosion de grèves. Les leaders ouvriers sont hostiles au nouveau procédé. Gilbreth a voulu convaincre individuellement l’ouvrier qu’il avait avantage à l’employer, écarter l’intervention des syndicats ouvriers locaux, surmonter l’opposition des chefs nationaux. Avec son abandon de la profession, le taylorisme a subi un échec.

La direction scientifique a été introduite dans l’exploitation du chemin de fer de Santa-Fé, par Harrington Emerson, au moins dans quelques-unes de ses parties, notamment dans le calcul des frais et dans l’organisation des ateliers de réparation. En 1906, une économie de 1 250 000 dollars fut obtenue, mais avec le départ d’Harrington Emerson, la méthode fut abandonnée. On a prétendu que les résultats annoncés n’avaient pas été véritablement obtenus, que les chiffres avaient été grossis.

Il semble certain que les entreprises où la méthode scientifique a fait ses débuts, s’en sont éloignées, l’ont abandonnée ou transformée. Les adeptes du taylorisme affectent de ne plus attacher d’importance à ces vicissitudes qui se sont produites dans les entreprises où les premières applications ont été faites.

Ils citent par contre, avec orgueil, la Tabor Manufacturing Company, qui emploie une centaine d’ouvriers et fabrique des machines à mouler et des appareils divers pour ateliers. En 1900, elle ouvrit un atelier de fabrication, ayant antérieurement fait du commerce. L’affaire marcha mal. On s’adressa à Taylor pour une assistance financière et des conseils. En 1904, M. K. Hathaway fut engagé pour introduire le système scientifique sous la surveillance de Barth. En 1910, la valeur de l’entreprise était trois fois plus considérable qu’en 1904. On a pu réduire de 110 à 95 l’effectif des ouvriers. On commença par réviser et améliorer l’outillage, à augmenter le matériel nécessaire, puis on introduisit le bureau de répartition, centralisant tout l’effort intellectuel.

La Tabor Manufacturing Company demeure l’exemple le plus célèbre de l’application du système. À côté d’elle, on peut citer la Link Belt company, de Philadelphie ; qui emploie de 400 à 750 ouvriers. L’organisateur en fut Barth, sous les ordres de Taylor. C’est une entreprise créée en 1874, qui depuis 1878 possède à sa tête M. James Dodge, qui fut président de la Société américaine des Ingénieurs des arts mécaniques. En 1903, l’entreprise passait pour un établissement modèle et gagnait de l’argent. En 1910, M. Dodge déposa devant l’Interstate Commerce commission que la Link Belt Company produisait dans son usine de Philadelphie deux fois plus qu’en 1904, le rendement par ouvrier avait doublé, les salaires étaient bons ; la besogne bien et rapidement faite, augmentait le salaire par une bonification de 25 à 30 p. 100, allant à 35 p. 100 dans des cas exceptionnels. La durée du travail avait été réduite de moitié. Considéré dans ses effets, le système de direction scientifique avait amené une réduction de 20 p. 100 du total des frais, permis d’abaisser le prix de vente et valu aux actionnaires des dividendes de 5 à 14 p. 100. En 1914, Taylor et Dodge déposèrent devant une Commission des relations industrielles, que 98 p. 100 des tâches relatives au découpage des métaux avaient été exécutées dans le temps prévu et qu’on avait réuni 50 000 études de chronométrie.

On a fait observer que lors de l’introduction du taylorisme, on introduisit aussi, en général, le high speed steel, l’acier trempé à l’air de White et Taylor. La Link Belt Company a introduit la méthode, dite scientifique, dans de nouvelles usines à Chicago et Indianapolis.

En 1909, Barth commença l’introduction de la direction scientifique dans les arsenaux de l’État, à Watertown (Massach). Après deux années de vérification de l’outillage et de systématisation des installations, on offrit le premier bonus en mai 1911. En 1913, 45 p. 100 du travail de l’atelier mécanique était sous l’application de la bonification ; dans d’autres ateliers, il tombait à 5 p. 100 : 210 sur 600 ouvriers travaillaient avec des salaires à prime.

Le général Crozier, chef de l’artillerie, a constaté que, grâce au système, on avait fait, en 1912, une économie de 49 000 dollars et qu’on avait pu réduire les prévisions de dépenses. En un an et demi, 22 000 dollars avaient été déboursés en primes de salaire.

En 1910, le général Crozier réunit une conférence des commandants des arsenaux militaires. On y étudia la méthode de direction scientifique, dont l’adoption fut recommandée. Mais lorsque, au printemps de 1911, des mesures furent prises pour l’introduire dans l’arsenal de Rock Island, les ouvriers, d’accord avec M. Gompers, président de l’American Federation of Labor, et M. O’Connell, président de l’Intern. Association of Machinists, l’attaquèrent vigoureusement. Ils obtinrent d’être entendus par la Commission du travail. En 1911, sous l’incitation d’une circulaire alarmiste de M. O’Connell, lorsqu’on essaya d’introduire le salaire à prime dans la fonderie de Watertown, tous les ouvriers quittèrent le travail. Ils revinrent quelques jours plus tard, l’installation du système de direction scientifique eut lieu ; cependant, le 21 août, la Chambre des représentants autorisa une commission d’enquête, composée d’un futur secrétaire du travail, M. W. Wilson ; d’un futur secrétaire du commerce, M. Redfield, et de M. Tilson, d’étudier la question. Elle travailla du 4 octobre 1911 au 12 février 1912. Le 17 juin 1913, la majorité des ouvriers de Watertown, le 21 juin les chefs de leur syndicat pétitionnèrent à la Chambre pour demander l’abandon du système Taylor ou du chronomètre (stop Watch).

De temps à autre des propositions de loi ont été soumises au Congrès défendant l’emploi du chronométrage et le système des salaires à prime dans les établissements de l’État. Le 3 mars 1915, la Chambre impose sa volonté au Sénat récalcitrant, d’exclure dans les budgets de la guerre et de la marine les dépenses pour l’un et l’autre objet. À partir du 1er juillet 1915, l’extension ou le maintien de cette double phase du système est devenu impossible. Le ministère de la Guerre s’en débarrassa avant cette date. On n’est pas d’accord sur la véritable portée de cette opposition, dont le grand argument était de représenter l’ouvrier comme exploité à outrance dans l’application du taylorisme, alors qu’il n’était tenu aucun compte des améliorations d’outillage, de ravitaillement en matière, du meilleur fonctionnement des machines, etc.

On cite encore dans l’industrie cotonnière une filature de coton à New Jersey, dans laquelle Gantt, collaborateur de Taylor, organisa la direction scientifique et y consacra cinq années à en surveiller la marche. Le rendement de la filature augmenta de 30 p. 100, les salaires de 30 p. 100 dans beaucoup de départements ; il y eut plus d’uniformité dans la qualité du produit. Des ouvriers se plaignirent que l’allure imposée était trop rapide. Une enquête fut faite sur les conditions du travail dans cette filature par la vice-présidente de la Ligue des consommateurs de l’Illinois, qui cherche à améliorer les conditions du travail des femmes et des enfants. Son appréciation est plutôt favorable.

Nous nous arrêterons ici. Il existe un manuel donnant en 325 pages les principaux faits concernant l’application de la direction scientifique dans les entreprises américaines. On la rencontre dans le découpage des métaux, la typographie, l’industrie des automobiles, la construction des appareils d’électricité. Il existait, en 1915, 60 entreprises appliquant le véritable système Taylor, 200 installations du mode Harrington Emerson. 52 branches diverses d’industrie en faisaient emploi en 1912, embrassant de 150 000 à 200 000 personnes en 1914, mais ce sont de pures devinettes. D’après un statisticien qui déclare que dans ces chiffres on fait entrer des entreprises où l’application est incomplète, on trouve la méthode dans 140, entreprises, dont 5 de transport par rail, 4 de corporations publiques, 4 de travaux municipaux, 3 de construction et de bâtiment, 1 d’un magasin public, 1 d’une banque, 1 d’une maison d’édition et 120 des usines ou fabriques. Dans les branches où l’on en rencontre le plus, il en reste un bien plus grand nombre en dehors du taylorisme.

Ceux de mes collègues qui désireraient avoir un exemple concret de ce qu’est le taylorisme intégral, appliqué après des années d’étude et de tâtonnement, peuvent en lire la description enthousiaste donnée par M. Babcock, directeur de la production des usines Franklin, qui fabriquent des automobiles, dans lesquelles il a été introduit par Carl Barth, organisateur de profession. C’est un volume de deux cent cinquante pages publié par l’Engineering Magazine, en 1917. En 1908, au lendemain de la crise qui secoua les États-Unis en 1907, on s’aperçut que l’organisation du travail était défectueuse, qu’on acceptait des commandes sans savoir si on pourrait les livrer à temps. On s’adressa à Carl Barth qui fit un examen approfondi de l’usine, dressa un devis, comprenant ses honoraires, ceux des spécialistes qu’il faudrait engager, les modifications dans les installations, y compris les tubes pour la transmission des messages pneumatiques. Cela dura deux ans et coûta une somme relativement considérable. Le système Taylor s’applique aisément à une fabrique d’automobiles où l’on travaille par séries, où il faut des pièces interchangeables. M. Babcock est enchanté des résultats obtenus.

En résumé, l’impression que nous avons retirée de l’étude du Scientific Management, si sympathique que soit la personnalité de M. Taylor lui-même, si philanthropiques qu’aient été ses intentions, c’est que l’application du taylorisme n’est pas une panacée d’apaisement économique.

Le quatrième principe du taylorisme commenté par M. Barth a beau être celui d’une collaboration intime et amicale entre la direction et les ouvriers, s’ajoutant à une sélection scientifique de l’ouvrier et à son instruction scientifique ; le système Taylor est une combinaison d’observations embrassant la mentalité des ouvriers, des employeurs, ayant pour objet d’arriver à une rémunération du travail, fondée sur un rendement aussi intense que possible, en écartant les conflits qui résultent de la difficulté de calculer exactement d’une façon empirique le produit obtenu par la main-d’œuvre et de stabiliser le salaire aux pièces. C’est l’introduction d’un élément plus scientifique, celui de l’opération consistant à chronométrer les mouvements pendant le travail. Mais ce n’est pas tout : M. Taylor et ses adeptes insistent avec raison sur la nécessité de mieux coordonner divers éléments très importants comme l’entretien en parfait état des outils, comme l’apport à pied-d’œuvre des matières à transformer, comme une surveillance intelligente et bienveillante des ouvriers pendant l’exécution.

En étudiant la « Direction scientifique des ateliers », on sera d’accord pour reconnaître la prépondérance de l’élément intellectuel dans l’organisation et le fonctionnement du travail.

Un autre trait caractéristique, c’est l’adoption d’un régime dictatorial et autoritaire dans l’exécution du travail : celui-ci doit être fait d’après les instructions du bureau de répartition sous le contrôle de chefs de service ayant des attributions déterminées et en conformité avec les règles de la discipline d’atelier, dont l’application et la sanction sont entre les mains d’un chef spécial. On est loin des conseils d’ateliers et de la démocratisation industrielle.

En terminant, M. Raffalovich ajoute qu’il a demandé à l’armée américaine si elle appliquait le taylorisme ; la réponse a été négative.

Le commandant Hourst déclare qu’après l’exposé de M. Raffalovich il se bornera à quelques petites observations d’avocat en faveur du système Taylor. Ce qui lui a fait grand tort, même en Amérique, c’est qu’on a voulu s’en servir comme d’un tremplin. Il y a un certain Descartes, dit-il, qui a donné la base du système Taylor dans son Discours de la méthode, Taylor a appliqué ce système qui revient à établir une relation entre la fatigue et le travail produit ; autrement dit : il ne faut pas éreinter l’homme pas plus que l’outil. Au lieu de reconnaître que le taylorisme, c’est du bon sens d’épicier, on a voulu en faire une religion et on lui a ainsi fait beaucoup de tort. Ce qu’il y a de vrai dans le système, c’est un certain nombre de lois. Tâchez de rester dans la loi en en faisant l’application ; voilà ce qu’on doit simplement recommander. L’orateur prétend que ces lois ont de grandes chances d’être vraies, parce que, déterminées à la suite d’observations dans un certain ordre, elles s’appliquent dans des circonstances d’un ordre très différent. Il raconte qu’une Américaine avait protesté contre les mérites du système Taylor en prétendant qu’il ne pouvait s’appliquer au travail domestique. L’un des défenseurs du système lui a riposté qu’elle pouvait essayer ; et, en effet, elle a, par des dispositions diverses, diminué de façon notable le temps qu’elle employait au travail. Ayant réussi, elle a ensuite monté un véritable laboratoire.

L’orateur dit que vouloir imposer le taylorisme, c’est aller à la grève ; il faut amener les ouvriers à l’admettre en prêchant d’exemple. On reconnaîtra facilement, par exemple, qu’il est absurde d’avoir la même pelle pour soulever des choses différentes.

Chaque patron doit rechercher si les lois du système Taylor peuvent s’appliquer à son industrie.

M. Raffalovich répond qu’en effet le taylorisme est l’application du bon sens et a pour objet d’empêcher les pertes de temps. Il ajoute qu’il n’y a rien qui soit plus contraire au socialisme que le taylorisme, car c’est la sélection de l’ouvrier qui est à la base. Ce qu’a voulu surtout montrer l’orateur, c’est qu’il ne faut pas le traiter en religion, ce que paraissent vouloir faire certains hommes politiques.

M. Mannheim pense que la première condition d’application du taylorisme est la docilité absolue de l’ouvrier ; or, cette condition ne paraît guère en passe d’être remplie. Ce qu’il faut retenir c’est que l’ingénieur trouve dans cette méthode des indications précieuses.

Qu’est-ce donc que le Taylorisme, ou le système Taylor ? dit M. Alfred Neymarck. On s’engoue si facilement d’une expression d’un mot, d’une chose, qu’il est cependant nécessaire de rechercher si c’est bien une nouveauté. Or le « Taylorisme » avec ses soixante-quinze préceptes auxquels notre confrère Raffalovich a fait allusion, en vous épargnant le temps d’en entendre la lecture, n’est pas autre chose que l’application de la « loi du moindre effort ».

C’est une meilleure ou plus judicieuse adaptation et utilisation du travail de l’homme pour ménager les forces du travailleur en les appropriant mieux à l’usage qu’il en fait.

Est-il nécessaire, par exemple, de faire plusieurs fois tel ou tel mouvement des bras, des jambes, du corps, de se tenir debout ou assis, de se courber ou de se relever plusieurs fois alors qu’on peut obtenir le même résultat pour le travail à faire, en se fatigant moins : en faisant l’économie de tel ou tel mouvement.

Et, d’autre part, en économisant les forces du travailleur n’en résulte-t-il pas un accroissement de travail accompli avec moins de fatigue et par conséquent, un accroissement de profit pour le patron et de salaire pour l’ouvrier ?

De même qu’un ingénieur dirige, de son cabinet, toute une usine, ne serait-il pas possible de mieux approprier à ceux qui l’exécutent le travail commandé ?

C’est là, en somme, la base du « système Taylor », mais est-ce bien une chose nouvelle ?

Dans ses cours et leçons au Collège de France, Michel Chevalier dont l’économie politique, et particulièrement notre société dont il a été l’un des présidents, est si justement fière, a montré l’influence que pourrait exercer dans l’industrie quelques réformes pratiques dans le régime physique de l’industrie et dans l’organisation de son travail. Les progrès de l’industrie devaient réclamer une forte tension du ressort individuel et l’individu devait avoir pour l’accroissement de sa force productive, un travail approprié, mesuré, une bonne hygiène, une bonne nourriture. Il citait dans une de ses leçons une communication remplie de faits, qu’Edwin Chadwick, écrivain anglais bien connu, avait faite dans un Congrès international tenu à Bruxelles : il faudrait se reporter aussi à tout ce qu’ont dit et écrit sur ce sujet l’illustre Rossi, et d’autres économistes et moralistes, pour ne parler que de ceux qui ne sont plus !

M. Alfred Neymarck dit qu’en réalité ce qu’on appelle le taylorisme a existé sous une autre forme, sous une autre application bien avant que « Taylor » en eût parlé. Il rappelle quelques souvenirs sur les « moteurs Lenoir » qui ont permis de suppléer avantageusement aux monte-charges et, à leur tour, ont été remplacés avantageusement ; dans la banque, les systèmes de comptabilité ont été simplifiés en diminuant la fatigue des employés et en leur permettant de faire plus de travail.

M. Alfred Neymarck rappelle à ce sujet combien était fastidieux, fatigant et coûteux le travail qu’exigeaient la réception, le paiement, les encaissements de coupons et leur inscription méthodique dans des livres d’entrée et de sortie.

Le numéroteur « Trouillet » y a suppléé. Dans l’imprimerie, les forces de l’ouvrier ont été ménagées ; son travail et sa productivité ont été accrues par l’invention et l’application de la machine Marinoni……

Bien d’autres exemples pourraient être donnés ! M. Alfred Neymarck se bornera à faire observer que le système Taylor a été tout d’abord tenu en défiance. Les salariés ont cru qu’on leur ferait faire plus de travail sans leur accorder une plus grande rémunération.

Aujourd’hui, ils en sont partisans, mais ils redoutent que l’État n’intervienne et ne réglemente ce genre de travail. Le « Taylorisme » n’est donc pas une chose nouvelle, dit M. Alfred Neymarck, il n’en faut pas méconnaître ni les avantages, ni les difficultés, ni les inconvénients ; mais il faut se rappeler surtout que le travail doit avoir ses franchises et ses libertés, que l’intervention de l’État serait funeste. L’individu doit rester maître de régler son travail, son mode de travail, ses intérêts, comme il le veut, comme il l’entend, et le patron doit lui aussi rester maître de sa liberté d’agir et il ne faut pas considérer le « Taylorisme » comme une panacée universelle devant guérir tous les maux.

M. Ex. M. Konovaloff remercie la Société de l’accueil qu’il en a reçu. Industriel et commerçant, il s’est toujours intéressé aux problèmes économiques, aussi a-t-il suivi avec une grande attention la discussion qui s’est déroulée devant lui. Mais en l’entendant, il ne pouvait se défendre se dire en lui-même : Quels heureux citoyens ! quel heureux pays que celui où l’on peut débattre de pareilles questions, alors qu’en Russie le bolchevisme fait tout pour ruiner le pays : la classe ouvrière y supporte des souffrances abominables. Si la France concourt au rétablissement de l’ordre, le nom français sera béni par la population.

M. Yves Guyot peut assurer les Russes que la majorité des Français n’oublient pas le concours actif et les sacrifices des Russes au commencement de la guerre et qu’ils considèrent comme une nécessité le maintien d’une Russie forte et unie.

M. Yves Guyot. — Tous les orateurs ont été d’accord pour constater que Taylor avait eu des prédécesseurs. Le commandant Hourst a invoqué Descartes, mais nos aïeux les plus éloignés avaient cherché à obtenir le maximum d’effet avec le minimum d’effort. Taylor a essayé de donner, pour le travail humain, à cette recherche, plus de précision, qu’on n’en avait apporté. Le Taylorisme est la systématisation du moindre effort ; il implique, de la part de la direction, une préparation des moyens de travail qui permettent à l’ouvrier d’exécuter sa tâche dans les meilleures conditions. Ainsi le poseur de briques les trouve installées dans le sens où elles doivent être placées, sur une table à la hauteur de sa main, de manière qu’il soit dispensé de baisser de 0 m. 60 son corps pesant de 65 à 75 kilos et de le relever pour prendre une brique pesant 2 kilos et demi. Les gestes du poseur ont été réduits de dix-huit à cinq et même à deux dans certains cas[2]. L’efficacité est évidente. Mais ceux qui font du Taylorisme une sorte de mythe ayant toutes les vertus, prouvent qu’ils n’en ont pas compris le caractère.

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[1] Au cours d’expériences faites par M. Taylor et M. White sur différents aciers trempés à l’air, dans le but d’adopter un type pour les aciéries de Bethlehem, ils découvrirent le procédé White Taylor, qui donne un acier bien plus coupant que le meilleur acier au carbone.

[2] V. Yves Guyot, l’Industrie et les Industriels ; livre IV, ch. VII, le Taylorisme.

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