Mémoire sur l’assiette de la taille et de la capitation

MÉMOIRE SUR L’ASSIETTE DE LA TAILLE ET DE LA CAPITATION

(1705)

 

CHAPITRE I

SUR UNE NOUVELLE PROPOSITION DE PERCEVOIR LES DROITS DU ROI

La désolation où est aujourd’hui la France de voir ses revenus diminués des trois quarts depuis quatre ou cinq ans, c’est-à-dire la recette, puisque les baux peuvent subsister, mais les maîtres ne reçoivent rien, et cela au milieu de l’abondance de toutes sortes de denrées, ce qui met le Roi dans une difficulté entière de recouvrer ses besoins, puisqu’il ne les a qu’à proportion de l’opulence de ses sujets ; cette désolation, dis-je, ainsi que ses causes, ont été assez expliquées par une infinité d’écrits précédents, personne n’en doute, ainsi que de la violence que ces mêmes causes font à la nature. Ce qui fait soutenir avec certitude qu’il ne faut qu’un instant pour les faire cesser, sans congédier ni traitants ni fermiers ordinaires, ni mettre quoi que ce soit au hasard qui pût donner de la crainte de faire une pareille expérience, quoique tout le monde convienne que c’est aux partisans à qui le royaume est redevable de la misérable situation où il se trouve, laquelle hausse et baisse à proportion que l’on se sert de leur ministère, étant tous comme le feu, sans en excepter aucun, qui ne s’attache à son sujet que pour le dévorer, leur chef-d’œuvre étant de ne faire boire que de l’eau, à ordinaire règle, à plus de la moitié des peuples, pendant qu’on arrache les vignes et que l’on perd même les liqueurs excrues, ou sur le lieu ou dans les contrées limitrophes. Ce qui va pour cet article à plus de deux cents millions de rente de déchet dans la France, ce que l’on peut estimer juste par la discussion d’une seule élection, comme pouvoir être celle de Mantes, qui porte, par compte fait, trois fois son sol la livre de cette quotité de perte, et cela par une cause générale, ce qui prouve également, pour tout le reste du royaume, de cette quantité de diminution de biens sur ce seul genre de revenu, ou sur ceux dont le sort y est indispensablement attaché, comme sont toutes les professions dépendantes de cette consommation.

Mais, comme l’ordre qu’on y pourrait apporter, quoique praticable certainement en trois heures, puisqu’il ne s’agit que de cesser une des plus grandes violences que l’on ait jamais faites à la nature depuis la création du monde, dont, par conséquent, la cessation n’exige qu’un instant ; comme cet ordre, dis-je, attirerait les fermiers ordinaires sur les bras par des demandes de dédommagements excédant trente fois la vérité, quoiqu’il y eût constamment à gagner pour eux par la diminution des droits, et que cette discussion ne paraît pas s’accorder avec la conjoncture présente, on déclare qu’on veut bien, quant à présent, les laisser en repos et jouir tranquillement, jusqu’à un temps plus commode, de la faculté de continuer à faire arracher les vignes et augmenter le nombre de ceux qui ne boivent que de l’eau.

Malgré tout cela, on prétend en trois heures de travail faire recevoir au Roi quatre-vingts millions par-dessus la capitation, payables par avance, sans ruiner non seulement qui que ce soit, comme il arrivait assez souvent par les exigences passées, mais même en rétablissant trois fois plus de biens aux peuples, c’est-à-dire en consommation de denrées, qu’il ne leur faudra pour satisfaire au paiement de ces quatre-vingts millions.

L’on sait que le Roi ne veut avoir de l’argent que pour avoir des denrées, et l’on est convaincu que les peuples pareillement n’en peuvent fournir ni au Roi ni à qui que ce soit que par la vente de ces mêmes denrées, lesquelles ne se fournissent mutuellement par tous les hommes de différentes professions que par un échange continuel de leurs fruits réciproques, ayant toutes une solidité d’intérêt qui fait que le dépérissement de l’une attire aussitôt celui de l’autre, nul ouvrier n’achetant la marchandise de son voisin qu’à une condition tacite qu’il prendra la sienne ou immédiatement ou par le circuit de plusieurs autres professions interposées, qui forme un tout très parfait tant que cette harmonie subsiste, mais qui périt aussitôt du moment que cette solidité d’intérêt d’une infinité d’ouvriers reçoit la moindre atteinte en quelqu’une de ses parties, ce qui devient aussitôt contagieux à tout le reste ; en sorte que cette union, qui forme la félicité et la richesse d’un État tant qu’elle ne fait qu’une masse, étant mise en poussière par une disjonction continuelle, ainsi qu’il arrive tous les jours, il ne résulte qu’une infinité de parties propres à rien, comme des grains de sable étant séparés, quoique par leur assemblage la composition en fût admirable.

On sait cela en général, mais ce n’est qu’en spéculation, et on déroge si fort tous les jours par la pratique à ces principes, qui devraient être sacrés puisque ce sont ceux de la nature, et par conséquent de toutes les nations du monde, même des plus barbares, que l’esprit pour ainsi dire en demeure gâté ; en sorte que l’on voit tranquillement perdre tous les jours une infinité de denrées très précieuses, tant excrues qu’à excroître, par des surprises causées à Messieurs les ministres qui n’ont jamais eu que de bonnes intentions, quoique ce soit là les véritables biens et que la seule jouissance forme la félicité de la vie, pendant que l’on ne pourrait pas souffrir à un homme de jeter un écu dans un abîme sans le traiter aussitôt d’insensé et lui interdire la libre administration de ses biens.

Cependant, pour entrer en matière, et qu’il ne s’agit pas de déplorer le mal mais d’y apporter du remède, comme dans tous les désordres du monde, on déclare encore une fois que l’on va rétablir ou plutôt remettre les peuples en possession d’une partie de leurs biens, sans toucher aux fermiers ordinaires, comme étant gens sacrés, quoique la plupart aujourd’hui ne fassent que gérer de clerc à maître, sans nul forfait, ce qui mettra par conséquent les peuples en état de fournir au Roi les quatre-vingts millions marqués, puisqu’il est constant que quelque usage contraire qui se soit introduit en France depuis quarante ans, des sujets ne peuvent payer un prince, non plus que toutes sortes de redevables leurs créanciers, qu’à proportion qu’ils ont de revenu. Or, rétablissant en France en un instant pour plus de quatre cents millions de rente de denrées, c’est-à-dire du revenu pour cette somme, les conséquences marquées sont très certaines.

Laissant donc là les fermes ordinaires, on va seulement attaquer des causes violentes qui ne produisent pas de moindres sinistres effets à l’égard des revenus et de la consommation, par où on sera dispensé de trouver les partisans réglés à son chemin.

Il s’en rencontre deux de cette espèce, lesquelles sont effroyables dans leurs suites : la première, les affaires extraordinaires par les besoins pressants du Roi, et l’autre, la manière d’exiger les tailles aux pays où elle est arbitraire, laquelle coûte aux peuples ou à la consommation quatre fois ce que le Roi en retire ; ce qui, la rendant impuissante de satisfaire aux besoins du Prince, ainsi que la capitation, que l’on avait appelée à son secours, par sa mauvaise économie, l’un et l’autre désordre donnent lieu à ces affaires extraordinaires qui mettent tous les immeubles à l’encan, à la dixième partie de ce qu’elles tiennent lieu à leurs auteurs, ce qui est un pur anéantissement par rapport à tout le royaume ; en sorte que coupant l’arbre par le pied, qui que ce soit ne peut compter sur rien de certain que sur l’argent en espèce, qui est aujourd’hui le seul unique bien, contre son usage naturel de n’avoir été introduit dans le commerce non pour être un bien par lui-même, mais seulement pour faciliter et garantir le commerce et l’échange continuel des denrées nécessaires à la vie, ce qui le rend aujourd’hui si cher et si rare, et non le prétendu transport aux contrées étrangères.

Ainsi, purgeant la taille et la capitation de leurs défectuosités, elles prendront naturellement un degré de hausse par celui de la félicité ou de revenu qu’elles causeront aux peuples, qui fera congédier ces troupes auxiliaires, ou plutôt meurtrières, de créations, suppressions et de demandes de sommes immobilières que l’on ne trouve ni dans son revenu ni chez le notaire, et qui, par conséquent, ruinent le plus souvent les peuples sans que le Roi reçoive rien, ou tout au plus qu’à charge de constitution sur lui, qui rend tous les jours le mal plus désolant.

Le niveau des impôts et la règle de leur quotité doivent être, dans tout État bien réglé, les besoins du gouvernement, soit république ou monarchie, et il faut que cette politique ait lieu non seulement à l’égard du corps de l’État en général, mais même de tous les particuliers sans distinction, qui se doivent saigner volontairement, ainsi que firent les Romains après la bataille de Cannes, où les dames les plus qualifiées portèrent elles-mêmes et forcèrent de prendre leurs joyaux les plus précieux pour rétablir l’utilité publique ; et même, dans une autre occasion, elles coupèrent leurs cheveux pour en faire des cordages. Les Anglais, qui sont les peuples constamment les plus jaloux de leur liberté, et dont l’histoire fait horreur par les mesures effroyables qu’ils ont souvent prises pour se la conserver, offrent pareillement d’eux-mêmes tout ce qui est nécessaire pour soutenir les entreprises dans lesquelles on se croit devoir embarquer pour le bien de l’État ; et dans ce nombre, la guerre en France, en tous les siècles, a toujours tenu le premier lieu, au rapport de Philippe de Commines ; en sorte que cet auteur célèbre remarque que ce peuple, de lui-même très fier, ne payant aucun subside pour l’ordinaire à son prince, qui doit subsister, dans la paix, de ses domaines, ils ne refusent jamais rien lorsqu’il est question de passer la mer pour venir troubler le repos de notre monarchie, dont il ne faut point d’autre marque que la conjoncture présente, dans laquelle ils donnent librement le cinquième de leurs biens, y ayant tel grand seigneur de deux cent mille écus de rente qui contribue de quarante mille écus, non seulement sans ministère de gens qui usent de contrainte et de violence pour faire cette perception, mais même si volontairement que ce sont les peuples mêmes, sur chaque lieu, qui recueillent les deniers et les portent droit en recette, sans qu’il en coûte quoi que ce soit pour les frais ; et bien que ce que cette nation paie aujourd’hui aille à près de cent millions, ce qui fait plus de quatre cents millions par rapport à la France, vu la grande différence de la richesse des deux pays, qui que ce soit en Angleterre n’en est incommodé, et l’opulence presque nullement altérée, puisqu’on n’y peut trouver un homme qui n’y mange de la viande et ne boive de la bière à ordinaire règle : tous sont vêtus de drap et ont des montures dans leurs moindres voyages, l’argent n’y est ni plus rare ni plus cher qu’à l’ordinaire, et le public, bien loin d’affamer cette denrée par des intérêts effroyables, n’en cherche point et n’en veut point, les peuples sachant bien que ce serait sur eux-mêmes que la contribution se ferait.

Mais pourquoi aller chercher chez les étrangers des exemples de cette conduite, puisque la France a dans son histoire de quoi faire voir qu’elle est en pouvoir d’en user de même avec de semblables avantages quand il lui plaira ?

Le roi François Ier eut constamment les mêmes guerres à soutenir qu’éprouve aujourd’hui le royaume, avec cette différence que tous les États conjurés contre sa grandeur étaient presque réunis sous une ou deux têtes ; il souffrit des catastrophes plus violentes que jamais la monarchie n’avait éprouvées depuis son établissement, qui parurent la porter à deux doigts de sa perte ; cependant, à sa mort, il ne laissa nulle dette, mais huit millions d’argent comptant, et ne perdit non seulement pas un pouce de son ancien domaine, mais même accrut le royaume de plus de cent cinquante villes, que son successeur fut obligé de sacrifier à l’ambition d’un favori dans la malheureuse paix de Cateau-Cambrésis.

Cette situation du règne de François Ier ne doit pas étonner, puisque les seize millions qu’il levait volontairement sur les peuples reviennent à plus de trois cents millions d’à présent par rapport aux prix des denrées, attendu qu’il fallait que ses sujets vendissent la même quantité de fruits qu’il serait nécessaire pour former trois cent millions présentement, et ce qui produisait par conséquent le même effet au sortir des mains du prince ; et outre cette contribution ordinaire qui passa à son successeur, les peuples lui donnèrent encore souvent le dixième de tous leurs biens dans les occasions pressantes, comme lorsqu’il fut question de retirer les princes, ses enfants, mis en otage en Espagne pour sa délivrance. Ce qui, tout joint ensemble, lui fit dire en mourant à son fils Henri II qu’il eût à bien traiter ses sujets, que c’était le meilleur peuple qui fût sur la terre, que non seulement ils ne lui avaient jamais rien refusé dans ses plus pressantes nécessités, mais que même ils avaient toujours prévenu ses besoins par des offres volontaires. La même chose était arrivée sous le roi Jean : les États offrirent et donnèrent le dixième de tous leurs revenus quels qu’ils fussent, depuis ceux des princes et des ecclésiastiques jusqu’aux salaires des moindres ouvriers, ce qui a assurément fait dire à Guichardin, historien étranger, en parlant de la bataille de Fornoue, où la personne du roi Charles VIII fut en péril, que l’armée, s’en étant aperçue, se rassembla incontinent tout autour de lui, parce que cette nation, dit l’historien, aime son roi jusqu’à l’adoration.

Pourquoi donc cette grande différence aujourd’hui à la France avec l’Angleterre à l’égard des subsides, tant dans les manières que dans les effets, ou plutôt cette grande disparité de la France avec elle-même par rapport de ces temps-là à ceux d’aujourd’hui ? Pourquoi ces contraintes et ces exigences violentes pour avoir beaucoup moins que l’on ne recevait dans ces temps bienheureux, sans ces manières affreuses, inconnues même aujourd’hui en Angleterre, ou plutôt dans tous les royaumes du monde ? Pourquoi le prince est-il obligé de donner une partie pour avoir le reste, pourquoi se couper continuellement d’une main l’autre, et pourquoi enfin ces constitutions à des intérêts affreux dont le paiement coûte peut-être autant que la guerre, quelque violente qu’elle soit ? Le prince qui règne mérite-t-il moins, ou plutôt ne mérite-t-il pas mieux par toutes sortes de raisons, et les peuples d’aujourd’hui ne tiendraient-ils pas à outrage qu’on les estimât moins soumis et leurs vies comme leurs biens moins dévoués à son service ?

Les causes de cette disparité, qui se peuvent mieux penser qu’exprimer, outre qu’elles sautent aux yeux de tout le monde, seront tranchées en un mot en disant qu’au lieu de cette contribution volontaire, comme dans ces temps bienheureux, il a succédé une maxime effroyable, savoir, sauve qui peut en matière d’impôt, et qu’il est possible que l’on se soustraie par son autorité à une dette si légitime et qui est d’institution divine : en sorte que l’on voit tranquillement un possesseur de grands fonds, comblé même des bienfaits du Roi, ne vouloir pas souffrir que ces revenus contribuent que de rien ou de peu de chose au paiement de la taille et des autres tributs ordinaires, pendant que le malheureux qui n’a que ses bras pour se soutenir, lui et toute sa famille, est accablé par l’excès du fardeau et réduit à la mendicité par la vente de ses ustensiles et moyens de subsistance, ce qui par contrecoup rejaillit au quadruple sur ce riche privilégié, attendu que la consommation étant entièrement anéantie par cette conduite, les denrées excroissant sur les fonds demeurent entièrement en non-valeur, ce qui arrête le paiement et diminue le revenu, comme il est arrivé depuis quarante ans.

C’est cette parité d’autrefois que l’on vient rétablir, et par conséquent l’opulence, et ce préambule n’a été mis à la tête de ce mémoire que pour en faire voir non seulement l’utilité, mais aussi la possibilité et même la facilité, à quoi on ajoute encore que ce qui avait été autrefois de justice et de bienséance est devenu présentement de nécessité, puisque les moyens pratiqués jusqu’ici pour subvenir aux besoins du prince sont absolument devenus impraticables, de notoriété publique.

Or, rétablissant les tailles et la capitation dans leur perfection, de très défectueuses qu’elles sont, la parité de la France avec l’Angleterre, ou plutôt celle de la France d’autrefois avec la France d’aujourd’hui, ressuscite tout à coup, c’est-à-dire qu’une très grande opulence succède à une extrême misère sans qu’il faille davantage qu’un instant, puisqu’il n’est pas question d’agir ni de créer, mais de cesser seulement de soutenir nuit et jour par des efforts continuels une des plus grandes violences qu’on ait jamais faites à la nature, et dont la destruction par conséquent n’exige qu’un moment.

On laissera la capitation pour la dernière place, sur laquelle on ne dira présentement autre chose sinon qu’ayant au moins un taux fixe, quoique très injuste, il ne jette pas les peuples dans la malheureuse situation que fait la taille par son incertitude, dont les sinistres effets coûtent six fois au peuple ce qui en revient au Roi ; en sorte que les faisant cesser, comme cela se peut en un moment, par un ordre commun à toutes les nations et même à la France autrefois, on peut dire que cet impôt fera sortir de ses propres entrailles ou du règlement qui y sera mis non seulement les besoins du Roi, mais même la richesse des peuples qui les dédommagera non seulement de la hausse, mais même fera qu’ils y gagneront plus que le prince même, quoique la taille et la capitation se trouvent plus que doublées, comme il est nécessaire que cela soit, toutes sortes de redevances retirant leur qualité d’excès ou de modicité non de leur exigence par elle-même, mais de la valeur des fonds desquels on les veut percevoir.

Avant que d’entrer encore en matière, on fera deux ou trois remarques pour montrer que ce n’est point une nouveauté qu’on apporte, mais le droit de toutes les nations, ou plutôt de la nature qu’on réclame pratiquée en France durant onze siècles, c’est-à-dire jusqu’à l’arrivée des Italiens sous le règne de Catherine de Médicis, ou plutôt l’introduction des partisans, dont le ministère a plus enlevé de biens au royaume, puisque cette perte va à plus de diminution de moitié de ses revenus, de compte fait, que toutes les guerres civiles et étrangères, quelque effroyables qu’elles soient, que la monarchie ait éprouvées depuis son établissement, cette situation ayant haussé ou baissé à proportion que l’on les a mis en usage, comme on peut voir par le parallèle des ministères de M. de Sully, qui déclare publiquement que les traitants étaient les plus grands ennemis du royaume, et de celui de Monsieur le cardinal de Richelieu, avec les précédents, les intermédiaires, ou les postérieurs. Quelques attentions très certaines montreront visiblement la grande surprise qu’il y a dans l’état moderne des choses.

Il n’y a dans toutes les monarchies du monde, tant anciennes que nouvelles, que le seul royaume de France où il y ait plus de cent mille ordonnances, règlements, édits, arrêts ou déclarations pour la levée des impôts, dont le nombre même s’augmente tous les jours. Tous n’ont jamais eu qu’une seule loi, savoir, la quotité de biens à laquelle ils doivent être payés, qui est celle qui manque uniquement à la France et sur les débris de laquelle on peut dire que les autres se sont établies. Jamais nulle nation n’a eu plus que trois ou quatre sortes de tributs : les Romains n’en avaient qu’un, le Grand Turc trois, et le Grand Mogol lève la douane de Surate de soixante-huit millions de revenu par un bail de deux lignes, savoir, que tout ce qui entre et sort de cette ville doit la dixième partie en argent ou en essence, au choix du marchand. Le roi François Ier n’en avait que quatre pour lever sur le pied de trois cents millions, ainsi que l’on a dit. Aucun État pareillement de la terre n’a jamais eu un seul juge pour décider les questions qui pouvaient être sur la levée des impôts, parce que cette unique loi dont on a parlé, seulement inconnue en France, a un niveau si certain qu’il est impossible que cela puisse faire naître de questions. Et en France il y a plus de dix mille personnes employées aux jugements de pareils débats, ayant tous multiplié à proportion de l’augmentation des genres d’impôts et des ordonnances, le tout depuis le règne du roi François Ier, n’y ayant anciennement que quatre conseillers à la Cour des Aides de Paris et deux élus nommés par le peuple pour diriger la levée des impôts et en faire la répartition, et non pour juger les procès dont on n’entendait parler dans ce royaume non plus qu’ailleurs.

Dans tous les pays pareillement du monde, tout ce qui revient au prince ou à l’État passe droit des mains des peuples en celles du prince ou du public, et on peut dire qu’en France, dans toutes les affaires extraordinaires, la meilleure partie demeure par les chemins, y ayant souvent une infinité de sous-traités qui prennent une forte part pour faire avoir au Roi la sienne.

On n’a jamais non plus entendu parler en nulles contrées de la terre, et en France même, jusqu’à la mort du roi François Ier, que qui que ce soit se soit enrichi dans la levée des tributs ; chez les Romains, tout magistrat qui avait augmenté son opulence dans son ministère était aussitôt accusé et condamné pour crime de péculat, sans plus ample formalité ; et en France, on sait jusqu’à quel effroyable point le contraire a lieu.

Nul État, quelque guerre qu’il ait eu à soutenir, n’a jamais rien emprunté, surtout à intérêt, à un denier effroyable, sachant que c’est un chemin certain à la ruine, un royaume n’étant point différent d’un particulier qui ne manque jamais de se perdre lorsqu’il prend de l’argent en rente pour sa dépense journalière, et non pour acheter un fonds et se former un autre genre de revenu. Les Hollandais firent durant quarante ans la guerre à toute la monarchie d’Espagne, avec un pays très borné et très mal partagé de la nature, sans rien emprunter, et les Vénitiens, avec des circonstances aussi peu favorables, ont soutenu des siècles entiers la guerre contre tout l’Empire ottoman sans rien emprunter. Et on voit le contraire en France à un très haut point.

Dans l’empire du Turc, de douze cent lieues d’étendue, soixante-dix hommes, sous le nom de receveurs ou de testedars, font la perception de tous les droits du prince. C’est la même chose ailleurs, et surtout en Angleterre, où il n’y a pas un seul sujet qui fasse cette fonction en titre d’office, les peuples mêmes se chargeant de cette récolte. Et en France, il y en a plus de cent mille, tous avec des gages, et quantité par des fortunes immenses qui se prennent en préciput sur les peuples, sans préjudice du cérémonial de leur ministère, qui coûte, de compte fait, vingt pour un de perte en pur anéantissement au revenu ou à la consommation, pour un que l’on fait passer dans les coffres du Prince.

Pour terminer enfin ce parallèle, chez tous les peuples du monde, quelque peu soumis qu’ils paraissent à leur prince, un subside imposé est de l’argent en barre, sans ministère de sergents ni d’exécutions violentes, ce qui passerait pour une rébellion manifeste et ferait punir rigoureusement comme un crime de lèse-majesté. Cependant le contraire est tranquillement pratiqué en France, quoique le pays du monde le plus dévoué à son prince, et celui qui se sait le mieux exempter passe pour le plus galant homme, parce qu’y ayant eu erreur dans le principe, savoir la répartition, qui est presque toujours très injuste, témoin ce qui se passe à la taille, le paiement est devenu impossible. Or, qui commande une chose au-dessus de ses forces, ordonne de ne pas obéir ; personne n’a jamais cru que ce fût un péché, non pas même les casuistes les plus rigoureux, de frauder les droits d’aide, et qui que ce soit ne s’en est jamais accusé de ces fautes que l’on commet tous les jours, quoique le paiement des impôts soit de précepte divin, et que le sieur de Sainte-Beuve, nommé par la Sorbonne pour décider les questions les plus importantes, à cause de sa grande sainteté et érudition qui étaient en lui en un très haut degré, ait imprimé que l’on ne pouvait sans péché mortel se soustraire aux légitimes tributs par son autorité. Cependant, comme on pratique aujourd’hui sans scrupule le contraire, il faut bien supposer qu’il soit survenu quelque chose de nouveau, qui est assurément la dérogeance à la justice. Or en la rétablissant, comme cela se peut, en un moment, on remettra le Roi en tous ses droits, et ses peuples seront obligés en conscience d’y satisfaire, une même chose ne pouvant être exigée ou refusée avec une égale innocence dans le demandeur et le défendeur, et la justice ou l’injustice de l’un doivent produire deux effets opposés dans l’autre.

Comme la France a pris une route si opposée à celles des autres nations, on ne doit pas s’étonner qu’elle ait reçu un sort si différent, savoir, d’avoir perdu la moitié de ses biens en pur anéantissement depuis quarante ans, sans aucunes causes violentes du côté des étrangers ou de la nature, comme on devrait supposer en voyant le désordre du labourage et du commerce interne du royaume. Comme ce n’est pas l’effet du hasard mais d’une volonté délibérée également surprise, ou d’une force majeure qui contraint la nature, laquelle ne respire que la liberté, il ne faut qu’un moment pour remettre la France dans les routes ordinaires et lui faire souffrir le sort de toutes les autres nations à l’égard de l’opulence, tant envers le Roi que les peuples. C’est ce qu’on va établir pour les besoins pressants, en attendant le reste, et cela d’une façon si invincible que les objections que l’on pouvait apporter soit pour le temps, soit pour la conjoncture, soit pour le péril de la tentative, ne pourront inspirer que de l’horreur aux auteurs, mêmes s’ils avaient le front de les mettre sur le papier et de l’exposer aux yeux du public. Tout ce préambule, encore une fois, n’ayant été jeté par avance à la tête de ce rétablissement possible en trois heures que pour prévenir les objections et faire voir que ce ne sont pas des visions creuses que l’on vient débiter, mais un monstre qu’il s’agit seulement de détruire, et que pour rendre la France très riche en un moment, il n’y a qu’à imiter toutes les nations du monde, de même que celles qui lui font présentement la guerre, surtout dans des articles où il n’est pas question de rien déranger. Enfin, comme dans les procès criminels, il a fallu rendre le cadavre constant auparavant que de travailler à faire justice du meurtre.

CHAPITRE II

SUR DES PROJETS POUR RENDRE L’ARGENT PLUS COMMUN

Quoiqu’il soit certain qu’aucune personne bien sensée n’a jamais désiré d’argent que pour se procurer des denrées, soit meubles ou immeubles, suivant son institution et les lois avec lesquelles il a été appelé au commerce, et que tant qu’il ne peut pas produire cet effet, il ne diffère en rien des pierres : témoin ce qui se passe à Carthagène où il est par piles des années entières, tout à fait inutile, témoin encore les villes que l’on prend par famine, qui sont obligées de se rendre souvent à discrétion, manque de grains, quoiqu’elles abondent d’argent ; et bien qu’il soit pareillement indubitable que l’on ne peut recouvrer ce métal soit en gros soit en détail, ni un prince ni ses sujets en particulier, que par la vente de ces mêmes denrées, cependant, ces deux intérêts et ces deux principes, qui font le maintien de tous les hommes depuis la plus haute élévation jusqu’à la moindre condition, ont été si fort négligés en France depuis quarante ans, ou plutôt on a si bien pris le contrepied d’une conduite qui devait être sacrée et inviolable, surtout à l’égard du Roi, que l’on peut assurer qu’on ne lui a pas fait recevoir un sol depuis ce temps, soit par les tailles, aides, douanes, qu’affaires extraordinaires, que l’on n’ait abîmé pour vingt fois autant d’effets les plus précieux et les plus nécessaires à la vie, soit meubles ou immeubles, que l’on ferait entrer dans ses coffres.

Ainsi, comme ce métal est indispensablement attaché à la consommation de ces denrées, tant dans sa naissance, puisque sans cela on ne prendrait pas tant de peine à le tirer des entrailles de la terre, que par sa circulation, ne pouvant jamais passer en aucune main qu’à cette condition de tradition précédente de denrées, ou paiement d’une dette légitime, même un impôt proportionnel, on ne devrait pas être dans une aussi grande surprise que l’on se trouve aujourd’hui, surtout des personnes très éclairées, de le voir si rare et qu’il ait si peu de fonctions dans le commerce.

On demeure d’accord que la consommation, depuis quatre ou cinq ans, est pour le moins diminuée de la moitié, tant en gros qu’en détail, c’est-à-dire que les peuples ont une fois moins de revenu : il n’y a pour cela qu’à vérifier les registres et les magasins des marchands. Et on veut, malgré ce fait certain, que l’argent soit aussi commun et aussi souvent par voie et par chemin, comme si cette consommation se faisait avec la même abondance qu’auparavant. C’est la même chose que si on marquait de la surprise de ne plus trouver un homme dans les rues, que l’on savait être malade depuis longtemps dans sa maison.

L’on ne manquera pas de repartir que cette consommation ne se fait point parce que l’argent manque, mais on répond sur-le-champ que c’est la plus grossière et risible imposture qui ait jamais été proférée. En effet si la consommation, par exemple, des liqueurs n’avait rien éprouvé de nouveau depuis quarante ans, et qu’elle eût manqué au point que l’on la voit, il y aurait quelque apparence à ce discours.

Mais il est certain que les impôts que l’on y a mis sont plutôt une confiscation qu’un tribut, puisqu’il est arrivé que des vins ayant été portés dans des villes de débit et le prix que l’on en trouvait étant au-dessous des droits qu’il fallait payer, les vignerons ou marchands ne purent être reçus à abandonner leurs denrées en pure perte, et il fallut que les bateaux et leurs personnes garantissent le surplus. Ainsi, si ces désordres étaient arrivés manque d’espèces, il aurait fallu donc qu’en deux ou trois ans les trois quarts de l’argent fussent sortis du royaume, puisque cette consommation était réduite à moins qu’un quart. C’est à peu près la même conduite ou la même violence à la nature dans tout le reste, c’est-à-dire dans les articles marqués.

Ainsi l’argent étant attaché à la consommation comme l’ombre est au corps, sans qu’il soit jamais possible de l’en séparer, celle-ci étant pour le moins diminuée de moitié, on ne doit pas s’étonner que l’autre suive son sort dans la représentation seulement, puisque qui que ce soit ne croit pas que ce métal se consomme par l’usage, ne faisant que passer de main en main ; et un homme qui a dix mille livres de rente depuis quarante ans, est justement celui qui a consommé pour dix mille livres de denrées toutes les années, et le même argent qui lui a servi la première année a également produit un semblable effet dans toutes les autres, ce qui est commun à tout le royaume, dont les peuples ont quatre fois plus de revenu, même dans une seule année, qu’il n’y existe d’argent, en quelque endroit qu’il soit reposté. De manière que, par ce premier article de ruine de consommation, voilà une grande quantité de représentations d’argent anéanties, et par conséquent une forte justification que c’est erreur dans ceux qui veulent que ce défaut vienne du manque des espèces.

Mais ce n’est que la moindre cause de ce désordre : celles qui vont suivre sont bien plus violentes et ont, en quelque manière, fait une bien plus forte guerre à la consommation et au cours de l’argent.

Il y a un fait certain dans le commerce, lequel, quoique très constant, est absolument ignoré de presque tous ceux qui ne pratiquent pas cette profession, savoir que l’argent par lui-même n’a jamais moyenné la trentième partie du trafic, tant en gros qu’en détail, qui se fait dans le monde : le crédit entre les menues gens, l’échange immédiat de denrées à denrées y ont une grande part, et enfin les billets dans le gros font presque tout, ainsi que l’on a marqué dans le chapitre précédent à l’égard des foires de Lyon. Mais il y a une réflexion à faire, qui est que tant ces billets que ce crédit exigent une solvabilité précédente dans leurs sujets, autrement, qui que ce soit ne voudra avoir affaire à eux que l’argent à la main. De plus, toute solvabilité roulant sur ce qu’un homme possède, tant de meubles qu’immeubles, et les uns et les autres étant tous les jours exposés à des bombardements continuels, tels qu’ont éprouvés les vignes, qui ne sont que trop connus, soit qu’on les souffre personnellement ou que l’on en doive être dans une juste attente par un pareil sort que l’on voit dans ses semblables, ce sont autant de destructions de ces fabriques de monnaies en papier, et de nécessités d’exhibition de l’argent. Ce qui produit dans le moment deux effroyables effets à l’égard de l’argent : le premier, de multiplier infiniment le nombre de ceux qui en cherchent et des emprunteurs, et de diminuer en même temps celui des prêteurs, car la même raison qui fait que l’on ne veut point de leurs billets, manque de confiance, oblige pareillement à ne leur pas prêter. De manière que lorsqu’on se récrie sur la rareté de l’argent et que l’on accuse de la difficulté de le trouver la rareté ou le transport des espèces, on erre tout à fait, parce qu’on ne fait pas réflexion qu’y ayant deux choses qui rendent toutes sortes de matières chères, la première, leur disette, et la seconde, la multiplicité inopinée de ceux qui en ont besoin, l’argent souffre ce sort de rareté par cette dernière cause, et on a l’aveuglement de la mettre sur le compte de la première, et de ne pas considérer que son emploi étant augmenté des trois quarts et que, par conséquent, étant dans l’obligation de marcher plus vite, il arrive tout le contraire, et personne ne s’en veut dessaisir. Il y a même plus, c’est que cette nécessité urgente de recouvrer indispensablement l’argent y met une espèce de famine et de défiance qui font que les possesseurs ont beaucoup plus de peine à s’en dessaisir ; l’attente d’un pareil sort d’obligation pressante, ainsi que l’on a déjà marqué, y a d’elle-même une très grande part ; ensuite la fragilité de tous les effets qui existent, tant anciens que nouveaux, laisse penser que l’on ne peut rien faire de certain dans la conjoncture présente ; ainsi, quelque désagrément qu’il y ait à garder de l’argent, et ce qui serait imprudent dans un autre temps devient l’effet d’une conduite sage. Et ce qu’il y a de plus désolant est comme si ce n’était pas assez de ce malheur, qui est de lui-même assez violent pour déconcerter tout un État comme est aujourd’hui la France, il en produit un autre, pour le moins aussi déplorable, qui augmente la rareté de l’argent, ainsi que les beaux discours qui mettent cette disette sur le compte du défaut des espèces.

Comme il n’y a rien de si fécond que la misère ni de semence qui provigne et rapporte davantage, un homme qui commence à être mal dans ses affaires, donnant tout son bien à chaque jour pour rien, afin de subsister, indépendamment de ce qui pourra arriver à l’avenir, le désordre que l’on vient de marquer, tant dans le sujet qui ne peut trouver d’argent pour son commerce que celui qui ne lui veut pas prêter, est compensé à leur avis en partie par une cessation de dépense, qui est un redoublement de misère encore plus violent que le précédent, et par conséquent de représentation d’argent. En effet, les fermiers ne paient leur maître qu’à une condition tacite, quoique non portée dans le bail, savoir que le bailleur achètera ou par lui-même ou par des voies intermédiaires, c’est-à-dire une circulation et une transpiration d’ouvrier à ouvrier, tout ce qui croîtra sur le fonds, autrement, qu’il ne sera pas payé ; en sorte qu’il faut que la dérogeance que quelques-uns apportent à ce principe par leur épargne soit remplacée par la profusion des autres, autrement tout est déconcerté. Or, par la conduite que l’on vient de marquer, savoir les difficultés de recouvrer et de prêter de l’argent, presque tout le monde se met dans le cas de l’épargne, et personne dans celui de la dépense extraordinaire. Ainsi tous les biens se trouvent en non-valeur, non faute de denrées, dont les terres abondent, mais manque d’acheteurs, ce qui coule d’abord à fond tous les propriétaires, et ensuite toutes les professions qui attendent leur subsistance de ce premier être, le laboureur et le vigneron cultivant la terre et la vigne non seulement pour eux et leurs maîtres, mais pour tous les métiers ; et quand ces gens-là, qui n’ont que leur commerce et leur travail pour leur subsistance, achètent les liqueurs et le blé des propriétaires à perte de ce qu’il coûte à les faire venir, comme est la situation présente, ils doivent être assurés qu’ils bâtissent leur ruine entière, n’ayant point un intérêt séparé, quoique ce soit ce qu’ils pensent le moins, ainsi que ceux qui ont cru rendre un grand service aux pauvres et à l’État en général en avilissant les grains ; malgré, dis-je, ces opinions erronées, ils ressentent la même destruction de leur fortune que ces propriétaires.

Il ne faut, pour vérifier cette vérité dans le lieu même où les sentiments contraires ont pris leur origine, savoir Paris, et d’où ils ont inondé tout le royaume, qu’interroger et faire représenter en même temps les registres de deux ou trois marchands seulement des denrées les plus nécessaires, comme chandelier, épicier et drapier, et l’on verra qu’en 1699 et 1700 que les blés y valant en ces temps 18 livres le setier, ils faisaient trois et quatre fois plus de débit, chacun de leur profession, qu’aujourd’hui que l’on les a pour moins que la moitié : c’est-à-dire que pour six ou sept sols de pain de plus qu’il leur fallait en ces années par jour, pour eux et toutes leurs familles, ils profitaient chaque journée pareillement d’une pistole davantage ; et comme aucuns d’eux ne fabriquent presque rien et ne font que revendre l’ouvrage d’autrui, c’est la même conclusion pour les ouvriers de qui ils les achètent, c’est-à-dire que pour six ou sept deniers de bon marché de pain qu’ils ont aujourd’hui, ils manquent de gagner quinze ou seize sols par jour, ce qui forme la désolation générale.

L’erreur est d’autant plus déplorable en cette occasion qu’étant la plus considérable de toutes, elle n’est point l’effet, comme dans toutes les autres, d’aucun intérêt indirect soutenu par de hautes protections achetées à prix d’argent, ce qui ôte presque toute l’espérance du remède. Elle n’a été au plus qu’une suite de l’amour-propre dans les personnes en place qui, n’ayant aucune connaissance du détail ou plutôt du labourage, se sont laissé prévenir par la première idée que la spéculation présente d’abord à l’esprit, savoir que tout un royaume, même fécond comme la France, est dans de pareilles dispositions à l’égard des blés qu’une place frontière menacée d’un siège, qui pouvant être prise par la famine, on n’a d’autre ressource, pour l’en garantir, que de la munir fortement de cette denrée et d’empêcher qu’il n’en sorte. Au lieu que c’est tout le contraire à l’égard d’un royaume qui, ayant dans ses entrailles le fond de sa subsistance, n’a besoin que de la culture de ses terres, quand il est fertile comme la France, non seulement pour ne rien emprunter de ses voisins, mais même pour être en état de leur faire une part très ample de son superflu, qui est le comble de la richesse, non seulement par l’acquisition de l’argent étranger, mais même par le maintien que cela fait, dans ce qui en reste, d’un prix proportionné aux frais de la culture et autres charges nécessaires, sans quoi tout est perdu, qui est néanmoins la situation d’aujourd’hui. Attendu que les laboureurs ne cultivent les terres que comme les boulangers vendent le pain dans les villes, dont le prix ne doit ni hausser ni baisser qu’à proportion de celui des grains, sans quoi il est ridicule de supposer que, vendant à perte, ils pussent nourrir tout un peuple : ils cesseraient bientôt de cuire, le cas arrivant, et la ville serait affamée. C’est absolument la même chose à l’égard de la culture des terres : il faut que le prix du blé puisse supporter les frais de l’approfitement, le paiement de la taille et des autres impôts, ainsi que celui du maître, ce qui n’est pas absolument aujourd’hui à plus de la moitié près, et ce qui a une si grande part à la situation du royaume que l’on maintient avec certitude que la perte, en cet article, coûte une fois plus que tout ce que le Roi lève d’impôt ; sans préjudice du surplus, qui est encore plus effroyable, savoir des arrhes presque certaines d’une pareille destinée qu’en 1693 et 1694, qui ne furent singulièrement, par rapport à toute l’Europe, si cruelles à l’égard de la France que parce que ces années avaient été précédées semblablement d’une conduite toute particulière, savoir, une presque continuelle prohibition d’enlèvement des blés, maintenue sur les faux principes dont on a parlé. L’on ignorait que toutes les années n’étant pas d’égale fécondité, il fallait qu’il y eût une continuelle compensation entre elles, ce qui ne pouvait être tant que l’avilissement du prix dans les abondantes faisait abandonner la culture de la plupart de celles qui se trouvaient de difficile approfitement, ainsi que l’engrais nécessaire de presque toutes les autres, pour n’en pouvoir supporter les frais ; sans préjudice du détour qu’on était obligé de faire des grains à des usages étrangers, comme confection de certaines manufactures et engrais de bestiaux, le tout pour satisfaire par les laboureurs aux dettes et charges absolument indispensables, ce qui était autant de larcins que l’on faisait à la vie des hommes dans les années stériles, ainsi que l’on n’a que trop fait expérience. Et si nos voisins n’ont rien éprouvé de semblable, quoique dans un pays bien moins fécond, c’est parce qu’ils ont observé une conduite toute contraire : la liberté d’enlèvement y est et a toujours été tout entière, hors les temps de cherté extraordinaire, qui portent leurs défenses avec eux. L’Angleterre renchérit même sur cette conduite, puisqu’elle donne de l’argent des deniers publics à ceux qui font sortir les grains hors le royaume, sachant, comme c’est la vérité, que c’est une semence qui rapporte au centuple, par les raisons qu’on vient de marquer. Cependant, malgré tous les exemples et ces préjugés, et qu’il fût avantageux, dans ces occasions d’avilissement, de porter des grains aux démons s’ils en demandaient, il a été impossible de faire entendre raison aux personnes en place depuis quarante ans sur cet article. Ils ont soutenu et soutiennent encore que la France singulièrement est comme une place frontière, qu’elle s’affame et se ravictuaille par la sortie et apport des grains, sans faire réflexion à la quantité de l’un et de l’autre. Lorsque le cas est arrivé, et que l’on n’en a jamais apporté ou fait sortir, dans ces occasions, la proportion de quatre grains de la nourriture journalière de chacun de ses habitants, tout l’effet que cela a produit dans l’une et l’autre occasion est d’avoir fait hausser ou baisser les prix. Tout comme dans une balance en équilibre par une parité de poids dans chacun des bassins, la survenue d’un moindre surcroît dans l’un d’eux l’emporte tout à fait, et enlève l’autre comme s’il n’y avait rien du tout, cette espèce de victoire arrivant non par si peu de chose, qui ne serait rien d’elle-même, mais par le poids précédent qui, à l’aide de ce nouveau secours, emporte l’avantage.

Voilà le pur effet de la sortie ou entrée des blés en France, l’une et l’autre n’ayant jamais été à la millième partie, et même moins, de ce qu’il en faut, encore une fois, pour la nourriture de ses peuples. Et comme il y a une nécessité de certain prix pour cultiver les terres, c’est-à-dire qui atteigne aux frais nécessaires, sans quoi on les abandonne, la sortie de trois à quatre cents muids de blé au plus en fait croître ou conserver mille fois davantage dans le royaume, ainsi que cela est connu de tous les peuples de la terre, et même en France, hormis les personnes en place, qui ayant une fois pris le change là-dessus, ainsi que l’on a marqué, il a été impossible de leur faire entendre raison dans la suite. Elles ont cru que ç’aurait été déroger à l’idée d’infaillibilité dont elles croient que les peuples devraient être prévenus à leur égard, que de passer si publiquement, par des démarches si opposées, un pareil désaveu de leur conduite précédente. D’où s’en sont ensuivis les funestes effets et des stérilités et des avilissements, qui sont encore plus violents, tant à l’égard de la subsistance des hommes que de leur opulence, quoique ce soit ce qu’elles aient moins pensé.

On s’est étendu sur cet article plus qu’il ne semblait convenir dans un simple abrégé, comme est cet ouvrage, parce que c’est le plus essentiel de tous, et que l’on peut dire que les blés dans ce royaume sont le principe de toutes sortes de richesses, en sorte qu’on peut assurer que si on avait pu sauver cette surprise, la France se serait comme moquée de toutes les autres, quoiqu’en un nombre et en un degré effroyables.

Et pour revenir à l’argent, comme il n’est que l’esclave et le valet de la consommation, sa représentation ou sa circulation a plus reçu de déchet par ce mécompte seul que par tout le reste. En effet, il n’y a qu’à repasser depuis quarante ans les révolutions de rareté ou d’abondance qu’il a souffertes, et on les verra toutes attachées année par année au sort des blés. La France ne commença à dépérir et ses revenus à diminuer considérablement depuis 1664 que parce qu’on renouvela les anciennes ordonnances qui défendaient la sortie des blés, et que l’on les fit observer exactement, contre l’ancien usage qui ne les mettait en pratique que dans les temps de stérilité et de prix exorbitants, comme l’on peut voir par les Mémoires de M. de Sully. Et le royaume n’a eu de répit et vu ses terres et biens augmenter que depuis l’année 1695 jusqu’en 1700, que le blé valut toujours dix-huit francs le setier à Paris ; toutes choses se vendaient le double, tant meubles qu’immeubles, c’est-à-dire que tout le monde travaillait avec profit, et personne à perte comme aujourd’hui ; et les pauvres gagnaient trois ou quatre fois plus qu’il ne faut à présent, c’est-à-dire dix ou douze fois davantage qu’il ne leur fallait pour subvenir à l’excédent du prix du pain par rapport à celui qu’il est maintenant ; ce qui montre visiblement quelle obligation ils peuvent avoir à ceux qui ont supposé leur procurer cette prétendue facilité, étant au contraire très visible qu’ils n’ont été que la victime, ainsi que le Roi et le reste du royaume, de la prévention et de l’amour-propre qui ne permettaient pas de revenir d’une erreur effroyable.

Ceux qui prétendent que l’abondance ou rareté d’argent sont uniquement attachées à l’existence des espèces, auront bien de la peine à sauver le ridicule de leur idée dans les six années qu’on vient de marquer, car il faudrait, selon eux, qu’il fût tout à coup arrivé une flotte d’argent qui eût apporté le double de ce qu’il y avait alors dans le royaume, c’est-à-dire quatre ou cinq cents millions, puisque la consommation constamment y était au double, et par conséquent les représentations d’argent, et puisque, depuis ce temps, toute cette quantité avait disparu.

C’est le même raisonnement du déchet arrivé depuis 1660, c’est-à-dire qu’il faut soutenir que toutes les années il sortait beaucoup plus d’argent qu’il n’y en entrait, puisque toutes choses diminuaient tous les jours à vue d’œil. Cependant on sait certainement le contraire, et que la part que la France prend aux flottes du Pérou et aux galions était et a toujours été à peu près égale aux temps précédents, que les choses doublaient tous les trente à quarante ans, ainsi que les revenus du Roi. Et il est impossible de marquer par où cette prétendue évacuation aurait pu être faite, puisque ce royaume, à beaucoup près, n’a pas toujours été en guerre, et surtout dans le pays étranger, qui est l’unique et pitoyable raison que l’on allègue aujourd’hui de la rareté et cherté des espèces, qui sont deux choses inséparables ; et cela pour ne vouloir pas convenir qu’étant esclaves de la consommation, ainsi que l’on a dit une infinité de fois, on ne peut la ruiner, comme l’on fait impunément tous les jours, sans que l’argent suive la même destinée, de même que ses représentants, qui sont les choses marquées, lesquels, faisant vingt fois plus de fonctions dans le commerce que lui-même, ne laissent pas de lui en faire attribuer tout l’honneur, puisqu’on met sur son compte ce qui n’est l’effet que d’un simple morceau de papier, d’un échange de denrée à denrée, ou même de la simple parole.

Quoiqu’il dût sembler qu’il y en a plus qu’il n’en faut, par tous les articles précédents, pour détruire la fausse idée d’attribuer au manque des espèces la rareté que l’on en voit aujourd’hui, ce qui va suivre ne montrera pas moins au doigt et à l’œil que c’est la plus grossière erreur qui s’est jamais trouvée dans l’esprit humain.

On a dit, au commencement de ce mémoire, que l’argent n’a été appelé au secours du commerce que pour lui servir de gage et de balance de la tradition réciproque quand elle ne se peut pas faire immédiatement, qu’il faut qu’il demeure dans ces bornes si on veut que tout aille bien, c’est-à-dire qu’il soit si fort en équilibre avec toutes les denrées parce qu’il n’est que le porteur de procuration de celles qui sont absentes, que la préférence que l’on lui peut donner sur elles ne roule jamais que sur un peu plus ou un peu moins, autrement tout est perdu. Car du moment qu’il l’emporte sur toutes les choses les plus précieuses, à un si haut point que l’on en aime mieux une très petite quantité que quatre fois davantage d’autres denrées, par rapport au temps et au prix précédents, on peut assurer que loin d’être le lien du commerce, suivant sa nature et celle de sa vocation, il en devient entièrement et le bourreau et le destructeur, telle qu’est sa destinée d’aujourd’hui. Ce qui ne peut arriver sans l’intervention d’une violence précédente, tant à lui qu’à la consommation, dont il suit indispensablement la fortune, se montrant et se cachant continuellement avec elle.

On sait que la consommation est un enfant du commerce, et celui-ci une production de la liberté, laquelle ne peut cesser un moment sans que tout soit détruit aussitôt, et l’argent sans nulles fonctions ; et comme l’on est assuré d’avoir de ce métal en s’adressant à cette consommation, il est également certain que l’on s’en prive pour toujours du moment que l’on la détruit, ou il faut avoir recours à des voies violentes, comme des enlèvements forcés, soit des biens en essence ou de l’argent même, comme il arrive dans la conjoncture présente. Ce qui produit deux effets également déplorables, du même coup et dans le même moment : cette proportion de prix qui doit être entre les denrées et l’argent pour soutenir l’harmonie du commerce est entièrement détruite, les denrées deviennent à rien, quoique le but et l’objet de l’argent, ainsi que le moyen de se le procurer légitimement, soient uniquement ces denrées ; et l’argent prend un prix exorbitant, ce qui ruine le commerce entre ces deux choses qui doivent être dans un trafic continuel, parce que l’une et l’autre alors souffrent une destinée et prennent un intérêt bien éloigné de leur principe, savoir de se soustraire à la violence et aux enlèvements contre la volonté des légitimes possesseurs. Or comme dans cette démarche l’argent l’emporte de beaucoup sur toutes sortes d’effets, soit meubles ou immeubles, et que la ressource de tenir ces possessions et ces moyens de subsister dans l’obscurité devient le souverain bien, l’argent, qui est un précis de toutes sortes de facultés et qui tient constamment un très petit volume, devient alors une espèce d’idole à qui on sacrifie tout ; et comme, dans une ville de passage que l’on saccage, c’est une action d’habileté de détruire une maison de dix mille francs pour vendre pour cent écus de plomb, l’homme du monde le plus sage croit aujourd’hui faire une action de prudence de prendre une pareille conduite à l’égard de ses propres biens, et loin d’en acquérir de nouveaux et de continuer sa dépense ordinaire, ce qui donne cours à l’argent, il s’abstient de l’un et de l’autre, c’est-à-dire tout à fait du premier, et croit, en ne satisfaisant au second précisément qu’autant que la nécessité l’exige, diminuer de pareil degré les moyens de subsister. S’il achetait une charge tant ancienne que nouvelle, de quelque nature qu’elle soit, il ne peut douter quelle serait sa destinée, puisqu’on voit tous les jours les légitimes possesseurs, qui les ont acquises par un grand prix, les vouloir abandonner en pure perte, au lieu de paiement de taxe, sans pouvoir être écoutés, d’autres qui en souffrent une diminution presque entière par de nouvelles créations, sans aucune diminution de leur prêt, paulette et finance de provisions, et presque jamais sans même une taxe sur un effet qu’ils ne possèdent plus. Si c’est une terre, le produit, par la ruine de la consommation n’ira jamais à rien, et il lui faudrait périr au milieu de ces sortes de biens. La même chose d’une rente constituée, dont le redevable ne pouvant s’acquitter des intérêts, par la même destruction de toutes choses, le constituant se retrouverait dans la même situation de ne rien recevoir. Enfin ce métal se trouvant assiégé par mer et par terre, il prend la même destinée du blé dans une ville assiégée que l’on veut avoir par famine : on n’en troquerait pas assurément dans ces occasions une très petite quantité avec des diamants de plus grand prix, non par sa nature, puisque hors les portes et par l’ouverture qui se peut faire en une demi heure il serait facile d’en avoir abondamment à très bas prix ; mais la violence que l’on lui fait le tire avec excès de sa situation ordinaire. Telle est la destinée aujourd’hui de l’argent : il est très cher et très rare, non manque d’existence dans le royaume, tout pris en général, mais c’est qu’il est assiégé en quelque lieu qu’il paraisse, dans chaque endroit, en particulier, d’où il ne pourrait pas sortir ni voir le jour un instant pour rendre son service ordinaire au commerce sans être aussitôt enlevé par force et par violence. Et comme cette ville affamée peut être mise dans l’abondance en un instant par l’ouverture des portes, ainsi qu’il arriva à La Rochelle, il ne faut pas davantage de temps pour rétablir le cours libre de l’argent et rendre ce métal aussi commun qu’il est rare, c’est-à-dire dans son cours et sa représentation, puisqu’il n’est pas question d’agir, mais seulement de cesser une aussi grande violence à la nature que celle qu’on faisait aux blés lors du siège de la ville dont on vient de parler, ce qui n’exige qu’un instant, comme l’on montrera invinciblement dans le chapitre suivant, après que l’on aura dit encore un mot dans celui-ci des causes de la rareté ou cherté où est l’argent.

Tout le monde sait que lorsqu’un marchand est prêt à faire banqueroute, il prend une démarche que l’on appelle « faire finance », c’est-à-dire qu’il vend tout à perte, non pas pour lui, mais pour ses créanciers, qu’il n’a pas envie de payer, afin d’avoir de l’argent comptant qu’il se garde bien de remettre dans le commerce, comme il en aurait usé s’il n’avait pas eu ce dessein, et comme doivent pratiquer tous les négociants ; il le garde bien secrètement et ne le dépense que par une pure nécessité. L’argent alors chez lui prend la nature qu’il a à Carthagène, c’est-à-dire qu’il n’est utile que par sa naissance comme un fruit de la terre, cette première main étant certaine qu’elle ne le reverra plus. De même, ce marchand banqueroutier n’a d’autre ressource, pour s’empêcher de périr, que de garder des années entières des espèces qui l’auraient ruiné si elles avaient résidé beaucoup moins chez lui lorsque son négoce fleurissait. Ce qui forme deux désordres effroyables : le premier, ce trop long repos de l’argent, qui est comptable de tous ses moments au commerce ou à la consommation, sans quoi l’un et l’autre dépérissent, et ce qui donne lieu, lorsque cela arrive, comme c’est presque généralement dans la conjoncture présente, aux beaux discours de tout le monde, savoir que l’argent a passé dans les pays étrangers et n’existe plus ; et l’autre malheur est que ces démarches diminuant extrêmement la dépense ordinaire de ces particuliers, cela ruine absolument la consommation, ou plutôt le prix de toutes choses, ce qui jette les propriétaires de presque toutes dans le même sort de ce premier banqueroutier, ce qui fait que l’on voit si grande quantité tous les jours de ces sortes de cessions de biens, tant chez les négociants que chez les particuliers qui vivent de leur revenu.

Mais outre ces banqueroutes ordinaires, qui arrivent ou par la faute des particuliers d’avoir mal pris leurs mesures dans leur commerce, ou pour avoir fait trop de dépense, les démarches présentes en fournissent un surcroît effroyable qui attire, dans tous les sujets qui s’y rencontrent exposés, toutes ces fâcheuses conséquences, tant en leur particulier qu’à l’égard de l’État en général. Tous les hommes, soit officiers ou autres, qui se trouvent dans le cas de demandes de sommes immobilières, soit pour créations, taxes ou nouveaux gages, qu’ils ne peuvent trouver ni chez les notaires ni dans l’épargne de leur revenu, deviennent autant de banqueroutiers à cet égard ; comme ils sont exposés à toutes les exécutions les plus rigoureuses que l’on pourrait pratiquer pour les dettes les plus légitimement contractées, ils ont recours, pour s’empêcher de périr, à l’unique ressource des banqueroutiers, c’est-à-dire de ramasser de l’argent de toutes parts, le cacher avec leurs effets, et faire le moins de dépense qu’il est possible, sans autre crime de leur part que d’être nés très malheureux. Or, si on veut savoir en général quel tort cela fait à tout un royaume, tant cette garde d’argent que cette diminution de dépense, on n’a qu’à considérer que vingt sacs de blé survenus inopinément dans un marché plus qu’on n’a accoutumé d’y en apporter, ou vingt personnes moins qu’il ne s’y en pourvoit d’ordinaire, le font si fort diminuer qu’il faut que les laboureurs relient leurs sacs sans vendre, ou qu’ils les donnent à perte. Que l’on empêche cent bouchers de la ville de Paris, sur mille qui y peuvent être, de se transporter un jour de marché à Sceaux ou à Poissy, tous les bœufs seront assurément vendus à perte par les marchands qui les avaient achetés de la première main. Un royaume comme la France est un marché général de toutes sortes de denrées, dont il faut que les prix contractés soient soutenus par le nombre ordinaire de marchands, si on veut que l’harmonie du commerce subsiste et que l’argent soit dans un continuel mouvement ; autrement, en détruisant les acheteurs comme l’on fait aujourd’hui, les denrées sont anéanties, et par conséquent les vendeurs dans l’obligation de faire banqueroute, ce qui en attire une infinité d’autres. Ou plutôt la France n’est maintenant qu’une banqueroute générale, personne ne satisfaisant à ses obligations et s’emparant le plus qu’il est possible des espèces, avec un dessein formé de ne s’en dessaisir qu’à la dernière extrémité. En effet un fermier ne paie point son maître et ne le peut pas même faire, donc voilà une banqueroute ; ce maître ne satisfait point pareillement à ses créanciers, soit constitutions de rentes ou marchands de ses besoins qu’il a consommés, les ayant pris à crédit ; et ce marchand ne peut acheter les denrées primitives de ce fermier, qui donnant le premier mobile à ce mouvement, leur destruction, par conséquent, causée par les démarches que l’on vient de marquer, attire la ruine de tout le reste ; et tant les uns que les autres, encore une fois, n’ont d’autre ressource que de tenir ferme avec les espèces et de s’en dessaisir le plus tard qu’il est possible, et souvent même jamais.

Voilà où l’argent est, et non pas aux pays étrangers. Mais ceux qui donnent lieu à cette ruine ou cette déroute accuseraient plutôt les démons d’être venus enlever les espèces, que de souffrir que l’on mette rien sur leur compte, dans le dessein formel où ils sont non seulement de ne rien changer, mais même d’augmenter tous les jours leur conduite à cet égard, et de prendre occasion de la disette du cours de l’argent qu’ils ont produite pour accroître à vue d’œil les causes qui attirent cette malheureuse situation, le tout par le grand gain qu’il y a à faire à quelques particuliers de prêter leur ministère à une pareille désolation.

Enfin, c’est une guerre ouverte déclarée à l’argent, et il est également permis de l’enlever qu’il serait de faire des prisonniers dans le pays ennemi, ce qui contraignant tous les possesseurs de le cacher extrêmement, comme l’on a marqué, ainsi que ce métal à se montrer le moins qu’il est possible, on a encore une fois l’aveuglement de ne vouloir pas croire que sa rareté soit l’effet de cette conduite, parce qu’on voudrait bien que cela ne fût pas. On sait bien que s’il y avait un ordre à cent officiers d’infanterie d’aller faire leur recrue dans une grande ville et d’enlever de force tout ce qui se trouverait de monde dans les rues, à la première capture, chacun se retirerait et s’irait cacher incontinent, abandonnant toutes ses affaires et tout son commerce, jusques à ce que l’orage fût passé. On sait bien en même temps que quiconque dirait alors : tous les hommes sont morts ou ont passé dans les pays étrangers, serait estimé un extravagant achevé. Cependant l’argent souffrant aujourd’hui un semblable sort, on tient le même discours, et le merveilleux est que ce serait une espèce de blasphème de ne pas regarder comme des oracles ceux qui les professent, quoiqu’ils dérogent infiniment, tant par leur conduite que par leurs raisonnements, au sens le plus commun et à la vérité la plus grossière, cette guerre n’étant entretenue avec tant d’obstination, malgré l’intérêt du Roi et de ses peuples, qui ne sont point deux choses séparées, que parce qu’elle forme plus de fortunes aux officiers qui la conduisent que jamais conquêtes de royaumes entiers n’attirèrent aux plus grands capitaines, tant de l’Antiquité que des temps d’à présent.

Enfin, pour résumer et finir ce chapitre, l’argent n’est point cher et rare parce qu’il a passé aux pays étrangers, ce qui est une pure extravagance dictée par un aveuglement et une corruption de cœur effroyables, mais par les raisons marquées, savoir que l’on lui diminue tous les jours l’occasion de paraître par la ruine de la consommation que l’on anéantit ainsi que ses représentations, savoir le papier et le crédit, lesquels faisant vingt fois plus de commerce que lui, le tout néanmoins était mis sur son compte, parce qu’on lui donne un degré de supériorité sur les autres denrées qu’il ne peut avoir sans tout ruiner, attendu que c’est à elles à le faire naître, comme ce doit être pour l’amour d’elles qu’il faut désirer de le recevoir, parce que ceux qui s’en dessaisissent sont presque assurés de ne le revoir jamais, n’y ayant plus ni circulation ni consommation, d’autant qu’il n’y a plus que ce moyen dans quantité de sujets de s’empêcher de périr, et parce qu’enfin on lui fait une guerre continuelle et que l’on l’enlève partout où il paraît, malgré la volonté du possesseur, ce qui est entièrement contre sa nature, puisqu’étant attaché au commerce, il en doit suivre la destinée, qui est de périr aussitôt que la liberté lui est ôtée.

Mais comme dans tout ceci il n’y a rien que de très violent, et qui, par conséquent, ne puisse pas cesser en un moment, on maintient qu’en vingt-quatre heures il peut être rendu plus commun qu’il n’a jamais été depuis quarante ans, ce qui ne peut être sans former sur-le-champ plus d’un tiers de hausse de consommation, c’est-à-dire plus de quatre cents millions de rente à la France ; la cinquième partie de cette somme, savoir, quatre-vingts millions, étant pour le Roi, ne produira aucun des malheureux effets ci-devant marqués, et servira de sauvegarde pour ne les jamais revoir par la fourniture des besoins du prince, dont l’exigence leur donne naissance, mais ne remplacera pas à la vérité ces hautes fortunes qui étaient la cause de tout le désordre, et c’est le chapitre suivant.

Ce n’est point quatre cents millions d’espèces nouvelles que l’on veut faire entrer, mais c’est pour quatre cents millions de pain, de vin et d’autres denrées, qui font seules la richesse et dont la disette forme seule la misère, que l’on fera consommer, parce que le tout n’est arrêté que par une violence continuelle nourrie par des intérêts indirects qui surprennent Messieurs les ministres. Or, de dire que ce surcroît de denrées n’existe pas, ou plutôt qu’il ne s’en perd pas beaucoup davantage tous les jours, c’est nier ce qui est aussi constant que l’existence du soleil ; tout comme de prétendre que la cessation de la trop longue résidence de l’argent, par les causes marquées, ne fournira pas un cours plus que suffisant à ce métal, de même qu’à ses représentants, savoir le crédit et le papier, pour prêter leur ministère, ainsi que cela est très naturel, à ce surcroît de consommation, c’est renoncer à parler ou à entendre raison.

Enfin le précis de tout ce chapitre est que la consommation fait de la monnaie des matières les plus viles, comme les pierres, et sa ruine au contraire réduit en pierres ces métaux, les mettant en un état qu’ils n’ont non plus de fonctions, tant à l’égard du public que des particuliers, l’un étant une suite de l’autre, que si c’était de la poussière ou des immondices. C’est sur ce compte que, quoiqu’on ne vive pas d’argent, ainsi que l’on a dit, un homme n’en pourrait pas jeter une petite quantité dans la mer ou dans un abîme sans être aussitôt traité de fou, et par conséquent interdit de l’usage de ses biens ; et l’on voit tous les jours anéantir pour des quantités de millions des denrées les plus précieuses, comme les vignes de Mantes, non seulement sans que l’on s’en étonne, mais même en couvrant de louanges et d’applaudissements les auteurs de si grands désordres, tant la corruption du cœur est grande et tant la dépravation a pris le dessus.

CHAPITRE III

SUR LA LEVÉE DES TAILLES

On a dit une infinité de fois, tant dans ce mémoire que dans d’autres ouvrages, que la richesse n’est autre chose qu’une simple jouissance de tous les besoins de la vie, lesquels consistent en plus de deux cents espèces dans un pays poli et opulent comme la France, qui ont tous leurs ouvriers et fabriques séparés ; et aucun d’eux ne pourrait être que très misérable s’il était obligé de consumer lui seul tout son ouvrage et de se passer de celui des autres, ce qui serait la perte absolue de l’État. Tant pour le Roi que pour les peuples, il est donc nécessaire que tous soient dans un commerce perpétuel pour se communiquer et recevoir réciproquement leurs besoins, ayant tous une solidité d’intérêt à ce commun maintien, et nul n’achetant la denrée de son voisin qu’à une condition tacite, quoique non exprimée, savoir, qu’il en fera autant de la sienne, ou immédiatement ou par la circulation de plusieurs mains interposées ; sans quoi il sera contraint de tout abandonner et de ne rien fournir, ce qui produira le même effet, dans la suite, à ce premier refusant de se pourvoir des denrées de son voisin. Il faut donc non seulement que cette manœuvre se fasse d’ouvrier à ouvrier et de denrée à denrée, mais même de contrée à contrée et de royaume à royaume, parce que tous les pays ayant quelque chose de singulier et manquant pareillement d’autres besoins, il faut du commerce et de la communication pour s’aider mutuellement. La moindre dérogeance à cette conduite fait l’altération d’un État, et si l’on voit de la misère présentement en France, et que chaque particulier manque d’une partie de ses besoins pendant qu’il périt par l’abondance d’autres denrées, et de même de province à province, ce n’est pas que tout manque en général, puisqu’il s’en perd deux fois plus qu’il ne s’en consume, mais c’est que cette communication si nécessaire a été déconcertée, ce qui empêchant la vente et l’achat dans chaque sujet en particulier, il en résulte un tout qui forme l’indigence publique telle qu’elle est aujourd’hui. Et comme les peuples ne peuvent payer le Roi ni qui que ce soit que par la vente de leurs denrées, et que le Roi même ne veuille avoir de l’argent que pour se procurer des denrées à lui et aux siens, il s’ensuit nécessairement par ce dérangement que les moyens et l’intention sont également anéantis.

Or on maintient qu’en trois heures de travail, sans rien déconcerter ni mettre quoi que ce soit au hasard, on peut rétablir au peuple pour plus de quatre cents millions par an de rente et de jouissance de ces mêmes denrées, puisqu’il ne s’agit que de cesser une violence à la nature. On fera grâce, ainsi qu’on a dit, quant à présent, aux partisans des aides, quoiqu’ils prennent plus de la moitié des causes de ce désordre. On s’arrête seulement à deux articles qui n’intéressent en rien les traitants ordinaires : le premier, de faire cesser les affaires extraordinaires qui, prenant leur principe de l’insuffisance des tributs réglés, tomberont d’elles-mêmes du moment que ces premiers auront atteint les besoins de l’État ; or, on ne répétera point le tort qu’elles faisaient et qu’elles font à la consommation ou à la vente des denrées, puisque tout le monde en convient, et que cette manière mettant tous les fonds à rien par l’attente d’un pareil sort à ceux que l’on voit tous les jours anéantis par des créations, suppressions ou demandes de sommes immobilières que l’on ne peut trouver dans son revenu ni chez le notaire, cette situation ne peut causer qu’une cessation de toutes sortes de dépenses, qui est la mort d’un État tel que l’on vient de décrire, ou plutôt telle qu’elle est à présent avec un accroissement journalier dont il n’y a qui que ce soit qui ne demeure d’accord. Et l’autre ennemi que l’on a à combattre, ou plutôt de la vente des denrées, dont la destruction n’exige pareillement qu’un moment, est cette malheureuse économie pratiquée dans la levée des tailles, dont l’injustice, l’incertitude et la collecte coûtent six fois plus au peuple, c’est-à-dire à la consommation et au revenu, qu’il n’en va dans les coffres du prince. Par l’injustice, un malheureux est accablé par une imposition six fois plus forte que sa quote-part, ce qui retombe en quadruple perte sur le riche qui commet cette iniquité, à cause du dépérissement des denrées excroissant sur ses fonds privilégiés, faute de consommation, ainsi qu’on a dit une infinité de fois. Par l’incertitude, tous ces malheureux se trouvant dans l’attente continuelle d’un anéantissement entier, ils ne le peuvent conjurer que par une cessation entière de toutes sortes de commerces et de dépenses. Charger une terre par quantité de bestiaux que l’on pourrait trouver à emprunter pour procurer par l’engrais le bien du Roi et du royaume, est un crime capital qui ne mérite rien moins qu’une ruine entière, par une hausse de taille qui enlève tout. L’achat d’un habit, de souliers ou d’un morceau de viande est une pareille contravention aux lois de la campagne, qui attire une punition proportionnée. Enfin la collecte d’une semblable levée de deniers, qui n’a ni règle ni loi qu’une vexation continuelle, et dont un des moyens de combattre l’excès ou l’accablement est de ne payer que difficilement et après mille contraintes et exécutions, et assez souvent point du tout, fait périr les collecteurs presque immanquablement par une infinité de courses et de contraintes, et enfin par des emprisonnements qui durent des mois entiers.

Ces trois monstres seront conjurés par un seul mot de la bouche du Roi, savoir qu’elle doit être payée à un taux certain, tant par les riches que par les pauvres, et qu’il regardera comme des rebelles ceux qui s’en exempteront, parce que c’est de l’opulence qu’il rétablit aux personnes puissantes même dans le moment, par les raisons marquées. Ce taux ne peut être que le dixième, qui semble être celui de toutes les nations, tant anciennes que nouvelles : les Romains et les anciens Rois de France levaient ce tribut sur leurs peuples, et ce n’est que par leurs donations ou usurpations que l’Église s’en est emparée sous prétexte d’institution divine, ce qui est une fausseté effroyable, au rapport même des Pères de l’Église. Ç’a été une injustice manifeste de refuser jusques ici ce tribut aux princes et faire payer six fois davantage aux indéfendus, ce qui a attiré les malheureux effets tant de fois marqués, et donné lieu par l’insuffisance de ce tribut aux cruelles affaires qui ont enfin causé la ruine du royaume. Ainsi, le Roi le rétablissant en un mot ou en un instant, comme cela se peut, ne fera rien que d’équitable et de très utile, tant aux riches qu’aux pauvres. Mais comme le peu de temps qui reste et la conjoncture ne sont pas propres à faire un règlement général par tout le royaume qui ait lieu dès cette année, c’est-à-dire au mois d’octobre prochain que le Roi a besoin de paiements considérables, on doit imiter la nature qui, ne pouvant faire un corps parfait, se retranche à en former un moins accompli.

Il ne faut cette année point toucher à aucune cote de taille qui ait ce taux de deux sols pour livre et même au-dessus, à quelque somme qu’il puisse monter, à moins que la perception n’en fût absolument impossible par le dépérissement précédent du sujet, parce que, pour peu que cet ordre nouveau ne trouve pas une incapacité absolue, les seules exemptions d’incertitude et de collecte que l’on veut établir rendront très aisé dans le moment ce qui était comme impossible auparavant. Il faut donc que les intendants dans chaque généralité envoient un ordre général, dans toutes les paroisses de leur district, d’apporter dans la huitaine une copie du rôle de la taille de l’année courante à leur greffe, parce qu’à côté de chaque cote, il y aura le prix que la terre ou ferme est baillée, la contenance des terres, bois, prés ou herbages, rentes seigneuriales, moulins et péages, droits de marché et tous autres biens, à peine par la paroisse solidairement de répondre en son propre et privé nom de tout l’énoncé au cas qu’il ne fût pas véritable, dont la peine irait à un doublement de taille sur-le-champ, ce qui sera signé au pied du rôle par les collecteurs ou syndics et six des plus anciens paroissiens, à la garantie de tous les autres. Il faudra qu’il soit fait mention pareillement de tous les exempts, tant nobles que privilégiés, en marquant la cause de leur exemption, ainsi que la qualité et quantité de leur fonds. Tous ces rôles, étant arrivés au greffe de Messieurs les intendants, seront rangés par élections et distribués à chaque subdélégué, soit en titre ou par commission, au cas qu’ils en soient jugés capables et non suspects pour les paroisses dans lesquelles eux ou leurs parents auront du bien, auquel cas il les faudra distribuer à d’autres. Tous taxeront aux deux sols pour livre d’occupation ceux qui n’y sont pas, à quelque personne qu’ils puissent appartenir, suivant le bail s’il y en a un, ou comme les terres voisines sont baillées à ferme s’il n’y en a pas. Les receveurs généraux des grands seigneurs seront taxés pareillement pour ce qu’ils tiennent par leurs mains, ou, s’ils sous-ferment, ces sous-fermiers auront le même taux et ces principaux receveurs un liard pour livre sur le tout, au cas qu’ils n’y fussent pas imposés, quand même ils ne résideraient pas sur le lieu, mais dans des villes privilégiées. Les prétendus porteurs de procurations de grands seigneurs ou d’ecclésiastiques qui exploitent constamment à forfait, quoique sous d’autres noms, ce qui n’est qu’une supercherie pour sauver la taille, seront pareillement imposés aux deux sols pour livre, à moins que leurs maîtres ne voulussent aller résider en personne au moins six mois sur le lieu, ce qui sera toujours fait par provision, sauf à être fait droit après plus ample information. Les prétendus privilégiés par achat de charges nouvelles créations depuis quarante ans ou nouveaux gages seront pareillement imposés aux deux sols pour livre de leur occupation s’ils exploitent des terres, et même les archers du grand prévôt, sinon très légèrement par les intendants, même s’ils n’ont qu’une simple habitation sur le lieu de leurs fonctions et non autrement, sauf à ces prétendus privilégiés à être pourvus de dédommagement en cas de finance payée, dont ils représenteront les quittances. Mais comme ce sont toutes surprises faites à Messieurs les ministres et qu’ils ont tous acquis à titre lucratif, indépendamment de l’exemption des tailles, ils se garderont bien de venir demander leur reste, ainsi qu’il arriva aux acquéreurs des bois et des aides, dont pas un ne se présenta pour rien demander lorsqu’on retira ces biens sans rien rembourser.

Il sera marqué par les collecteurs en charge les changements qu’il y aura eus, depuis la dernière assiette, à la taille de chaque paroisse, par morts, dépérissements, c’est-à-dire ventes de biens, changements de domicile, reprises de fermes par des nobles ou privilégiés ou bien le contraire, allocations par les privilégiés en des mains taillables, afin de régler le tout suivant les dispositions marquées, qui paieront dans cet article de changements de fermiers toute la taille de ceux qui les ont précédés, si elle est à deux sols pour livre ou au-dessus ; et au cas qu’elle fût au-dessus, il faudrait les mettre à ce taux. 

La taille étant ainsi assise par la confirmation des anciens taux, sauf à être fait un règlement général et uniforme après la paix, sera envoyée dans les paroisses aux syndics et marguilliers, où chaque taillable aura la faculté de voir sa cote, et tous ceux à qui il tombera d’être collecteur dans l’année, grands et petits, depuis le premier jusqu’au dernier, pourront mettre leur soumission par leur signature ou marque approuvée, par deux témoins qui signeront, qu’ils se soumettent de porter toute leur taille droit en recette les trois premiers mois de l’année, savoir octobre, novembre et décembre, en trois paiements à chaque mois, au moyen de quoi ils seront dispensés de la collecte et de toute garantie de tous les mauvais deniers de la paroisse, en cas d’insolvabilité de quelques-uns des autres habitants. Et comme ce privilège pourrait faire croire que le reste des deniers péricliterait, attendu que la taille sur la simple industrie comme sur des journaliers serait difficilement perçue, il faut ordonner que tous ceux qui les feront travailler, étant tous attachés à quelques grandes fermes du lieu ou des paroisses circonvoisines, seront garants du quartier de leur taille, ce qui les obligera à retenir une partie du prix de leur travail par leurs mains afin d’y satisfaire. Mais on est assuré que cette clause est absolument inutile, et qu’il n’y a point d’homme si malheureux qui ne vende jusqu’à sa chemise pour s’exempter de la collecte, dans la certitude que c’est la ruine entière des sujets qui y passent, outre que les mauvais paiements qui se faisaient dans cet impôt avaient une cause plus forte et plus vive que l’incapacité des contribuables, savoir, de se garantir par cette montre de misère d’une hausse continuelle qui est inséparable de la facilité du paiement, tant à l’égard des taillables en particulier que des villages en général lors des départements devant les intendants. Car, comme les receveurs des tailles sont presque les maîtres et qu’ils ont érigé en revenant-bon de leurs emplois les courses, les contraintes et les exécutions dont ils partagent le produit avec les commissaires et les sergents, chaque paroisse est obligée d’en souffrir un certain nombre, à faute de quoi elle est assurée encore une fois d’une hausse au département.

Ainsi, de premier abord, voilà un bien infini qui résulte au peuple de ces dispositions : l’incertitude de la taille, son injustice, la collecte et des frais infinis sont sauvés au peuple, et par cette destruction une infinité de biens ressuscités, c’est-à-dire de consommation de denrées, qui sont les véritables richesses, ces monstres en ayant anéanti ou plutôt en tenant dans les fers et dans les chaînes pour des sommes immenses. En sorte que ces riches privilégiés, pour peu qu’ils se donnent de patience, verront que ce n’est point une charge que l’on leur impose, mais de l’opulence qu’on leur procure, et que le surcroît de vente de denrées que l’on fait renaître à leurs fermiers les dédommagera au triple de ce qu’ils paieront au Roi, étant nécessaire de faire attention à la feuille qui a été composée et qui sera à la fin de cet ouvrage, du grand intérêt qu’ont les riches de ne pas accabler les pauvres, parce qu’à proprement parler tous leurs biens étant un herbage, il ne peut être en valeur que tant qu’il est pâturé, et que les sujets qui sont dessus n’ont pas la bouche liée. Or cette faculté à l’égard d’un indigent dépend presque toujours d’un écu ou d’une somme approchante, au moyen duquel et par un renouvellement continuel il fait pour cent écus par an de consommation, ce qui étant multiplié par une infinité de personnes de la même espèce, il se fait une consommation infinie dans le corps de l’État, ce qui seul forme la masse de richesse à tous les opulents ; et faute de cet écu qui sert de fondement à tout l’édifice, tout le bâtiment croule et s’en va en ruine, ainsi qu’il est arrivé depuis quarante ans, et tous ces écus payés par les riches seraient imperceptibles dans le corps de l’État. Or les dispositions dépravées de la taille que l’on combat et qu’on anéantit en un moment, comme cela est possible, font une guerre continuelle à cet écu, et après l’avoir abîmé dans une contrée sur une infinité de têtes, la misère augmentant par cette conduite l’a fait redoubler sur les autres, qui avaient eu jusqu’alors le bonheur de s’en garantir. En un mot, la misère tient continuellement le couteau à la gorge aux sujets indéfendus, et pour peu qu’on n’aille pas bride en mains et que l’on ne les ménage pas, on en fait incontinent une infinité de bouches inutiles, étant presque à l’égard du corps de l’État comme s’ils n’étaient pas actuellement vivants.

Il y a encore une attention à faire, qui est que, si par impossible il se trouvait dans des paroisses taillables des sujets assez mal conseillés pour ne pas embrasser avec empressement le bénéfice présenté par le Roi de se soustraire aux monstres marqués, ou plutôt si connus, par l’apport de leurs tributs dans les trois premiers mois, il y a une manière certaine de leur faire entendre raison, quelque aveugles qu’ils soient, savoir le privilège de la taille, qui doit être assurément avant le paiement de l’année du maître, et cela par toutes sortes de raisons : premièrement, parce que les tributs sont d’institution divine bien plus que la dîme, dans la loi nouvelle, qui n’a pour titre que des usurpations ou des donations de nos Rois à qui elle appartenait anciennement, et cependant ces Messieurs jouissent tranquillement de ce privilège ; secondement, parce que c’est une rente foncière créée pour le bien de la chose, et qui doit par conséquent passer avant tout ; il n’y avait que l’injustice pratiquée dans la répartition qui avait fait perdre ce droit à Sa Majesté, en sorte que rétablissant l’équité, comme il arrivera par ces dispositions, le prince doit rentrer sur-le-champ dans tous ses droits et prérogatives et doit être payé avant même l’année du maître, puisque l’exigence ne sera jamais qu’une partie des fruits, et non pas une occasion de faire main basse sur tout le vaillant d’un homme ; et même après qu’il ne reste plus rien qui pût exciter la cupidité du plus hardi voleur, on enlève les portes et la charpente des maisons que l’on vend pour la vingtième partie de ce qu’il a coûté à les établir.

Cet article fera parler raison aux maîtres conjointement avec leurs fermiers, voyant que c’est un ennemi unanime que le paiement de la taille qu’il faut conjurer d’un commun accord, étant impossible de s’y soustraire comme par ci-devant, puisqu’il arrivait assez souvent que par des ventes simulées et à très bas prix, l’on faisait perdre l’année de la taille au Roi, ce qui attirait des rejets sur le reste de la paroisse par des frais et pertes de temps immenses, de manière que les collecteurs avaient plutôt fait de tout abandonner que de poursuivre une récompense à si haut prix.

Comme la capitation a un taux certain dans le pays taillable, ainsi que ce qu’on paie pour les ustensiles ou logement de gens de guerre, on ne doute pas que le tout joint ensemble n’aille à plus de trente à quarante millions de surcroît, c’est-à-dire de vente de denrées, sans que l’objection de manque d’espèces d’argent puisse être écoutée, pour peu que l’on lise pareillement la feuille que l’on a composée sur ce sujet, par laquelle on verra que le sort de ce métal, c’est-à-dire dans sa marche, qui est tout ce qu’on en doit attendre, est indispensablement attaché à celui de la consommation, mourant et vivant avec elle, quelque idée contraire que l’on s’en soit faite depuis quarante ans, puisqu’on n’a point cru ni pratiqué d’autre moyen pour faire recevoir de l’argent au Roi qu’en détruisant cette même consommation, ce qui est aussi constant que l’existence du monde.

On peut supposer hardiment cette hausse de trente à quarante millions sur la connaissance certaine qu’on a de plus d’une généralité où les fonds, l’un portant l’autre, ne sont point à un sol pour livre de taille ; mais ces dispositions doivent être maniées au moins en deux ou trois contrées, pour servir d’exemple aux autres, par des sujets qui aient la pratique de la campagne, laquelle seule peut empêcher que l’on ne prenne le change en ces occasions où tant de gens seront intéressés pour le donner, ce qui ne s’acquiert point par la spéculation, non plus qu’aucun mécanique, quelque grossier qu’il soit, et le plus grand génie du monde demeurerait court dans la construction d’un soulier qu’il voudrait entreprendre sur mémoire dressé par un habile ouvrier, il ne ferait que perdre du cuir et du temps, pendant que le sujet le plus borné bâtirait un pareil ouvrage en se jouant, parce qu’il en a la pratique, et parierait sa vie également sur sa réussite, et le manque du succès dans le travail du grand génie. C’est la déclaration que passe l’auteur de ces mémoires à l’égard de cette juste répartition de taille.

On finit cet article par le paiement qu’il faut faire aux subdélégués pour cette assiette et aux receveurs des tailles afin d’avoir un nouveau commis et un registre séparé pour chaque paroisse, sans pouvoir décerner leur contrainte que sur chaque défaillant en particulier, sans aucune solidité sur la paroisse comme par ci-devant. Il y a ordinairement six deniers imposés par-dessus le prix de la taille pour les frais de l’assiette et de la collecte, quoique par le mauvais ordre ils n’atteignaient pas à la dixième partie. Or, comme par cet établissement toute cette dépense ou ces dérèglements tombent, les six deniers demeureront à la disposition des intendants, desquels six deniers, deux deniers seront attribués aux receveurs des tailles pour leurs nouveaux frais, deux autres deniers pour former quatre ou cinq cents francs par an à chaque subdélégué, moyennant quoi on sera en droit de les faire travailler avec exactitude et de les rendre garants des fautes volontaires, ce qui ne se pouvait ci-devant, n’ayant aucune attribution mais se payant souvent par leurs mains très indirectement. Et les deux deniers restant seront pour les frais de papier, d’assiette, et de paiement d’espions pour apprendre le véritable état des biens de ceux qui les voudraient soustraire à la connaissance des intendants, dont une punition exemplaire, après un fait bien ancré, rendra tout le reste très facile.

Il faudrait déclarer, dans l’ordre qui établirait ces manières, que, moyennant que ce surcroît de taille avec celui de la capitation atteignît aux besoins du Roi, comme cela serait assurément, le tout étant ponctuellement exécuté, on s’abstiendrait absolument de toutes sortes d’affaires extraordinaires qui coûtaient dix fois plus, tant aux privilégiés qu’aux accablés, par la ruine de tout, meubles et immeubles, ce qui constituera sur-le-champ une infinité de protecteurs à défendre et perfectionner cet établissement, savoir ceux qui se trouveront singulièrement dans le cas de suppressions, de créations et de demandes de sommes immobilières, lesquels seront en droit d’observer à ceux qui refusent de payer la dixième partie de leurs fermes et la vingtième de leurs biens, qu’ils en seront dispensés en contribuant de tout leur vaillant, comme c’était ci-devant l’exigence sur une infinité de particuliers. Ainsi c’est renoncer à la religion et à l’humanité de ne pas accepter ce parti, qui est celui de toutes les nations du monde.

CHAPITRE IV

SUR LA CAPITATION

La capitation, dont l’institution très récente n’avait eu pour objet que de dispenser les peuples des affaires extraordinaires, ainsi que portait l’intitulement, n’y a assurément pu satisfaire, comme on n’a que trop fait expérience depuis ce temps, non par la faute de cet impôt, à en juger absolument suivant l’usage de toutes les nations du monde où il a lieu, mais par la mauvaise économie que l’on y a établie d’abord en France, en prenant pour niveau de chaque contribution les dignités que l’on possède, et non pas les facultés, qui ont toujours été la règle de toutes sortes de tributs, même chez les nations les plus barbares, ainsi qu’en France sous les règnes des rois Jean et François Ier, où elle conjura, étant payée au dixième, de bien plus fâcheuses conjonctures que ne peuvent être celles d’aujourd’hui, sans produire les malheureuses suites d’anéantissement de biens, de commerce et de labourage, par l’enlèvement entier, à chaque moment, de tout ce qu’un homme possède, ce qui rend uniquement l’argent si rare, attendu qu’il n’y a plus que lui seul qui se puisse appeler bien, parce que lui seul se peut uniquement séquestrer à cette conduite. En effet, si les tributs sont effectivement une dette même d’institution divine, les contrats d’obligation ne sont-ils pas les facultés dont on jouit, et par conséquent n’est-il pas ridicule de faire payer le même impôt à deux personnes dont l’une a cent fois plus de bien que l’autre, et même mille, comme il advient dans la capitation ? En la façon qu’elle subsiste, il arrive de deux choses l’une absolument : ou les biens du très riche font la règle, ce qui rend la perception impossible dans le pauvre, ou, si c’est lui aux facultés de qui il faut s’accommoder, le Roi n’est pas secouru à la dixième partie de ce qu’il devrait être par rapport à ses besoins et à la justice, ce qui est l’espèce d’aujourd’hui, d’où est provenu qu’elle n’a pas satisfait à ses premières intentions et replongé l’État dans la malheureuse situation où il est, d’où on l’avait voulu tirer.

Ce ne serait rien, ainsi qu’on a dit, que dans les diverses classes que l’on a établies pour le paiement de cet impôt, il ne se rencontrât que quinze ou vingt degrés de différence de richesses entre les mêmes contribuables, mais il s’y en trouve quelquefois cent, et quelquefois mille. Or cent degrés de mécompte ne s’appellent point une simple erreur, mais un monstre qui répand sa contagion sur tout l’ouvrage, comme il est arrivé à la capitation. C’est la vérité, puisque quelques sujets ayant été accablés par cet impôt, quoique en petit nombre et par de médiocres sommes, ce qui forme l’espérance assurée de la grande ressource de ce tribut, étant mieux dirigé, comme il est aisé à Messieurs les ministres, d’autre côté le Roi n’a pas été secouru à la cinquième partie de ce qu’il aurait pu et dû être, suivant toutes les lois de la justice, si elle avait été observée dans ce tribut conformément à l’usage de toutes les nations, et de la France même dans les temps qu’on a marqués. Et ce prétendu agrément des privilégiés, de se trouver à côté de gens à qui l’indigence servait de sauvegarde pour garantir toute la classe d’une contribution proportionnée aux biens des particuliers qui la composaient, loin de tourner à leur avantage, on peut dire au contraire qu’ils ont en quelque manière craché contre le ciel, puisque, ayant anéanti et déconcerté l’intention de cet impôt, qui était d’arrêter toutes les affaires extraordinaires, elles ont recommencé mieux que jamais, ce qui a fait recevoir à ces prétendus exempts une perte vingt fois plus forte que n’aurait été leur juste paiement, qui eût conjuré l’orage.

La solidité d’intérêt qui existe, malgré l’opinion commune, entre toutes les conditions d’un État, depuis la plus élevée jusqu’à la plus abjecte, a été prouvée invinciblement par une feuille séparée, c’est pourquoi on n’en parlera pas davantage ; et on posera pour principe que dans la capitation comme dans la taille, l’intérêt des riches est de payer leur juste contribution pour arrêter les affaires extraordinaires qui font, encore une fois, payer au centuple la folle enchère de l’injustice qui se pratique dans ces deux impôts. En effet un conseiller de parlement de province, un maître des requêtes, qui ne paient que la même capitation que de semblables officiers possédant dix fois moins de biens, perdent l’un quarante ou cinquante mille francs sur la vente de sa charge, lui ou ses héritiers, comme cela est notoire, et l’autre son emploi tout à fait, n’en pouvant rien trouver, ce qui est pareillement certain, le tout par les coups violents arrivés à ce genre de biens, pendant que l’orage aurait été aisément conjuré par un paiement de capitation proportionnée, beaucoup au-dessous de cette perte. Et on peut tirer le même raisonnement des terres et des autres immeubles, lesquels, par une pareille solidité d’intérêt, ont souffert un semblable déchet par de mêmes causes, tout, pour ainsi dire, étant à vendre sans qu’il se présente aucuns acheteurs.

Ce n’est donc point une hausse de tribut et de paiements que l’on a portée en soutenant qu’on doit payer la capitation au vingtième des biens, c’est assurément un surcroît de facultés, une cessation de misère, et une résurrection d’une infinité d’effets anéantis. C’est ainsi que toute l’Antiquité l’a compris, que les peuples en France l’ont pratiqué lorsqu’ils ont choisi le genre de tribut le plus convenable, et nos voisins n’ont l’audace de troubler le repos de notre monarchie qu’à l’aide d’une pareille conduite, l’Anglais, le plus fier de toutes les nations qui obéissent, donnant le cinquième de ses biens de sa pure volonté, pendant qu’il ne faut que le vingtième en France pour le mettre à la raison, lui et ses semblables.

Mais pour en venir à l’exécution, on dira d’abord qu’il est ridicule de soutenir que cela est impossible dans ce royaume, puisque cela se fait tranquillement partout ailleurs, et même en France dans toutes les provinces autrefois, et encore à présent dans celles d’États. L’allégation de la guerre comme une occasion de difficulté à la perfection d’un pareil ouvrage est d’une même absurdité, puisqu’au contraire on n’a jamais eu recours ni en France ni ailleurs à un pareil tribut que dans les occasions de guerre et de nécessité de besoins extraordinaires, comme est la conjoncture présente. Et refuser ce parti sur de semblables raisons est dire très grossièrement que l’on ne le veut point, ou que les Français d’à présent ont moins de sens ou de bonne volonté pour leur prince que leurs prédécesseurs ou les autres peuples de la terre.

Mais pour venir au fait, on dira d’abord qu’il faut que le Roi mette un taux à la capitation, comme on a marqué à la taille et comme partout ailleurs. Ce fut le dixième des biens de tout le monde, jusqu’aux moindres ouvriers, du temps des rois Jean et François Ier, et c’est encore une fois le cinquième en Angleterre. Mais attendu que les tailles ont déjà pris une hausse, on estime qu’au vingtième personne ne se devra plaindre, parce que Sa Majesté recevra plus du double de ce qu’elle reçoit présentement, attendu que, comme à la taille, on ne taxera qu’à la hausse et non au rabais, à moins que le cas ne fût du premier degré de violence, ce qui est très rare et ce qui irait à rien ou peu de chose, au lieu que pour convenir de cette hausse, il n’y a qu’à jeter les yeux sur quelque contrée particulière du royaume que ce soit, et même sur une seule ville ; on découvrira à vue de pays une infinité de sujets où la capitation peut être doublée et même sextuplée, suivant le niveau marqué.

Mais pour venir au détail de cette perception ou imposition avec connaissance de cause, on dira d’abord qu’il n’y a que trois sortes de biens en France, comme partout ailleurs, savoir : les revenus en fonds, soit terres, rentes, charges, et même billets courants, qui forment la première espèce ; la seconde est le commerce tant en gros qu’en détail, soit que les denrées soient fabriquées par le vendeur ou purement achetées ; et la troisième enfin est le travail manuel des simples journaliers que l’on paie de leurs vacations à la pièce ou à la journée, sans aucun intérêt de leur part à la marchandise. Or on maintient que tous ces trois genres ont une certitude fixe de leur opulence et profit très perceptible à leurs consorts, comme entièrement inconnue aux personnes qui n’ont nulle habitude avec eux, qui est justement l’espèce de ceux qui se sont mêlés jusqu’ici tant de la répartition de la taille que de la capitation et des autres impôts ordinaires. C’est pourquoi on ne doit pas s’étonner qu’ils y aient si mal réussi, ces sortes d’emplois étant plutôt donnés comme une récompense et un bénéfice aux personnes qu’on en revêtait, que non pas comme une fonction de fatigue nécessaire pour le service du public, ainsi qu’il se pratique ailleurs. Et comme la naissance et les dignités relevées sont les principales causes de ces vocations, on peut dire avec certitude que c’était ces choses-là même qui portaient l’exclusion de toutes sortes de réussites par le peu de pratique et de connaissance que de pareils sujets pouvaient avoir de tout le détail dans lequel il faut descendre pour perfectionner un pareil ouvrage, ce qui ne s’acquiert que par l’usage, ou plutôt par la vie privée, qui n’est pas l’espèce de ceux dont on se sert depuis quarante ans pour de pareilles fonctions. Ainsi, quelque bien intentionnés qu’ils soient, ç’a été une nécessité que leur zèle soit demeuré stérile, ce qui fait maintenir le succès avec certitude quand on prendra d’autres mesures pour y parvenir.

Mais pour montrer donc que c’est une chose très naturelle et très aisée, qui n’a besoin que d’une simple attention de sujets propres à cette discussion quand on voudra les y employer, on commence par les biens en revenu, et l’on va faire voir que l’on ne s’y saurait tromper, à moins qu’on ne le veuille bien, ce qui n’a pas été inconnu jusqu’ici ni hors d’usage. Car, premièrement, tous les biens qu’un homme possède, il les tient par succession, soit directe, collatérale ou testamentaire, ou par acquisition, soit achat ou donation. Or dans tous ces cas, à l’exception de Paris, où l’on ne pourra perfectionner les choses qu’en partie la première année, parce qu’on ne veut pas se méprendre, il n’y a rien qui se puisse échapper aux lumières de sujets choisis, ou plutôt propres à cette discussion. Si ce sont biens de succession, on a presque toujours partagé avec quelqu’un, on a réglé des légitimes de sœurs et de frères, tant dans les pays coutumiers que de droit romain ; on fait un douaire, ou l’on représente quelqu’un qui en avait fait il n’y a pas longtemps ; on a marié des filles, et la somme donnée par rapport au nombre d’enfants dénote les biens que l’on possède ; la dérogeance que l’on apporte quelquefois à ces règles, étant rare, ne peut tirer à conséquence ni être objectée. On habite une maison, et l’on fait une dépense dont le prix, le degré marque encore à peu près les biens ; enfin l’on est marié ou l’on ne l’est pas : si c’est le premier, la dot que l’on a reçue, pourvu que l’on ait fait cet acte en homme sage, le contraire n’étant pas ordinaire, marque encore un niveau certain de biens ; si l’on est garçon, le pied sur lequel on se met et la somme que l’on cherche dénote celle que l’on doit payer pour la capitation. Et sur le tout, comme chaque particulier sait ou doit savoir ce qu’il a vaillant, il le faut constituer dans l’intérêt et dans l’obligation de dire la vérité en le mettant à peu près à ce taux de vingtième de revenu, soit fonds ou industrie, à vue de pays, suivant les notices générales qu’il est aisé d’apprendre en faisant quelque dépense ; si le sujet est surchargé, il n’aura qu’à donner les instructions nécessaires par des actes authentiques qui ne soient point susceptibles de tromperies et tels qu’on les vient de marquer, parce qu’en cas de fraude il en faut user comme en Hollande, c’est-à-dire imposer une peine du quadruple. Comme les peuples doivent être fortement pénétrés de cette vérité qu’il faut les besoins du Roi de façon ou d’autre, et que les exemptions singulières de chaque juste quote-part sont autant de larcins que l’on fait au public, puisque le rejet lui retombe en charge, il ne pourra qu’applaudir aux sévérités qu’on exercera dans les rencontres de supercherie, et on n’en aura pas usé deux ou trois fois que l’on sera dispensé d’y avoir recours à l’avenir.

L’objection que l’on peut faire, qu’il est cruel d’être obligé de montrer son bien, est indigne à proposer, puisque ne pouvant être alléguée à des créanciers dans un procès ou le partage d’une succession pour savoir combien chaque particulier doit contribuer aux dettes communes, il est honteux de vouloir la porter au Roi qui est constamment le premier créancier de tous les biens du royaume, et cela pour le frustrer de la part qui lui appartient naturellement, dont l’injustice accable les indéfendus et donne lieu aux malheureuses affaires qui causent le centuple de perte de ce que ces prétendus privilégiés ont cru faussement gagner.

Il faut passer aux marchands et trafiquants tant en gros qu’en détail, outre que la plupart, surtout ceux qui sont considérables, sont en quelque manière métissés avec les gens vivant de leurs fonds et rentes, en ayant pareillement de leur part soit acquis ou de succession, et qu’ainsi à cet égard ils doivent suivre la règle de ceux dont on vient de parler : on peut dire, en ce qui concerne leur trafic, qu’il y a des baromètres aussi certains que dans l’article précédent. Si ce sont des marchands en gros, ils ont des maisons plus ou moins grandes, des magasins et lieux au dehors où ils repostent leurs denrées, les registres des douanes et entrées, leurs propres livres, qu’ils sont dans l’obligation de tenir en bon ordre, de tout ce qu’ils vendent et achètent. Étant ainsi taxés à vue de pays ou à un vingtième, s’ils prétendent être surchargés, ils ont leur gain de cause à la main ; mais s’ils prétendent remporter autrement, on ne doit pas écouter des gens qui veulent que l’on soit de moitié avec eux pour frauder impunément le Roi et le public de ce qu’ils doivent donner avec justice au profit de l’un et à la décharge de l’autre.

Si ce sont fabricants, comme tisserands, drapiers, sergiers, rubanniers et presque tous les autres, la chose va d’elle-même, et ils ont par-devers eux des indices certains des différents degrés du plus ou moins de trafic, fixes et immanquables, qui dénotent leurs facultés : comme, par exemple, si ce sont de ces gens travaillant au métier, la quantité qu’ils en occupent marque clair comme le jour le degré de leur opulence, y en ayant qui en montrent jusqu’à cinquante, et d’autres un ou deux ; si ce sont des bouchers, le nombre des bêtes qu’ils tuent par semaine ; les chandeliers, la quantité de suif, et enfin, tous, le nombre d’ouvriers et de compagnons qu’ils ont dans leurs boutiques, ce qu’ils savent si bien pratiquer dans les impositions qu’ils font sur eux-mêmes pour les besoins du métier qu’ils n’usent point d’autre moyen, parce qu’il n’y a que les intéressés qui s’en mêlent, et personne n’en entend parler.

Il n’y a qu’à l’égard du Roi à qui l’on ne saurait payer un sol sans un fracas et un désordre effroyables, parce que dans la répartition il y règne de l’injustice de même nature ; et cette conduite y a lieu parce qu’outre que les intentions ne sont pas toujours absolument sincères, ceux qui s’en mêlent n’y connaissent tout à fait rien et jouent continuellement à l’ombre sans que l’on ait nommé la couleur.

On ne parle point de simples journaliers travaillant sous des maîtres en boutique, attendu qu’à quelque légère somme qu’ils soient, il n’y a rien à changer. D’ailleurs ceux qui les emploient étant taxés à proportion de leur nombre, ils leur en feront porter leur part suivant les marchés qu’ils pourront faire ensemble, dans lesquels une autorité supérieure ne doit point entrer, mais laisser la nature dans une entière liberté, comme dans les fonctions ordinaires du corps humain, ce qui doit avoir lieu dans toutes sortes de commerces, quoique la contravention que l’on y apporte soit effroyable, d’où provient tout le désordre de la France.

À l’égard de la campagne taillable, il faut laisser le niveau déjà établi par rapport à la taille, qui forme environ un quart de capitation. Pour les gentilshommes, marchands, bourgeois et gens vivant de leurs rentes dans les lieux non exempts, on doit observer la même conduite que dans les villes franches, puisque c’est la même espèce.

Voilà la possibilité d’une juste répartition de la capitation telle qu’on observe dans tous les pays du monde, et non par des classes qui sont absolument ridicules et qui ne dénotent non plus la parité de biens entre les mêmes contribuables, comme cela doit être, que si l’on avait ordonné que les boiteux paieraient une somme, les gens de poil brun une autre, et ceux qui l’auraient blond pareillement une autre, puisque ne se pouvant jamais rencontrer entre deux personnes une plus grande différence à l’égard des facultés que de voir que l’une possède de très grands biens, et l’autre n’ait quoi que ce soit vaillant, il n’y a aucune classe de la capitation qui ne renferme des sujets de ce genre, ce qui suffit pour marquer la défectuosité de cette prétendue économie.

Les règles étant ainsi certaines, il en faut pareillement donner l’exécution aux subdélégués, soit en titre s’ils en sont capables, ou à d’autres que l’on commettra pour ce sujet aux conditions marquées dans l’article de la taille, c’est-à-dire de les payer parce qu’ils travailleront à leurs périls et risques. Si les fautes sont manque d’attention ou de volonté, comme ce sont toutes choses de fait, les contestations seront aisées à décider par les intendants même, à qui il ne faudra que l’intention et le sens commun pour ne pas se méprendre, au lieu que ci-devant il leur fallait agir par révélation, ce qui n’étant pas ordinaire, les fautes étaient nécessaires et fort excusables.

Il faudra que chaque cote porte en croupe son baromètre de proportion, afin, encore une fois, que toutes les questions ne consistent qu’en faits, attendu que le Roi a besoin d’argent comptant et que trois ou quatre mois de paiements prématurés lui sont d’une très grande importance, puisque ce n’est que par le seul intérêt que l’on fait tous les jours de si mauvais marchés avec les traitants, dans lesquels les sommes effroyables qu’ils gagnent ne dénotent que trop le dommage que le prince et ses peuples reçoivent. Il faut ordonner que quiconque portera son impôt dans les trois premiers mois de l’année droit en recette sera exempt des deux sols pour livre nouvellement imposés, sans que cela puisse tirer à conséquence pour le faire hausser, et qu’au contraire les morosifs que l’on connaîtra ne pas faire les avances, manque de volonté et non de pouvoir, seront surchargés si le Roi, manque de ce secours, est obligé d’emprunter à de plus gros intérêts.

Enfin dans tout ceci il n’y a rien ni de ruineux ni d’impossible puisque cela se pratique avec succès dans tous les pays du monde, la France même ayant un surcroît d’agrément dans ce nouvel établissement ; qu’à la réserve de ceux qui vivaient de sa ruine et qui ne doivent pas entrer en considération, il n’y a personne qui ne trouve, dans le bien qui lui reviendra de la cessation des affaires extraordinaires, plus trois fois qu’il ne lui faut pour satisfaire à cet impôt, quelque hausse qu’il souffre ; en sorte que le paiement sera entièrement à titre lucratif, comme on l’a déjà montré, n’y ayant que ceux qui s’enrichissent des désordres qui en puissent disconvenir ; mais on renonce à les convaincre, portant leur juste suspicion avec eux. C’est dans cette considération que l’on ne baillera nulle hausse à aucune personne de la cour ; c’est beaucoup gagner que d’attendre d’elles qu’elles souffrent tranquillement la cessation des affaires extraordinaires ; la part que leur protection s’y faisait donner est aujourd’hui une chose de si bonne foi qu’elle entre publiquement dans le commerce, comme toutes les autres denrées. De cette manière, on ne doute point que ce surcroît de capitation n’aille à près de quarante millions, puisque si c’était un ange qui fît cette répartition, c’est-à-dire dans la dernière exactitude, il est constant qu’elle irait à beaucoup plus. Ainsi, pour juger cet établissement impossible, il faudrait que la volonté se mît de la partie, ce qu’on est en droit et en pouvoir d’empêcher, comme l’on fait par ces dispositions, pourvu qu’elles soient fidèlement exécutées, ce qui dépendra en partie des sujets qu’on y emploiera. Par où l’on conclut que l’on devrait apporter un peu plus de mesure dans le choix et n’en pas laisser presque la disposition entière à la naissance, à la faveur et aux causes secondes, qui n’ont toutes aucun empire sur l’esprit, le mérite, l’expérience et la capacité, ainsi que sur l’intégrité, ces qualités même étant presque toujours dans un divorce continuel avec la fortune, qui ne dicte que trop, aux sujets qu’elle favorise, que toutes ces choses qui coûtent à acquérir et à pratiquer sont fort inutiles et qu’ils peuvent être heureux sans se donner tant de travail.

Ces deux articles de taille et de capitation n’iront guère loin de quatre-vingts millions. On sait bien qu’il n’en faut pas plus de soixante d’extraordinaires pour remplacer la quantité nécessaire pour les besoins de l’État, mais il faut un excédent considérable pour maintenir cette situation, laquelle étant comme un verre, c’est-à-dire très fragile, serait aisément anéantie à la première survenue de quelque nécessité urgente, laquelle n’ayant pas été prévue et ne trouvant pas sa place dans les revenus courants, exciterait aisément la grande vocation qu’ont les traitants à proposer des affaires nouvelles, avec d’autant plus d’avidité que les difficultés de recouvrements telles qu’elles sont aujourd’hui, quoique causées par eux-mêmes, ayant en quelque manière ralenti leur ardeur, elles se trouveraient levées par l’établissement de ces dispositions, ce qui replongerait les peuples dans une juste crainte d’une fécondité pareille, à la moindre affaire, à ce qu’on éprouve à présent ; en sorte qu’il serait vrai de dire qu’on n’aurait travaillé que pour les traitants, ce qu’il faut empêcher à quelque prix que ce soit, outre que, de l’excédent de cette levée, le Roi en peut faire un bien infini à ses peuples, ce qui doublera leurs facultés sur-le-champ, sans parler de l’avantage des dispositions marquées, comme l’on va montrer certainement par le chapitre suivant.

CHAPITRE V

SUR LES BLÉS ET LES AIDES

Comme il est certain que dans toutes sortes de progrès il n’est ni moins nécessaire ni moins glorieux de conserver que d’acquérir, c’est pour ce sujet qu’il est besoin non seulement de fournir les soixante millions au Roi dans l’occasion présente, mais encore de faire fonds de quinze à vingt millions davantage, qui seront les conservateurs de la somme précédente, sans quoi elle courrait grand risque à tous moments de retourner, ou plutôt elle serait replongée à coup sûr dans le néant d’où on l’aurait tirée.

Tout le monde sait que quelque particulier que ce puisse être, et même les gens vivant de leur travail qui ne font point une réserve, dans leur dépense journalière, de quelque chose de reste pour les occasions imprévues, comme maladies et autres accidents, ils sont absolument ruinés à leur avènement, parce que cette dépense devenant d’une nécessité indispensable, il faut pour se sauver avoir recours à des moyens très ruineux, comme ventes de meubles ou d’immeubles à très vil prix, ce qui, devenant fécond par la suite, produit enfin l’anéantissement entier des facultés du sujet qui n’a pas eu la prudence ou le pouvoir de se précautionner contre de pareilles occasions. Si ce sont de grands seigneurs, quoique presque tous tombent dans ce labyrinthe, leurs intendants trouvent par là moyen de les dépouiller de tous leurs biens : d’abord ils leur font des avances peu considérables qui engagent les maîtres à dépenser plus qu’ils ne peuvent, puis cette facilité augmentant leur prodigalité, pendant que leurs fonds diminuent à vue d’œil, comme cela ne se peut autrement, ils prennent de là occasion de ne leur proposer que des marchés très désavantageux, dont le degré de ruine croît à vue d’œil. Et comme, pour sortir de ce labyrinthe, il faudrait congédier tout à fait ces sortes de gens et mener une vie plus réglée, le premier ne se peut absolument parce que le maître étant toujours redevable de sommes qu’il est hors de pouvoir de débourser, il est dans l’obligation de continuer la même conduite jusqu’à l’abandon de son bien à ses créanciers, de quoi toutes les rues sont présentement pavées.

Voilà comme les partisans traitent le Roi depuis quarante ans et surtout dans les deux dernières guerres : tous les marchés qu’ils ont faits et font, sont effroyables et absolument ruineux, tant envers le prince que ses peuples, qui ne sont point deux choses séparées, quelque idée au contraire qui règne. Le moindre désordre est qu’on leur donne l’intérêt au denier quatre de l’avance de quelques mois seulement, comme il est arrivé assez souvent dans des établissements de débit facile. Or, quand les choses en demeureraient là, cette manœuvre ne laisse pas d’être de la dernière désolation, parce que tous les marchés que le Roi fait, c’est le peuple même qui les contracte puisqu’il lui tombera en charge de payer également le capital et les intérêts. Or une constitution ruineuse prise par divers sujets, soit en corps ou en particulier, est toujours également funeste bien que personne n’y fasse attention, parce qu’il y a quelques sujets, surtout lorsqu’ils sont dans l’élévation, lesquels, dans l’idée de privilège particulier, croient être dispensés de prendre aucune part à l’intérêt public. Cependant, comme personne ne doute que tout homme qui emprunte à une pareille usure que celle du denier quatre pour sa dépense ordinaire sera bientôt ruiné, quelque riche qu’il soit, on peut tirer les conséquences de cette conduite, et juger si ce n’est pas la même chose que si tous les particuliers du royaume se constituaient tous les jours au denier quatre pour leur dépense journalière.

Ce n’est pas tout : cet horrible profit des traitants a absolument dénaturé l’argent et mis cette denrée, qui doit être le lien du commerce, à un prix excessif et par conséquent rendue très rare, pendant que de l’autre côté cela a entièrement anéanti les fonds et ruiné le royaume d’une triple manière, attendu que comme, afin que toutes choses soient dans la perfection, il faut qu’il y ait de la proportion entre la valeur des immeubles et celle de l’argent, en sorte que le commerce continuel où ces deux matières doivent être ne roulant jamais que sur un peu plus ou un peu moins, il s’en fasse un échange perpétuel suivant les occasions d’intérêt ou de nécessité, ce qui seul soutient l’harmonie d’un État ; il est arrivé au contraire par les démarches pratiquées que l’argent a pris un prix excessif, et les fonds ont été absolument mis à rien, parce que ce grand profit que le Roi donne du denier quatre, sans aucun risque ni péril des prêteurs, se rencontrant dans des sujets absolument dépourvus de toutes sortes de facultés, surtout dans leur commencement, il leur faut avoir recours aux emprunts. Or les prêteurs, prenant avantage de l’avidité du nombre de ces sortes de gens, ont quitté sans nul scrupule le degré d’intérêt réglé par le Prince et toutes les lois : ils se sont fait donner le denier dix avec empressement, ce qui a fait que trouvant ces grands avantages, nul ne songe aux terres ni aux charges, qui sont entièrement demeurées au néant, par où le capital du royaume est devenu à rien ; tout le crédit des possesseurs de ses fonds, ce qui forme plus de la moitié du revenu, s’est évanoui, et il n’y a eu autre ressource contre ces désordres qu’une cessation de toutes sortes de dépenses, dont chaque particulier étant comptable à l’État sur le pied encommencé pour maintenir la circulation et le prix des denrées, elles ont toutes été réduites en fumier, comme on peut dire qu’elles sont présentement ; l’argent seul, qui ne doit pas composer la millième partie des biens du royaume, ayant tout englouti comme une bête féroce, et non content des ravages passés, il est continuellement aux écoutes pour achever de dévorer tout ce qui aurait trouvé moyen d’échapper à sa violence, sa conduite étant comme une pelote de neige qui grossit plus elle avance.

Ce métal a été banni des bourses et étapes publiques des négociants. Comme il n’y a point de commerce qui puisse atteindre par le profit à celui que le Roi donne aux partisans et eux aux usuriers sans nul risque, tout le monde a pris la même conduite, et l’on a pratiqué publiquement ce qui aurait autrefois fait horreur à Dieu et aux hommes. Comme les conséquences de tout ceci sont aisées à envisager, ou plutôt que les pernicieux effets sautent aux yeux de tout le monde, on n’en parlera pas davantage, ce que l’on en a dit n’étant que pour faire concevoir invinciblement que c’est renoncer à la raison que de ne pas convenir que la cessation d’une pareille manœuvre soit une richesse immense, ce qui n’exige néanmoins qu’un moment, puisqu’il ne s’agit que de cesser une très grande violence que l’on fait à la nature.

C’est ce monstre qu’il est question de terrasser aujourd’hui, en le battant d’une si grande force qu’il ne se puisse jamais relever de sa chute. Les soixante millions payés aisément par les peuples, par les manières marquées, peuvent bien opérer le premier, mais pour le second, savoir le retour du néant à l’être, il est presque immanquable si l’on s’en tenait à l’exigence fixe des besoins du Roi dans le moment. 

Comme les occasions inopinées d’une dépense non attendue, surtout dans une conjoncture telle qu’elle est aujourd’hui, sont certaines, ce serait manquer de prudence de ne pas compter dessus, et un moyen assuré de revoir plonger la France dans les malheurs dont elle serait à peine sortie. La résurrection d’une infinité de biens, ainsi qu’on a déjà dit, qui auraient reparu sur la foi de cette paix accordée, inviterait trop violemment l’appétit des traitants pour ne les pas porter à faire offre de leurs services, et la fécondité de cette graine replongerait incontinent les choses dans de pareils malheurs que ceux qu’on éprouve à présent. Il leur faut donc ôter toute espérance de retour jusqu’à ce qu’enfin cette semence pernicieuse, cessant d’être arrosée par une pluie continuelle, s’anéantisse tout à fait. Mais cela ne peut arriver, et cet heureux affranchissement ne saurait être ni espéré ni opéré s’il n’y a une garantie continuelle par un fonds extraordinaire qui soit comme un corps de réserve pour les occasions inopinées, et c’est ce qui se rencontrera par quinze ou vingt millions qu’il faut que le Roi lève en revenus réglés par-dessus ses besoins courants, pour se dispenser de rien exiger par les manières pratiquées. Comme ces survenues ne peuvent pas absorber quinze ou vingt millions, à beaucoup près, le surplus de ce corps de réserve ne sera pas employé à de moins heureux effets, tant pour le Roi que ses peuples.

On a dit que cet intérêt courant au denier quatre que le Roi donne aux traitants, et celui que ces mêmes traitants font aux usuriers au denier dix désolent également le royaume que si ce trafic se faisait de particulier à particulier, l’usure outrée ayant toujours ruiné les sujets qui se sont trouvés dans l’obligation d’y avoir recours. Ce fut par ces raisons que les Juifs furent chassés sous le roi Philippe le Bel, quoiqu’ils ne pratiquassent rien d’approchant de ce qui se fait aujourd’hui. On est bien assuré qu’à l’avenir l’établissement d’un revenu certain au Roi bannira cette conduite, parce que comme les traitants n’empruntent utilement au denier dix des usuriers que parce que le Roi leur donne le denier quatre, la cause cessant, l’effet s’en anéantira par conséquent, et on sera bien heureux de replacer son argent comme par ci-devant au denier ordinaire, qui par un achat de terres ou d’autres immeubles, ce qui remettra ces effets en valeur et rendra l’argent moins rare, rétablissant les proportions qui doivent être entre ces deux choses, dont le déconcertement produisait la ruine publique, bien plus que les sommes qui revenaient au Roi des manières qui donnaient lieu à cette malheureuse situation. Mais il ne s’en faut pas tenir à arrêter seulement l’avenir, il faut faire cesser actuellement ce qui peut subsister de cette conduite.

Comme le premier article de ce concordat de levée de quatre-vingts millions à l’ordinaire est que toutes demandes extraordinaires, mêmes encommencées, prendront fin, sans quoi il ne faut pas espérer le paiement de cette hausse de tribut réglé, et qu’ainsi le Roi se trouvera dans l’obligation de faire des intérêts aux traitants pour les avances, lesquelles à la mode ordinaire sont le denier dix, il faut du premier abord que Sa Majesté déclare que comme c’était une vexation qu’on lui faisait de prendre occasion de la nécessité des affaires pour exiger d’elle un intérêt si déraisonnable, ce que la même conjoncture urgente la forçait de donner, présentement qu’elle s’en trouve affranchie, qu’elle n’entend plus payer une pareille usure, mais les réduire toutes au denier quinze, et même celle de la caisse des emprunts, parce qu’elle accorde le même privilège à ceux qui lui ont avancé des deniers empruntés envers leurs prêteurs, qui seront obligés de continuer leurs billets tout autant que Sa Majesté ne sera pas en état de remettre elle-même ces emprunts à leurs débiteurs, ce qu’elle engagera sa parole de restituer toutes les années peu à peu, à quoi une partie de ce corps de réserve sera employé, qui ne sera pas une des moindres utilités qu’en recevra tout le royaume. En effet deux millions de ce genre restitués par le Roi feront que non seulement on ne redemandera pas le surplus, mais même personne, à fort peu près, ne voudra reprendre son argent, et puis la confiance des peuples étant tout à fait remise par le rétablissement des affaires du Roi, on remettra cet intérêt du denier quinze au denier vingt avec les mêmes clauses et conditions, toujours payant quelque chose sur le capital, ce qui fera que dans la suite on priera et il faudra avoir des amis pour n’être pas racquitté, même au denier vingt-quatre, cette sorte de bien, quand la confiance y sera, l’emportant de moitié sur toutes les autres, au lieu que par ce défaut c’était justement le contraire.

Il vient ensuite un excellent usage du ménagement d’une partie de ce corps de réserve, savoir à l’égard des blés dans l’abondance telle qu’est la conjoncture d’aujourd’hui, ce qui produit le même effet à l’égard du corps de l’État qu’une obstruction de sang envers le corps humain, qu’une légère saignée sauve de la mort, sans laquelle il faudrait que le sujet pérît. Comme on a fait une feuille de cette matière, par laquelle on montre invinciblement que la maxime contraire, qui a eu lieu uniquement en France depuis quarante ans, et qui est contraire à celle de tous les États de l’Europe, même les moins féconds, savoir de ne laisser que difficilement ou point du tout sortir les grains à quelque vil prix qu’ils puissent être, est la surprise la plus grossière et la plus funeste que puisse jamais éprouver une monarchie, ce qu’on a expérimenté dans les deux extrémités également dommageables, quoique entièrement opposées, savoir de disette et de vil prix ; comme, dis-je, on en a fait un traité particulier, on y renvoie le lecteur, avec assurance qu’il n’y a point d’homme si perdu d’honneur et de conscience sur la terre qui osât mettre le contraire par écrit, quoiqu’on le pratique tous les jours impunément.

Le remède est aisé, il n’y a qu’à imiter presque toutes les nations du monde, surtout les Romains, tant les anciens que ceux d’aujourd’hui, les Hollandais et les Turcs, quoique gens sans lettres et sans autre politique que celle de la nature : il y a toujours une quantité de blés repostée dans les magasins publics, que l’on emplit ou que l’on vide à proportion de la cherté ou de l’avilissement de cette denrée, par où ces deux extrémités également cruelles, et qui s’enfantent néanmoins réciproquement l’une l’autre, sont conjurées.

En effet l’extrême cherté fait labourer avec profit les plus mauvaises terres, ce qui produit une si grande abondance, d’où s’ensuit un avilissement de prix lorsqu’il n’y a pas d’évacuation ; en sorte que l’on ne peut pas même aménager les meilleures qu’avec perte, ce qui en faisant négliger la plupart, au moins à l’égard des engrais, parce qu’ils coûtent des frais, à la moindre stérilité il arrive un désordre effroyable. Ces deux extrémités seront encore une fois aisément conjurées lorsqu’on les voudra compenser, comme partout ailleurs.

Pour cet effet, il faut établir un prix à peu près fixe auquel les blés doivent être, afin que toutes les terres se puissent labourer avec profit par rapport à la dépense nécessaire pour la culture, aucune contrée dans ce royaume ne donnant cette manne gratuitement, quoiqu’on puisse dire que qui que ce soit de considération ne l’ait jamais ni cru ni pensé, au moins par sa conduite, depuis quarante ans. Et pour trancher court, on estime que la tête de blé doit être à dix-huit francs le setier à Paris et à proportion dans les provinces. Et puis la nécessité de ce prix conçue, on le doit soutenir, ce qui est très aisé, en deux manières : la première, d’en permettre le transport publiquement aux pays étrangers, sans réserve et sans exception, et même sans formalité, ce qui seul fera hausser le prix sans même aucun enlèvement ; et pour calmer la surprise et la colère de ceux qui, ayant vécu dans une maxime contraire, regarderaient cette conduite comme un ennemi du genre humain, et surtout des pauvres, que l’on voudrait faire périr de misère, on maintient au contraire que c’est leur salut qu’on leur apporte ; on n’a qu’à regarder les registres des marchands de Paris vendant l’ouvrage du même monde dans les années 1699 et 1700, que le blé valait dix-sept francs le setier, et l’on verra qu’ils faisaient quatre fois plus de débit qu’à présent, c’est-à-dire qu’ils gagnaient quatre fois davantage, et que la différence du prix du pain avec celui d’aujourd’hui était six fois au-dessous de ce qu’ils profitaient, en l’achetant une fois plus qu’il ne leur coûte dans la conjoncture présente, ce qui prouve la même chose pour les plus misérables ouvriers. Et après tout, quand l’enlèvement se ferait, on maintient qu’il n’irait point à la millième partie de ce qu’il faut pour la nourriture des peuples de ce royaume ; ainsi cela y est tout à fait indifférent quant à la subsistance, mais non pas à la culture de la terre, à laquelle ce transport ferait profit de cent fois davantage que la nourriture ne recevrait de dommage par aucun enlèvement, par les raisons marquées. 

Mais s’il ne se présente personne du dehors à cause de la guerre pour faire cette saignée ou cette évacuation d’une trop grande abondance de sang, il faut que le Roi la fasse comme dans tous les pays du monde où le menu peuple a part au gouvernement. Il est nécessaire que Messieurs les ministres ordonnent que Sa Majesté veut avoir des magasins de blé dans neuf ou dix villes situées sur des rivières à quarante ou cinquante lieues de Paris, et qu’on ait à préparer des lieux pour les y reposter ; comme cette denrée est très délicate et que le moindre mouvement lui en donne un très considérable, peut-être que cela seul la porterait au prix auquel elle doit être, ou tout au plus qu’un achat de deux ou trois cents muids ferait l’ouvrage, parce que le peuple, qui ne raisonne point en matière de rumeurs publiques, grossirait si fort les objets qu’il estimerait dans son idée cet achat mille fois plus fort ; par où les acheteurs se hâtent de faire leur provision de peur que le prix n’augmente, et les laboureurs, n’étant point forcés de vendre une grande quantité de blé à vil prix pour subvenir aux obligations journalières et indispensables du ménage, deux sacs leur rapportant autant d’argent que quatre auparavant, ne feraient pas regorger les marchés de cette denrée, ce qui la met au néant, et ce qui, par une conduite contraire, soutient le taux nécessaire pour cultiver et engraisser toutes les terres, l’une et l’autre extrémité de cherté et d’avilissement naissant d’elles-mêmes.

Ainsi, il est nécessaire de faire comme à un toupin qui est excueilli, n’y point toucher quand il est en grand mouvement, mais lui donner du secours aussitôt qu’il paraît vouloir tomber. On ne croit point qu’il en fallût pour trois ou quatre cent mille francs par an afin de produire ces heureux effets, pour empêcher l’avilissement si préjudiciable, ce qui formerait plus de deux cents millions de rente au royaume sur-le-champ et ne serait néanmoins que la moitié du bien que cette conduite opérerait, parce que dans les années stériles, qui arrivent ordinairement tous les six à sept ans, prenant une manière opposée, savoir, de vendre au lieu d’acheter, cela remettrait à son tour le haut prix du blé à la raison, comme cela se pratique dans presque tous les royaumes du monde. On s’est étendu sur cet article, quoiqu’on l’ait déjà fait une infinité de fois, parce que c’est le plus essentiel de tous et que le sort des blés fait celui de tous les autres revenus tant en fonds qu’en industrie, en sorte que le laboureur vendant à perte, c’est une nécessité que le reste aille de même.

Enfin, comme la misère présente vient de la cherté de l’argent et de l’avilissement des grains, et que les causes qui produisent ces deux pernicieux effets sont également violentes, leur cessation n’exige qu’un moment, ce qui redonnera au royaume sur-le-champ quatre fois plus que les quatre-vingts millions proposés.

Il viendrait à leur tour les liqueurs à l’égard des cruautés qu’elles souffrent de la part des aides, qui excèdent vingt fois ce que l’imagination se peut représenter de plus horrible, n’y ayant jamais eu de ravages faits par les plus grands ennemis dans un pays de conquête qui en aient approché, puisque, quelque destruction qu’ils causent, cela n’a qu’un temps, et les terres se rétablissent après que l’inondation est passée. Mais il n’en va pas de même des droits d’aides : après qu’ils ont obligé la moitié des villes du royaume de demeurer en friche par des tributs exorbitants accompagnés de servitudes encore plus violentes, on les redouble sur le restant pour leur faire prendre encore plus vite le même chemin ; de sorte que les deux tiers du royaume ne boivent que de l’eau, à ordinaire règle, pendant qu’on anéantit partout les liqueurs, et que ce qui croît dans une contrée étant donné presque pour rien, est vendu dix fois davantage par les traitants que le prix qu’il leur coûte dans le pays voisin, quoique ce qui vient de la Chine et du Japon n’augmente que des trois quarts quand il est arrivé en France. Et de la cause de ce beau ménage qui coûte plus de quatre cents millions au royaume, ce qui est aisé à compter par la supputation d’une seule élection, il n’en revient pas plus de seize à dix-sept millions au Roi par an que l’on lui paierait au triple et même par avance, s’il lui plaisait les remettre en autre assiette qui allât directement en ses mains, mais ce qu’il faut plutôt souhaiter qu’espérer, quoique cet établissement n’exigeât pas deux heures de travail. Ce serait à cette fois qu’on dirait qu’on veut renverser l’État, bien que ce fût justement le contraire, et que tout étant renversé à l’égard des liqueurs, comme il en faut convenir à moins que de se fermer les yeux et renoncer à la raison, tout se trouverait rétabli à cet égard, c’est-à-dire la fortune de près de quinze millions de créatures et du Roi par conséquent, mais non pas celle de cinq cents personnes au plus qui vivent et s’enrichissent de la destruction de tous les deux, ce que l’on n’oserait nier, étant constant que ce sont elles qui ont fait arracher les vignes.

Cependant, comme par le concordat passé au commencement de ce mémoire on n’oserait toucher à cet article, parce que ce serait en demander trop de vouloir vérifier en tant de manières que le contraire ou la destruction de ce qui s’est pratiqué, même avec applaudissement, depuis quarante ans, est cela même qui rétablirait sur-le-champ une richesse immense au Roi et à ses peuples, on fait grâce quant à présent à celui-ci. Toutefois, on peut donner quelque secours à l’aide de ce corps de réserve et du consentement des traitants même, dont les plus éclairés conviennent qu’il leur serait avantageux et à leurs fermes que les droits ne fussent pas si exorbitants en de certains endroits, parce que la quantité du débit que cela apporterait, regagnerait et surpasserait même la prétendue diminution du tribut ; ce qui n’est que trop vérifié par l’exemple du passé, étant constant que dans de certaines villes, il s’y débitait jusqu’à soixante mille pièces de vin lorsque le droit d’entrée n’était qu’à cent sols, et puis ayant haussé jusqu’à vingt-cinq livres, cette consommation a été réduite à la sixième partie, c’est-à-dire à dix mille pièces ; par où on voit la grande perte que cette conduite cause au Roi, aux traitants, et encore davantage au peuple, ce qui retombe pareillement sur le prince, à l’égard des autres impôts qui n’ont point d’autre principe que la culture des terres, comme celle-ci reçoit son destin de la seule consommation, sans quoi il faut tout abandonner, comme il arrive aujourd’hui.

Il y a quatre ans qu’à Paris il s’y vendait toutes les semaines, le droit du Roi n’étant qu’à un sol pour livre, pour cent mille écus de volailles et gibier ; et cette année que l’on a exigé deux sols six deniers, cette vente a été réduite à la sixième partie, comme il est aisé de vérifier. On prétend que les lettres et le sel ont reçu le même sort par les mêmes causes, ce qui est si bien conçu, encore une fois, par les traitants habiles qu’ils font remise eux-mêmes en quantité de lieux d’une partie de leurs droits, voyant par expérience que sans cela il n’y aurait aucun débit et qu’ils perdraient par conséquent tout, ainsi qu’il est aisé de voir par les contrées limitrophes où l’on n’use pas de ce tempérament.

Que si donc le Roi, de leur consentement, voulait bien faire une modification générale des droits d’aides, comme par exemple réduire quatre généralités, savoir celles de Rouen, Amiens, Caen et Alençon, qui paient le quatrième, c’est-à-dire le troisième denier, et le remettre au huitième, comme par tous les pays d’aides, le Roi et les traitants y gagneraient le double, et le peuple dix pour un, surtout dans une année abondante comme est celle qui se présente, où constamment on ne retirera pas dans les trois quarts des liqueurs les frais de l’approfitement, pendant néanmoins que la plupart des peuples ne boiront que de l’eau à la manière accoutumée si on n’y apporte du changement, ce qui est très aisé et n’exige qu’un instant.

Il faudrait pareillement diminuer de moitié les entrées des villes franches, dont le prix excède deux fois celui de la denrée, ce qui ne s’appelle point un tribut mais une confiscation, et obliger les traitants, en quelque nombre qu’ils soient sur un même lieu, d’avoir tous leurs commis dans un même bureau à chaque porte, qui serait ouvert depuis le matin jusqu’au soir pour expédier les voituriers sur-le-champ ; le contraire, qui se pratique avec un cérémonial effroyable, de faire tarder hommes et chevaux des journées entières pour cette expédition dans des cabarets en dépense, le tout afin de parvenir à une confiscation, emporte tout le profit qu’il peut ou pourrait rester, les droits payés.

Il serait nécessaire aussi qu’à chaque bureau il y eût un tableau visé par l’intendant, où tous les droits fussent marqués sur chaque genre de liqueur, le tout, quant à présent, dépendant de la bonne foi des commis, parce que personne n’y connaît rien. Il y a tel droit, comme celui de jauge et courtage, qui, n’allant qu’à peu de chose, coûte infiniment par le retardement que cela apporte à la voiture pour la discussion, la justesse mathématique, telle qu’on l’exige dans les futailles, étant absolument une chose impossible naturellement, et dans la construction et dans la mesure, et deux jaugeurs différents ne se sont jamais rencontrés dans la jauge du même vaisseau, ce droit n’ayant jamais été inventé que pour vexer ; et le rachat ou le remboursement trouverait place avec l’agrément dans le corps de réserve ci-devant marqué, ce qui produirait un bien infini, sauf, quand les contraventions seraient violentes, à prendre d’autres mesures telles que l’on fait dans la police.

Et pour les réductions du quatrième au huitième dans les généralités marquées, et diminutions d’entrées dans les villes franches, bien qu’il ne fallût aucun dédommagement aux traitants par les raisons que l’on a dites, cependant on veut bien supposer le contraire pour un moment et le leur promettre tel qu’il y écherrait, et non pas tel qu’ils le demanderaient, leur bonne foi là-dessus n’étant que trop connue : témoin ce qui se passa il y a trois ans où, sur une diminution de moitié de droits de sortie sur de certaines manufactures du royaume accordée par Monsieur le Contrôleur général, ils ne demandèrent pas moins que quinze cent mille livres de dédommagement par an, et cela sur des mémoires très certains qu’ils présentaient ; il leur fut même accordé huit cent mille livres acompte jusqu’après plus ample information par une personne du Conseil très bien intentionnée à qui cette discussion fut renvoyée, mais très peu versée sur de pareilles matières ; comme cela n’allait à rien moins que de faire révoquer la remise, des gens très éclairés dans le détail, surtout un fameux négociant, firent leur soumission de payer le surplus de ce prétendu dédommagement passé cinquante mille francs, ce qui fut exécuté, en sorte que de part et d’autre la méprise était sur trente parts de vingt-neuf ; par où l’on peut juger de la malheureuse situation des peuples, et même du Roi, de voir que leurs intérêts sont à la merci d’une pareille bonne foi et de semblables lumières.

Cependant cet adoucissement de droit d’aides qu’on demande est d’une si grande utilité pour les peuples que l’on veut bien supposer qu’il faille une défalcation aux traitants, et que comme on n’a rien pour rien en nul pays du monde, cette remise serait remplacée en autre assiette, savoir sur les fonds privilégiés de ces quatre généralités, soit nobles ou ecclésiastiques, ainsi que sur les roturiers, en mettant un sol pour livre sur la valeur de ce qui est exploité par les gens exempts, et six deniers sur les autres par-dessus leurs anciennes cotes ; le fruit qui en viendra fera plus que quadrupler cette exigence, parce que personne ne sera contraint de voir périr ses liqueurs ni d’arracher ses vignes, non plus que de boire de l’eau, comme il arrive à une infinité de gens aujourd’hui, ce qui fait la misère de la France, et non la quantité des impôts pris absolument, puisqu’ils sont beaucoup au-dessous de ceux que levait le roi François Ier, où les manières que l’on propose étaient pratiquées, qui sont celles de tous les royaumes du monde hormis la France depuis quarante ans seulement, où les choses sont dans un excès qui fait horreur à Dieu et aux hommes.

Il ne faut point que les nobles privilégiés disent qu’on les veut mettre à la taille et que c’est déroger à leur exemption, puisqu’il est ridicule de se former une autre idée des impôts que par rapport aux biens, tous les tributs se levant sur les facultés et non sur les personnes, lesquelles, dénuées de cet accompagnement, ne devraient assurément qu’autant qu’elles auraient apporté en venant au monde, c’est-à-dire rien du tout. Ainsi, quelque nom que l’on donne à un tribut et qu’il soit exigible sur la personne ou sur les biens, c’est uniquement au seul bien à tout payer. Or c’est s’abuser très grossièrement de croire sa personne fort privilégiée lorsque, ne demandant rien en qualité d’homme, on ne s’adresse qu’aux biens que l’on accable absolument, comme il arrive par les aides. En sorte que, pour refuser ce parti, il faut supposer qu’une personne raisonnable passera sa déclaration qu’elle ne veut pas payer un sol pour livre du revenu de sa vigne, mais qu’elle aime mieux que le vin qui y croît paie dix sols pour livre au moins et jusqu’à vingt et trente, qui est le sort qu’ont souffert toutes celles qu’on a été obligé d’arracher, ce qui est néanmoins la situation présente, quoiqu’on ait la témérité de traiter de visionnaires ceux qui viennent combattre de pareilles dispositions, en leur objectant qu’ils veulent renverser l’État et qu’il faut au moins que la paix soit faite pour cesser de mettre tous les jours le royaume en friche. Cependant tout ceci n’est avancé que comme œuvre de surérogation, pour voir si les Messieurs les ministres ne seraient point tentés de rendre leur ouvrage plus parfait sans davantage de mouvement ; que s’il ne leur plaît pas de prendre ce parti, on s’en tient aux deux articles de taille et de capitation qui ne laisseront pas de produire les effets marqués, c’est-à-dire les quatre-vingts millions nécessaires au Roi. Et quand il faudrait tailler encore plus haut, surtout à la capitation, ce serait une imprudence au peuple de le refuser, puisque les besoins du prince étant d’une nécessité absolue, rejeter les manières commodes pratiquées dans tous les États du monde, c’est se condamner à en éprouver de plus désolantes, comme il n’est que trop arrivé.

Enfin qui que ce soit ne refuse de se laisser couper le poignet pour sauver le corps ou sa vie ; et si, au lieu du poignet, il en fallait faire autant du bras, et même de tous les deux, ce serait un péché que de ne pas prendre ce parti : tout impôt qui ne lève qu’une partie, pourvu qu’il soit général et nécessaire, ne peut être refusé sans crime, tout comme, lorsqu’il enlève tout, il ne peut être regardé qu’avec horreur. Cependant le refus du premier donne lieu au second depuis quarante ans en France, ce qui ne peut être innocent dans la personne de ceux qui ont refusé et refusent tous les jours leurs justes contributions ; de quoi ils sont punis dès ce monde, ainsi qu’on a fait voir par les chapitres précédents ; et le contraire arrivant, quoique peut-être malgré eux, ce sera leur procurer un très grand bien par la solidité d’intérêt que toutes les conditions ont les unes avec les autres, ainsi que toutes les denrées, et même toutes les provinces. Ce qui fait conclure cet article en soutenant qu’on ne peut rejeter ces dispositions non seulement sans renoncer à la raison, mais même sans se charger d’un très grand crime ; de quoi il ne faut point d’autres marques qu’outre que le sens commun, même le plus grossier, le dicte aux nations les plus barbares, la pratique unanime de tous les peuples prouve invinciblement que cette conduite est une action aussi naturelle que toutes les autres qui sont communes avec les bêtes.

Au reste, comme le sort de la France, dans la conjoncture présente, est un vaisseau qui navigue dans une mer remplie de bancs et d’écueils, et qu’il faut par conséquent avoir toujours la sonde à la main pour avancer et reculer à chaque moment, suivant que ce que le plomb rencontre menacerait du naufrage, la facilité du rétablissement du royaume, qui avait cru se pouvoir passer de toucher aux aides, quelque pernicieux qu’en soient les effets, afin de ménager en quelque manière les ennemis de son opulence, se résilie de cette déclaration par ce qui vient d’arriver.

Le mois de mai est absolument un temps de crise pour la fertilité ou stérilité dans la plupart des provinces. Or, comme il promet une grande abondance de vins et de blés, on peut avancer avec certitude que cette richesse qui devrait rendre l’État opulent est ce qui causera sa misère si on n’y donne ordre, comme cela est facile puisqu’il en arriverait comme en l’année 1677, où les vignerons ayant voulu abandonner leurs vins apportés en une ville considérable, pour être quittes de l’impôt qui excédait le prix qu’ils en trouvaient, les traitants ne voulurent point accepter le marché et prétendirent qu’il fallait que le bateau répondît de leurs droits.

Comme les blés recevraient à peu près le même sort, et qu’ainsi ces deux mannes primitives mettant par leur anéantissement les fermiers dans l’impossibilité de rien donner à leurs maîtres, il serait de la dernière absurdité de tailler sur quatre-vingts millions de hausse de tributs dans une pareille situation, à moins que de tirer quelque quantité de sang au corps de l’État qui purifie le reste, comme on fait au corps humain lorsqu’il étouffe le sujet, ainsi qu’on a déjà dit à l’égard des blés. C’est ce qu’on fera avec d’autant plus d’avantage dans l’État qu’au lieu que, dans le corps humain, le sang qu’on tire est entièrement perdu, dans cette rencontre l’évacuation qui perfectionnera toute la masse se fera à pur profit, c’est-à-dire que ceux qui ne se soutenaient qu’avec de l’eau boiront des liqueurs.

Pour cet heureux effet, on ne prétend toucher qu’aux quatre généralités marquées, savoir Rouen, Amiens, Caen et Alençon, lesquelles seules ont le droit de quatrième, c’est-à-dire le troisième dans le débit, ce qui est une vraie confiscation et non pas un tribut, comme l’expérience n’a que trop vérifié, ayant réduit cette consommation à la dixième partie de ce qu’elle était, c’est-à-dire que le Roi n’en a pas tiré la dixième partie de ce que cela a fait périr de biens ; le tout depuis quarante ans seulement, parce qu’auparavant ce temps, ce droit étant entre les mains de particuliers qui eurent l’imprudence de l’acquérir dans ces quatre contrées, et non pas le laisser rédimer par les peuples pour peu de chose, comme partout ailleurs, ils ne l’exigeaient qu’au quart de son établissement, sachant bien, comme c’étaient la plupart les propriétaires des terres, que ce fût été tout perdre que d’en user autrement. Mais le Roi s’en étant emparé depuis 1660 sans nul remboursement, ni même qu’on en demandât puisqu’il n’en échéait aucun, les traitants entre les mains de qui on le mit, n’ayant que l’intérêt de leur fortune et non pas celui du pays, y apportèrent la dernière rigueur, jusqu’à faire défendre que l’on ne pût aumôner des liqueurs aux pauvres malades, mais qu’on fût tenu de leur donner de l’argent pour en aller acheter dans les cabarets souvent éloignés de deux ou trois lieues dans les campagnes.

Ainsi on ne doit pas s’étonner si, de compte fait, il y a pour deux millions quatre cent mille livres de perte par an sur les seules vignes de l’élection de Mantes, par une cause générale qui prouve également partout le reste du royaume, par cette solidité et parité d’intérêt si constantes entre toutes les mêmes denrées d’un État. Ces pernicieux effets sont plus ou moins grands que l’année se rencontre féconde, car lorsque la stérilité enchérit la marchandise, il y a moins de disproportion entre l’impôt et le prix ; ainsi ces horreurs sont moins sensibles, quoiqu’elles le soient toujours absolument en quelque temps que ce soit. Mais dans l’abondance telle qu’elle se présente, c’est la dernière des désolations, puisqu’on abandonne la plus grande partie des liqueurs sans les vouloir approfiter par une augmentation de frais qui seraient également perdus, quoiqu’on ne boive que de l’eau, à ordinaire règle, dans plusieurs endroits de ces mêmes contrées.

À ce désordre de ces quatre généralités, celui des droits d’entrée dans cinq ou six villes au plus, se rencontrant exorbitant, achève de tout perdre ; ainsi il faut y remédier ou tout abandonner. Mais comme la Providence ne permet guère de malheurs qu’elle ne fournisse en même temps le remède, celui qui est nécessaire en cette occasion, et non de simple bienséance, comme on semblait avoir marqué ci-devant, ne déconcertera en rien le cartel marqué, savoir que le rétablissement de la France n’exigera qu’un travail de trois heures sans rien déranger, ni congédier aucuns traitants ordinaires, quoique ce soit une nation qui semblerait moins exiger de ménagement.

On déclare que si les fermiers des aides, dans ces quatre généralités, ne veulent pas continuer leurs baux au prix contracté, parce que le quatrième sera réduit au huitième et les entrées des villes non taillables à la moitié, exigibles depuis le matin jusqu’au soir en un seul bureau à chaque porte, où tous les fermiers, en quelque nombre qu’ils soient, auront tous leurs commis pour partager au sol la livre sur le pied de cette réduction, où il y aurait beaucoup à gagner pour eux, plusieurs des plus éclairés l’ayant autrefois demandée sans la pouvoir obtenir, on a des gens très solvables tout prêts à prendre leur marché et même leur donner les dédommagements qui écherront, parce qu’il y aura autant d’honneur et de piété à se rendre partisan pour soulager les peuples et enrichir le Roi qu’il y avait de honte et de crime à n’embrasser cette profession que pour proposer des hausses à tous les baux, ainsi qu’il est arrivé depuis quarante ans, ce qui en fait l’horreur et non pas la qualité de fermier du Roi, laquelle, sans cela, ne serait que très honorable.

C’est un marché sans peur puisque l’expérience ayant appris que l’augmentation des droits a baissé la consommation des liqueurs au moins sur six parts cinq, leur suppression produira le même effet d’une façon tout opposée, avec cette différence que dans l’une, il fallait combattre la nature qui rend les armes le plus tard qu’elle peut et ne saurait être étouffée qu’à la longueur du temps, et dans l’autre il n’est question que de laisser agir cette même nature, ce qui n’exige qu’un moment. Ainsi la misère à cet égard a été quarante ans à venir à son comble, toujours par degrés, en défendant le terrain pied à pied, et l’on met en fait qu’il ne faut qu’un instant pour rétablir la plupart des sinistres effets de cette malheureuse conduite.

Ce soulagement ou cette saignée de ces quatre généralités purifiera constamment le reste de cette denrée qui est presque partout dans un pareil avilissement dans les années abondantes, parce qu’outre la solidité d’intérêt ci-devant marquée, il y a une attention particulière à faire, savoir que les liqueurs des provinces du milieu du royaume, comme la Bourgogne et la Champagne, l’Orléanais et l’Anjou, ressemblent en quelque manière aux rivières qui, naissant dans ces contrées, coulent toutes vers la mer ; or, si à leur embouchure on mettait une digue qui les empêchât d’y décharger leurs eaux, elles submergeraient aussitôt toutes les campagnes, et l’inondation remonterait jusqu’à leur source, bien que l’on n’y eût rien pratiqué de singulier ; tout comme, pour y remédier, il ne faudrait pas travailler sur le lieu, mais à plus de cent lieues, savoir, en ôtant la digue où le mal aurait pris son principe. De même, si dans la petite Bourgogne et la petite Champagne on voit souvent regorger les liqueurs, c’est-à-dire qu’on les donne à un sol la mesure, ce n’est pas qu’absolument le mal ait pris naissance sur le lieu, mais c’est qu’en Normandie et en Picardie, où est l’embouchure, cette même mesure se vend vingt-quatre à trente sols, ce qui en faisant consommer six fois moins qu’il ne serait possible, cela forme une digue qui inonde tout le pays et remonte jusqu’à la source. Ce n’est donc point sur la Picardie ni sur la Normandie à proprement parler que ces droits exorbitants ont été établis, puisqu’il n’y croît que peu ou point de vins, c’est sur la Champagne et la Bourgogne, et généralement sur toutes les provinces du royaume. Ainsi, en dégageant l’embouchure, on arrête l’inondation de toute la France, et on rétablit une opulence générale qui met les peuples en état de secourir le Roi, sans quoi il n’y faudrait pas songer puisque, comme le Roi ne veut avoir de l’argent que pour procurer des denrées à ceux à qui il le remet, ses peuples pareillement ne lui peuvent rien payer que par la vente de ces mêmes denrées, dont la ruine et le rétablissement font absolument la destinée des tributs, quoiqu’on ait faussement pensé ou pratiqué le contraire depuis quarante ans, comme il n’est que trop public.

D’ailleurs, pour conclure, on dira que les esprits sont souvent comme les corps dans leurs maladies : il y a telle indisposition, quand le mal est pressant, qui demande un remède présent dans le moment. Ainsi, quoiqu’il revînt un très grand bien au peuple de la cessation des affaires extraordinaires qui anéantissent tous les fonds, et de la dispense de l’injustice et du désordre des tailles, l’une et l’autre ne sont pas d’une sensibilité générale, parce que, pour la première, il faut du temps pour rétablir la confiance, et pour l’autre, les gens des villes sur qui tomberait la hausse de la capitation ne sont pas également instruits des horreurs de l’économie de la taille pour concevoir sur-le-champ le grand bien du changement ; ceux d’ailleurs que leur privilège ou leur vexation semblait mettre à couvert, auront peine à y comprendre leur utilité, quoiqu’elle y soit effective ; mais pour le désordre des aides et des liqueurs, on peut dire que, comme tout le monde participe également à leurs pernicieux effets, depuis le plus grand seigneur jusqu’au moindre artisan, il n’y a qui que ce soit qui ne comprenne et n’expérimente sur-le-champ personnellement que sa quote-part des quatre-vingts millions nécessaires pour abattre ces monstres ne sera pas la quatrième partie de ce que leur destruction lui aura rétabli de biens dans le même moment. C’est sur ce fondement que l’on persiste à toutes les conclusions ci-devant prises, en soutenant que ce que le sens commun dicte et ce qui se pratique chez toutes les nations du monde ne peut passer pour vision, mais bien le contraire, quoiqu’encore une fois il ait été pratiqué jusqu’ici, n’y ayant que ce seul moyen de rétablir et sauver le royaume.

CHAPITRE VI

OBJECTIONS ET RÉPONSES

On pourrait finir ce mémoire s’il ne fallait répondre par avance aux objections qui se pourront faire, seulement par le discours, contre ces dispositions, parce que les paroles n’engagent à rien et ne tirent à aucune conséquence, quoiqu’elles ne laissent pas d’imposer aux simples et aux flatteurs qui règlent leurs sentiments sur ceux des personnes en place ; mais on maintient qu’il n’y a qui que ce soit qui osât rien écrire contre le règlement qu’on propose, dans la certitude qu’outre qu’il se rendrait ridicule, rien ne contribuerait tant à le faire admettre que les défenses qu’on apporterait pour le maintien de la situation présente.

On va relever les contredisants de la peine de faire des objections sans en oublier aucune, en sorte que si quelqu’un les trouve de son goût, il n’aura qu’à les signer. Elles se réduisent toutes à trois : la première, que les manières pratiquées à l’égard des impôts sont utiles et les plus avantageuses au Roi et au public, et par conséquent qu’il ne faut rien changer. La seconde, que, supposé qu’il fallût du changement, on ne le peut tenter sans renverser l’État et jeter un produit certain au péril de se perdre sur des propositions fort douteuses. Et la troisième, enfin, que la conjoncture de la guerre présente ne peut admettre aucun mouvement, l’État étant en quelque manière un corps malade envers lequel il ne faut pas user de purgatif violent, mais attendre qu’il ait repris sa convalescence, et par conséquent ses forces, pour en faire sortir toutes les mauvaises humeurs. Toutes les trois sont absolument ridicules et entièrement fausses, d’un degré qui fait horreur aux lumières de l’homme tant qu’il n’y a que de la méprise qui s’en soit mêlée, comme ç’a été par ci-devant ; d’où il s’ensuit qu’il faut une corruption de cœur effroyable pour y persévérer après une entière connaissance de cause, comme on peut assurer que ces mémoires ont produit cet effet envers tous ceux qui n’ont pas d’intérêt d’être aveugles.

Pour le premier, savoir que les manières pratiquées sont excellentes et qu’il n’y faut rien changer, il faut dire pour le soutenir que la bonne façon de lever les tailles est de n’y observer aucune justice, de ruiner tous les malheureux et les indéfendus les uns après les autres pour exempter les riches et les puissants, afin que, ceux-là étant anéantis, tout le fardeau retombât sur les privilégiés, qui les accable à leur tour quand ils ne le seraient pas d’avance par l’anéantissement des denrées excroissantes sur leurs fonds qui demeurent en non-valeur, faute d’acheteurs qu’on a détruits, et à qui c’est un crime irrémissible de faire aucune dépense par les raisons marquées, quand même ils en auraient le pouvoir.

Il faut ajouter qu’il est besoin de vendre les poutres, les sommiers et la charpente des maisons lorsqu’il n’y a plus de meubles pour satisfaire à l’impôt, sans parler des ustensiles dont un malheureux gagne sa vie, jusqu’au pain prêt à manger et au drap mortuaire aumôné à un homme insolvable que l’on a vu dépouiller pour le paiement de l’étape, qui se prend auparavant tout. Il est encore nécessaire d’ajouter qu’il est à propos de maintenir les choses sur ce pied, parce que par là la taille devenant insuffisante pour satisfaire aux besoins du Roi, on est obligé d’avoir recours à des affaires extraordinaires qui, enlevant assez souvent tout ce qu’un homme a vaillant, comme un officier, mettent tous les autres dans l’attente d’un pareil sort et par conséquent tous les immeubles à rien, ainsi que les revenus, par une cessation de toute sorte de dépense, pendant que l’argent seul, qui a uniquement la faculté de se garantir de l’orage, prend un prix excessif formé du débris de tout le reste, ce qui l’oblige de se cacher et d’arrêter son cours, contre sa nature, qui est de toujours marcher, et de refuser pareillement son ministère au commerce dont, étant le lien, il ne lui peut manquer sans qu’il tombe tout à fait, qui est la ruine d’un État, bien que ce soit aujourd’hui la situation de la France.

Afin de défendre les aides, il faut encore renforcer de hardiesse, pour ne pas dire un mot plus violent, et dire que c’est parfaitement bien entendre les intérêts du Roi et de ses peuples que d’avoir fait arracher, ce qui se continue tous les jours, pour deux cents millions de rentes de vignes et d’arbres qui produisent les liqueurs, cette quantité étant aisée à supputer par le déchet arrivé à une seule élection ; que, pour arriver à une fin si utile, ç’a été très bien fait que de mettre des impôts sur cette denrée excédant en bien des endroits trois ou quatre fois sa valeur, en sorte que la marchandise ayant voulu quelquefois être abandonnée avec la futaille en pure perte pour être quitte du tribut, les traitants refusèrent le parti par le grand dommage qu’ils en recevraient et voulurent que la voiture ou le bateau fût de cet honnête marché, faisant grâce de la personne, qu’ils s’abstenaient de faire emprisonner ; que, pour maintenir les choses dans une si heureuse situation, il faut jusqu’à dix-sept déclarations sur les liqueurs en certaines villes avant que de les pouvoir faire entrer, et un paiement à cinq bureaux différents (quoique pour le même prince et sur la même marchandise), lesquels n’ouvrent ni à toutes heures ni en tout temps, mais font séjourner des voituriers des journées entières avec une dépense effroyable de leurs équipages, ce qui opère si bien que le même vin que l’on donne pour un sol la mesure dans une province, c’est-à-dire pour moins qu’il ne coûte à exploiter, se vend dans la contrée voisine vingt et vingt-quatre sols, quoique ce qui vient de la Chine et du Japon n’augmente que des trois quarts arrivé en France. En sorte, quoique ce soit une maxime certaine chez toutes les nations du monde que qui que ce soit ne peut rien payer que par la vente des fruits de ses fonds ou du travail de ses mains, c’est tout le contraire en France depuis quarante ans à l’égard des impôts, et on n’a point trouvé de moyen plus court et plus certain pour faire recevoir de l’argent au Roi que d’anéantir cette même vente à vingt de perte pour un de profit, et souvent rien du tout.

Pour la capitation, dont le dessein était de remplacer les affaires extraordinaires, l’économie qu’on y a établie est cause que cette intention a été renvoyée bien loin de son compte, et pour soutenir, comme il serait nécessaire afin de suivre les mêmes errements, savoir que cet impôt est dans la dernière perfection, il faut avancer que la cote d’un seigneur de paroisse qui a cinquante mille livres de rente et même davantage, doit être la même que celle d’un autre qui n’en possède que la trentième partie avec quantité de dettes, le même déconcertement se rencontrant dans toutes les classes ; par où il arrive que le Roi n’est pas secouru à dix fois près comme il devrait et pourrait être par une partie de ses sujets sans les incommoder, pendant que l’autre en est absolument accablée.

Voilà le portrait de la France, qui a autant de témoins vivants qu’il y a d’hommes dans le royaume, sans une infinité de muets qui sont les terres en friche ou mal cultivées et les maisons des campagnes par terre. Et voilà enfin la situation qui tombe en charge aux défenseurs des manières pratiquées de soutenir ; comme ils ne peuvent pas les approuver sans renoncer à la qualité d’homme, on va passer au second article, qui est le prétendu péril dans le changement.

L’autre article ou la seconde objection, savoir que l’on ne peut apporter aucun changement à la situation présente, telle qu’on la vient de décrire, sans renverser l’État : il y a dans cet énoncé un si grand attentat au sens commun qu’on veut bien ne lui pas faire le même outrage en s’arrêtant à le combattre. On dira seulement que d’oser avancer que l’on ne peut cesser de priver tous les jours une infinité de gens de leurs biens sans nulle apparence de justice, puisque la quote-part des tributs n’a jamais été la dépouille entière d’un sujet, sans causer un bouleversement au royaume, est la même chose que si l’on proférait que l’on peut équitablement faire mourir un homme en qui il ne se trouverait pas la moindre apparence de crime, et que l’on ne lui pourrait pas sauver la vie sans mettre le pays en danger, quoiqu’il n’eût jamais conspiré ni rien tenté contre le bien public.

C’est pourquoi on passe à la troisième, qui est la conjoncture de la guerre, que l’on allègue en désespoir de cause comme une juste raison de produire ces violences à la nature et à l’équité, qui vertit entièrement dans la suite au dommage du prince. On dira du premier abord que ce discours est aussi pitoyable et aussi ridicule que le reste, parce que, pour qu’une cause agisse et produise des effets, il faut qu’il y ait de la proportion et de la relation immédiate entre l’agent et le sujet. Or, entre les guerres qui se font dans les contrées étrangères présentement et les règlements nécessaires pour le gouvernement interne du royaume, il n’y a absolument rien de commun ni de relatif : les troupes ennemies qui sont dans ces contrées éloignées ne tiennent point la main ni la tête de Messieurs les ministres pour les empêcher de régler, d’ordonner et de signer, non plus que celles des peuples pour être un obstacle au paiement. Il est encore une fois absolument ridicule de dire à un homme de qui on vend les ustensiles dont il gagne sa vie, les poutres et les sommiers de sa maison pour le paiement d’une taille six fois plus forte qu’il ne doit porter, pendant que son voisin ne paie presque rien, ce qui le ruine également dans la suite par les causes marquées, que l’on en use de la sorte à cause d’une guerre éloignée de deux cents lieues. Il faudrait ajouter en même temps à ce beau raisonnement que l’on déclarerait à ce malheureux que l’on lui ferait justice d’abord que la paix serait faite et que les troupes serait revenues d’Italie et d’Espagne.

Pour la capitation, il est encore d’un plus grand degré d’absurdité d’attendre à la régler, en sorte que le Roi en reçoive les secours nécessaires, qu’il n’y ait plus de guerre et que ce qui doit cesser avec elle ne peut être parfait qu’après qu’elle aura fini, et que, jusqu’à ce temps, il doit être si défectueux que, n’atteignant pas à la moitié des besoins du Roi, on est par là mis dans l’obligation d’avoir recours aux affaires extraordinaires qui produisent les effets marqués, c’est-à-dire qui détruisent dix fois plus de biens et de sujets que ne pourraient faire quatre années de victoires continuelles des plus grands ennemis de l’État, mettant tous les jours les peuples au désespoir, y ayant une infinité d’exemples de personnes mortes à la signification d’une taxe excédant tout leur vaillant, et d’autres, même, qui ne s’en sont pas rapportées à la maladie et se sont procuré la mort de leurs propres mains.

Voilà la situation que l’on prétend ne pouvoir être altérée sans mettre le royaume en danger, et qu’il faut attendre que la paix soit faite pour y donner atteinte, pendant que c’est justement le contraire, et que le moindre délai après connaissance de cause ne puisse être innocent ni devant Dieu ni devant les hommes, n’y ayant point de journée exempte de ces désastres, en sorte que d’en gagner une seule c’est procurer un bien infini ; par où on peut voir les conséquences et ce qu’on doit penser de la réclamation d’un délai de plusieurs années pour continuer de pareilles manières, supposé que la matière ne manque pas tout à fait, puisqu’il n’y a que Dieu d’infini.

Pour conclure à combattre un raisonnement si éloigné de la raison, on est persuadé que ceux qui s’en servent seulement dans le discours, aucun n’osant le mettre par écrit, ou errent absolument au fait, ce qui s’appelle ne savoir ce qu’on dit ni de quoi il est question, ne pensant rien moins que ce qu’ils expriment, ou sont persuadés que l’autorité et le crédit dispensent des lois de la raison et du sens commun.

Les adoucissements que l’on pourrait souhaiter aux aides sont de la même nature que le règlement que l’on demande pour les tailles et la capitation, et les oppositions qu’on y apporte sont de même nature, excepté qu’on attaque les fermes ordinaires, et quoique les traitants y gagnassent par le surcroît de consommation, ils ne souffriront jamais que l’on fasse expérience de ce qu’il y a à gagner à les dispenser d’une partie de leurs fonctions, ce qui pourrait attirer leur congé tout entier, que l’on maintient en leur laissant même les gabelles, qui apporterait un produit au royaume de plus de huit cents millions de rente, c’est-à-dire encore une fois en consommation de denrées, qui seules forment la richesse ainsi que la félicité de la vie ; c’est pourquoi on les laisse en repos, et on s’en tient, si Messieurs les ministres ne veulent pas accorder davantage, quoique cet ordre n’exigeât pas un plus grand fracas, à demander un règlement pour la taille et la capitation, lequel joint avec la cessation des affaires extraordinaires, feront plus que dédommager les peuples de quatre-vingts millions de hausse que l’on propose.

Sur quoi on fera encore une reprise de la prétendue opposition de la guerre, savoir que si elle avait la moindre apparence, ce serait aux peuples, à qui il tombe à charge de payer, à l’alléguer, et non pas aux personnes dont le seul emploi est de recevoir, le même ridicule se rencontrant dans cette conduite que si le porteur d’une lettre de change la protestait sur l’incapacité par lui supposée de la payer par le sujet sur qui elle serait tirée, qui eût fait signifier précédemment qu’il est prêt de la payer à tous jours et heures. C’est la situation des peuples à l’égard du ministère depuis quarante ans : ils disent qu’ils sont prêts de payer les quatre-vingts millions aux conditions marquées, ce qui ne sera pas le quart de ce que leur procurerait la permission ou la vente libre de leurs denrées ; et ceux qui n’ont d’autre rôle à jouer que de recevoir repartent que cela leur est impossible, ou qu’il faut attendre au moins que la paix soit faite, et que, sans parler de la taille et de la capitation, on ne pourra jamais transporter librement des liqueurs d’une province de France où elles croissent ou se perdent, en une autre où l’on ne boit que de l’eau, tant qu’il y aura des troupes à deux cents lieues de ces contrées.

Le prétendu fracas d’une si grande hausse d’impôts ou la crainte d’une espèce de sédition est la chose du monde la plus chimérique après les expériences de la soumission aveugle que les peuples du royaume ont pour leur prince, c’est-à-dire la tranquillité avec laquelle ils ont souffert qu’on les ruinât, et lui par conséquent ; mais si, par impossible, on pouvait rien attendre de pareil, ce serait de la situation présente, puisqu’on accable les pauvres, par où l’on sait que commencent les séditions. Mais de prétendre que les prétendus riches et ceux qui ont à perdre entreprennent rien de mal à propos, lorsque l’on ne fera rien que de très juste à leur égard et que ce qui se pratique dans toutes les nations du monde, surtout en Angleterre, dont on connaît le caractère, c’est avoir peur de son ombre.

Pour conclure, on maintient que de tout point on peut dire que l’on ne veut pas le règlement qu’on propose, mais non pas prétendre en apporter la moindre raison qui ait la seule apparence de sens commun, et qu’il en arrive dans cette cause comme dans toutes autres, qui doivent passer pour déplorées et insoutenables, lorsqu’il ne se rencontre point d’avocat assez perdu d’honneur et de conscience pour en signer les défenses. C’est ce qu’on assure que qui que ce soit n’oserait faire dans cette occasion, soit pour le temps, soit pour la chose, pendant que l’auteur n’attend que de l’applaudissement des peuples dans les quatre-vingts millions de hausse qu’il propose, dont la façon ne coûtera point trois heures et l’exécution quinze jours.

ABRÉGÉ DE TOUT CE QUI EST CONTENU DANS LES MÉMOIRES CI-JOINTS

On prétend qu’en pratiquant ce qui est contenu dans lesdits mémoires, on peut aisément et dans un moment réparer tous les désordres que les traitants ont faits en France depuis quarante ans et surtout pendant les deux dernières guerres, et fournir au Roi quatre-vingts millions de hausse de revenu. Premièrement, en fixant la quotité de la taille au dixième du revenu des fonds. Secondement, en fixant la quotité de la capitation au vingtième du revenu des fonds. Troisièmement, en réduisant au huitième, comme par tout le royaume, les droits d’aides qui se paient au quatrième ou troisième dans les généralités de Rouen, d’Amiens, de Caen et d’Alençon, en réduisant à la moitié les droits d’entrées qui sont exorbitants dans cinq ou six villes non taillables de ces quatre généralités, en réduisant le paiement des passages et entrées des villes dans un seul endroit, qui sera la dernière ville, et en ôtant les droits de sortie du royaume, lesquels aussi bien en temps de guerre ne produisent rien. Quatrièmement, en fixant le prix de la tête des blés à dix-huit livres le setier à Paris, et en maintenant ce prix.

On prétend qu’au moyen des propositions ci-dessus les revenus du Roi seront plus que suffisants pour ses besoins présents, et que les affaires extraordinaires seront bannies, ce qui rétablira l’opulence et la confiance des peuples et leur restituera plus de quatre cents millions de revenu, dont le cinquième, qui sera pour le Roi, ira à plus de quatre-vingts millions.

On commence par faire voir que depuis quarante ans la France est diminuée au moins de moitié, tant dans ses revenus que dans ses capitaux (ce qui va à plus de quinze cents millions) ; que les peuples sont misérables ; que le Roi s’est endetté ; qu’il lève moins que ses prédécesseurs ; que les seize millions que levait François Ier valaient alors autant que trois cents millions vaudraient présentement, parce que, sur le pied que les denrées étaient en ce temps-là, il fallait que ses sujets, pour former ces seize millions, en vendissent autant et en pareille quantité qu’il faudrait en vendre présentement pour former trois cents millions ; que la raison de tous ces désordres est qu’on a laissé tout le profit aux traitants, qu’on a accepté tout ce qui s’est présenté sous un leurre de profit au Roi et qui lui coûtait le triple d’un autre côté, et que la main seule d’un partisan coûte vingt pour un de perte aux peuples de ce qu’on prétend donner au prince. Que tous ces désordres ont anéanti ou suspendu au moins la moitié des biens de la France sans que le Roi en soit, à beaucoup près, plus riche, parce que, pour lui faire avoir de l’argent on a anéanti la consommation, ruiné les biens meubles et immeubles, empêché l’approfitement des terres, fait abandonner une partie, et rendu l’argent d’une rareté et d’une cherté extraordinaires, quoique par la réforme de 1694 il s’en soit trouvé pour plus de cinq cents millions, au lieu qu’en 1642 il n’y en avait que pour deux cents millions.

On rapporte le déchet arrivé aux vignes de l’élection de Mantes depuis 1660 jusqu’en 1683 : il y avait autrefois seize mille arpents de vignes à deux cent livres de rente chacun, et qui se vendaient aussi chacun deux mille livres à prix courant ; on en a arraché huit mille arpents par des causes connues, et les huit mille arpents restant ont reçu et reçoivent encore tous les jours, par les mêmes principes, une moitié de déchet. Voilà donc deux millions quatre cent mille livres de perte sur ce seul article, et cela est à proportion sur tout le reste du royaume. C’est l’ouvrage des traitants qui ne peuvent faire venir de l’argent au Roi qu’en mettant le royaume en friche et en ruinant ses peuples.

On ajoute ensuite à cela l’incertitude de la quotité de la taille et l’injustice de sa répartition, la mauvaise économie dans la perception de la capitation, la multiplicité et les servitudes violentes des aides, les entrées exorbitantes dans les villes non taillables, et enfin l’avilissement des blés et des vins, surtout dans les années abondantes.

On propose ensuite les remèdes à tous ces maux et on dit :

Premièrement, à l’égard de la taille.

Qu’il faut fixer la taille au dixième du revenu des fonds (les anciens Rois de France ont autrefois levé ce tribut sur ce pied-là, et c’est, ce semble, celui de toutes les nations) ; en laisser, comme partout ailleurs, la répartition aux peuples ; laisser jusqu’à la paix les cotes qui se trouveront au dixième et au-dessus, à moins d’impossibilité absolue de paiement.

Les intendants se feront rapporter dans la huitaine le rôle de la taille de chaque paroisse pendant l’année courante, dans lequel, à côté de chaque cote, il y aura le prix auquel la terre ou ferme est baillée, la contenance des terres, bois, prés, rentes, droits, etc., ce rôle certifié véritable par les collecteurs, syndics et six des principaux habitants, et en cas qu’il ne le fût pas, condamner sur-le-champ à un doublement de taille. Il sera aussi fait mention dans ledit rôle des exempts, tant nobles que privilégiés, de la cause de leur exemption, et de la quantité et qualité de leurs biens.

Après que tous ces rôles seront rapportés et qu’ils seront rangés par élections, et distribués à chaque subdélégué ou autres, s’il est à propos, Messieurs les intendants taxeront aux deux sols pour livre d’occupation ceux qui ne le sont pas, suivant le bail, ou, s’il n’y a point de bail, suivant que les terres voisines seront affermées. Les receveurs généraux des grands seigneurs seront taxés aux deux sols pour livre pour ce qu’ils tiennent par leurs mains ou leurs sous-fermiers, et les premiers à trois deniers pour livre sur le tout au cas qu’ils n’y fussent pas imposés, quand même ils ne résideraient pas sur le lieu et qu’ils demeureraient dans des villes privilégiées. Les prétendus porteurs de procuration de grands seigneurs ou d’ecclésiastiques seront taxés aux deux sols pour livre, à moins que leurs maîtres ne voulussent résider en personne au moins six mois sur le lieu. Les prétendus privilégiés par achat de charges, nouvelles créations depuis quarante ans, et nouveaux gages, seront taxés aux deux sols pour livre d’occupation s’ils exploitent des terres, aussi bien que les archers du Grand Prévôt, sinon très légèrement par les intendants mêmes, s’ils n’ont qu’une simple habitation sur le lieu de leurs fonctions, et non autrement.

Les collecteurs en charge marqueront les changements qu’il y aura eus, depuis la dernière assiette, à la taille de chaque paroisse, par morts, dépérissements ou ventes de biens, changements de domiciles, reprises de fermes par des nobles ou privilégiés, ou bien allocations des privilégiés en des mains taillables, afin de régler le tout suivant les dispositions marquées, qui paieront dans cet article de changement de fermiers toute la taille de ceux qui les auront précédés, à deux sols pour livre, ou au-dessus si elle y était, et au cas qu’elle fût au-dessous, il faudrait la mettre à ce taux de deux sols.

La taille ainsi assise, en attendant un règlement général et uniforme après la paix, sera envoyée dans les paroisses aux syndics et marguilliers, où tous les taillables pourront voir leur cote, et ceux à qui il tombera d’être collecteurs seront dispensés pour cette année de la collecte et de la garantie des mauvais deniers de la paroisse, en signant leur soumission, à côté du rôle, qu’ils porteront directement en recette toute leur taille dans les premiers mois de l’année, savoir octobre, novembre et décembre, et cela ne leur sera d’aucune conséquence pour être surchargés.

À l’égard de la taille sur la simple industrie, comme des journaliers, on rendra garants ceux qui les emploieront du quartier de leur taille.

On est persuadé, par la connaissance certaine que l’on a de plus d’une généralité où les fonds, l’un portant l’autre, ne sont pas à un sol la livre de taille, que la taille ainsi assise également sur les riches comme sur les pauvres à proportion de leur revenu, outre que la répartition en sera juste et exempte des courses, contraintes et vexations qu’on exerce présentement, ira à plus de trente ou quarante millions de surcroît, sans que l’objection de manque d’espèces, alléguée mal à propos, puisse être écoutée.

Il faut que ces dispositions soient maniées au moins dans deux ou trois contrées par des sujets qui aient la pratique de la campagne, laquelle seule peut empêcher qu’on ne prenne le change, dans ces occasions où tant de gens seront intéressés de le donner.

Des six deniers imposés ordinairement par-dessus le prix de la taille pour les frais de l’assiette et de la collecte, il faut donner deux deniers aux receveurs des tailles pour leurs nouveaux frais ; employer deux deniers pour former quatre à cinq cents livres par an à chacun des subdélégués, moyennant quoi on les fera travailler exactement et on les rendra garants des fautes volontaires et de manque d’attention ; et les deux deniers restant seront pour les frais de papier, d’assiette et d’espions employés à découvrir le véritable état des biens de ceux qui voudraient se soustraire à la connaissance des intendants.

Dans l’ordonnance qui établira les manières proposées, il faudra déclarer que, moyennant que ce surcroît de taille joint à la capitation atteigne aux besoins du Roi, comme cela sera assurément s’il est ponctuellement exécuté, on s’abstiendra absolument de toute sorte d’affaires extraordinaires qui coûtaient dix fois davantage, tant aux privilégiés qu’aux accablés, par la ruine de tous les meubles et immeubles. Il faudra aussi déclarer que quiconque portera dans les trois premiers mois de l’année son impôt entier droit en recette, aura deux sols pour livre à son profit, un en dedans et l’autre en dehors, sans que cela puisse tirer à conséquence pour être surchargé.

Secondement, à l’égard de la capitation.

On fait voir que, par la mauvaise économie observée dans la perception de la capitation par classes, le Roi n’a pas été secouru à la cinquième partie de ce qu’il aurait pu et dû l’être de cet impôt, si la justice y avait été observée, conformément à l’usage de toutes les nations et de la France même, sous les règnes des rois Jean et François Ier, où la capitation était au dixième du revenu ; et on pose pour principe que, dans la capitation comme dans la taille, l’intérêt des riches est de payer leur juste contribution pour arrêter les affaires extraordinaires, qui font payer au centuple la folle enchère de l’injustice qui se pratique dans ces deux impôts.

On dit donc qu’il faut faire payer la capitation au vingtième des biens, moyennant quoi personne ne devra se plaindre, et le Roi recevra plus du double qu’il ne reçoit à présent, parce que, comme à la taille, on ne taxera qu’à la hausse et non au rabais. Il faut en laisser la répartition au peuple, qui ne s’y trompera pas, non plus qu’ailleurs.

Pour venir au détail de la perception de la capitation avec connaissance de cause, on dit d’abord qu’en France, comme partout ailleurs, il n’y a que trois sortes de biens. La première, les revenus en fonds, comme terres, rentes, charges, et même billets courants. La seconde, le commerce tant en gros qu’en détail, soit que les denrées soient fabriquées par le vendeur ou seulement achetées. La troisième, le travail manuel des simples journaliers que l’on paie de leurs vacations à la pièce ou à la journée, sans que de leur part ils aient aucun intérêt à la marchandise.

On fait voir que, pour peu que des sujets propres à cette discussion y aient d’attention, il est très aisé d’y réussir, et qu’on ne saurait se tromper dans la répartition ni dans la perception de la capitation.

1° À l’égard des biens en revenus. Celui qui les possède les tient par succession directe, collatérale ou testamentaire, ou par acquisition, soit achat, ou donation. Et dans tous ces cas-là rien ne peut échapper aux lumières d’un homme entendu et appliqué. Il n’y aura qu’à Paris où l’on ne pourra perfectionner les choses qu’en partie la première année.

Si ce sont des fonds de succession, il y a presque toujours quelque partage : on a réglé des légitimes de sœurs et de frères, il y a eu un douaire, on a marié des filles ; on habite une maison, on fait une dépense ; si on est marié, on a eu une dot ; si on est garçon, on voit le pied sur lequel on se met et la somme que l’on cherche ; et un homme habile ne se trompera pas sur la valeur de toutes ces espèces de biens.

2° À l’égard du commerce tant en gros qu’en détail. La plupart des marchands, surtout ceux qui sont considérables, ont beaucoup de rapport avec les gens vivants de leurs fonds et rentes, comme ceux marqués ci-dessus, ainsi ils doivent suivre la même règle à cet égard. Il n’est pas plus difficile de connaître leur trafic que les biens dont on a parlé dans l’article précédent. Si ce sont des marchands en gros, leurs maisons, leurs magasins, leurs livres, les registres de la douane, tout cela fait connaître le fonds de leur trafic. Si ce sont des fabricants, comme tisserands, drapiers, sergiers, rubanniers et autres travaillant au métier, on ne saurait s’y tromper : il y en a qui ont jusqu’à cinquante métiers, et il y en a d’autres qui n’en ont qu’un ou deux. Si ce sont des bouchers, le nombre des bêtes qu’ils tuent par semaine ; les chandeliers, la quantité de suif ; et enfin tous, le nombre d’ouvriers ou de compagnons qu’ils ont dans leurs boutiques.

3° À l’égard des journaliers travaillant simplement sous les maîtres en boutique, on n’en parle point, parce qu’à quelque légère somme qu’ils soient, il n’y a rien à changer. D’ailleurs ceux qui les emploient étant taxés à proportion de leur nombre, leur en feront porter leur part suivant les marchés qu’ils pourront faire ensemble, dans lesquels, non plus que dans toute sorte de commerces, aucune autorité supérieure ne doit point entrer, mais laisser agir la nature dans une entière liberté, comme dans les fonctions ordinaires du corps humain, sans quoi tout sera gâté.

À l’égard de la campagne taillable, il faut laisser le niveau déjà établi par rapport à la taille, qui forme environ un quart de capitation.

Pour les gentilshommes, marchands, bourgeois et gens vivant de leurs rentes, dans les lieux non exempts, on doit observer la même conduite que dans les villes franches, puisque c’est la même espèce.

Et sur le tout, comme chaque particulier sait, ou doit savoir, ce qu’il a de bien, il faut le mettre dans l’obligation de dire la vérité en le mettant à peu près à ce taux du vingtième du revenu, soit fonds soit industrie, à vue de pays, sur les notions générales qu’il est aisé d’apprendre en faisant quelque dépense. Et si ce sujet prouve par de bonnes pièces et bien authentiques qu’il est surchargé, on y aura égard.

Les règles ainsi certaines, il faudra en donner l’exécution aux subdélégués, aux conditions marquées pour la taille, c’est-à-dire de payer les fautes de manque d’attention.

Il faut déclarer que celui qui portera son impôt entier droit en recette dans les trois premiers mois de l’année sera exempt des deux sols pour livres nouvellement imposés, sans que cela puisse tirer à conséquence pour le faire hausser.

On croit convenable de ne donner nulle hausse de capitation à aucune personne de la Cour.

De cette manière, on ne doute point que le surcroît de la capitation n’aille à près de quarante millions, et si elle était faite dans la dernière exactitude, elle irait à beaucoup plus. Ainsi les deux articles de la taille et de la capitation joints ensemble n’iront guère loin de quatre-vingts millions.

On sait bien qu’il ne faut pas plus de soixante millions de surcroît pour subvenir aux besoins de l’État ; mais cet excédent considérable sera pour les occasions inopinées et imprévues qui pourraient survenir, et pour ôter aux traitants le moyen de ruiner encore le Roi et ses peuples par les affaires extraordinaires. Outre cela, Sa Majesté peut, de cet excédent de levée, faire en de certaines occasions un bien infini à ses peuples, ainsi qu’on le fera voir ci-après.

Troisièmement, à l’égard des aides et droits d’entrées, de passages et de sorties.

On peut, en attendant un règlement entier, décharger tout d’un coup les sorties de la France, qui aussi bien ne sont présentement à rien ; réduire les passages et entrées des villes en un seul et même endroit, ou bureau, savoir à la dernière entrée et non pas en trente lieux différents, comme cela se pratique, ce qui ruine le commerce et la consommation ; diminuer de moitié les entrées, qui sont exorbitantes dans les villes non taillables, comme presque toutes celles des liqueurs, et les faire payables depuis le matin jusqu’au soir, et non à de certaines heures, comme cela se fait à présent pour avoir lieu de tout confisquer ; réduire au huitième, comme partout en France, le droit de quatrième, ou pour mieux dire de troisième, qui se paie dans les généralités de Rouen, d’Amiens, de Caen et d’Alençon dans la vente en détail des liqueurs. Il y aura considérablement à gagner non seulement pour les peuples mais aussi pour les traitants, parce que dans ces contrées il y a dans des années plus de six à sept mille muids de liqueurs perdus, pendant que plus d’un million de personnes ne boivent que de l’eau durant ce temps-là, à ordinaire règle ; et alors tout cela se consommera, et même davantage.

On fait voir que les aides, outre qu’elles sont exorbitantes et accompagnées de servitudes violentes, coûtent au royaume plus de quatre cents millions, pour seize millions qui en reviennent au Roi, et qu’on lui paierait au triple s’il lui plaisait de les remettre dans une autre assiette qui allât directement en ses mains ; au moyen de quoi, tout se trouverait rétabli, c’est-à-dire la fortune de près de quinze millions de créatures, et du Roi par conséquent, par la consommation qui se ferait des liqueurs ; qu’il se débitait dans de certaines villes jusqu’à soixante mille pièces de vins, lorsque le droit d’entrée n’était qu’à cinq livres, et maintenant qu’il est à vingt-cinq livres, il ne s’y en débite pas dix mille pièces ; qu’il y a quatre ans qu’il se vendait à Paris pour cent mille écus de volaille et de gibier par semaine, le droit du Roi n’étant qu’à un sol pour livre, et depuis que ce droit est à deux sols six deniers, cette vente ne va pas à la sixième partie.

Mais si le Roi ne veut pas faire une modification générale des aides, on représente qu’il est absolument nécessaire que Sa Majesté réduise au huitième, comme dans tout le reste du royaume, le quatrième ou plutôt le troisième qui se paie dans les généralités de Rouen, d’Amiens, de Caen et d’Alençon. Il faut aussi nécessairement que Sa Majesté réduise à la moitié les entrées qui sont exorbitantes dans cinq ou six villes non taillables de ces quatre généralités, lesquelles entrées, en beaucoup d’endroits, excèdent deux fois le prix de la denrée. Il faut obliger les traitants, en quelque nombre qu’ils soient dans un endroit, d’avoir tous leurs commis dans un seul bureau qui sera ouvert depuis le matin jusqu’au soir, pour expédier les marchands et voituriers sur-le-champ. Il faut que dans chaque bureau il y ait un tableau visé par l’intendant, qui contienne les droits sur chaque espèce de denrée ou de liqueur.

On propose de faire racheter par le Roi les droits de jaugeage et courtage et de prendre le fonds de ce rachat sur l’excédent de quinze à vingt millions marqué ci-devant, la manière mathématique dont s’exige le droit de jaugeage n’étant jamais juste et étant une pure vexation.

Quoique, pour la réduction du quatrième au huitième des quatre généralités ci-dessus, non plus que pour la diminution de la moitié des entrées de cinq ou six villes non taillables des dites généralités, il ne fallût aucun dédommagement aux traitants, parce que la consommation qui se ferait sur ce pied-là excéderait ce qui leur serait revenu en laissant ces droits sur le pied exorbitant auquel ils sont, cependant les modérations proposées sont d’une si grande utilité aux peuples et au Roi qu’on veut bien supposer qu’il faille une défalcation aux traitants, et que cette remise soit remplacée en une autre assiette qui irait droit dans les mains du Roi, en mettant un sol pour livre sur le revenu de ce qui est exploité dans ces quatre généralités par les gens exempts, et six deniers sur les autres, par-dessus les anciennes cotes, à quoi les exempts, nobles ou privilégiés, aussi bien que les autres, gagneront considérablement : en effet, il est bien plus avantageux de payer un sol pour livre du revenu d’une vigne que de souffrir que le vin qui y croît paie au moins dix sols, et jusqu’à vingt et trente sols pour livre, comme cela se pratique à présent.

Cependant, si les fermiers des aides de ces quatre généralités ne veulent pas continuer leurs baux au prix contracté, à cause des réductions proposées du quatrième au huitième et de la moitié des entrées de cinq ou six villes non taillables, il y a des gens très solvables, prêts à prendre leur marché et à leur donner le dédommagement qui écherra. Il y aura autant d’honneur et de piété alors à se rendre partisan pour soulager les peuples et enrichir le Roi, qu’il y avait auparavant de honte et de crime à n’embrasser cette profession que pour proposer des hausses à tous les baux, comme il est arrivé depuis quarante ans, ce qui en fait l’horreur, et non pas la qualité de fermier du Roi, laquelle, sans cela, ne serait que très honorable.

Le soulagement de ces quatre généralités fera cesser l’avilissement des vins, qui est presque partout dans les années abondantes, et donnera moyen aux provinces du milieu du royaume où cette liqueur croît d’en avoir le débit. Car ce n’est pas dans ces provinces de vignobles, où le vin ne se vend qu’un sol la mesure, que cet avilissement prend sa naissance, mais c’est en Normandie et en Picardie, où ce vin vaut vingt-quatre et trente sols la même mesure, ce qui en fait consommer six fois moins qu’il ne serait possible.

Ainsi, en soulageant ces deux dernières provinces, on fera la même chose que si on coupait une digue qui retiendrait une rivière et la ferait regorger jusqu’à sa source, en inondant tous les pays qu’il y aurait depuis son embouchure où serait cette digue, qui serait éloignée de quatre-vingts lieues de sa source ; et on facilitera en Bourgogne et en Champagne le débit des vins qui y croissent, et qui, par leur avilissement dans les années abondantes, ne paient pas la façon des vignes, ce qui en fait négliger et arracher beaucoup.

Quoiqu’au moyen des dispositions proposées ci-devant pour la taille et pour la capitation toutes les affaires extraordinaires cessent, et qu’il en revienne par conséquent un profit considérable aux peuples et au Roi, cependant ce profit ne touchera pas d’abord si sensiblement les peuples que celui qui proviendra du soulagement que l’on vient de proposer pour les aides : parce qu’au premier cas, il faudra du temps pour rétablir la confiance et pour faire connaître à tout le monde le profit qui en reviendra au public, et au dernier cas, c’est-à-dire celui des aides, il n’y a personne qui ne comprenne et n’expérimente sur-le-champ personnellement que sa quote-part des quatre-vingts millions pour congédier les affaires extraordinaires ne sera pas la quatrième partie de ce que la destruction desdites affaires lui aura rétabli de biens dans ce même moment.

Quatrièmement, à l’égard des blés.

On regarde cet article comme le principal de tous, et celui qui peut seul causer l’opulence ou la misère d’un royaume.

On prétend que depuis quarante ans la France a perdu plus de deux cents millions de rente, et qu’il y a péri plus de dix millions d’âmes, tant par le grand avilissement des grains que par leur extrême cherté, le manque de besoins, surtout dans les maladies, faisant mourir autant de monde que le manque de pain en pleine santé.

On représente que c’est une erreur de croire que, pour empêcher la rareté des grains dans les années stériles et pour faire subsister le pauvre et le médiocre, il faut d’un côté empêcher l’enlèvement des grains, et de l’autre qu’ils soient toujours à grand marché. Et l’on dit au contraire que le pauvre périt par l’avilissement des grains, et que l’extrême stérilité ou cherté est inévitable de temps en temps s’il n’y a pas une continuelle permission d’enlèvement hors du royaume, excepté dans les temps de cherté extraordinaire, qui portent leurs défenses avec eux.

On fait voir que le laboureur abandonne ou néglige une partie de ses terres quand il voit que le prix du blé qui y excroît est, comme dans les années abondantes, fort au-dessous de ses frais de labour et d’approfitement, ce qui l’empêche de payer le propriétaire des fonds ; et celui-ci, ne recevant point ses revenus, diminue sa dépense, n’achète rien des marchands et n’emploie point d’ouvriers, de sorte que toutes les professions, au nombre de plus de deux cents, participent au malheur du laboureur, qui donne le premier mouvement à tout.

On dit aussi que l’entrée ou la sortie des grains n’a jamais été en France à la millième partie de ce qu’il en faut pour la nourriture des sujets, et que la sortie de trois ou quatre cents muids de blé en fait croître ou consommer mille fois davantage en faisant cultiver toutes les terres, tant bonnes, mauvaises, que médiocres.

Quoique de tout temps l’enlèvement des grains ait été défendu en France, cependant il y a toujours été toléré, comme il paraît par une lettre de Monsieur de Sully au roi Henri IV, par laquelle ce ministre prétendait que si on empêchait cet enlèvement, comme le Parlement de Toulouse, dont il se plaignait, voulait le faire, il ne fallait plus attendre d’argent des recettes. Ce n’est que depuis 1660 qu’on a défendu rigoureusement le dit enlèvement.

On fait voir que partout ailleurs l’enlèvement des grains est permis, et que même en Angleterre, dans les années abondantes, on donne de l’argent des deniers publics, à profit, à ceux qui font sortir des grains du royaume.

On prétend donc qu’en suivant les maximes de toutes les nations du monde, on peut dans un moment faire renaître l’opulence en France.

Il faut pour cela fixer le prix de la tête des blés à dix-huit livres le setier à Paris, et les entretenir sur ce pied-là au moyen de la permission d’enlèvement. Et au cas qu’à cause de la guerre cet enlèvement ne soit pas assez considérable pour maintenir les blés sur ce pied de dix-huit livres, il faudra que Sa Majesté déclare qu’elle veut en former des magasins dans dix ou douze villes situées sur des rivières, à quarante ou cinquante lieues de Paris. Un achat de deux ou trois cents muids suffirait pour cela, parce que le peuple, suivant sa coutume, grossirait si fort les objets qu’il estimerait cet achat mille fois plus fort qu’il ne serait, et les acheteurs se hâteraient de faire leurs provisions de peur que le prix n’augmentât, ce qui produirait le débit au laboureur, etc. Trois ou quatre cent mille livres prises sur les quinze à vingt millions de l’excédent ci-dessus produiraient ces heureux effets, empêcheraient l’avilissement des blés, et fourniraient sur-le-champ plus de deux cents millions de rente au royaume. Et quand, dans les années stériles, le prix du blé serait trop haut, la vente de ces blés en provision remettrait ce haut prix à la raison, comme cela se pratique dans presque tous les royaumes du monde, et ce serait une double utilité pour les peuples.

On est assuré qu’en établissant au Roi un revenu certain, comme il le sera en suivant les dispositions marquées ci-devant, on bannira toutes les affaires extraordinaires, l’opulence renaîtra dans le royaume, et l’argent y deviendra aussi commun qu’il y est rare présentement. C’est ce qu’on prétend faire dans un moment au moyen des quatre-vingts millions de hausse proposés, savoir soixante millions pour les besoins ordinaires, et quinze à vingt millions au-dessus de ces besoins pour les occasions inopinées et imprévues, comme de guerre et autres.

On compare la conduite des traitants envers le Roi à celle des intendants des grands seigneurs envers leurs maîtres, et l’on fait voir que les uns et les autres ruinent également leurs supérieurs en les engageant peu à peu dans des dépenses au-delà de leur revenu, lesquelles dans la suite absorbent entièrement ce revenu, et dont ils ne se retirent jamais qu’en abandonnant le fonds de leurs biens.

On fait voir que les marchés que les traitants ont faits avec le Roi depuis quarante ans, et surtout depuis les deux dernières guerres, sont effroyables et absolument ruineux pour le Roi et pour ses peuples, dont les intérêts sont inséparables.

L’intérêt au denier quatre de l’avance de quelques mois seulement, comme il est arrivé dans des établissements de débit facile, que le Roi donne à ces traitants qui, dans leur commencement, sont dépourvus de toutes facultés, a entièrement dénaturé l’argent qui ne doit composer que la millième partie des biens du royaume, l’a rendu d’un prix excessif, a anéanti les fonds, et a ruiné le royaume d’une triple manière. Les prêteurs, voyant le nombre et l’avidité de ces emprunteurs, se sont fait donner le denier dix, et tout le monde, trouvant ses grands avantages dans cette usure, n’a plus songé qu’à faire ce commerce, sans se soucier des terres ni des charges.

Or, dès que le Roi cessera de donner le denier quatre aux traitants, ceux-ci n’emprunteront pas utilement, comme ils font, au denier dix, et tout le monde replacera son argent au denier ordinaire, comme par le passé, en achats de terre ou d’autres immeubles ; ce qui remettra ces effets en valeur et rendra l’argent moins rare, en rétablissant la proportion qui doit être entre ces deux choses, dont le déconcertement produisait la ruine publique, bien plus que les sommes qui revenaient au Roi des manières qui donnaient lieu à cette malheureuse situation.

Mais comme, pour établir au Roi le revenu certain proposé ci-dessus, il faut nécessairement bannir toutes les affaires extraordinaires, même encommencées, et que Sa Majesté sera par conséquent obligée de faire des intérêts aux traitants pour leurs avances sur le pied du denier dix, il faut que le Roi déclare d’abord que c’était une vexation qu’on lui faisait de prendre occasion de la nécessité de ses affaires pour exiger de lui un intérêt si déraisonnable, que la conjoncture urgente le forçait de donner ; mais que, s’en trouvant présentement affranchi, il ne prétend plus payer une pareille usure, mais la réduire, comme toutes les autres, et même celle de la Caisse des emprunts, au denier quinze. Le Roi accordera le même privilège, envers les prêteurs, à ceux qui lui auront avancé de l’argent emprunté, et ces prêteurs seront obligés de continuer les billets des emprunteurs, tout autant que le Roi ne sera pas en état de remettre lui-même ces emprunts, ce que Sa Majesté s’engagera de restituer tous les ans peu à peu, à quoi une partie de l’excédent de quinze à vingt millions ci-dessus sera employée : deux millions de cette espèce restitués par le Roi feront que peu ou point de personnes voudront reprendre leur argent. Et puis, quand la confiance des peuples sera tout à fait remise par le rétablissement des affaires du Roi, on remettra aisément cet intérêt du denier quinze au denier vingt, avec les mêmes clauses et conditions, en payant toujours par le Roi quelque chose sur le capital.

Enfin on prétend que pour régler toutes choses suivant les dispositions avantageuses et naturelles marquées ci-dessus, il ne faudra que trois heures pour la façon, et que quinze jours pour l’exécution.

On regarde comme des chansons les objections que l’on pourrait former contre l’utilité et la possibilité du règlement proposé, et on soutient qu’il se peut et se doit exécuter présentement, sans attendre à un autre temps ; et que ni les manières établies jusqu’à présent à l’égard des impôts, ni l’incertitude prétendue de leur changement sur des propositions supposées douteuses, ni la conjoncture présente des affaires du royaume, ne doivent pas être des raisons capables d’empêcher le rétablissement absolu de l’opulence des peuples et du Roi même, puisque ce que l’on propose est ce qui se pratique aisément par toutes les nations du monde, et ce qui s’est même pratiqué autrefois en France.

Si on veut publier un édit contenant toutes les dispositions proposées et qui en suspende l’exécution de trois mois, on en verra par avance l’utilité réelle en remettant les denrées, meubles et immeubles, en valeur, quoique le changement ne fût encore qu’en peinture. D’où l’on jugera de la certitude du bien dans l’entier accomplissement des dites dispositions, et au cas que la chose ne réussisse pas prématurément, on pourra la révoquer. Ainsi on ne court aucun risque dans cette expérience proposée, d’où au contraire il reviendra un bien infini au Roi et à ses peuples.

PRÉCIS SOMMAIRE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LES MÉMOIRES DE M. DE BOISGUILLEBERT

CAUSES DES DÉSORDRES REMÈDES PROPOSÉS CONTRE CES DÉSORDRES
I I
L’incertitude de la quotité de la taille, et l’injustice de sa répartition. Fixer la taille au dixième du revenu des fonds, comme autrefois en France et présentement dans tous les États du monde.

En laisser comme ailleurs la répartition au peuple.

Taxer à la hausse, et non au rabais, à moins d’insolvabilité absolue.

Envoyer la taille ainsi assise aux syndics ou marguilliers, afin que chaque taillable voie sa cote.

Décharger de la collecte et de la garantie des mauvais deniers de la paroisse ceux des collecteurs qui porteront droit en recette leur taille entière dans les trois premiers mois de l’année, sans que cela tire à conséquence pour les faire hausser.

Donner deux sols pour livre de profit, un en dedans et un en dehors, à ceux des taillables qui porteront de même leur taille entière en recette.

Les receveurs généraux et prétendus porteurs de procuration de grands seigneurs ou d’ecclésiastiques, et les prétendus privilégiés par achat de charges, nouvelles créations depuis quarante ans, et nouveaux gages, et même les archers du Grand Prévôt, seront taxés aux deux sols pour livre d’occupation.

La taille ainsi assise produira au Roi plus de trente à quarante millions de surcroît de revenu.

II

La mauvaise économie dans la perception de la capitation par classes.

II

Fixer la capitation au vingtième du revenu des fonds ; sous les règnes de Jean et de François Ier, elle était au dixième ; elle est présentement en Angleterre au cinquième.

En laisser, comme ailleurs, la répartition au peuple.

Taxer à la hausse, et non au rabais.

Facilité de connaître la juste valeur des trois espèces de biens qu’il y a en France, comme partout ailleurs : la première, les revenus en fonds, comme terres, rentes, charges, et même billets courants ; la seconde, le commerce en gros et en détail ; la troisième, le travail manuel des journaliers.

Taxer à vue de pays au vingtième du revenu, soit fonds ou industrie, tous les particuliers, nobles, privilégiés, marchands, bourgeois et artisans, pour les mettre dans l’obligation de dire la vérité.

Décharger des deux sols pour livre nouvellement imposés ceux qui porteront leur capitation entière droit en recette dans les trois premiers mois de l’année, sans que cela tire à conséquence pour les faire hausser.

Ne point hausser, si l’on veut, la capitation des gens de la Cour.

La capitation ainsi assise produira au Roi près de quarante millions de surcroît de revenu.

III

Les aides.

La multiplicité de ces droits.

Leurs violentes servitudes.

Le prix exorbitant des entrées des villes.

La multiplicité des bureaux.

Les droits de sortie du royaume.

III

En attendant un règlement général et entier sur les aides, décharger les sorties de France qui sont présentement à rien.

Réduire nécessairement au huitième, comme partout le royaume, le quatrième que l’on fait payer dans les généralités de Rouen, d’Amiens, de Caen et d’Alençon.

Réduire aussi nécessairement à la moitié les entrées de cinq ou six villes non taillables de ces quatre généralités.

Faire payer dans un même endroit, qui sera la dernière entrée, tous les droits de passages et entrées des villes.

Qu’il n’y ait dans chaque ville qu’un seul bureau à chaque porte, qui soit ouvert depuis le matin jusqu’au soir, et dans lequel tous les commis des traitants, en quelque nombre qu’ils soient dans un endroit, reçoivent en même temps les droits.

Les aides coûtent au royaume plus de quatre cents millions, pour seize millions qui en reviennent au Roi, et qu’on lui paierait au triple s’il lui plaisait de les mettre dans une autre assiette qui allât droit en ses mains.

Racheter les droits de jaugeage et de courtage qui sont une vexation, du moins le premier par sa pratique mathématique, qui n’est jamais juste.

Mettre un sol pour livre sur ce qui est exploité par les gens exempts dans les quatre généralités ci-dessus, et six deniers sur les autres au-dessus de leurs anciennes cotes, pour dédommager des réductions proposées les traitants des dites généralités, quoiqu’au fond ils en fussent assez dédommagés par l’augmentation de consommation.

Si lesdits traitants refusent de continuer les baux au prix contracté à cause des dites réductions, on offre de prendre leur marché et de leur donner le dédommagement qui écherra.

L’affaire des aides sera d’une sensibilité générale, prompte et réelle sur-le-champ à tout le monde, au lieu qu’il faudra du temps pour ressentir les effets, quoique bons, profitables et utiles, des remèdes proposés pour la taille et pour la capitation.

IV

L’avilissement des blés.

IV

Fixer le prix de la tête des blés à dix-huit livres le setier à Paris, et les maintenir sur ce pied-là en permettant l’enlèvement des grains.

Si, à cause de la guerre, ledit enlèvement n’est pas suffisant pour maintenir ce prix, faire déclarer que le Roi veut faire des magasins de blés dans dix ou douze villes situées sur des rivières à quarante ou cinquante lieues de Paris. Deux ou trois cent muids suffiront pour cela et pour en faire croître mille fois davantage. Et de plus, si le prix du blé devenait trop fort dans les années stériles, ces grains de provision, en les vendant, mettraient ce prix à la raison.

Quoique l’enlèvement des grains ait de tout temps été défendu en France, il y a cependant toujours été toléré, et ce n’est que depuis 1660 que les défenses ont été rigoureusement observées à cet égard.

V

La rareté de l’argent.

V

En établissant un revenu fixe et suffisant au Roi et en bannissant les affaires extraordinaires, l’opulence renaîtra dans le royaume, et l’argent y deviendra aussi commun qu’il y est rare présentement.

Les quatre-vingts millions de hausse proposés, savoir soixante millions pour les besoins ordinaires, et quinze à vingt millions au-delà pour les occasions inopinées ou imprévues, feront cet effet.

L’intérêt du denier quatre que le Roi donne aux traitants pour leurs avances leur fait emprunter avec profit de l’argent au denier dix : ce qui rend l’argent cher et rare, tout le monde préférant l’utilité de ce commerce, ou de cette usure, aux terres, charges, etc. Le Roi cessant de donner le denier quatre aux traitants, ceux-ci n’emprunteront plus, comme ils font utilement, au denier dix, et chacun replacera son argent au denier ordinaire.

Mais comme le Roi, en bannissant les affaires extraordinaires, devra des dédommagements aux traitants pour leurs avances au denier dix, Sa Majesté déclarera qu’elle ne prétend plus payer cette usure qu’elle remettra au denier quinze, aussi bien que celles de la Caisse des emprunts ; et après que la confiance sera rétablie, le Roi remettra ce denier quinze au denier vingt, en payant toujours quelque chose sur le capital. Deux millions de cette espèce restitués par le Roi feront que peu ou point de personnes voudront reprendre leur argent.

Il ne faut que trois heures pour la façon et que quinze jours pour l’exécution des dispositions proposées, sans que l’objection 1° des manières établies jusqu’à présent à l’égard des impôts ; 2° de l’incertitude prétendue de leur changement sur des propositions supposées douteuses, et 3° de la conjoncture présente des affaires du royaume, soit suffisante pour empêcher le rétablissement absolu et l’opulence des peuples et du Roi même, puisque ce que l’on propose se pratique aisément par toutes les nations du monde, et a même été pratiqué autrefois en France.

Si on veut publier un édit contenant toutes les dispositions proposées et qui en suspende l’exécution de trois mois, on en verra par avance l’utilité réelle en remettant en valeur les denrées, meubles et immeubles, quoique le changement ne fût encore qu’en peinture ; d’où l’on jugera de la certitude du bien dans l’entier accomplissement des dites dispositions ; et au cas que la chose ne réussisse pas prématurément, on pourra la révoquer. Ainsi il n’y a aucun risque dans l’expérience qu’on propose, et il en reviendra, au contraire, un bien infini au Roi et à ses peuples.

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