Michel Montaigne et diverses questions d’économie politique et d’administration, par A. Grün

Pour approfondir la reconnaissance de Montaigne comme précurseur des économistes, Alphonse Grün poursuit la discussion engagée dans un précédent article, et reproduit, dans le Journal des économistes, une pièce d’archives alors tout juste découverte. Il s’agit d’une réclamation signée par Montaigne, et provenant des archives municipales de Bordeaux (ville dont il fut le maire pendant quatre années), et qui signalent l’inégalité de l’impôt et la triste situation des campagnes après les guerres de religion.


Michel Montaigne et diverses questions d’économie politique et d’administration, par M. Alphonse Grün. (Journal des économistes, avril 1856)

MICHEL MONTAIGNE
ET DIVERSES QUESTIONS D’ÉCONOMIE POLITIQUE
ET D’ADMINISTRATION.

Dans ses immortels écrits, Montaigne a exprimé quelques vérités économiques que nous avons rappelées. Durant le cours de ses fonctions de maire de Bordeaux, qu’il a exercées pendant quatre années, de 1581 à 1585, il a fait plusieurs actes qui méritent d’être signalés. Déjà le Journal des Économistes a fait connaître la pétition qu’il adressait, au mois de novembre 1583, au roi de Navarre, gouverneur de la Guyenne, pour lui demander la libre navigation de la Garonne. Une pièce plus importante encore vient d’être découverte dans les archives municipales de Bordeaux par le savant archiviste, M. Detcheverry ; c’est une respectueuse, mais énergique réclamation soumise au roi Henri III ; elle est signée par Montaigne, maire, et par cinq des jurats : celui dont la signature manque est M. de Budos, qui avait été nommé aux dernières élections, le 1er août 1583. La municipalité bordelaise trace un désolant tableau de l’état où les guerres civiles avaient plongé le pays, des désordres causés par l’anarchie, des abus auxquels était livrée l’administration, et de l’affreuse misère des populations. En élevant la voix vers le trône, elle demandait, bien vainement, hélas ! le retour à de grands principes, qu’elle avait du moins le courage de proclamer. Au nom de la raison, des ordonnances qui constituaient l’ancien droit, de la détresse du peuple, elle revendiquait l’égalité devant l’impôt, le paiement des charges par tous les citoyens, dans la proportion de leurs ressources ; la garantie de l’emploi des contributions aux usages pour lesquels elles avaient été votées ; elle protestait contre l’augmentation constante du nombre des officiers publics, qui rendait la justice inaccessible aux pauvres ; elle repoussait également les usurpations commises par un Parlement envahissant et cupide sur les prérogatives de l’administration municipale, et les procédés arbitraires et violents des gens de guerre ; elle sollicitait la rigoureuse exécution des ordonnances qui prescrivaient à chaque paroisse de nourrir ses pauvres, afin de mettre un terme à un effrayant déluge de mendiants et de pèlerins, qu’on voyait par les villes et les champs. Un document où sont traités tant de sujets importants mérite assurément d’être recueilli par le Journal des Économistes, et sa valeur s’accroît de toute l’autorité qui s’attache au nom de l’auteur des Essais.

A. GRUN.

Voici le texte de la pétition adressée à Henri III.

AU ROY.

Sire, 

Les Maire et Jurats gouverneurs de vostre ville et cité de Bourdeaulx vous remonstrent très humblement que ores que cy devant, tant pour eulx que pour les habitans de la seneschaussée de Guienne, les tous vos très humbles et naturels subiets, ils aient faict entendre bien au long aulx sieurs commissaires deputtés par vostre Maiesté, au pais et duché de Guienne, leurs plainctes et doleances concernant les foulles et surcharges qu’ils ont souffert et souffrent journellement, ausquelles ils s’asseurent que vostre Majesté uzant de sa débonnairetté et inclination Royalle et paternelle pourvoiera sy prudament et avec telle equitté, que le repos universel de ce royaulme et soulagement des habitans d’icelluy s’en ensuivra. Toutefois de tant que despuis le départ desdits sieurs commissaires, nouvelles occasions et accidents sont survenus à la grande soulle du peuple et que l’espérience maistresse des chozes a fait cognoistre plus a clair combien les nouveautés en tous estats sont pernicieuses, il plairra a Votre Majesté prendre en bonne part que lesdits Maire et Jurats en adjoustant a leurs dictes premieres remonstrances et doleances vous representent avec toutte humillitté certains articles concernant le bien de vostre service et soulagement de vos subiets, affin que par mesme moien ils reçoivent le fruit et allégemens qu’il vous plaira leur impartir de vostre clemence et misericorde, a laquelle seulle apres Dieu, ils ont recours.

Et en premier lieu, jacois que par les ordonnances anciennes et modernes de vostre Majesté conformes a la raizon, toutes impositions doibvent estre faites esgalement sur toutes personnes, le fort portant le foible, et qu’il soit tres raizonnable que ceulx qui ont les moiens plus grands se ressentent de la charge plus que ceulx qui ne vivent qu’avec hazard et de la sueur de leur corps ; toutesfois il seroit advenu, puis quelques années et mesme en la présente, que les impositions qui auroient esté faictes par vostre auctorité, oultre le taillon et cents et gaiges des presidiauls tant pour les extinctions de la traicte foraine et subvention, reparation de la tour de Cordoan, paiement de la Chambre de justice et frais de l’armée de Portugal, suppression des esleus, que reste des années precedentes, les plus riches et oppullentes familles de ladite ville en auroient esté exemptes pour le privillege prétendu par tous les officiers de justice et leurs veufves, officiers de voz finances, de l’élection, vissénéchaulx, lieutenans, officiers de la vissénechaussée, officiers domestiques de Vostre Maiesté et des Roy et Royne de Navarre, officiers de la chancellerie, de la monoye, de l’artillerie, mortepaies des chastaux et avitailleurs d’iceulx ; et d’abondant, par arrest de vostre cour du parlement sollennellement prononcé le sixiesme jour d’apvril de la presente année, tous les enfans des présidens et conseillers de vostre cour auroient esté déclarés pobles et non subjets a aucune imposition. De façon que desormais quand il conviendra impozer quelque dace ou imposition, il fauldra qu’elle soit portée par le moindre et plus pauvre nombre des habitans des villes, ce qui est du tout impossible, sy par vostre Majesté il ni est pourvu de remedes convenables, comme lesdits maire et jurats l’en requierent très humblement.

Plaira aussy a Votre Majesté considerer que ores que les sommes destinées pour la reparation de la tour de Cordoan quelque soit, la plus grande partie d’icelles ayent esté levées et mizes en mains de vostre receveur général, ce neantmoins il n’a esté encore aucunement touché a la dicte reparation ny pourveu aux préparatifs d’icelles, comme la nécessité le requeroit. Et de tant que l’argent destiné pour cest effect pourroit estre emploié ailleurs au grand préjudice du public, plaira a vostre Maieste ordonner inhibitions estre faictes aulx sieurs trézoriers généraulx et receveurs susdits de ordonner desdites sommes ou icelles emploier ailleurs que a l’effect auquel elles sont destinées : scavoir est, à la dicte reparation, pour quelque cause et occasion que ce soit, et que le réglement estably par les lettres-patentes de Votre Majesté, sur la distribution desdits deniers, scavoir est qu’elle sera faicte par ung des sieurs presidens de la Cour du parlement, ung desdits sieurs trésoriers, et le Maire de la dicte ville ou a son défault un desdits Jurats, sera gardé et observé selon sa forme et teneur. Et neantmoins, afin que le commerce ne soit retardé et vos droits diminués pourvoir que au plustost il soit proceddé à la dicte réparation sellon les moyens qu’il vous a pleu y establir.

Par les privileges octroiés par les Rois tres chrestiens à la dicte ville et confirmés naguère par Votre Majesté, la cognoissance et provision des maistrizes de tous artizans et pollice concernant lesdits statuts qui sont enregistrés en ladicte ville appartient aux dicts Maire et Jurats, lesquels en ont cogneu de tout temps paisiblement et sans contredict, jusques a present, comme par mesme moyen de l’institution des taverniers et cabaretiers jurés et érigés en estat pour vendre du vin en la dicte ville, de façon que c’est ung des principaulx membres du domaine d’ycelle. Ce néanmoins aucuns desirans remettre parmi lesdits artizans tout desordre et confusion et faire perdre a la dicte ville et habitans d’icelle sa liberté de vendre vin qui est leur seul revenu et sans lequel ils ne peuvent supporter les charges ordonnées par Votre Majesté, auroient treuvé moien d’obtenir des Edits pour rendre venales lesdictes maistrises, ensemble la liberté de vendre vin, en erigeant de nouveaux estats de taverniers et cabaretiers, qui est directement contre la teneur desdits privilleges, confirmés naguère par vostre Majesté, et contre la déclaration expresse de vostre Majesté octroiée en faveur desdits Maire et Jurats pour le regard desdits taverniers, du vingtuniesme décembre 1556, vérifiée en vostre cour de parlement. Ce qui reviendroit a la totale ruyne et subversion desdits habitants, sy par vostre débonnairetté il n’y est pourveu, et sy lesdits Edits obtenus par circonvention et impression grande, comme il est a présumer, ne sont revoqués et de nul effect, comme lesdits Maire et Jurats et habitans vous requierent et supplient tres humblement.

Comme par la justice les Rois regnent et que par icelle, tous Estats sont maintenus, aussy il est requis qu’elle soit administrée gratuitement et a la moindre foulle du peuple que faire se peut. Ce que vostre dicte Majesté cognoissant tres bien et désirans retrancher la source du principal, mal auroit par son Edict tres sainct, probibé toute vénallité d’offices de judicature ; toutesfois pour l’injure du temps, la multiplication des officiers seroit demeurée, en quoy le pauvre peuple est grandement travaillé, et mesmes en ce que puis ung an en ça les clercs des greffes en la dite ville et sénéchaussée, auroient esté érigés en tiltre d’office avec augmentation de sallaire, et ores que du commencement il n’y eust apparence de grande altération au bien publiq, touteffois il a esté cogneu despuis et se veoid journellement que c’est une des grandes foulles et surcharges au pauvre peuple qu’il ait soufsert pieca : d’aultant que ce qui ne coustoit que ung sol en couste deux, et pour ung greffier qu’il falloyt paier, il en faut paier trois, scavoir est : le greffier, le clerc et le clerc du clerc ; de fasson que les pauvres comme n’ayans le moien de satisfaire a tant de despences sont contraincts le plus souvent quicter la poursuicte de leurs droicts, et ce qui debyroit estre emploié a l’entretenement de leurs familles ou a subvenir aux necessités publiques est par ce moien desbourcé pour assouvir l’ambition de certains particulliers au doumaige du publiq.

Sur les differents intervenus entre lesdits Maire et Jurats et les cappitaines des chataus de vostre ville tant sur le faict des gardes et rondes que des uzurpations par eulx faictes de certaines places appartenantes a la dicte ville, Monsieur de Matignon mareschal de France, auroit renvoié par devers Vostre Majeste toute la proceddure qui, sur ce, auroit esté faicte, par laquelle la justice de la cause desdits Maire et Jurats est clairement justiffiée, et d’aultant que cest affaire est encore indecis et que la surceance porte prejudice au bien de vostre service et droits qu’il vous a pleu de tout temps conserver à la dicte ville, plairra à vostre dicte Majesté : Au plus tost, bailler tel reglement entre les parties, que a l’advenir, chascun fasse librement ce qui est de sa charge et function, et que toutes chozes soient remizes en l’estat premier et ancien ; sans altération de vostre auctorité souveraine et des droicts et prééminences de vostre ville.

Et de tant que la misere du temps a esté si grande puis le malheur des guerres civilles, que pluzieurs personnes de tous sexes et qualités sont reduicts à la mendicitté, de façon que on ne veoid par les villes et champs, q’une multitude effrennée de pauvres, ce qui n’adviendroit sy l’Edict faict par feu de bonne memoire le Roy Charles, que Dieu absolve, estoit gardé ; contenant que chasque paroisse seroit tenue nourrir ses pauvres, sans qu’il leur feut loysible de vaguer ailleurs ; A ceste cause pour remedier a tel désordre et aux maulx qui en surviennent journellement, plairra á Vostre Maieste ordonner que le dict Edict, qui est veriffié en voz cours de Parlement, sera estroictement gardé et observé, avec injonction à tous séneschaulx et juges des lieux, de tenir la main a l’observation d’icelluy, et que en oultre les prieurs et administrateurs des hospitauls, lesquels sont la pluspart, de fondation royalle, qui sont dédiés pour la nourriture des pellerins allant à St-Jacques et aultres dévotions, soient contraincts sur peyne de saisie de leur temporel, norrir et heberger lesdicts pellerins, pour le temps porté par ladicte fondation ; sans qu’ils soient contraincts aller mandier par la ville, comme il se faict journellement, au grand scandalle d’un chascun.

Suppliant très humblement Votre Maiesté recevoir en bonne part les susdictes remonstrances que lesdits Maire et Jurats pour le debvoir de leurs charges et offices, vous présentent avec toute humillité. N’estant meus d’aultre zelle que du bien de vostre service, et de la commiseration qu’ils doibvent avoir da pauvre peuple, lequel en attendant le soullagement de ces maulx de foulles, tant espéré et promis par vostre Majesté, est en perpetuelles prières, pour vostre prosperité, et accroissement de vostre estat, avec ferme resolution eulx et nous, d’emploier nos biens et ce peu qui nouis reste de moiens, pour vostre service et manutention de vostre ville souz vostre obeissance.

Faict à Bourdeaulx en jurade le dernier de aoust mille cinq cens quatre vingts-trois.

(Signé) MONTAIGNE. 

DALESME, GALOPIN, Pierre REGNIER,

DE LAPEYRE, CLAVEAU.

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