Notre but

Notre but (Journal des économistes, décembre 1844).


NOTRE BUT.

Il y a trois ans, des hommes de tous les partis, de toutes les nuances politiques qui se partagent le pays, se sont réunis. Fatigués d’efforts désordonnés, dégoûtés de la stérilité des discussions, inquiets surtout de la tendance des esprits sans profondeur à sacrifier, dans le chimérique espoir d’une réglementation universelle, la dignité, la liberté de l’homme, ils ont interrogé leur conscience, et leur conscience leur a bientôt appris que si la bannière politique de chacun d’eux différait de couleur, le but qu’ils se proposaient était le même : le plus grand bien du plus grand nombre ; et leur moyen : la plus grande source possible de liberté pour tous les hommes.

Chose vraiment remarquable, la science a réuni ces hommes de communions politiques si diverses. Adam Smith, Say, Turgot, Franklin, Vauban, ont rallié des éléments jusqu’alors épars, et tandis que les publicistes du jour, sans relâche opposés les uns aux autres, flottent du vrai au faux au gré de leurs folles passions ou de leurs intérêts étroits, leurs aînés, unis dans une même pensée, posent les bases d’une large doctrine, et démentent avec calme et souvent par avance les incohérentes élucubrations qui envahissent la presse française et menacent d’infester le monde.

C’est cependant au nom de l’humanité qui souffre que les économistes sont attaqués. Accusés de dureté de cœur, ils ont, dit-on, à répondre des misères actuelles ; ils sacrifient l’âme au corps, l’honneur à la richesse. Eh quoi ! les lois de la production et de la distribution des richesses sont à peine découvertes, nulle part encore elles ne sont appliquées, de tous côtés l’intérêt privé se raidit contre leur mise en pratique ; et cependant, c’est sur leurs apôtres qu’on voudrait faire peser la responsabilité du désordre ? C’est dans la restriction poussée à l’extrême, dans le règlement de tout mouvement ; c’est par conséquent dans l’exagération de tout ce qui existe, de tout ce qui a causé les misères humaines que les adversaires des économistes cherchent un remède à ces misères ; et cependant ce sont ceux qui prédisent les maux futurs, qu’on voudrait accuser des maux actuels !

Est-ce donc sacrifier l’âme au corps que de chercher le bonheur dans la liberté, dans la dignité de l’homme ? Il y a cinquante ans à peine, le monde entier s’émouvait au seul nom de la liberté. Et que voulait-il donc en faire de cette liberté sacrée, sinon s’en servir pour travailler, pour produire, pour consommer par conséquent, et pour poser, au sein de l’aisance générale et de la méditation qu’elle seule permet, les bases d’une félicité jusqu’alors inconnue, et qui relevant l’homme à ses propres yeux, le rapproche de son Créateur ? Pourquoi fut-elle cimentée dans le sang des héros, cette liberté aujourd’hui si méprisée ? Pourquoi ses louanges furent-elles si souvent accompagnées des gémissements des épouses et des mères ? Pourquoi tant de tombeaux ouverts, tant de funèbres drapeaux autour de son drapeau ? Les insensés, ils l’ont conquise pour la fouler aux pieds. À peine les chaînes de l’esclave sont-elles brisées, avant que ses plaies soient cicatrisées, avant que le malheureux ait recouvré l’usage de ses membres endoloris, les voilà déjà qui l’accusent de faire abus de ses forces, et que, sous le prétexte de lui donner du pain, ils veulent de nouveau river ses fers. Qui donc ici sacrifie l’honneur au bien-être ? Est-ce celui qui veut arriver au bien-être par l’honneur et la dignité, ou bien celui qui crie à l’homme qui souffre : Soumets ta force et tes pensées à mes caprices, laisse-toi mener, agis ainsi que je te le prescris, laisse-moi organiser tes efforts, régler tes besoins, tes loisirs, tes joies, tes goûts, ta famille, et tu auras toujours du pain ?

Dieu n’a pas créé l’homme pour la vie des fourmis ou des abeilles. Il a mis en son âme le noble orgueil de sa nature, il l’a fait le roi du monde, il lui a donné l’intelligence pour règle de ses efforts. Celui qui pour du pain sacrifie sa propre dignité et se ravale au niveau de la brute manque à la loi de Dieu. Et s’il fallait aller au bien-être par l’abrutissement, s’il fallait faire abnégation de la dignité de l’homme, sacrifier son libre arbitre, ranger sa raison au caprice de l’aveugle présomption de ceux qui se disent régulateurs, nous n’hésiterions pas à proclamer le bien-être incompatible avec l’honneur. Mais il n’en est pas ainsi. Grâce à Dieu, le bien-être doit découler de l’usage de l’intelligence, du libre exercice des facultés, et c’est là la doctrine qu’enseigne l’économie politique.

Est-ce donc à dire que l’économiste demande l’émiettage, la dissémination des forces, l’isolement des efforts ? Quelle erreur ! Il veut la liberté, mais il la veut intelligente ; il veut qu’on soit libre, même de s’associer.

Tous les hommes sont frères ; loin de les séparer, de les parquer
comme des troupeaux de bêtes, les économistes cherchent à les rapprocher, à les unir par le noble lien du travail et de l’association : la doctrine de la liberté des échanges, celle de la réunion des efforts de tous vers un but commun, est donc une doctrine chrétienne, large dans son application, dans ses résultats ; et cette doctrine, c’est la base de tout enseignement économique, de tout ordre politique assis et raisonné. Plus les nations se rapprocheront de la pratique de cette doctrine, plus elles se rapprocheront du bien-être et plus aussi deviendront raisonnables les lois secondaires qui gênent encore la distribution des richesses.

Qu’on nous le dise, sont-ce les économistes qui ont créé toutes ces lois fiscales, ces établissements honteux, dégradants, qui pèsent sur les peuples, les vexent et les ruinent ? Est-ce l’économie politique qui a créé les octrois, l’exercice, la loterie, les maisons de jeu, et autres plus infâmes encore, le timbre, l’enregistrement, les patentes, les lois sur les boissons, les bascules, les droits du dixième, l’impôt de guerre qui dure pendant trente ans de paix, l’impôt du sel, honteuse capitation ?

Est-ce l’économiste qui enseigne de par la loi à révérer la richesse comme seule capable et digne, et à lui confier exclusivement le gouvernement des sociétés ? Est-ce l’économiste qui vante les fêtes pompeuses et sans profit, les folles dépenses, le luxe effréné, la débauche, qui fait vivre, disent nos adversaires, des milliers d’ouvriers ? Est-ce l’économie politique qui avait dit aux commerçants qu’on ne peut acquérir la richesse qu’en la prenant à ses voisins, et qui avait fait d’eux autant de voleurs avoués ? Est-ce l’économie politique qui enseigne à l’homme à enfouir ses trésors, ou à vivre en oisif en dissipant capital et revenu ?

Est-ce elle qui apprenait aux riches à affamer le peuple en tenant cachés les blés, qui leur enseigne aujourd’hui à répéter en partie cet acte impie par le vote de droits exagérés à l’entrée des bœufs et du blé ?

Et que sont toutes ces erreurs et mille autres encore, sinon des règles posées par les sages organisateurs qui ont précédé les organisateurs modernes, et qui attendent que ces derniers complètent, en le reconstruisant, le large édifice élevé à la sottise par leurs aînés, et que les efforts des économistes ont si vigoureusement ébranlé ?

La charité dit de donner à ceux qui souffrent ; elle plaint les pauvres ouvriers qui s’épuisent dans des travaux sans profit pour eux. L’économie politique fait plus, elle démontre que tout travail productif doit laisser un excédant ; elle proclame ainsi le droit du travailleur à sa part des produits. — L’économie politique ne déclame pas, elle démontre ; elle ne s’épuise pas à s’apitoyer sur les souffrances des masses, elle cherche avec calme à les soulager, non par de vains et temporaires palliatifs, mais par des institutions élaborées avec patience et profondeur, par l’harmonie des lois avec les droits et les besoins des peuples.

Le Journal des Économistes n’a pas manqué à cette noble mission ; chaque mois un article de principes est venu témoigner du calme désintéressé qui préside à ces savantes recherches. Chaque mois une question de science pure a reçu dans le journal de nouveaux et utiles développements ; ces articles fournissent désormais à la science un appui nouveau. — Les éléments s’enrichissent des arguments fournis par le journal.

Mais si c’est là une part importante de notre mission, ce n’est pas notre mission tout entière ; après la science pure, exempte de tout mélange d’obstacles pratiques, il importait qu’un organe sérieux s’occupât des institutions actuelles, qu’il prît la production telle qu’elle est, et que sans perdre de vue le fanal qui l’éclaire, il cherchât à tirer pour les peuples le meilleur parti de l’état de choses actuel. Ici, plus de théories absolues, plus de lignes tracées à l’avance, plus de rigueur de logique ; le char roule, il faut qu’il avance malgré sa construction vicieuse ; il s’agit de marcher à travers les écueils, et souvent alors le chemin le plus court n’est pas celui qu’il faut choisir.

C’est cette exigence des faits accomplis, comparée à la rigueur des théories développées par le Journal des Économistes, qui a pu faire croire à quelques-uns qu’il flottait encore indécis entre l’erreur et la vérité. Heureusement cette indécision n’est qu’apparente, et dans les articles mêmes qui traitent de la pratique des institutions humaines, il est facile de remarquer que le flambeau qui nous guide est celui que les illustres fondateurs de la science ont allumé.

Depuis trois ans il est peu de questions que le Journal des Économistes n’ait abordées. Nous ne répéterons pas ici l’énumération des articles des deux premières années, le détail s’en trouve dans l’avant-propos du cahier de décembre 1843, et surtout dans la Table triennale analytique que nous distribuerons avec le numéro de janvier.

Depuis cette époque, des travaux intéressants ont enrichi nos colonnes, et de jeunes et savants collaborateurs sont venus joindre leurs efforts aux nôtres.

La loi sur les brevets d’invention a trouvé dans le journal un interprète éclairé, qui a jeté dans cette question de législation économique un jour tout nouveau.

Nous avons continué la suite d’articles, que nous avions promise, sur l’administration de la ville de Paris. Ces articles forment désormais le code le plus complet d’administration publique, et offrent à toutes les grandes villes un modèle intéressant à suivre, une savante critique à consulter.

Les questions agricoles, qui se lient si intimement à toutes les questions d’économie politique, ont eu des pages nombreuses, des articles dont toutes les déductions ont l’autorité d’une sentence.

Un article important sur la propriété forestière a mis en relief la question des défrichements. Ce travail, dû à un légiste, sera lu avec fruit par les hommes chargés de la confection des lois.

L’un des articles les plus remarquables que nous ayons publiés, et qui a marqué sa place parmi les travaux importants du même auteur, est relatif à la liberté de l’enseignement. Cette question est essentiellement liée à la question économique, et de ce point de vue elle rentrait directement dans le vaste domaine du journal.

Les questions de crédit et d’impôts, les traités de commerce, les travaux publics, l’examen du budget, les lois de douanes, ont tour à tour fourni au Journal des Économistes des articles d’un grand intérêt actuel. Nous avons tenu nos lecteurs au courant de la question des chemins de fer, et des opinions diverses, flottantes, contradictoires, qui tour à tour l’ont dominée. Dans un siècle on s’étonnera que tant d’absurdités aient pu se faire écouter, on déplorera les pertes de forces causées par ces frottements incessants.

Une notice sur Turgot est venue commenter avec talent l’opinion émise sur cet homme célèbre par notre collaborateur M. Daire, dans son excellente biographie du ministre ami du peuple ; et nous pouvons dire que c’est à ces notices aussi bien qu’à l’édition nouvelle des Œuvres de Turgot, publiée par M. Guillaumin, qu’est due l’idée du prix proposé cette année par l’Académie française pour l’éloge de ce grand ministre.

Le Journal des Économistes n’a pu passer sous silence tous les travaux élaborés à l’occasion de la réforme des prisons. Un député, homme de mérite, a résumé pour lui tous les travaux de la commission ; un ancien ministre de la justice a rendu compte, dans le cahier de juillet, de l’intéressante publication annuelle de l’administration de la justice criminelle en France.

L’exposition des produits de l’industrie a trouvé dans le journal des appréciateurs éclairés et consciencieux.

Les fraudes commerciales, les lois hypothécaires, le crédit foncier, ont donné à l’un de nos collaborateurs l’occasion d’enrichir le journal d’articles qu’à bon droit on pourrait appeler des traités sur ces importantes matières.

La liberté des échanges a été vivement défendue par le Journal des Économistes. Tous ses articles ont proclamé le principe, et un travail sérieux, important et complet, sur la funeste tendance de la France et sur ses déplorables conséquences, est venu, dans le cahier d’octobre, réunir en un faisceau tous les éléments épars de la discussion, et toucher au doigt la plaie qui nous dévore.

L’année dernière nous avons ajouté à nos revues mensuelles celle des séances de l’Académie des sciences morales. Fondé par les économistes de ce corps savant, le journal ne devait pas rester étranger à leurs travaux ; nous nous proposons de donner à ce compte-rendu un développement plus grand, et de commenter, lorsque nous le croirons nécessaire, les opinions exprimées par les académiciens.

Chaque année nous rendons compte de l’ouverture des cours du Collège de France et du Conservatoire. La science exige aujourd’hui que nous suivions de près les leçons des illustres professeurs ; il règne aujourd’hui une épidémie si intense contre la liberté du travail, que nous craignons que son influence ne se fasse sentir même en dépit des vérités proclamées dans le sanctuaire de l’étude. Les adversaires de l’économie politique sauraient d’ailleurs tirer un grand parti du moindre mot inspiré par le besoin de la conciliation. Notre devoir est de surveiller cette tendance, de la combattre et d’en informer le monde.

Toute difficile qu’est la tâche que nous nous sommes imposée, nous aurons le courage de l’accomplir. L’accueil que nous avons reçu du public instruit, en France et à l’étranger, nous a donné la confiance qui pouvait nous manquer d’abord. Au milieu du déluge d’erreurs qui ont inondé le monde, nous pouvions craindre que le frêle esquif que nous dirigions ne sombrât au début de sa course. Grâce à notre persévérance, nous avons surmonté le bruit de la tempête, notre voix s’entend au-dessus du tumulte des mille voix confuses des défenseurs des privilèges et des restrictions, et nous avons su conquérir de nombreux amis. —Nous redoublerons d’efforts pour les satisfaire, nous enrichirons notre collaboration, nous résumerons pour eux les progrès industriels, nous consignerons les grandes découvertes scientifiques, capital du genre humain, richesse accumulée du monde. Déjà nous ayons jugé à propos d’étendre le cadre du journal ; l’abondance des sujets que nous avons à traiter nous a portés à choisir une justification plus grande. De cette façon le journal, sans rien perdre de sa richesse typographique, a pu donner à ses lecteurs la valeur de deux feuilles de plus par cahier. Cette modification nous a permis de consacrer des pages plus nombreuses à la bibliographie, c’est-à-dire à l’appréciation succincte, mais toujours motivée par une lecture attentive, des nombreux ouvrages qui traitent de l’économie politique.

Malgré cette amélioration matérielle, nous ne pouvons encore donner place immédiate à tous les travaux que nous recevons chaque jour ; c’est une pensée consolante que de voir qu’enfin la science est prise au sérieux, et que des hommes éclairés s’y livrent avec ardeur. Nous voudrions qu’il nous fût permis de donner sans aucun délai au public ces travaux dus souvent à des plumes exercées. Mais si l’abondance des matières nous force parfois à un ajournement, nous le rendons le plus court possible, et nous savons trop ce que le Journal doit à ses lecteurs pour les priver longtemps des articles que nous adressent nos nombreux amis.

Loin donc que nous voulions les décourager, nous les prions de redoubler d’efforts, et nous ne pouvons mieux terminer cet avant-propos qu’en les remerciant sincèrement de leur coopération puissante, qui nous aide à donner à notre œuvre une assiette de plus en plus large, et qui nous permet d’espérer que notre voix collective comptera désormais dans les conseils des peuples.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.