Observations sur les dernières paix

En 1737, l’abbé de Saint-Pierre intègre dans le onzième volume de ses « Ouvrages de politique et de morale » une énième formulation, brève et résumée celle-ci, de son fameux projet de paix perpétuelle par la création d’une société européenne et l’institution de l’arbitrage entre les nations, qu’il formule et défend depuis vingt ans. Il retrace les éléments principaux de sa démonstration sur l’utilité de l’arbitrage et donne les articles fondamentaux de la constitution d’une société européenne.


Ouvrages de politique et de morale, t. XI, 1737.

OBSERVATIONS SUR LES DERNIÈRES PAIX

PROPOSITION I

Je suppose ce que j’ai prouvé ailleurs : que le plus grand intérêt des souverains d’Europe soit de rendre entre eux les dernières paix inaltérables et, par conséquent, de prendre la voie de conciliation des médiateurs, et quand elle n’a pas suffi, de prendre la voie des arbitres, leurs pareils, qui auraient été rendus suffisamment puissants par l’établissement de la diète européenne.

Éclaircissement I

Il est absolument nécessaire que celui qui serait tenté de refuser l’exécution du jugement de l’arbitrage craigne une punition suffisamment grande et inévitable de la part des arbitres, en sorte que la grande crainte d’être beaucoup pis fût toujours suffisante pour lui faire accepter le jugement comme un mal beaucoup moindre que ne seraient les maux attachés à la désobéissance aux arbitres, c’est-à-dire à l’auteur de la raison universelle qui ordonne à l’homme de n’être pas le seul juge dans sa propre cause, et par conséquent de préférer toujours la voie de l’arbitrage à la voie de la force et de la supériorité des armes.

Éclaircissement II

La raison pour convenir de prendre toujours la voie des médiateurs et des arbitres, c’est que la voie des arbitres ne coûte rien en comparaison de la voie de la guerre ; c’est qu’il est du plus grand intérêt des voisins pour leur propre conservation de se liguer, pour empêcher le plus fort de faire des conquêtes, c’est que le fondement de l’union générale étant la conservation de tout le territoire et de tous les droits dont chaque souverain est en actuelle possession, on ne peut plus lui disputer rien de considérable, et par conséquent rien qui vaille la dixième partie des frais de la guerre, c’est que pour se tenir sur les gardes contre ses voisins, il en coûterait quatre fois moins de troupes, et cependant chacun serait cent fois plus en sûreté qu’il n’est présentement, c’est que la sûreté du dehors et du dedans étant entière, et la dépense moindre, chaque souverain aurait beaucoup plus de loisir et de facilité d’améliorer son état par le commerce intérieur et extérieur, et par quantité d’établissements très avantageux à sa nation, c’est enfin que nul souverain ne peut jamais avoir autrement une société immortelle et très puissante qui garantisse le trône à sa postérité, quelque longue, quelque éloignée qu’elle puisse jamais être, contre toute conspiration et contre toute guerre civile.

Éclaircissement III

Je dis que pour éviter la guerre, il faut que la seule crainte de la puissance très supérieure des arbitres suffise pour empêcher le contestant qui se trouvera lésé par le jugement de ses juges, de songer à prendre les armes ; car l’homme est si aveuglé par ses passions que, souvent, il courrait aux armes contre son intérêt même s’il pouvait espérer de vaincre ses juges. Mais il n’aura jamais une pareille espérance tant qu’ils seront au moins quatre fois plus puissants que lui. Ainsi il aura l’avantage de ne dépenser plus beaucoup pour avoir très peu.

PROPOSITION II

Les souverains les moins puissants de l’Europe, pour augmenter la sûreté de leur conservation, n’ont présentement que deux systèmes à choisir : le système de l’équilibre des deux puissances supérieures, et le système de la diète européenne.

Éclaircissement

Il est vrai que tandis que les deux puissances supérieures seront en défiance l’une de l’autre, les puissances moins puissantes, leurs voisines, auront une espèce de certitude d’être secourues par l’une ou par l’autre, pour empêcher l’agrandissement de l’une des deux. Mais 1° ce système les oblige à la dépense de se tenir toujours fort armées, même dans les temps de paix ou de trêve et à une dépense plus considérable en temps de guerre. 2° Quelle sûreté ont ces États moins puissants que les deux puissances supérieures ne s’accorderont jamais pour se permettre mutuellement de s’agrandir jusqu’à certain point, aux dépens de leurs voisins, et alors où serait leur sûreté ? Ils n’en peuvent donc avoir de véritable et qui ne leur coûte presque rien que dans l’établissement de la diète européenne qui pourrait se former plus parfaite que la diète germanique.

PROPOSITION III

L’établissement de la diète européenne peut se commencer sans frais par la signature des cinq articles fondamentaux, et d’abord de la part des États moins puissants.

Éclaircissement

Il est certain que rien n’empêche les souverains moins puissants de signer entre eux ces articles pour parvenir un jour à s’assurer les avantages expliqués ailleurs, 1° parce qu’ils ne risquent rien en les signant, 2° parce qu’ils ne risquent rien en les proposant à d’autres, 3° parce qu’ils ne risquent rien en faisant cet essai, 4° parce qu’ils risquent tout en ne les signant pas, c’est-à-dire, d’être enveloppés dans les premières guerres, et d’être même déchirés un jour par des guerres civiles.

PROPOSITION IV

Le souverain plus puissant qui refuserait de signer, et de contribuer ainsi à établir la diète européenne, commettrait une injustice criante et irréparable contre les nations de l’Europe, et par conséquent très digne de la punition divine dans la vie future.

Éclaircissement I

Ceux qui sont assez mal instruits pour croire que la matière, substance moins parfaite, sera éternelle, tandis que l’esprit, substance plus parfaite, sera anéanti, qui sont assez imprudents pour ne craindre aucune punition dans la vie future de leurs actions malfaisantes et de leurs injustices non réparées, et assez malheureux pour n’espérer aucun plaisir, aucune joie après la mort pour récompense de leurs actions de bienfaisance faites pour plaire à l’Être infiniment juste et bienfaisant, ceux-là pourront s’étonner de ma proposition, mais je l’ai démontrée ailleurs conforme à la raison universelle qu’ils font profession de suivre, et puis je ne parle ici qu’à des chrétiens.

Éclaircissement II

La première loi de l’équité naturelle, et le premier fondement de toute justice et de toute société qui est de tout pays et de tous les siècles, et par conséquent dictée par Dieu lui-même comme auteur de la raison universelle, c’est celle-ci.

Ne faites point contre un autre ce que vous ne voudriez pas qu’il fît contre vous s’il était à votre place, et vous à la sienne.

Conséquences

De là, il suit que le souverain plus puissant qui veut être seul juge dans sa propre cause, qui refuse de se soumettre au jugement de ses pareils, et qui veut tout décider par la supériorité des armes, agit contre cette première loi de la justice. Car voudrait-il, s’il avait un différend à terminer avec un voisin beaucoup plus puissant, que ce voisin fût seul juge dans sa propre cause, qu’il pût sans injustice refuser la voie des arbitres, et qu’il ne voulut rien terminer que par la supériorité des armes ?

Ce refus ne serait-il pas d’autant plus injuste, et par conséquent d’autant plus punissable par l’Être tout-puissant et infiniment juste, qu’il causerait plus de malheurs et de plus grands malheurs à un plus grand nombre de familles ?

De là, il suit que le souverain qui refusera la voie de l’arbitrage, et qui cependant croira l’enfer pour ceux qui commettront de grandes injustices et qui causeront grand nombre de grands maux à grand nombre de familles sans les réparer, doit beaucoup craindre pour l’avenir.

De là, il suit, au contraire, que le souverain qui croit que plus il pratiquera d’œuvres de charité bienfaisante pour plaire à Dieu, et plus importantes au bonheur des différentes nations, plus il sera en droit d’espérer la récompense immense d’une vie éternellement heureuse, surtout lorsqu’il verra la grandeur des biens que la diète européenne et la paix perpétuelle entre les nations chrétiennes procureront à toutes les familles de l’Europe. Ne sera-t-il pas porté alors avec ardeur et avec constance à faire tous ses efforts pour procurer ce merveilleux établissement en obéissant au commandement cité dans saint Matthieu, 7, 12 : Faites donc pour les hommes tout ce que vous voudriez qu’ils fissent pour vous. Car voilà toute la loi et les prophètes ?

Réflexion

Ceux qui croient voir des difficultés insurmontables à l’exécution de ce projet peuvent examiner si je les ai suffisamment éclaircies dans l’édition en 3 volumes et dans l’abrégé en un volume, puisque j’ai répondu à plus de cent objections, les unes frivoles, les autres spécieuses, que j’ai ramassées avec soin de tous côtés depuis plus de vingt ans.

J’adresse cet avis à ceux qui sont employés dans ces sortes d’affaires publiques, et seulement à ceux d’entre eux qui craignent d’être un jour punis pour avoir manqué à un devoir essentiel de leur emploi, d’avoir pu contribuer par leur examen à prévenir de très grands malheurs aux nations d’Europe, et de ne l’avoir pas fait, et qui espèrent obtenir le paradis pour avoir procuré, par leurs avis salutaires, à leur prochain et aux autres hommes, de grands bienfaits pour plaire à Dieu ; car auront-ils jamais occasion de leur en procurer de plus grands que ceux qui leur reviendraient d’une paix inaltérable parmi les chrétiens ?

Et après tout, ont-ils dans leur vie une affaire plus importante pour eux-mêmes que celle de leur salut ? Ont-ils une affaire plus importante pour leur salut que de procurer aux hommes, pour plaire à Dieu, un bienfait infini ? Et ont-ils, pour y parvenir, quelque essai plus important à faire que de commencer à examiner et à faire examiner les moyens d’exécuter un projet si désirable pour tous les souverains, et pour tous leurs sujets ?

À Paris 20 avril 1736

 

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Articles fondamentaux de la diète européenne

I.

Il y aura désormais entre les souverains d’Europe qui auront signé les articles suivants, une alliance générale et perpétuelle :

1° Pour former le corps européen.

2° Pour avoir sûreté parfaite et perpétuelle contre toutes guerres, civiles et étrangères.

3° Pour avoir sûreté parfaite et perpétuelle de leur conservation personnelle, et de la conservation de leur postérité sur le trône.

4° Pour avoir sûreté parfaite et perpétuelle de la conservation de leurs États, et de leurs droits en l’état qu’ils les possèdent actuellement en suivant les derniers traités.

5° Pour avoir une grande diminution de leur grande dépense militaire.

6° Pour avoir toujours la plus grande liberté dans leur commerce.

7° Pour avoir toujours sûreté parfaite de l’exécution entière et perpétuelle de leurs promesses réciproques, tant passées, que futures.

8o Et pour avoir sûreté entière que leurs différends présents seront toujours terminés sans guerre.

II.

Les membres du corps européen, pour terminer entre eux leurs différends présents et à venir, ont renoncé et renoncent pour eux et pour leurs successeurs, à la voie funeste et ruineuse des armes, et sont convenus de prendre toujours la voie de conciliation dans la diète européenne par la médiation de quelques plénipotentiaires des membres du corps européen. Et en cas que cette médiation ne suffise pas, ils sont convenus de s’en rapporter au jugement des autres membres, représentés à la diète européenne par leurs plénipotentiaires, à la pluralité des voix pour la provision, et aux trois quarts des voix pour le jugement définitif, qui ne sera que cinq ans après le jugement provisoire.

III.

Les 19 plus puissants souverains de l’Europe seront invités à signer ces cinq articles fondamentaux pour la formation du corps européen : savoir 1° l’Empereur, 2° le roi de France, 3° le roi d’Espagne, 4° le roi du Portugal, 5° le roi d’Angleterre, 6° la république de Hollande, 7° le roi du Danemark, 8° le roi de Suède, 9° le roi de Pologne, 10° la tsarine, 11° l’Électeur de Saxe, 12° le roi de Prusse, 13° l’Électeur de Bavière, 14° l’Électeur palatin, 15° les Suisses, 16° le duc de Lorraine, 17° la république de Venise, 18° le grand-duc de Toscane, et 19° le roi de Sardaigne. Ils auront tous chacun une voix, et contribueront chacun selon leurs revenus et leurs charges, aux dépenses communes pour la subsistance des troupes de l’alliance générale sur les frontières, et cette contribution sera réglée au congrès à la pluralité des voix des alliés pour la provision, et cinq ans après aux trois quarts des voix pour la définitive.

IV.

Si quelqu’un des membres refusait d’exécuter le jugement de la grande alliance, s’il faisait des préparatifs de guerre, s’il tentait de faire des négociations pour diviser les alliés, la grande alliance le regardera comme perturbateur du repos de l’Europe, et agira contre lui offensivement jusqu’à ce qu’il ait exécuté le jugement, et donné sûreté de réparer le tort qu’il aura causé, et de rembourser les frais de la guerre à ses alliés.

V.

Les membres du corps européen sont convenus que leurs plénipotentiaires à la pluralité des voix pour la provision, et cinq ans après aux trois quarts des voix pour la définitive, régleront dans la diète perpétuelle européenne tous les articles qu’ils jugeront importants pour procurer plus d’union et de solidité au corps politique européen, une augmentation de sûreté contre tous les événements futurs à chacun des membres, et tous les autres avantages que pourra produire cette union perpétuelle. Mais on ne pourra jamais rien changer à ces cinq articles fondamentaux sans le consentement unanime de tous les membres.

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