Oeuvres de Turgot – 139 – Lettres à Du Pont de Nemours

1774

139.— LETTRES À DU PONT DE NEMOURS.

CXXXI. (Arrivée de Turgot à Paris.)

Lundi.

Je suis arrivé hier, mon cher Du Pont, je désire bien vous voir ; si vous êtes encore malade, mandez-le-moi, afin que si la montagne ne peut venir vers Mahomet, Mahomet aille vers la montagne. Je sors dans l’instant. Je reviens pour dîner ou plutôt pour ne point dîner, mais M. Delacroix dîne et je m’arrangerai ainsi presque tous les jours, non pas demain pourtant, parce j’aurai à sortir après le courrier. Aujourd’hui, j’ai beaucoup à travailler pour le courrier de demain. Ainsi, si vous venez, je n’aurai que le temps de vous embrasser, mais ce sera toujours avec grand plaisir.

CXXXII. (Dîners.)

Dimanche.

Je suis aussi affligé que vous, mon cher Du Pont, de l’espèce de libertinage que vous me reprochez et qui n’est ni volontaire ni aussi continu que vous semblez le croire. Vous-même m’aviez trouvé dînant chez moi le mardi et j’y avais diné les deux jours précédents. J’y ai dîné hier ; j’y dîne aujourd’hui ; j’y dîne demain ; j’y dîne vendredi ; mais tous ces jours-là je ne pourrai pas causer à mon aise avec vous comme je voudrais et vous faire mes observations sur vos Correspondances que j’ai toutes lues avec intérêt et dont j’ai été comme de raison tantôt content, tantôt mécontent. Je serai bien aise de relire quelque jour le tout avec vous, y compris la première que je vous ai rendue et qui roulait sur les fêtes.

Demain, j’aurai M. Tresaguet et à travailler pour le courrier de mardi.

Vendredi, j’aurai encore M. Tresaguet et un architecte pour examiner des plans. Ainsi, si vous venez, cela ne vous dispensera pas d’une autre séance qu’il faudra tâcher de trouver dans l’autre semaine.

Adieu, mon pauvre ami, je vous embrasse.

CXXXIII. (Départ de Du Pont. — Les protégés de Mme Blondel. — La Table de Du Pont. — L’autorité tutélaire.)

Paris, 14 mars.

J’ai reçu, mon cher Du Pont, votre petit billet avec votre manuscrit sur les prix. Je ressens une vive peine de ce commencement de séparation qui doit être si longue et je fais des vœux pour que votre Margrave vous empêche d’aller si loin. J’espère que cette lettre vous trouvera encore à Strasbourg. Je vous adresse une lettre pour Mme Bush que Mme Blondel lui écrit en français et qu’elle sera obligée de se faire traduire. M. Le Prêteur a donné des espérances de bien traiter les Bush ; il ne s’explique point sur ce qu’il leur destine. Vous sentez que mes propositions sont subordonnées aux avantages que pourrait trouver le jeune Bush en restant à Strasbourg auprès de ses parents[1]… Elle croit que pendant le temps de votre séjour à Bade, M. le Prêteur s’expliquera, et qu’ainsi vous pourrez amener le jeune Bush s’il se détermine à venir à Paris. Je vous envoie l’Épître à Ninon qui doit un peu faire froncer les sourcils à Mme la Margrave, et la Chanson des trois rois.

J’insiste toujours sur la suppression du mot tutélaire dans votre Table. Ce mot, indépendamment de ce qu’on peut dire sur la justesse de l’expression est le cachet économistique et il caractérise précisément la partie honteuse des économistes ; mais je ne voudrais pas que le mot d’autorité restât sans épithète et je mettrais autorité publique, ce qui ne préjuge ni pour ni contre aucun système. Je voudrais aussi qu’à l’article de l’industrie, au lieu de dire en trois mots : libertéimmunitéconcurrence, vous dissiez en deux mots libertéimmunité (qui comprend la concurrence). Vous avez entendu mon autre critique qui n’est qu’une bagatelle. Avec ces corrections, vous pourrez dire ce que j’ai fait est bien. Mais pour que ce bien pût être répandu, il faudrait que cette Table fût gravée ou bien qu’on pût la disposer en livret, mais ce serait encore un grand travail.

Adieu, mon pauvre ami, je vous embrasse bien tendrement.

CXXXIV. (Divers. — La Table de Du Pont. — L’autorité tutélaire.)

Paris, 25 mars.

J’ai reçu votre lettre avec bien du plaisir, mon cher Du Pont, mais j’en aurai bien plus à recevoir de vos nouvelles de Bade, si vous m’annoncez qu’on vous retient pour voyager à Paris l’hiver et l’été sur les bords du Rhin. Je m’en rapporte aux réflexions des Bush et à la Providence sur le voyage du jeune Bush.

Quoique vous en disiez, autorité publique est le seul mot propre, le seul qui soit également juste dans tous les systèmes et surtout dans le vrai système. Les mots tutélaire et protectrice sont impropres, tendant à hérésie, offensifs aux oreilles libres qui ne veulent ni tuteurs ni protecteurs, mais bien des gens d’affaires : receveurs, garde-bois, baillis, procureurs fiscaux, etc. ; qui dit tuteur dit mineur, qui dit protecteur dit protégé, ce qui fait deux corrélatifs distincts, dont l’un est subordonné à l’autre, comme l’inférieur au supérieur, comme le troupeau au berger, au lieu que le vrai rapport est celui du mandat au mandataire, ou au fondé de procuration, qu’il a choisi parce que cela lui convenait. Donc, il faut proscrire ce mot tutélaire, cachet de la secte économistique, en tant qu’elle est secte, c’est-à-dire en tant qu’elle a tort, car on ne fait jamais secte parce qu’on dit de vrai, mais parce qu’on dit de faux.

Si une opinion vraie est susceptible d’être distinguée par un nom en isme ce n’est que quand la vérité est encore nouvelle, quand elle ne fait que poindre sous des broussailles qui empêchent qu’elle ne frappe tous les yeux. Il y a eu des newtoniens ; il n’y a plus que des physiciens.

Adieu, mon cher Du Pont, je vous embrasse de tout mon cœur.

CXXXV. (Les protégés de Mme Blondel.)

Paris, 30 mars.

En attendant, mon cher Du Pont, votre retour avec grande impatience et inquiétude, je vous adresse encore une lettre de Mme Blondel pour son Annmaïl. Elle craint toujours que cette famille ne se détermine par complaisance à envoyer le jeune Bush et cette lettre est pour les prémunir contre les illusions de l’ambition. Elle observe avec raison que si le jeune Bush n’a pas assez d’activité et d’intelligence pour apprendre bien l’office et pouvoir devenir un jour maître d’hôtel ou valet de chambre de confiance, cela ne vaut pas la peine de se déplacer pour n’être que laquais et qu’il vaut mieux être garde-forêt à 36 livres par mois qu’il mangerait avec ses parents. Tout dépend donc de savoir s’il a vraiment de l’intelligence et de l’activité, et il faut avouer que, sans cela, je ne dois pas désirer de l’avoir plutôt que le premier venu. Voyez, M. le Conseiller aulique[2], à peser le pour et le contre avec votre sagesse profonde.

Adieu, mon pauvre sage, je n’ai rien à vous dire de ce pays-ci qui est comme vous l’avez laissé, mais tel qu’il est il vaut encore mieux l’habiter que la Pologne. Je vous embrasse avec ma plus tendre amitié.

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[1] Turgot songeait à le prendre comme laquais.

[2] Du Pont avait ce titre à la Cour de Bade.

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