Paul Laffitte et le paradoxe de l’égalité

En cherchant l’égalité, explique Paul Laffitte en 1887, nous l’avons perdu ; en voulant l’accroître, nous l’avons fait disparaître. Nous l’avons transformé en égalitarisme, et donc en paradoxe.


Paul Laffitte et le paradoxe de l’égalité

par Benoît Malbranque

(Laissons Faire, n°4, septembre 2013)

 

En cherchant l’égalité, nous l’avons perdu ; en voulant l’accroître, nous l’avons fait disparaître. Nous l’avons transformé en égalitarisme, et donc en paradoxe. Cette pensée, ce combat, tout incongru, tout provocant qu’il soit, mobilise le démocrate contre les abus de la démocratie, et le républicain contre les abus de la république. Ce combat, l’économiste Paul Laffitte l’a mené ; il est donc ici mobilisé pour fournir la critique du « paradoxe de l’égalité » : le présent article développera les idées de cet économiste français concernant le système démocratique, où il voyait une exagération et une perversion du principe de l’égalité.

Si nous savons tous que le dix-huitième siècle fut une époque de découverte de l’idéal de la liberté, nous sous-estimons souvent les effets du développement parallèle de l’idéal de l’égalité, sa trajectoire ultérieure, et ses conséquences durables sur nos conditions politiques et économiques contemporaines. Il n’est pas rare que, de nos jours, on porte atteinte à la liberté en la croyant fatalement destructrice de l’ordre social ; qu’on soit réservés devant des idées comme le libre-échange ou la libéralisation de certaines industries ; qu’enfin, on rejette les intellectuels porteurs de ces idées comme des « ultra-libéraux », avec tout le mépris et la haine qu’on fait joindre d’habitude à ce terme.

À l’inverse, l’idéal de l’égalité souffre de peu de contestation. Plus encore : non contents de l’avoir, ce semble, garanti en droit, nous en cherchons la trace partout, nous voulons la faire grandir partout. C’est là que le message de l’économiste Paul Laffitte peut nous intéresser et nous servir : à cette tendance, qu’il décelait déjà à la fin du dix-neuvième siècle, il répond : ceci n’est pas l’égalité, ceci est l’excès, la perversion, l’abus de l’égalité ; pire : ceci est le paradoxe de l’égalité.

Il faut faire remarquer en effet que, tout comme les adversaires du libéralisme ne sont jamais des adversaires de l’idée de la liberté, les adversaires de l’égalitarisme, ou de l’excès d’égalité, ne sont jamais opposés au principe même de l’égalité. Chacun, dans l’un comme dans l’autre cas, utilise une définition différente de la notion qu’il défend ou qu’il critique, et ne peut être compris qu’en fonction de ce choix de définition.

Dans le cas de notre auteur, il est tout à fait certain que nous n’avons pas devant nous un adversaire de l’égalité, ni, d’ailleurs, un adversaire de la démocratie. Dès les premières pages de son ouvrage, Laffitte indique d’ailleurs très clairement les mérites de l’idée d’égalité, et n’a aucun mal à en faire l’éloge :

« Pendant des siècles, l’idée égalitaire a été un admirable véhicule de progrès. C’est elle qui a protégé le faible contre le fort ; c’est elle qui a relevé la femme, affranchi l’esclave, arraché le serf à la glèbe, aboli les privilèges de naissance et de caste ; c’est elle qui a mis l’instruction, la justice, tout ce qui fait le prix et la dignité de la vie, à la portée du plus obscur et du plus chétif. » (p.IV) [1]

Il est inutile, dans ces conditions, d’arguer que Laffitte n’était qu’un pâle défenseur de mœurs du passé, et un adversaire de ce grand et noble idéal qu’est l’égalité. En vérité, il le chérissait, et c’est pour cette raison qu’il voulait le protéger contre les abus et contre les exagérations.

« Il en est de l’égalité comme de toutes les idées, de toutes les institutions : au début elles répondent à des besoins légitimes ; elles se développent et se transforment avec le milieu où elles sont nées ; puis elles se corrompent par l’exagération même de leur principe. » (p.IV)

« Aujourd’hui, l’égalité est dans nos mœurs comme dans nos codes. L’idée a triomphé ; mais voici que quelques-uns voudraient la pousser à ses dernières conséquences logiques, au risque d’épuiser la vertu qui est en elle. Ils rêvent l’égalité absolue. Prenons garde : ce n’est plus ici le principe de l’égalité ; c’en est le paradoxe. » (p.V)

Ce paradoxe, cette perversion du principe d’égalité, Paul Laffitte l’observait dans de nombreux domaines, et avant de reprendre par le menu son argumentation quant à l’un d’eux, il est certainement très utile de les reprendre un par un : dans la démocratie, dans l’éducation, dans le service militaire, et dans les relations homme- femme. Voici tous ces paradoxes de l’égalité :

« Dans l’ordre politique, on vous dira que le suffrage de l’ignorant vaut le suffrage de l’homme éclairé, que le silence est le devoir des minorités et que la loi du nombre est la loi suprême : paradoxe, car les intérêts permanents d’une nation sont au-dessus des caprices d’une majorité. » (p.VI)

« En matière d’éducation, on soutiendra que tous les enfants, quelles que soient leurs aptitudes, doivent passer sous un même joug universitaire : paradoxe aussi ; car adapter les programmes à la moyenne des intelligences, c’est forcément abaisser le niveau de l’enseignement public. » (p.VII)

« S’agit-il du service militaire, on prétendra imposer à la jeunesse entière trois ans de présence dans la caserne : paradoxe encore ; car dépeupler nos grandes écoles et nos facultés, c’est compromettre le recrutement des professions libérales sans profit pour l’armée. » (p.VII)

« Enfin, on demandera pour la femme une éducation semblable à celle de l’homme, mêmes études, mêmes parchemins : paradoxe toujours ; car, sous prétexte de rendre la femme égale à l’homme, on risque de la rendre inférieure à elle-même. » (p.VIII)

C’est donc partout qu’on décèle ce paradoxe de la liberté. « Il est partout, dans l’atelier, dans la rue, à la tribune, dans les salons : il nous enveloppe comme un nuage gros de tempêtes » argue même Laffitte (p.VIII). Et pour cela, il est dangereux ; et pour cela, il faut le combattre.

S’il faut le combattre, s’il faut le dénoncer, ce n’est pas pour autant qu’il dérive d’un principe entièrement faux. L’égalité est une vertu à défendre ; c’est un idéal positif fort légitime, et fort important. Et en effet, de nombreux progrès sociaux sont nés ou ont été rendus possibles par cette exigence d’égalité. Paul Laffitte, d’ailleurs, est tout à fait d’accord pour le reconnaître : l’égalité a, par le passé, rendu de grands services. Cela ne signifie pas qu’elle ne pourra plus en rendre, mais il faut examiner si c’est l’idéal égalitaire qui aidera la résolution des problèmes modernes, et Laffitte considère que ce n’est pas possible.

« Tant qu’il s’agit de détruire les privilèges, les monopoles, les distinctions arbitraires, les iniquités sociales, l’idée égalitaire a été un merveilleux instrument de combat ; mais l’arme qui a servi pour vaincre ne convient pas toujours pour organiser le pays conquis. C’est précisément notre cas : le problème aujourd’hui est d’organiser la démocratie, et l’idée égalitaire n’y suffit pas. » (p.XIV)

Organiser la démocratie, c’est-à-dire, au fond, faire fonctionner la machine politique que nous avons construite pour remplacer la monarchie absolue, n’est assurément pas une tâche aisée. Par simplicité, nous avons eu recourt à l’idée d’égalité, poussée à l’extrême. Nous avons dit : il suffit d’utiliser l’égalité absolue, le suffrage universel où chaque homme vaut une voix. Voici comment nous avons résolu la grande question des droits politiques, du système représentatif, et des droits naturels : nous avons inventé un système qui est « l’expression la plus simple, la plus absolue de l’égalité politique. Combien de têtes ? Combien de votes ? La vérité est du côté des gros chiffres ; il suffit de faire une addition, et tout est dit. » (p.4)

Cela nous paraît naturel, et peu sont choqués de cette égalité absolue. Pourtant, ce n’est pas avec l’égalité absolue, ce n’est pas avec le « combien de tête ? combien de votes ? » que nous résolvons. Ce n’est pas ainsi qu’on procède dans les sciences. « En vain quatre-vingt-dix-neuf imbéciles proclameraient que deux et deux font cinq ; il suffira qu’un moins ignorant dise que deux et deux font quatre, et il aura raison contre les quatre-vingt-dix-neuf. […] Comment un procédé qui semblerait absurde, appliqué à un point de mathématiques ou de médecine, est-il accepté tout naturellement quand il s’agit des problèmes les plus complexes de tous, j’entends les problèmes sociaux et politiques ? » (p.5)

Ce système funeste, celui de la démocratie pure, de l’égalité absolue, possède de très nombreux défauts, qu’on trouve compilés dans Dépasser la Démocratie, un ouvrage récemment publié par l’Institut Coppet. Nous y renvoyons le lecteur qui voudrait en savoir davantage. Ici, nous pouvons nous contenter d’indiquer que la démocratie n’est pas le pouvoir du peuple, mais de la majorité. [2] En outre, ce serait un vain exercice d’esprit que de supposer cette majorité éclairée, rationnelle, et même dotée d’une quelconque conscience politique. La vérité, nous rappelait déjà Paul Laffitte, est que la démocratie laisse la société dans les mains d’une majorité toujours changeante, toujours passionnée, et toujours volatile :

« Cette majorité, nous l’avons vue se prendre d’enthousiasme pour de nobles causes, pour de chevaleresques entreprises ; mais nous l’avons vue aussi, sans principe et sans règle, flottant au gré de ses passions ou de ses intérêts, étrangère à toute tradition, inconsciente d’elle-même, changer du jour au lendemain les destins du pays. Empire ou république, à quelques mois d’intervalle elle acclame les deux régimes contraires. Hier, elle couronnait de fleurs les arbres de la liberté ; demain, elle se prosternera devant le dictateur triomphant. Aucune certitude, aucune fixité. Ce qui était vérité devient erreur, ce qui était vertu devient crime : Baudin est tour à tour un héros ou un scélérat ; c’est la majorité qui en décide. Avec un système électoral où le nombre est représenté, et rien que le nombre, tout est possible. Le suffrage universel est une partie de cartes, où à tout coup on peut retourner le roi. » (p.7)

Cela, Paul Laffitte en convient parfaitement, ne signifie pas dire : « Silence à l’ignorant ! Silence au pauvre ! » (p.8), et d’ailleurs, supprimer le suffrage universel serait pour lui une folie. Il faut en revoir l’organisation. Il faut le réformer.

Quelles seraient les conséquences si nous ne le faisons pas ? Il y aurait d’abord le maintien de toutes les tendances fâcheuses du suffrage universel que nous avons déjà évoquées. Il y aurait en outre, selon l’avis de Laffitte, des résultats néfastes additionnels. Le principal, il le nomme d’un terme très nouveau à son époque : le « politicien ».

« Voyez cette nouvelle classe d’hommes qui a surgi au lendemain de nos désastres : on les appelle les politiciens ; le mot et la chose nous sont venus de l’autre côté de l’Atlantique. Le politicien a fait de la politique un métier, comme l’épicerie, mais plus facile : il a étudié les affaires dans la fumée d’un estaminet ; à défaut d’idées, il jongle avec les phrases toutes faites et escamote les lieux communs ; étudiant de quinzième année, médecin sans malades, journaliste sans journal, financier sans finances, il a en lui du Figaro et du Giboyer. Il parle dans les clubs, dans les réunions publiques, et on l’écoute : pourquoi ? Il est « fort en gueule », dirait Molière. Il ne respecte rien chez ses adversaires, ni le talent, ni le nom, ni les services rendus ; pas même la vieillesse, car la vieillesse est encore un privilège. Déjà des hommes considérables, des républicains éprouvés hésitent devant tant d’audace : ils ne peuvent s’accoutumer à la diffamation et à l’injure, ils sont près de déserter la lutte. Dans dix ans, si nous ne nous défendons pas, les politiciens seront les maîtres de la République. Sous prétexte que tous les hommes sont égaux, nous serons gouvernés par une oligarchie de déclassés et de médiocres : voilà le paradoxe de l’égalité. » (pp.20-21)

Voilà ce qu’est, ce que sera, pour Laffitte, l’une des conséquences du suffrage universel. Ce n’est qu’une intuition chez lui, mais il semble comprendre que la démocratie provoque l’arrivée au pouvoir des médiocres.

Que propose notre auteur ? Il veut que le suffrage universel soit balancé par un principe qui respecte la différence des aptitudes, mais comment le mettre en place ? Il ne veut pas du suffrage censitaire, dépendant de la richesse des citoyens ; alors que veux-t-il ?

Pour que le suffrage universel soit conservé, il faut de toute nécessité qu’il « gagne en compétence ».

« J’écris ces pages à la campagne : dans mes promenades à travers de pauvres villages, je vois collés aux murs des débris d’affiches électorales où il est question d’impôt proportionnel ou progressif, de concordat ou de séparation de l’Église et de l’État ; et lorsque je m’adresse, pour lui demander mon chemin, à un paysan qui à peine parle français, je me figure son embarras devant des idées générales où les hommes les plus instruits sont partagés. […] On demande à ce paysan : “Que pensez-vous de l’impôt sur le revenu, de la liberté des cultes ?” Il n’a aucune opinion sur ces choses : ou il répondra au hasard, ou il ira consulter son voisin plus instruit, le curé, le maître d’école. Plus il aura de bon sens, de droiture naturelle d’esprit, plus il hésitera à se prononcer sur des questions dont il ne sait pas le premier mot ; mais il n’hésitera pas si on lui demande de désigner dans son entourage un homme qui ait sa confiance : ce n’est plus affaire d’opinion, c’est affaire de sentiment, et ici l’individu est seul juge.

Je suppose les habitants d’un village réunis dans la mairie ou la maison d’école. Ils se connaissent les uns les autres ; ils savent que celui-là a derrière lui une longue vie de travail et de probité, que celui-ci a voyagé et vu bien des choses, que cet autre est le plus riche du village ou le plus instruit : ils seront tout portés à mettre leurs intérêts dans les mains de ces trois quatre hommes. C’est le suffrage à deux degrés. » (p.29)

Le suffrage à deux degrés a servi pour désigner les Etats généraux en 1789, et c’est le système en usage aux Etats-Unis. On s’en sert d’ailleurs encore, d’une certaine façon, pour le Sénat. Pourquoi ne plus s’en servir en France ? En 1791, la constitution indiquait le suffrage à deux degrés. Mais dès 1793, on en arriva au suffrage universel ; avons-nous eu raison, avons-nous eu tort ? C’est là une question importante, qui devrait faire réfléchir tous les adversaires de l’ « égalitarisme » et ceux qui disent, non sans raison : « méfiez-vous, l’égalité est une chimère ».

 

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[1] L’édition utilisée tout au long de cet article est : Paul Laffitte, Le paradoxe de l’égalité, Paris, Hachette, 1887

[2] « Qu’est-ce que la majorité ? Tout. Qu’est-ce que la minorité ? Rien. La doctrine est simple : c’est en cela qu’elle charme l’école radicale, et c’est en cela qu’elle nous inquiète. » (p.26)

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