Quand le libéralisme français se saisissait de la question des femmes

Quand le libéralisme français se saisissait de la question des femmes

 

Dans l’histoire du libéralisme français, le traitement de la question du droit des femmes n’a jamais figuré comme une priorité. Économistes de formation pour la plupart, pressés par la prégnance des plus hautes questions politiques, et obnubilés par leur double lutte séculaire, contre le socialisme et le protectionnisme, les libéraux français ne devaient accorder qu’une attention médiocre à ce que notre temps reconnaît comme une question majeure.

Dans cette histoire, qui est curieuse à retracer, et qui fournit des clés pour comprendre les tendances progressives et déclinantes de la pensée collective, le livre de Paul Leroy-Beaulieu apparaît comme un catalyseur : jusqu’à lui, le féminisme, au sein du libéralisme français, est comme honteux ; lui prouve que le language et les idées du passé, sur la question des femmes, doivent être abandonnés, et on le voit marcher, à pas hésitants peut-être, sur un sentier nouveau, que d’autres après lui, tels Yves Guyot, emprunteront avec la sérénité de ceux qui ont eu des prédécesseurs.

Pour expliciter cette interprétation, je ne ferai pas ici l’histoire générale de la cause des femmes, pour suivre les avancées à pas lents et avec des reculades caractérisées, et pour juger pourquoi, après de maigres acquis, on s’effraya longtemps, et durablement, devant les conséquences du peu sur lequel on parvenait enfin à s’entendre. Tout cela sort de mon sujet, et n’y mène pas, contrairement à ce petit fait, anodin en apparence, de la participation occulte des femmes au pouvoir politique sous l’Ancien régime, sur lequel je commencerai, et qui a déterminé nombre des auteurs qui furent des maîtres pour Paul Leroy-Beaulieu, à rester au moins méfiants quant à l’extension en droit d’une réalité qui paraissait plutôt les agacer. C’est le cas fameux de Mme de Pompadour, renvoyant les ministres, censurant telle ou telle loi et délibérant avec le roi à l’égal d’un garde des sceaux. Or cette influence féminine sur les affaires de l’État était jugée comme extrêmement néfaste. Montaigne déjà raconte avoir vu de son temps « les plus sages testes de ce royaume assemblées, avec grande ceremonie et publique despence, pour des traictez et accords, desquels la vraye decision despendoit ce pendant en toute souveraineté des devis du cabinet des dames et inclination de quelque fammelette. »[1] Avec de tels usages en arrière-fond, et une conception des droits humains qui n’était pas celle du temps présent, nombre de libéraux français, au XVIIIsiècle, vont paraître douter de la capacité politique des femmes. Turgot, qui admet le bien-fondé des droits existants, ne songe guère à leur extension. « Les femmes, dit-il, ont été appelées au gouvernement dans la plupart des pays où elles pouvaient succéder aux fiefs. Elles servaient leurs fiefs par des militaires qu’elles choisissaient bien et qu’elles envoyaient à la guerre à leur place. Elles ont gouverné leurs royaumes par des ministres assez généralement bons, car elles ne sont pas mauvais juges du mérite. Quelques-unes ont montré un grand caractère : la volonté n’est pas ce qui leur manque, ni même le courage. Mais aucune reine, aucune impératrice n’a jamais pris une autre femme pour ministre, pour ambassadeur, pour général. »[2] En d’autres termes, les capacités politiques des femmes ne sont pas nulles, mais elles ont leur limite. Il faut ajouter, en outre, qu’en ce temps, on ne s’imagine guère qu’il puisse exister entre homme et femme une certaine identité ; on peut à la rigueur aller jusqu’à dire qu’hommes et femmes sont également importants, mais égaux, à part quelques esprits d’exception, on ne se l’imagine guère. Hommes et femmes paraissent deux forces différentes mais complémentaires, comme le yin et le yang asiatiques. Aussi, quand Du Pont de Nemours, qui n’était pas le moins avancé des intellectuels de l’époque, travaille au milieu de la Révolution française à une grande réforme de l’éducation, il présente ses conclusions comme bornées au sexe masculin. « Aucune des idées qu’il présente, n’est applicable à l’éducation des filles, dit-il en concluant son mémoire. Vouloir l’assimiler à celle des garçons, ce serait méconnaître la nature humaine et les principes de la société. »[3] Il ambitionnait de construire également une éducation nationale pour les filles, mais elle répondrait à d’autres principes et aurait une vie toute séparée.

Six années plus tard, Jean-Baptiste Say proposa une perspective progressive, dans sa petite brochure sur les moyens de réformer les mœurs d’une nation. « Nous devons aux femmes, écrivait-il, nos premières connaissances et nos dernières consolations. Enfants, nous sommes l’ouvrage de leurs mains : nous le sommes encore quand nous parvenons à l’état d’hommes. Leur destinée est de nous dominer sans cesse, par l’empire des bienfaits, ou par celui des plaisirs ; et là où elles ne sont pas vertueuses, c’est en vain que nous voudrions le devenir. C’est par l’éducation des femmes qu’il faut commencer celle des hommes. »[4] Ce n’était toutefois pas l’avancée du courant libéral dans son ensemble. À la même époque, Daunou ne trouvait rien à redire à ce que l’on déterminât que les femmes ne voteraient pas, car « les conditions requises pour l’exercice du droit de cité sont à déterminer d’après des circonstances propres à chaque pays et à chaque population »[5], et Destutt de Tracy, qui le rejoignait en ceci, ajoutait en outre cette raison, conçue comme assez forte, que « les femmes sont certainement destinées aux fonctions domestiques, comme les hommes aux fonctions publiques ». [6]

Il y a plus curieux encore : c’est qu’autour de 1848, Gustave de Molinari, partisan de la liberté en tout, ne l’ait pas voulue pour les femmes, et que son ami Frédéric Bastiat, tout en reconnaissant la supériorité intellectuelle des femmes sur les questions économiques, se refusa de même à leur permettre d’en faire usage : et tout cela au milieu d’agitations réelles, engagées par les féministes du temps, pour obtenir un suffrage véritablement universel.

Bastiat, qui passa sa vie à traquer les sophismes économiques et à les combattre par la plume, trouvait la consolation que, dans leur ménage, les femmes suivaient habituellement les sains principes. « Il est vrai, écrit-il, qu’elles font, dans leur ménage, de l’économie politique, et de la plus orthodoxe encore. On leur entend dire souvent : Je renonce au tricot, parce que c’est une manière dispendieuse d’acheter des bas ; si je fais de la tapisserie, c’est que cela m’amuse, et je sais que j’y perds. — Hélas ! il est triste de penser qu’il nous faut, vous et moi et bien d’autres, accumuler des volumes pour démontrer aux savants ce que comprennent de simples femmes, et pour prouver que l’économie des nations est fondée sur le même principe que l’économie des ménages ! »[7] Il n’en tira guère les conséquences. À l’époque qui suivit immédiatement la révolution de 1848, il affirma bien plutôt son dédain des préoccupations féministes, dans sa plus célèbre brochure, La Loi. D’après sa conception, l’exclusion des femmes du droit de vote répondait à une certaine logique. « Pourquoi les empêche-t-on, se demandait-il ? Parce qu’on les présume incapables. Et pourquoi l’incapacité est-elle un motif d’exclusion ? Parce que l’électeur ne recueille pas seul la responsabilité de son vote ; parce que chaque vote engage et affecte la communauté tout entière ; parce que la communauté a bien le droit d’exiger quelques garanties, quant aux actes d’où dépendent son bien-être et son existence. »[8] Et ceci affirmé, Bastiat clôturait vite cette discussion complexe et peut-être embarrassante : « Je sais ce qu’on peut répondre. Je sais aussi ce qu’on pourrait répliquer. Ce n’est pas ici le lieu d’épuiser une telle controverse. »[9] Sur ce sujet précis, Bastiat n’osait guère penser ; il n’osait pas davantage se raccrocher à son grand modèle, Richard Cobden. Car au temps de son agitation, Cobden avait soutenu quant à lui le suffrage féminin. « Je suis heureux de remarquer dans l’auditoire de nombreuses femmes présentes, dit-il lors d’une réunion publique ; et je dois dire que c’est une chose très digne de remarque et très anormale [a very anomalous and singular fact], que les femmes ne puissent pas voter elles-mêmes… Il serait pourtant heureux qu’elles eussent ce droit, car elles l’emploieraient souvent de bien meilleure façon que leurs maris. »[10] De ceci, Bastiat ne retenait qu’une part, la plus stérile.

De même, il ne sembla jamais venir à l’idée de Molinari que, par la simple logique du raisonnement, l’affirmation d’un suffrage « universel » doive emporter avec lui l’accès des femmes au droit de vote. Quoiqu’au milieu du bouillonnement de la révolution de 1848, des tentatives féministes plus ou moins heureuses aient porté ces questions dans les débats publics, il resta fermement attaché à maintenir dans l’industrie électorale la trace du privilège masculin, pour parler comme lui et contre lui. « Que la femme acquière dans la vie civile des droits égaux à ceux de l’homme, qu’elle cesse d’être considérée par le code comme une esclave ou comme une mineure, rien ne nous paraît plus juste, écrivait-il alors ; mais, pour Dieu, qu’elle continue à se tenir éloignée de l’arène politique ». [11] Et vingt ans plus tard, dans un article, assez rare, consacré à cette même question des femmes, il traitera de manière très méprisante ces « discussions oiseuses » et ces « théories excentriques » qui ont pour objet l’affranchissement politique et civil des femmes, considérant pour sa part que leur régime de tutelle « a bien ses avantages s’il a ses inconvénients », et que s’il n’était basé que sur la force et la contrainte, il aurait disparu depuis longtemps. [12]

À cette époque précise, toutefois, les prétentions féministes à des droits égaux gagnaient quelques partisans au sein du camp libéral. Henri Baudrillart, qui n’était guère porté vers les idées radicales ou nouvelles, n’en accusait pas moins l’inégalité flagrante entre les deux sexes, dans la sphère économique. « La place faite aux femmes dans la société laborieuse est sacrifiée souvent, sans pudeur et sans justice, aux droits de la masculinité invoqués par de singuliers démocrates qui ne reculent pas devant l’idée de soumettre l’industrie au régime de la loi salique ». [13] Comprenons, toutefois, que cette plainte, quoique sincère, engageait à peu. La preuve en fut fournie quelques années plus tard. D’abord en 1869, date à laquelle le livre de John Stuart Mill, The Subjection of Women, paru en anglais la même année, fut publié dans une traduction française de M. E. Cazelles chez l’éditeur Guillaumin (Mlle Félicité Guillaumin), sous le titre : L’assujettissement des femmes. L’édition ne s’accompagnait d’aucune préface ou note introductive, et laissait ainsi l’auteur parler seul. L’ouvrage ne fut pas non plus commenté dans le Journal des économistes, qui publiait habituellement un compte-rendu des ouvrages récemment publiés par la maison Guillaumin ; signe que les rédacteurs et auteurs qui participaient à la revue, à la Société d’économie politique ou qui étaient publiés par Guillaumin, estimaient peu ces théories féministes, ou du moins étaient ambivalents, ou mal à l’aise. Et ici nous retrouvons Henri Baudrillart, car en 1890 parut dans la « Petite bibliothèque économique française et étrangère » un volume consacré à John Stuart Mill, comme il y en avait eu d’autres pour Quesnay, Malthus, Ricardo, Bastiat, etc. Rendant compte d’une nouvelle fournée de ces petits ouvrages, et s’arrêtant un instant sur celui de Mill, Baudrillart crut judicieux de demander rhétoriquement : « Connaissait-il bien exactement la nature humaine, non pas future, mais existante, celui qui dans son livre sur l’Assujettissement des femmes leur attribue les mêmes facultés et à peu près la même destinée qu’au sexe masculin ? »[14] Les progrès étaient lents.

Et ici nous pouvons nous arrêter à cette période charnière, où se place le livre de Paul Leroy-Beaulieu ; époque très curieuse, où les idées féministes vont finalement commencer à percer et à causer ou l’enthousiasme, ou la répulsion, chez les auteurs qui nous occupent. J’ai un peu honte de dire que cette époque dont je parle est 1870, et qu’à ce moment précis tout restait à faire. En cette année 1870, un grand concours fut organisé par l’Académie des sciences morales et politiques sur la question du travail des femmes. Ce concours ne fournit que deux mémoires, mais Louis Reybaud, en lisant le rapport rendant le verdict, nous précise qu’il n’y avait « pas lieu de s’arrêter longtemps sur le n°1… Ce travail a le tort grave de se tenir presque toujours en dehors du sujet ; l’auteur s’attaque d’abord à des difficultés que le programme de l’Académie ne soulevait pas, et qui devaient bon gré mal gré le conduire à des déclamations ; par exemple, la subordination de la femme et la prétendue déchéance où la tiennent nos lois et nos mœurs. Même avec un grand talent, de telles digressions sont ingrates, et l’auteur ne pouvait réussir là où M. John Stuart Mill vient d’échouer. »[15] Le premier mémoire était donc écarté, « pour ses illusions, ses déviations et son défaut de méthode ». [16] L’Académie récompensa plutôt le mémoire restant, celui de Paul Leroy-Beaulieu, qu’elle accueillera comme membre quelques années plus tard. Le travail de Leroy-Beaulieu avait beaucoup de mérites sur le fond, et ce n’était pas l’un des moindres que de n’avoir risqué qu’un féminisme modéré, demandant la liberté en général, et des réformes, mais sans déclamation et sans trop laisser paraître. L’auteur était habile dans cet exercice, et non content d’être consensuel, il s’était même offert le luxe suprême de complimenter par avance et à de nombreuses reprises les travaux du rapporteur lui-même : lui fallait-il une statistique sur le nombre d’ouvriers employés dans telle manufacture, il la tirait de « Louis Reybaud, dans son bel ouvrage sur le coton »[17], dans « son bel ouvrage sur la condition des ouvrières en soie »[18] ou encore dans ses « savantes études sur les populations industrielles »[19], où l’auteur avait constamment le jugement sûr et faisait ses estimations « avec une prudence bien justifiée »[20]. De même faisait-il une constatation sur l’évolution du régime manufacturier en France, il se sentait obligé de signaler qu’« il y a dix ans, M. Louis Reybaud, dans ses intéressantes études sur la fabrication de la soie »[21] la faisait déjà. En tout, il cite trente-cinq fois cet homme qui sera chargé de juger son ouvrage. Et comme il n’ignore pas que Louis Reybaud a des convictions féministes assez médiocres, il lui donne du modérantisme ; je dirais du médiocrisme, si le mot existait. Et Reybaud s’en applaudit dans son rapport, signalant à la suite de Leroy-Beaulieu qu’il paraît exister des industries qui relèvent plus des femmes que des hommes (« les commerces qui sont de leur ressort, la lingerie, les confections, la nouveauté »[22]), et qu’enfin l’égalité entre les hommes et les femmes ne peut s’obtenir qu’au prix du temps, car « parmi les obstacles il y en a qui tiennent aux mœurs, aux coutumes, et qu’il faut franchir un à un ».[23]

Paul Leroy-Beaulieu, âgé de 27 ans, produisait le type d’étude qui devait favoriser son avancement et prouver ses capacités : il donnait à ses juges l’œuvre qu’ils attendaient, et à cet égard son mémoire est précieux, nous présentant comme dans un miroir le sentiment des grands libéraux du temps sur la question des femmes.

Le féminisme à la mode, pourrais-je dire, parmi les libéraux français du temps, représentait un fragile équilibre entre l’anti-féminisme absolu et les revendications jugées trop avancées. De même, Leroy-Beaulieu repoussait frontalement la conception étriquée qui faisait de la femme essentiellement une mère et une épouse. « Cette société idéale, disait-il [avec un curieux choix de vocabulaire que je suis obligé de signaler], où l’homme pourrait suffire aux besoins de la famille et où la femme n’aurait qu’à vaquer aux soins de la maison et à l’éducation des enfants n’a nulle part existé dans le passé ».[24] Cependant lui-même semblait s’en affliger, et donnait parallèlement des gages aux adeptes de cet idéal presque esthétique de la femme passive. Leroy-Beaulieu avait beaucoup de répulsion, par exemple, pour l’entrée des femmes dans les métiers qui requéraient de la force physique, même s’il ne souhaitait pas leur barrer tout à fait ce chemin. « L’industrie du bâtiment elle-même, qui semblait devoir être fermée à la femme, compte quelques ouvrières, exceptions rares, il est vrai, déviations à l’ordre naturel des choses, protestations anormales contre l’impuissance physique du sexe faible. De même que l’on rencontre parfois en Suisse des hommes qui font de la broderie ou de grands garçons qui travaillent à la dentelle, l’on trouve à Paris quelques femmes qui remplissent l’état de couvreurs ou qui posent et font des tuiles et des tuyaux de cheminée. »[25] Il nommait ces incursions des « vocations irrégulières »[26]. Cependant, encore une fois, il y voulait mettre la liberté, et pourvu que celle-ci demeure, les scrupules des conservateurs font peu de mal.

Leroy-Beaulieu rencontrait encore sur son chemin la grande question de l’inégalité du salaire entre les hommes et les femmes, reconnaissant, comme constat préalable, que « l’écart entre les salaires de la femme et ceux de l’homme varient de la moitié en plus au double, suivant les industries et les pays ». [27] Il résolvait cette question par l’analyse économique. Déjà Jean-Baptiste Say avait jugé, sur les travaux féminins, qu’« en général, ils sont fort peu payés, par la raison qu’un très grand nombre d’entre elles sont soutenues autrement que par leur travail, et peuvent mettre dans la circulation le genre d’occupations dont elles sont capables, au-dessous du taux où le fixerait l’étendue de leurs besoins. »[28] Leroy-Beaulieu y ajoutait en outre d’autres explications complémentaires, à savoir « que les carrières ouvertes à l’activité des femmes sont peu nombreuses, qu’elles s’y précipitent toutes en foule ; qu’en outre, dans plusieurs de ces industries où elles prennent place, le manque de développement intellectuel et l’ignorance professionnelle ne leur permettent d’occuper que les derniers échelons. Les industries féminines sont encombrées ; le marché de la main-d’œuvre des femmes, pour nous servir d’une expression anglaise, est toujours overstocked (surchargé), il est donc naturel que cette main-d’œuvre soit dépréciée. »[29] Comme l’éducation professionnelle était rarement dispensée aux femmes, cette inégalité se retrouvait jusque dans les industries du luxe, où « les femmes n’occupent que les plus bas échelons et ne font que les ouvrages les plus aisés, qui réclament seulement un peu d’habileté de main, sans qu’une longue éducation, un pénible apprentissage ou un goût exercé soient nécessaires. »[30] Enfin, Leroy-Beaulieu s’enorgueillissait de trouver encore une dernière explication, neuve cette fois-ci, à l’inégalité du salaire féminin, à savoir « que les industries spécialement féminines ne comportent pas une grande division du travail, ni une fréquente intervention de la mécanique »[31], ce qui limitait leur productivité et la source même de leurs salaires.

L’auteur considérait toutefois que le progrès de l’éducation des femmes, auquel, certainement, on prendra plus de soin dans l’avenir, permettrait de rapprocher les deux niveaux de salaire. Dès lors, « nous croyons que la différence entre les salaires des hommes et les salaires des femmes s’affaiblira avec le temps, que les deux niveaux se rapprocheront. »[32] Il ne dit pas, toutefois, et il ne dit nulle part s’égaliseront, et je crois qu’il ne le pensait pas, et que même la perspective d’un concours académique remporté ne lui aurait pas fait faire cet aveu.

Mais enfin il entendait que l’éducation des filles progresse. Il est triste, disait-il, que « plus la famille est nombreuse, plus il est à craindre que la sœur aînée n’aille pas à l’école »[33]. On ne pouvait non plus trouver normal, d’après lui, qu’« un grand nombre de communes manquent d’écoles de filles et n’ont que des écoles de garçons ou des écoles mixtes ».[34] Pareillement, notait-il, « les parents sont, en général, moins ambitieux pour leurs filles que pour leurs fils »[35], et cela ne pouvait qu’avoir des conséquences sur les résultats qu’on obtenait. En bref, « l’éducation des femmes a été jusqu’à ce jour si négligée dans tous les pays du monde qu’on regarde presque comme une faveur étonnante de les admettre à titre égal aux établissements publics d’enseignement. Obtenir l’égalité avec l’autre sexe, c’est pour elles comme un privilège. »[36] Avec l’instruction primaire et la formation professionnelle et secondaire ouvertes aux femmes, celles-ci pourraient embrasser n’importe quelle carrière. Certaines branches leur semblaient même très propices, d’après l’auteur, comme l’administration publique, ou encore l’enseignement. « Un débouché bien autrement large et fécond pour les femmes, disait-il, c’est l’instruction publique. Plus aptes que les hommes sont les femmes à l’enseignement… Elles ont, d’ailleurs, d’instinct la connaissance de l’enfance. »[37] Leroy-Beaulieu rappelait que des femmes œuvraient déjà dans les écoles, mais que souvent, sur la pression des familles, elles s’en trouvaient exclues, car « les familles regardaient l’enseignement des institutrices comme insuffisant pour les garçons »[38], sentiment que l’auteur récusait formellement.

Il y a encore un très fort passage, où Leroy-Beaulieu signalait d’autres secteurs et professions qui pourraient fort bien accueillir des femmes, et il présentait longuement les arguments que le conservatisme de son époque y opposait : par exemple, une femme dans l’imprimerie ne tomberait-elle pas par moment sur certaines pages immorales ou obscènes ? Et l’auteur répondait courageusement : « Néanmoins, il y aurait un grand avantage à ce que ces carrières nouvelles fussent ouvertes aux femmes : elles y gagneraient une rétribution plus élevée ; elles auraient des emplois plus variés et plus dignes, imposant ou permettant une tenue et des habitudes moins communes et moins abandonnées. Ce sont là des sauvegardes contre le vice : elles ne sont pas toujours efficaces, mais elles sont puissantes ; elles ne garantissent que celles qui veulent être garanties, c’est déjà beaucoup. »[39]

Paul Leroy-Beaulieu voulait donc étendre l’éducation pour les jeunes filles, dans la vue de leur ouvrir les carrières du travail. Il ne s’agissait pas pour lui de remplir la cervelle des jeunes filles de notions théoriques ; celles-ci importaient, car la pratique des métiers en exigerait certaines, mais les notions ne devaient venir selon lui, dans l’éducation féminine, qu’en complément d’une instruction pratique, préparant les femmes à leur rôle social de mère et d’épouse. « Ce serait une singulière étroitesse d’esprit et une bien grande vulgarité de sentiment, écrivait-il, que de ne demander à la femme qu’une instruction alphabétaire et de ne rien voir pour elle au-delà de la lecture, de l’écriture, des quatre règles, de la géographie et de l’orthographe. Nous ne saurions être suspect, assurément, d’inimitié, ni même d’indifférence pour les notions scolaires ; mais, si le choix nous était donné de meubler l’esprit de la femme de toutes les connaissances que l’on peut puiser dans nos écoles ou de la former à ces sciences pratiques, à ces arts essentiels : la tenue de ménage, la cuisine, la couture, l’esprit d’ordre, l’hygiène, l’éducation matérielle et morale de l’enfance, certainement nous n’hésiterions pas, et nous regarderions la femme, qui ignorerait toutes ces choses si simples et si difficiles à la fois, comme beaucoup plus incomplète que celle qui, les connaissant, ne saurait ni déchiffrer une ligne, ni faire le plus élémentaire calcul. »[40] Il s’expliquait sur ce relatif rigorisme, et son raisonnement mérite d’être rappelé, car le conservatisme a beau être vaincu aujourd’hui, il ne l’a été que les armes à la main, et la force qu’il a jadis montré s’explique par le fait qu’il n’était pas une simple platitude, ni tout à fait irrecevable ou stupide. Leroy-Beaulieu insistait sur la capacité que devait avoir une femme à tenir le ménage, à le maintenir propre, quand l’insalubrité causait tant de problèmes de santé ; à faire correctement un potage, quand l’alimentation, là encore, importait tant pour la santé des jeunes enfants. « C’est un aveu pénible à faire, disait-il, le nombre des ouvrières qui savent lire et écrire est encore plus grand, malgré les lacunes constatées plus haut, que le nombre des ouvrières qui savent tenir propre leur intérieur, faire un bouillon, raccommoder des vêtements et surtout élever leurs enfants d’une manière saine et efficace. On voit encore, le fait n’est que trop fréquent, des ouvrières user leur linge jusqu’à ce qu’il tombe en lambeaux et en pourriture, parce qu’elles ne savent ni le laver ni le rapiécer. On en voit un grand nombre qui conduisent leurs enfants à une mort prématurée en les bourrant de soupe ou de viande. »[41] Et de même Frédéric Passy, qui était un autre féministe à moitié, dira que « celui qui aurait enseigné aux institutrices, aux mères et aux jeunes filles l’art de manger et de faire manger, celui-là aurait fait autant de bien à l’humanité que les Napoléon et les Bismarck lui ont fait de mal. »[42] Au surplus, Leroy-Beaulieu entendait que cette éducation pratique soit jointe à l’éducation théorique des garçons eux-mêmes, même si les formes en eussent dues être différentes. [43] Enseigner l’hygiène, par exemple, était une nécessité pour les garçons aussi.

Quand Leroy-Beaulieu demandait à ce que la femme soit libre de travailler, et d’embrasser la carrière de son choix, malgré tous ses préjugés et aussi ses précautions de langage, on a du mal à concevoir aujourd’hui qu’il ait représenté alors un progrès en comparaison de l’état de la littérature de l’époque, et que ce que nous jugerons aisément comme son ultra-conservatisme, était en vérité un progressisme, dans les bornes qui pouvait le rendre recevable auprès de ses pairs. D’après le docteur Hyacinthe Kuborn, la femme ne devait pas travailler : « La femme a été créée pour être mère, son devoir l’appelle au foyer domestique. Les travaux qui l’en éloignent et qui, par leur caractère, s’opposent à son développement, doivent lui être interdits. »[44] Le docteur Lefèvre disait similairement qu’« il n’y aura point de société bien organisée aussi longtemps que les femmes et les filles, trop faibles par elles-mêmes et qui ont besoin de la protection des hommes, jouiront de la liberté pleine et entière de se livrer à toutes sortes de travaux. Elles doivent être assimilées à des mineurs ».[45] Leroy-Beaulieu s’y opposait formellement. « La femme dans notre civilisation n’est pas une créature incomplète, inférieure : adulte, elle possède devant la loi des droits égaux aux droits de l’homme ; ayant comme lui la capacité d’acquérir, elle a comme lui la capacité de travailler. Plus faible physiquement que l’homme, rien ne démontre qu’elle lui soit moralement ou intellectuellement inférieure. »[46] Par précaution, Leroy-Beaulieu prenait bien soin d’égratigner les efforts des groupements distinctement féministes, pour s’en distinguer, et passer en comparaison pour raisonnable. « Ce qu’il peut y avoir d’exorbitant, d’excentrique peut-être ou d’intempestif dans cette consciencieuse propagande, nous ne nous le dissimulons pas »[47], faisait-il remarquer. Et cependant il se rangeait presque partout à leurs constats et à leurs vœux de liberté.

D’une certaine manière, Paul Leroy-Beaulieu solidifiait les assises du camp des partisans d’une liberté accrue pour les femmes, en présentant leur position avec talent, et dans une forme consensuelle qui, en l’emportant dans un concours ouvert à tous, démontrait que les voies passées étaient abandonnées. Il ouvrait une décennie nouvelle, pendant laquelle de nouveaux venus, comme Yves Guyot, allaient pouvoir exposer, sans trop de railleries, un féminisme libéral plus radical.

Benoît Malbranque

____________

[1] Montaigne, Essais, liv. III, chap. x ; éd. Pléiade, 2007, p. 1064.

[2] Turgot, Pensées et fragments, date incertaine ; Œuvres, éd. Institut Coppet, t. I, p. 291.

[3] Dupont de Nemours, Vues sur l’éducation nationale par un cultivateur, etc., 1793, p. 45.

[4] Jean-Baptiste Say, Olbie, ou Essai sur les moyens de réformer les mœurs d’une nation, 1799, p. 44.

[5] P. Daunou, Essai sur les garanties individuelles, etc., 1819, p. 189.

[6] Destutt de Tracy, Commentaire sur l’Esprit des lois de Montesquieu, 1817 ; Œuvres, éd. Vrin, t. VII, p. 149.

[7] F. Bastiat, « À M. Tanneguy Duchatel, ministre de l’intérieur », Mémorial bordelais, 30 juin 1846 ; Œuvres, t. VII, p. 115.

[8] F. Bastiat, La Loi, 1850 ; Œuvres, t. IV, p. 350.

[9] Ibid.

[10] Allocution de R. Cobden lors de la réunion du 15 janvier 1845 ; Speeches on questions of public policy, vol. 1, 1870, p. 256-257.

[11] G. de Molinari, La République française, 24 mars 1848.

[12] G. de Molinari, Journal des débats, 21 août 1868.

[13] H. Baudrillart, La liberté du travail, l’association et la démocratie, 1865, p. 21.

[14] H. Baudrillart, Journal des économistes, mars 1890, p. 448.

[15] Rapport fait au nom de la section de morale sur le concours relatif à l’instruction et au salaire des femmes dans les travaux d’industrie, par M. Reybaud, lu dans la séance du 30 juillet 1870 ; Mémoires de l’Académie des sciences morales et politiques, t. XIII, 1872, p. 293. — Infra, p. 22.

[16] Rapport, etc., de M. Reybaud, lu dans la séance du 30 juillet 1870 ; Mémoires de l’Académie des sciences morales et politiques, t. XIII, 1872, p. 295. — Infra, p. 23.

[17] P. Leroy-Beaulieu, Le travail des femmes au XIXsiècle, 1873, p. 31. — Infra, p. 55.

[18] Ibid., p. 57. — Infra, p. 68.

[19] Ibid., p. 162. — Infra, p. 126.

[20] Ibid., p. 68. — Infra, p. 75.

[21] Ibid., p. 34. — Infra, p. 57.

[22] Rapport, etc., de M. Reybaud, lu dans la séance du 30 juillet 1870 ; Mémoires de l’Académie des sciences morales et politiques, t. XIII, 1872, p. 294. — Infra, p. 23.

[23] Ibid., p. 308. — Infra, p. 32.

[24] P. Leroy-Beaulieu, Le travail des femmes au XIXsiècle, 1873, p. 23. — Infra, p. 51.

[25] Ibid., p. 93. — Infra, p. 89.

[26] Ibid.

[27] Ibid., p. 132. — Infra, p. 110.

[28] J.-B. Say, Traité d’économie politique, 1ère éd., 1803, t. II, p. 233 ; Œuvres, t. I, vol. II, p. 738.

[29] P. Leroy-Beaulieu, Le travail des femmes au XIXsiècle, 1873, p. 134. — Infra, p. 111.

[30] Ibid., p. 115. — Infra, p. 101.

[31] Ibid., p. 136. — Infra, p. 112.

[32] Ibid., p. 141. — Infra, p. 114.

[33] Ibid., p. 152. — Infra, p. 121.

[34] Ibid.

[35] Ibid.

[36] Ibid., p. 303. — Infra, p. 204.

[37] Ibid., p. 340-341. — Infra, p. 225.

[38] Ibid., p. 345. — Infra, p. 226.

[39] Ibid., p. 349. — Infra, p. 228.

[40] Ibid., p. 146-147. — Infra, p. 118.

[41] Ibid., p. 174. — Infra, p. 132-133.

[42] F. Passy, « La science de la cuisine », Journal des économistes, octobre 1895, p. 75.

[43] P. Leroy-Beaulieu, Le travail des femmes au XIXsiècle, 1873, p. 449-450. — Infra, p. 284.

[44] H. Kuborn, Rapport, etc., sur la question de l’emploi des femmes dans les travaux souterrains des mines, 1868, p. 885.

[45] H. L. Lefèvre, cité par P. Leroy-Beaulieu, Le travail des femmes au XIXsiècle, 1873, p. 191. — Infra, p. 142.

[46] P. Leroy-Beaulieu, Le travail des femmes au XIXsiècle, 1873, p. 200. — Infra, p. 147.

[47] Ibid., p. 312. — Infra, p. 209.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.