Propriété et spoliation. Par Frédéric Bastiat

propriete et spoliationDans cet extrait, Bastiat s’interroge : d’où viennent la misère et les inégalités ? Il constate que beaucoup de gens honnêtes et bienveillants, blessés par le spectacle des souffrances humaines et de l’inégalité des conditions, ont cherché un refuge dans l’utopie socialiste ou communiste. En effet, dit-il, la plupart des écoles sociales et politiques ont essayé de cerner la cause du mal dans la propriété privée et le remède dans l’égalitarisme.

D’où ce tableau des écoles, résumées chacune en un axiome. Mais seule l’école des économistes, issue de Smith et de Say, a compris que la misère était imputable à la spoliation. C’est la spoliation qui a déchaîné sur notre planète les guerres, l’esclavage, le servage, la féodalité, l’exploitation de l’ignorance et de la crédulité publiques, les privilèges, les monopoles, les restrictions, les emprunts publics, les fraudes commerciales, les impôts excessifs et, en dernier lieu, la guerre au capital et l’absurde prétention de chacun de vivre et se développer aux dépens de tous.

Source : Propriété et spoliation, 4e et 5e lettres, Œuvres complètes de Frédéric Bastiat, vol. 4, Sophismes économiques et Petits pamphlets.

Par Frédéric Bastiat

Toutes les écoles se résument en un axiome.

Axiome Économiste: Laissez faire, laissez passer.
Axiome Égalitaire: Mutualité des services.
Axiome Saint-Simonien: A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres.
Axiome Socialiste: Partage équitable entre le capital, le talent et le travail.
Axiome Communiste: Communauté des biens.

Économistes. Il n’est guère nécessaire de prouver que les Économistes doivent accueillir une doctrine qui procède évidemment de Smith et de Say, et ne fait que montrer une conséquence des lois générales qu’ils ont découvertes, Laissez faire, laissez passer, c’est ce que résume le mot liberté, et je demande s’il est possible de concevoir la notion de propriété sans liberté. Suis-je propriétaire de mes œuvres, de mes facultés, de mes bras, si je ne puis les employer à rendre des services volontairement acceptés? Ne dois-je pas être libre ou d’exercer mes forces isolément, ce qui entraîne la nécessité de l’échange, ou de les unir à celles de mes frères, ce qui est association ou échange sous une autre forme?

Et si la liberté est gênée, n’est-ce pas la Propriété elle-même qui est atteinte? D’un autre côté, comment les services réciproques auront-ils tous leur juste Valeur relative, s’ils ne s’échangent pas librement, si la loi défend au travail humain de se porter vers ceux qui sont les mieux rémunérés? La propriété, la justice, l’égalité, l’équilibre des services ne peuvent évidemment résulter que de la Liberté. C’est encore la Liberté qui fait tomber le concours des forces naturelles dans le domaine commun; car, tant qu’un privilège légal m’attribue l’exploitation exclusive d’une force naturelle, je me fais payer non-seulement pour mon travail, mais pour l’usage de cette force. Je sais combien il est de mode aujourd’hui de maudire la liberté. Le siècle semble avoir pris au sérieux l’ironique refrain de notre grand chansonnier:

Mon cœur en belle haine
A pris la liberté.
Fi de la liberté!
A bas la liberté!

Pour moi, qui l’aimai toujours par instinct, je la défendrai toujours par raison.

Égalitaires:
La mutualité des services à laquelle ils aspirent est justement ce qui résulte du régime propriétaire.

En apparence, l’homme est propriétaire de la chose tout entière, de toute l’utilité que cette chose renferme. En réalité, il n’est propriétaire que de sa Valeur, de cette portion d’utilité communiquée par le travail, puisque, en la cédant, il ne peut se faire rémunérer que pour le service qu’il rend. Le représentant des égalitaires condamnait ces jours-ci à la tribune la Propriété, restreignant ce mot à ce qu’il nomme les usures, l’usage du sol, de l’argent, des maisons, du crédit, etc. Mais ces usures sont du travail et ne peuvent être que du travail. Recevoir un service implique l’obligation de le rendre. C’est en quoi consiste la mutualité des services. Quand je prête une chose que j’ai produite à la sueur de mon front, et dont je pourrais tirer parti, je rends un service à l’emprunteur, lequel me doit aussi un service. Il ne m’en rendrait aucun s’il se bornait à me restituer la chose au bout de l’an. Pendant cet intervalle, il aurait profité de mon travail à mon détriment. Si je me faisais rémunérer pour autre chose que pour mon travail, l’objection des Égalitaires serait spécieuse. Mais il n’en est rien. Une fois donc qu’ils se seront assurés de la vérité de la théorie exposée dans ces articles, s’ils sont conséquents, ils se réuniront à nous pour raffermir la Propriété et réclamer ce qui la complète ou plutôt ce qui la constitue, la Liberté.

Saint-Simoniens: A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres.

C’est encore ce que réalise le régime propriétaire.

Nous nous rendons des services réciproques; mais ces services ne sont pas proportionnels à la durée ou à l’intensité du travail. Ils ne se mesurent pas au dynamomètre ou au chronomètre. Que j’aie pris une peine d’une heure ou d’un jour, peu importe à celui à qui j’offre mon service. Ce qu’il regarde, ce n’est pas la peine que je prends, mais celle que je lui épargne . Pour économiser de la fatigue et du temps, je cherche à me faire aider par une force naturelle. Tant que nul, excepté moi, ne sait tirer parti de cette force, je rends aux autres, à temps égal, plus de services qu’ils ne s’en peuvent rendre eux-mêmes. Je suis bien rémunéré, je m’enrichis sans nuire à personne. La force naturelle tourne à mon seul profit, ma capacité est récompensée:A chacun selon sa capacité. Mais bientôt mon secret se divulgue. L’imitation s’empare de mon procédé, la concurrence me force à réduire mes prétentions. Le prix du produit baisse jusqu’à ce que mon travail ne reçoive plus que la rémunération normale de tous les travaux analogues. La force naturelle n’est pas perdue pour cela; elle m’échappe, mais elle est recueillie par l’humanité tout entière, qui désormais se procure une satisfaction égale avec un moindre travail. Quiconque exploite cette force pour son propre usage prend moins de peine qu’autrefois et, par suite, quiconque l’exploite pour autrui a droit à une moindre rémunération. S’il veut accroître son bien-être, il ne lui reste d’autre ressource que d’accroître son travail. A chaque capacité selon ses œuvres. En définitive, il s’agit de travailler mieux ou de travailler plus, ce qui est la traduction rigoureuse de l’axiome saint-simonien.

Socialistes. Partage équitable entre le talent, le capital et le travail.

L’équité dans le partage résulte de la loi: Les services s’échangent contre les services, pourvu que ces échanges soient libres, c’est-à-dire pourvu que la Propriété soit reconnue et respectée.

Il est bien clair d’abord que celui qui a plus de talent rend plus de services, à peine égale; d’où il suit qu’on lui alloue volontairement une plus grande rémunération.

Quant au Capital et au Travail, c’est un sujet sur lequel je regrette de ne pouvoir m’étendre ici, car il n’en est pas qui ait été présenté au public sous un jour plus faux et plus funeste.

On représente souvent le Capital comme un monstre dévorant, comme l’ennemi du Travail. On est parvenu ainsi à jeter une sorte d’antagonisme irrationnel entre deux puissances qui, au fond, sont de même origine, de même nature, concourent, s’entr’aident et ne peuvent se passer l’une de l’autre. Quand je vois le Travail s’irriter contre le Capital, il me semble voir l’Inanition repousser les aliments.

Je définis le Capital ainsi: Des matériaux, des instruments et des provisions, dont l’usage est gratuit, ne l’oublions pas, en tant que la nature a concouru à les produire, et dont la Valeur seule, fruit du travail, se fait payer.

Pour exécuter une œuvre utile, il faut des matériaux; pour peu qu’elle soit compliquée, il faut des instruments; pour peu qu’elle soit de longue haleine, il faut des provisions. Par exemple: pour qu’un chemin de fer soit entrepris, il faut que la société ait épargné assez de moyens d’existence pour faire vivre des milliers d’hommes pendant plusieurs années.

Matériaux, instruments, provisions sont eux-mêmes le fruit d’un travail antérieur, lequel n’a pas encore été rémunéré. Lors donc que le travail antérieur et le travail actuel se combinent pour une fin, pour une œuvre commune, ils se rémunèrent l’un par l’autre; il y a là échange de travaux, échange de services à conditions débattues. Quelle est celle des deux parties qui obtiendra les meilleures conditions? Celle qui a moins besoin de l’autre. Nous rencontrons ici l’inexorable loi de l’offre et de la demande; s’en plaindre c’est une puérilité et une contradiction. Dire que le travail doit être très-rémunéré quand les travailleurs sont nombreux et les capitaux exigus, c’est dire que chacun doit être d’autant mieux pourvu que la provision est plus petite.

Pour que le travail soit demandé et bien payé, il faut donc qu’il y ait dans le pays beaucoup de matériaux, d’instruments et de provisions, autrement dit, beaucoup de Capital.

Il suit de là que l’intérêt fondamental des ouvriers est que le capital se forme rapidement; que par leur prompte accumulation, les matériaux, les instruments et les provisions se fassent entre eux une active concurrence. Il n’y a que cela qui puisse améliorer le sort des travailleurs. Et quelle est la condition essentielle pour que les capitaux se forment? C’est que chacun soit sûr d’être réellement propriétaire, dans toute l’étendue du mot, de son travail et de ses épargnes. Propriété, sécurité, liberté, ordre, paix, économie, voilà ce qui intéresse tout le monde, mais surtout, et au plus haut degré, les prolétaires.

Communistes. A toutes les époques, il s’est rencontré des cœurs honnêtes et bienveillants, des Thomas Morus, des Harrington, des Fénelon, qui, blessés par le spectacle des souffrances humaines et de l’inégalité des conditions, ont cherché un refuge dans l’utopie communiste.

La propriété, clé du problème social

Quelque étrange que cela puisse paraître, j’affirme que le régime propriétaire tend à réaliser de plus en plus, sous nos yeux, cette utopie. C’est pour cela que j’ai dit en commençant que la propriété était essentiellement démocratique.

Sur quel fonds vit et se développe l’humanité? Sur tout ce qui sert, sur tout ce qui est utile. Parmi les choses utiles, il y en a auxquelles le travail humain reste étranger, l’air, l’eau, la lumière du soleil; pour celles-là la gratuité, la Communauté est entière. Il y en a d’autres qui ne deviennent utiles que par la coopération du travail et de la nature. L’utilité se décompose donc en elles. Une portion y est mise par le Travail, et celle-là seule est rémunérable, a de la Valeur et constitue la Propriété. L’autre portion y est mise par les agents naturels, et celle-ci reste gratuite et commune.

Or, de ces deux forces qui concourent à produire l’utilité, la seconde, celle qui est gratuite et commune, se substitue incessamment à la première, celle qui est onéreuse et par suite rémunérable. C’est la loi du progrès. Il n’y a pas d’homme sur la terre qui ne cherche un auxiliaire dans les puissances de la nature, et quand il l’a trouvé, aussitôt il en fait jouir l’humanité tout entière, en abaissant proportionnellement le prix du produit.

Ainsi, dans chaque produit donné, la portion d’utilité qui est à titre gratuit se substitue peu à peu à cette autre portion qui reste à titre onéreux.

Le fonds commun tend donc à dépasser dans des proportions indéfinies le fonds approprié, et l’on peut dire qu’au sein de l’humanité le domaine de la communauté s’élargit sans cesse.

D’un autre côté, il est clair que, sous l’influence de la liberté, la portion d’utilité qui reste rémunérable ou appropriable tend à se répartir d’une manière sinon rigoureusement égale, du moins proportionnelle aux services rendus, puisque ces services mêmes sont la mesure de la rémunération.

On voit par là avec quelle irrésistible puissance le principe de la Propriété tend à réaliser l’égalité parmi les hommes. Il fonde d’abord un fonds commun que chaque progrès grossit sans cesse, et à l’égard duquel l’égalité est parfaite, car tous les hommes sont égaux devant une valeur anéantie, devant une utilité qui a cessé d’être rémunérable. Tous les hommes sont égaux devant cette portion du prix des livres que l’imprimerie a fait disparaître.

Ensuite, quant à la portion d’utilité qui correspond au travail humain, à la peine ou à l’habileté, la concurrence tend à établir l’équilibre des rémunérations, et il ne reste d’inégalité que celle qui se justifie par l’inégalité même des efforts, de la fatigue, du travail, de l’habileté, en un mot, des services rendus; et, outre qu’une telle inégalité sera éternellement juste, qui ne comprend que, sans elle, les efforts s’arrêteraient tout à coup?

Je pressens l’objection! Voilà bien, dira-t-on, l’optimisme des économistes. Ils vivent dans leurs théories et ne daignent pas jeter les yeux sur les faits. Où sont, dans la réalité, ces tendances égalitaires? Le monde entier ne présente-t-il pas le lamentable spectacle de l’opulence à côté du paupérisme? du faste insultant le dénuement? de l’oisiveté et de la fatigue? de la satiété et de l’inanition?

Cette inégalité, ces misères, ces souffrances, je ne les nie pas. Et qui pourrait les nier? Mais je dis: Loin que ce soit le principe de la Propriété qui les engendre, elles sont imputables au principe de la Spoliation.

C’est ce qui me reste à démontrer.

Sommes-nous dans le meilleur de mondes ?

Non, les économistes ne pensent pas, comme on le leur reproche, que nous soyons dans le meilleur des mondes. Ils ne ferment ni leurs yeux aux plaies de la société, ni leurs oreilles aux gémissements de ceux qui souffrent. Mais, ces douleurs, ils en cherchent la cause, et ils croient avoir reconnu que, parmi celles sur lesquelles la société peut agir, il n’en est pas de plus active, de plus générale que l’injustice. Voilà pourquoi ce qu’ils invoquent, avant tout et surtout, c’est la justice universelle.

L’homme veut améliorer son sort, c’est sa première loi. Pour que cette amélioration s’accomplisse, un travail préalable ou une peine est nécessaire. Le même principe qui pousse l’homme vers son bien-être le porte aussi à éviter cette peine qui en est le moyen. Avant de s’adresser à son propre travail, il a trop souvent recours au travail d’autrui.

On peut donc appliquer à l’intérêt personnel ce qu’Ésope disait de la langue: Rien au monde n’a fait plus de bien ni plus de mal. L’intérêt personnel crée tout ce par quoi l’humanité vit et se développe; il stimule le travail, il enfante la propriété. Mais, en même temps, il introduit sur la terre toutes les injustices qui, selon leurs formes, prennent des noms divers et se résument dans ce mot: Spoliation.

Propriété, spoliation, sœurs nées du même père, salut et fléau de la société, génie du bien et génie du mal, puissances qui se disputent, depuis le commencement, l’empire et les destinées du monde!

Il est aisé d’expliquer, par cette origine commune à la Propriété et à la Spoliation, la facilité avec laquelle Rousseau et ses modernes disciples ont pu calomnier et ébranler l’ordre social. Il suffisait de ne montrer l’Intérêt personnel que par une de ses faces.

Nous avons vu que les hommes sont naturellement Propriétaires de leurs œuvres, et qu’en se transmettant des uns aux autres ces propriétés ils se rendent des services réciproques.

Cela posé, le caractère général de la Spoliation consiste à employer la force ou la ruse pour altérer à notre profit l’équivalence des services.

Les combinaisons de la Spoliation sont inépuisables, comme les ressources de la sagacité humaine. Il faut deux conditions pour que les services échangés puissent être tenus pour légitimement équivalents. La première, c’est que le jugement de l’une des parties contractantes ne soit pas faussé par les manœuvres de l’autre; la seconde, c’est que la transaction soit libre. Si un homme parvient à extorquer de son semblable un service réel, en lui faisant croire que ce qu’il lui donne en retour est aussi un service réel, tandis que ce n’est qu’un service illusoire, il y a spoliation. A plus forte raison, s’il a recours à la force.

On est d’abord porté à penser que la Spoliation ne se manifeste que sous la forme de ces vols définis et punis par le Code. S’il en était ainsi, je donnerais, en effet, une trop grande importance sociale à des faits exceptionnels, que la conscience publique réprouve et que la loi réprime. Mais, hélas! il y a la spoliation qui s’exerce avec le consentement de la loi, par l’opération de la loi, avec l’assentiment et souvent aux applaudissements de la société. C’est cette Spoliation seule qui peut prendre des proportions énormes, suffisantes pour altérer la distribution de la richesse dans le corps social, paralyser pour longtemps la force de nivellement qui est dans la Liberté, créer l’inégalité permanente des conditions, ouvrir le gouffre de la misère, et répandre sur le monde ce déluge de maux que des esprits superficiels attribuent à la Propriété. Voilà la Spoliation dont je parle, quand je dis qu’elle dispute au principe opposé, depuis l’origine, l’empire du monde.

Signalons brièvement quelques-unes de ses manifestations.

Qu’est-ce d’abord que la guerre, telle surtout qu’on la comprenait dans l’antiquité? Des hommes s’associaient, se formaient en corps de nation, dédaignaient d’appliquer leurs facultés à l’exploitation de la nature pour en obtenir des moyens d’existence; mais, attendant que d’autres peuples eussent formé des propriétés, ils les attaquaient, le fer et le feu à la main, et les dépouillaient périodiquement de leurs biens. Aux vainqueurs alors non-seulement le butin, mais la gloire, les chants des poètes, les acclamations des femmes, les récompenses nationales et l’admiration de la postérité! Certes, un tel régime, de telles idées universellement acceptées devaient infliger bien des tortures, bien des souffrances, amener une bien grande inégalité parmi les hommes. Est-ce la faute de la Propriété?

Plus tard, les spoliateurs se raffinèrent. Passer les vaincus au fil de l’épée, ce fut, à leurs yeux, détruire un trésor. Ne ravir que des propriétés, c’était une spoliation transitoire; ravir les hommes avec les choses, c’était organiser la spoliation permanente. De là l’esclavage, qui est la spoliation poussée jusqu’à sa limite idéale, puisqu’elle dépouille le vaincu de toute propriété actuelle et de toute propriété future, de ses œuvres, de ses bras, de son intelligence, de ses facultés, de ses affections, de sa personnalité tout entière. Il se résume en ceci: exiger d’un homme tous les services que la force peut lui arracher, et ne lui en rendre aucun. Tel a été l’état du monde jusqu’à une époque qui n’est pas très-éloignée de nous. Tel il était en particulier à Athènes, à Sparte, à Rome, et il est triste de penser que ce sont les idées et les mœurs de ces républiques que l’éducation offre à notre engouement et fait pénétrer en nous par tous les pores. Nous ressemblons à ces plantes, auxquelles l’horticulteur a fait absorber des eaux colorées et qui reçoivent ainsi une teinte artificielle ineffaçable. Et l’on s’étonne que des générations ainsi instruites ne puissent fonder une République honnête! Quoi qu’il en soit, on conviendra qu’il y avait là une cause d’inégalité qui n’est certes pas imputable au régime propriétaire tel qu’il a été défini dans les précédents articles.

Je passe par-dessus le servage, le régime féodal et ce qui l’a suivi jusqu’en 89. Mais je ne puis m’empêcher de mentionner la Spoliation qui s’est si longtemps exercée par l’abus des influences religieuses. Recevoir des hommes des services positifs, et ne leur rendre en retour que des services imaginaires, frauduleux, illusoires et dérisoires, c’est les spolier de leur consentement, il est vrai, circonstance aggravante, puisqu’elle implique qu’on a commencé par pervertir la source même de tout progrès, le jugement. Je n’insisterai pas là-dessus. Tout le monde sait ce que l’exploitation de la crédulité publique, par l’abus des religions vraies ou fausses, avait mis de distance entre le sacerdoce et le vulgaire dans l’Inde, en Égypte, en Italie, en Espagne. Est-ce encore la faute de la Propriété?

Nous venons au dix-neuvième siècle, après ces grandes iniquités sociales qui ont imprimé sur le sol une trace profonde; et qui peut nier qu’il faut du temps pour qu’elle s’efface, alors même que nous ferions prévaloir dès aujourd’hui dans toutes nos lois, dans toutes nos relations, le principe de la propriété, qui n’est que la liberté, qui n’est que l’expression de la justice universelle? Rappelons-nous que le servage couvre, de nos jours, la moitié de l’Europe; qu’en France, il y a à peine un demi-siècle que la féodalité a reçu le dernier coup; qu’elle est encore dans toute sa splendeur en Angleterre; que toutes les nations font des efforts inouïs pour tenir debout de puissantes armées, ce qui implique ou qu’elles menacent réciproquement leurs propriétés, ou que ces armées ne sont elles-mêmes qu’une grande spoliation. Rappelons-nous que tous les peuples succombent sous le poids de dettes dont il faut bien rattacher l’origine à des folies passées; n’oublions pas que nous-mêmes nous payons des millions annuellement pour prolonger la vie artificielle de colonies à esclaves, d’autres millions pour empêcher la traite sur les côtes d’Afrique (ce qui nous a impliqués dans une de nos plus grandes difficultés diplomatiques), et que nous sommes sur le point de livrer 100 millions aux planteurs pour couronner les sacrifices que ce genre de spoliation nous a infligés sous tant de formes.

Ainsi le passé nous tient, quoi que nous puissions dire. Nous ne nous en dégageons que progressivement. Est-il surprenant qu’il y ait de l’Inégalité parmi les hommes, puisque le principe Égalitaire, la Propriété, a été jusqu’ici si peu respecté?

D’où viendra le nivellement des conditions qui est le vœu ardent de notre époque et qui la caractérise d’une manière si honorable? Il viendra de la simple Justice, de la réalisation de cette loi: Service pour service. Pour que deux services s’échangent selon leur valeur réelle, il faut deux choses aux parties contractantes: lumières dans le jugement, liberté dans la transaction. Si le jugement n’est pas éclairé, en retour de services réels, on acceptera, même librement, des services dérisoires. C’est encore pis si la force intervient dans le contrat. (…)

En résumé, s’il est vrai, comme j’ai essayé de le démontrer que la Liberté, qui est la libre disposition des propriétés, et, par conséquent, la consécration suprême du Droit de Propriété; s’il est vrai, dis-je, que la Liberté tend invinciblement à amener la juste équivalence des services, à réaliser progressivement l’Égalité, à rapprocher tous les hommes d’un même niveau, qui s’élève sans cesse, ce n’est pas à la Propriété qu’il faut imputer l’Inégalité désolante dont le monde nous offre encore le triste aspect, mais au principe opposé, à la Spoliation, qui a déchaîné sur notre planète les guerres, l’esclavage, le servage, la féodalité, l’exploitation de l’ignorance et de la crédulité publiques, les privilèges, les monopoles, les restrictions, les emprunts publics, les fraudes commerciales, les impôts excessifs, et, en dernier lieu, la guerre au capital et l’absurde prétention de chacun de vivre et se développer aux dépens de tous.

Une réponse

  1. Nicolas

    “quant à la portion d’utilité qui correspond au travail humain, à la peine ou à l’habileté, la concurrence tend à établir l’équilibre des rémunérations, et il ne reste d’inégalité que celle qui se justifie par l’inégalité même des efforts, de la fatigue, du travail, de l’habileté, en un mot, des services rendus; et, outre qu’une telle inégalité sera éternellement juste, qui ne comprend que, sans elle, les efforts s’arrêteraient tout à coup” : ==>quand il y a spoliation de la propriété ( par l’état), la libre concurrence n’est plus, ce qui remet en cause le principe même de l’ égalité/ inégalité tel que défini, et donc que les efforts – de création, d’innovation- tendent à à s’estomper, et leurs acteurs à disparaître (ou fuir…) cqfd ?

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