Responsabilité et solidarité

Ernest Martineau, Responsabilité et solidarité, Journal des Économistes, août 1891.


RESPONSABILITÉ ET SOLIDARITÉ

 

Dans le discours qu’il vient de prononcer à la distribution des prix du concours général de la Sorbonne, discours si remarquable d’ailleurs, l’honorable ministre de l’instruction publique signalant aux élèves leurs devoirs futurs de citoyens, a dit ceci :

« Vous allez être demain des citoyens d’une démocratie républicaine : quels seront vos devoirs ? Rien n’est plus important à connaître, et nous, vos aînés, nous nous efforçons de les remplir.

« Ces devoirs de citoyens d’une libre démocratie consistent d’abord à accepter la pleine et entière responsabilité de ses actes. »

Tel a été, en substance le langage du ministre ; ce sont là, certes, des paroles fières, viriles, et nous ne pouvons qu’y applaudir : nous y applaudissons d’autant plus qu’elles sont singulièrement opportunes et qu’il était besoin de dire et de proclamer bien haut à cette jeunesse qui va demain entrer dans la vie publique que la liberté n’est rien sans la responsabilité et que l’on ne peut se dire citoyen d’une libre démocratie si l’on n’accepte pas la pleine responsabilité de ses actes. 

Oui, il est particulièrement utile de signaler à l’heure actuelle le principe de la responsabilité comme la sanction naturelle inséparablement liée à l’idée de la liberté. Sous prétexte de solidarité, en effet, on vient chaque jour, tant au Parlement que dans la presse, inviter les pouvoirs publics à faire des lois de soi-disant protection qui n’ont d’autre effet que de soustraire une certaine catégorie de citoyens à la responsabilité de leurs actes économiques pour en faire retomber les effets sur autrui et, ce qui est le plus grave, la majorité du Parlement, docile à ces revendications injustes, se fait la complice de ces monopoleurs et viole systématiquement le principe de la responsabilité en même temps que celui de la liberté. Je n’en veux d’autre preuve que la déclaration suivante du leader incontestable des protectionnistes, de l’honorable M. Méline : si vous protégez l’un, vous atteignez forcément les autres, c’est inévitable. Ainsi, les droits sur l’avoine sont payés par les cultivateurs qui achètent de l’avoine et n’en produisent pas. De même pour le seigle, le blé, etc. — Est-ce clair ? Voici, par exemple, un cultivateur producteur de blé : dans une libre démocratie, soucieux de respecter la liberté du travail, il produit, à ses risques et périls, du blé, c’est-à-dire une denrée qui doit satisfaire les besoins du public consommateur. Quel est son droit ? C’est d’être protégé dans sa liberté économique, dans son droit d’acheter et de vendre au prix du cours, au prix du marché, les produits dont il a besoin ou ceux qu’il a par son travail destinés à satisfaire les besoins de sa clientèle.

En tant que citoyen libre, il doit, comme a dit le ministre, accepter la pleine responsabilité de ses actes : vainement viendrait-il se plaindre, prétendant que les prix du marché libre ne sont pas suffisamment rémunérateurs, qu’il lui est impossible, à raison de ses prix de revient, de supporter la concurrence de ses rivaux. À ces doléances, l’État, les pouvoirs publics ont une réponse toute prête, réponse nette et catégorique : vous êtes dans un pays de libre démocratie, c’est à vous de supporter la pleine responsabilité de vos actes. La liberté du travail implique le choix, à vos risques et périls, de votre profession, de votre métier. C’était à vous de réfléchir, de consulter les cours, le taux général des profits dans telle ou telle branche d’industrie, avant de vous décider pour telle ou telle profession. Vous protéger, ce serait, comme le dit M. Méline, atteindre forcément les autres, vos concitoyens, qui sont des producteurs comme vous, payant comme vous des impôts à l’État, et qui, sous couleur de solidarité, deviendraient ainsi vos serfs en vous payant des taxes qu’ils ne vous doivent à aucun titre. « C’est à vous à supporter la pleine et entière responsabilité de vos actes. »

Voilà la fière parole que nous retenons du discours de l’honorable ministre de l’instruction publique ; nous espérons qu’elle n’aura pas été prononcée en vain, qu’elle aura trouvé un écho dans cette jeunesse qui l’a écouté et applaudi avec enthousiasme, et que ces jeunes gens sauront ainsi comprendre leurs devoirs de citoyens libres, ces devoirs que leurs aînés désertent si lamentablement, les uns parce qu’ils les ignorent, les autres, parce qu’ils les sacrifient à leurs appétits égoïstes.

E. MARTINEAU.

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