Les contradictions de M. Méline

Ernest Martineau, Les contradictions de M. Méline, Journal des Économistes, septembre 1891.


LES CONTRADICTIONS DE M. MÉLINE 

Dans le discours qu’il vient de prononcer au Comice agricole de Saint-Dié, M. J. Méline a dit ceci :

« C’est dans des réunions comme celle-ci, COMPOSÉES EXCLUSIVEMENT DE PRODUCTEURS, d’industriels, d’agriculteurs, qu’on se sent véritablement en face du pays, et qu’on peut s’assurer de ce qu’il pense et de ce qu’il veut ».

« On prétend que le pays se trompe et qu’on le trompe : sans doute, il n’est pas infaillible, il peut se tromper, mais il se trompe rarement quand il s’agit de ses intérêts matériels : ce sont là des questions qu’il touche du doigt, qu’il voit tous les jours ».

Ce que c’est que de nous ! voilà un homme d’État qui vient plaider l’infaillibilité ACTUELLE des agriculteurs français parce qu’ils abondent actuellement dans ses vues restrictives, soi-disant protectrices du travail national, et il y a un an à peine, dans la préface du livre de la Révolution économique, le même homme d’État écrivait ceci :

« Si les classes ouvrières ne se laissaient pas égarer par ceux qui les flattent au lieu de les éclairer SUR LEURS VÉRITABLES INTÉRÊTS, elles comprendraient que les questions douanières sont pour elles les questions vitales ».

Si les classes ouvrières se laissent égarer par leurs flatteurs au point de ne pas voir leurs véritables intérêts, pourquoi n’en serait-il pas de même des classes agricoles?

Les paysans des campagnes seraient-ils donc plus perspicaces et plus intelligents que les ouvriers des villes ?

M. Méline prétend qu’on se trompe rarement sur ses intérêts matériels ; mais, puisque le même M. Méline regrette de voir les classes ouvrières méconnaître leurs véritables intérêts, il reconnaît donc par là même que, pour toute classe de producteurs, il y a les vrais intérêts et les intérêts apparents, en sorte qu’il importe de démêler la réalité de l’apparence, laquelle apparence est trompeuse puisque les flatteurs peuvent nous égarer là-dessus.

On peut si bien s’y tromper que M. Méline lui-même, dans le discours que nous venons de citer, se trompe manifestement.

Que nous dit-il, en effet ? « C’est dans ces réunions composées exclusivement de producteurs industriels et agricoles qu’on peut s’assurer de ce que pense et veut le pays ».

Mais, ô homme d’État aveugle que vous êtes, vous ne voyez donc pas que ces réunions exclusives ne peuvent vous faire connaître que la pensée exclusive des producteurs agricoles et industriels, à l’exclusion de la pensée de ceux qui consomment les produits agricoles et industriels.

Vous qui vous réclamez des faits, vous n’apercevez donc pas ce fait qui crève les yeux, à savoir que, dans la société, le travail est divisé, les métiers et les professions sont séparés.

La division du travail étant la base fondamentale de la société, il s’ensuit que les citoyens travaillent les uns pour les autres, en sorte que chacun produit ce qu’il ne consomme pas et consomme ce qu’il n’a pas produit.

Les agriculteurs, par exemple, produisent du blé, du vin, etc., non pour eux-mêmes, mais pour leur clientèle ; l’échange est donc une nécessité, pour eux, comme pour tous autres producteurs.

Les agriculteurs travaillent pour les autres, et les autres travaillent pour eux ; avec l’argent provenant de la vente de leurs produits, ils achètent les produits du travail des autres, par exemple des industriels. 

Chaque citoyen a donc un intérêt double, intérêt de producteur et, d’autre part, intérêt en tant que consommateur, intérêt distinct de son intérêt de producteur, puisque la production et la consommation ne se confondent pas et sont divisées dans la société.

Dès lors, comment pouvez-vous commettre une erreur aussi monstrueuse ? Comment pouvez-vous invoquer l’autorité d’une réunion exclusivement composée de producteurs, auxquels vous ne parlez que de leurs intérêts de producteurs, pour en dégager la pensée économique du pays ?

Puisque le pays, au point de vue économique, se compose de producteurs et de consommateurs, comment se fait-il que vous tiriez argument de la pensée des producteurs seuls, uniquement consultés en tant que tels à l’exclusion de leurs intérêts de consommateurs, auxquels vous ne songez jamais ?

Vous voyez bien, Monsieur, qu’il est facile de se tromper sur la question des intérêts matériels, puisque vous vous y trompez tout le premier. 

Vous avez dit, à la Chambre des députés, dans la séance du 9 juin 1890, lors de la discussion de la taxe sur les maïs :

« Si vous protégez l’un, vous atteignez forcément les autres, C’EST INÉVITABLE », et, par voie d’exemple, vous avez ajouté : « les droits sur l’avoine sont payés par les cultivateurs qui achètent de l’avoine et qui n’en produisent pas ».

Voilà l’aveu formel que vous avez fait à cette époque ; cela étant, comment se fait-il que vous ayez déclaré, cette année, que les droits protecteurs ne renchérissaient pas les prix, qu’ils n’étaient pour rien dans le renchérissement?

Il est vrai que vous avez déclaré également, au cours de votre réponse à M. Léon Say, les 11 et 12 mai derniers, que vous demandiez l’augmentation des profits des producteurs, tout en poursuivant le but de faire baisser constamment le prix des produits.

Si vous n’êtes pas un de ces sophistes qui ont pour but de flatter les agriculteurs pour les tromper, au lieu de les éclairer sur leurs véritables intérêts, afin de faire les affaires des industriels qui ne peuvent se passer, dans la bataille, des gros bataillons des campagnes, il faut avouer que vous êtes d’une légèreté bien surprenante pour vous contredire ainsi, dans le même discours, d’une manière aussi singulière !

Quand on commet de telles erreurs, quand on se laisse prendre ainsi en flagrant délit de contradiction avec soi-même, on devrait être moins prompt à vanter l’infaillibilité des producteurs agricoles sur une question qui, envisagée dans son ensemble, intéresse tout à la fois et ceux qui produisent et ceux qui consomment les produits.

 E. MARTINEAU.

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