Comment se doivent opérer les réformes, par Charles Dunoyer (1828)

La règle stratégique la plus élémentaire en politique, explique ici Charles Dunoyer, est de ne chercher à introduire plus de liberté dans les lois que dans la mesure où la majorité du peuple est à même de l’accepter. Forcer les choses, établir un système des plus parfaits dans la théorie, sans un assentiment tacite des masses, doit toujours s’avérer désastreux,  impliquer de multiples revers et la nécessité, finalement, de reprendre l’ambition réformatrice à zéro (quand le peuple n’a pas été même tout à fait dégouté de toute idée de réforme). Convaincre les indécis, rassurer les sceptiques : telle doit donc être la mission des partisans de la liberté individuelle, en attendant que s’ouvrent des espaces de réformes. Plutôt que l’enthousiasme qui n’est qu’un leurre, les libéraux doivent donc adopter un autre credo en politique, soit, pour citer les mots de Dunoyer : préparer la société à tous les biens souhaitables, ne vouloir réaliser actuellement que le bien possible. B.M.


COMMENT SE DOIVENT OPÉRER LES RÉFORMES [1]

Journal des Débats du 24 avril et du 12 mai 1828

par Charles Dunoyer

Voilà huit jours pleins que M. de Pradt s’est séparé du corps politique dont il était membre[2]. C’est un événement déjà ancien ; cependant, il est assez important pour qu’on ne l’ait pas oublié ; et, en tout cas, il serait oublié, que je demanderais la permission de le rappeler et d’en entretenir le lecteur. Il me semble, en effet, qu’il peut fournir matière à d’utiles réflexions.

M. de Pradt dit qu’il se fait vieux, et qu’il est malade. C’est pour cela, ajoute-t-il, qu’il s’en va. Cette raison peut être vraie, mais elle n’est pas la véritable, quoiqu’elle soit la première que M. de Pradt donne à ses commettants. Le fait est que M. l’archevêque a un peu d’humeur. Il est mécontent de la Chambre : il trouve qu’elle ne fait rien, qu’elle n’avance à rien, qu’elle n’achève rien. « Il me semblait, dit-il, que le moment était arrivé de terminer au profit de la France une lutte de quarante années ; le mouvement d’un grand peuple ne me paraissait pas devoir aboutir seulement à l’effacement de quelques difformités dans son Code et dans sa police : à mes yeux, la session de 1828 devait être, au régime importé depuis 1814, ce que l’Assemblée constituante avait été pour l’ancien régime. »

Soyons justes, d’abord, et commençons par convenir que ce régime à détruire, que ces difformités à effacer ne sont pas des importations de 1814. Ce n’est pas 1814 qui a importé un tiers état sous le nom de pékins, des jésuites sous le nom de Pères de la Foi, des communautés religieuses de femmes, la mise en corporations ou en régie d’une multitude de professions privées, l’esclavage des communes, la corruption du jury, la servitude des presses, une censure universelle des productions de l’esprit, un asservissement général et complet de l’instruction publique, des fonctionnaires irresponsables et pouvant commettre hardiment et sans crainte de punition les plus grands méfaits, grâce à l’art. 75 de la constitution de l’an VIII… Non : toutes ces belles choses sont des créations ou des restaurations qui appartiennent à une époque antérieure ; toutes ces choses existaient quand 1814 est arrivé. Si 1814 en a exagéré quelques-unes, il en a affaibli plusieurs autres ; si les jésuites ont plus d’ascendant, les militaires en ont moins ; il y a beaucoup plus de couvents, mais il y a bien moins de casernes. Nous supplions M. de Malines de ne point oublier que la Restauration a succédé au régime impérial. Ce que la Restauration a réellement importé, c’est le commencement de la destruction de cet exécrable régime ; c’est un système électoral moins faux et moins menteur ; c’est la liberté de la parole pour les Chambres ; c’est la faculté de discuter dans les journaux ; c’est celle de publier toutes sortes de livres ; c’est un commencement d’amélioration du jury ; c’est surtout le pouvoir de poursuivre ces heureuses réformes, et l’espoir de les effectuer au fur et à mesure que les avantages en seront mieux sentis, et qu’elles seront plus fortement voulues par la France ; espoir plein d’attrait et de vie, que nous n’eussions jamais conçu, ou qu’il eût été impossible de réaliser jamais sous l’horrible étouffoir de l’Empire.

Il peut sembler étrange que pour opérer ces réformes, que pour effacer ce qui reste encore des traces du régime impérial, le peuple français envoie par préférence à la Chambre des conseillers et des serviteurs de l’Empire. Est-ce une malice, une raillerie ? Est-ce pour faire sortir la réparation de la même source que l’offense ? Est-ce pour forcer d’anciens appuis du despotisme à venir faire amende honorable à la liberté, à lui demander pardon des blessures qu’ils lui ont faites et des avanies dont ils ont été si prodigues envers elle, à la dégager des fers qu’eux-mêmes lui ont donnés ? Le temps nous apprendra jusqu’à quel point tant de justice, ou tant d’ironie, peut se concilier avec la prudence. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

M. de Pradt voudrait donc que les réformes à opérer s’opérassent tout de suite. Il espérait que la présente session serait au régime importé en 1814, c’est-à-dire au régime établi de 1800 à 1814, ce que l’Assemblée constituante avait été pour l’ancien régime. M. de Pradt n’aime pas les délais, les ménagements ; il ne peut souffrir les demi-mesures ; il se désespère d’une façon d’agir qui ne promet un état de choses passable qu’à nos arrière-neveux ; il se dépite, il sèche sur pied parmi des gens dont la marche est si lente ; et, finalement, comme il s’en explique lui-même, « au milieu de tant d’espoirs déçus, de contradictions, d’inquiétudes pour l’avenir, il n’est resté dans son âme de place que pour des chagrins qui ont beaucoup aggravé ses maux. »

Cette impatience d’esprit, ce besoin de hâter, de précipiter le cours du progrès, chez un homme de l’âge, du caractère et de l’expérience de M. de Pradt, a quelque chose qui étonne et qui afflige. Moi, qui ai juste trente ans de moins que le vénérable archevêque, je suis, je ne crains point de l’avouer, beaucoup moins pressé que Sa Grandeur, bien qu’il me fût, comme à elle, singulièrement doux de voir la France parfaite et jouissant d’un gouvernement accompli. On sait, au surplus, que ce qu’éprouve là M. de Pradt est ressenti, d’une manière plus vive encore, par beaucoup d’hommes d’un âge moins avancé que le sien. Le monde est plein de ces esprits d’une générosité ardente et inquiète, qui voudraient redresser tous les torts à la fois, et qui souffrent des peines extrêmes de voir qu’on répare le mal si lentement, et que le bien ne se fait pas plus vite. S’il y avait moyen de les calmer sans les engourdir ; s’il était possible, sans diminuer leur activité, de modérer leur impatience ; si l’on pouvait à la fois les réconcilier avec le présent, et leur inspirer un surcroît de zèle pour les progrès à venir, il me semble qu’on leur rendrait un signalé service, et aussi à la chose publique.

La fâcheuse disposition d’esprit où ils sont, tient à plusieurs causes. La plupart se persuadent que la société est destinée à une certaine manière d’être déterminée, finie, achevée, au delà de laquelle il n’y aura plus rien à désirer ni à concevoir ; et ils voudraient y arriver tout d’un coup, pour n’avoir plus ensuite aucun effort à faire. C’est là une vue tout à fait fausse de la société. Il ne saurait y avoir d’état définitif pour elle. Son activité s’exerce sur un fonds qui ne peut s’épuiser. Quelques progrès qu’elle fasse, il lui restera toujours des progrès à faire ; elle n’aura jamais terminé ni son éducation ni l’édifice de sa fortune. Partant, il n’y a point, pour, un homme de sens, sujet de se désespérer, quand il ne verrait pas s’accomplir les dernières réformes ; car il n’y point de dernières réformes. Il faut bien songer qu’un point obtenu, il se présente à l’instant même quelque autre chose à obtenir, de nouveaux perfectionnements à atteindre, l’immensité à conquérir. Tout ce qu’il y a de raisonnable à souhaiter, c’est de ne pas demeurer stationnaire. Mais, quand on a le bonheur de vivre à une époque d’amélioration ; quand les améliorations sont visibles ; quand, ainsi que M. de Pradt, on a la douceur et la gloire d’y pouvoir contribuer ; quand on peut se rendre le témoignage que l’on fait tout ce qu’on a les moyens de faire, il me semble véritablement qu’il faut patienter.

Et d’ailleurs, que gagnerait-on à vouloir marcher plus vite ? Change-t-on par ordonnance l’allure de la société ? Est-on le maître de modifier subitement l’état des idées, des affections, des mœurs qui la gouvernent ? Des réformes seraient-elles accomplies parce qu’on les aurait décrétées ? L’ancien régime fut-il détruit par la nuit du 4 août et par tous les décrets qui suivirent ? Ne vit-on pas, dix ans plus tard, les anciens abus reparaître, et le pouvoir absolu se relever ? Ne sommes-nous pas forcés aujourd’hui de reprendre l’œuvre avortée de l’Assemblée constituante, et de recommencer, l’une après l’autre, presque toutes les réformes qu’elle croyait avoir accomplies ? Enfin, M. de Pradt voudrait-il nous répondre qu’en procédant comme le fit cette assemblée célèbre, il ne nous exposerait pas aux mêmes mécomptes ?

Je sens aussi vivement que M. de Pradt, combien il est à désirer que les méfaits de la précédente administration ne restent pas impunis, que les intrigues des jésuites soient réprimées, qu’on retire à ces religieux tout privilège injuste, qu’on rende la liberté à l’enseignement, à l’imprimerie, à la librairie, aux élections, à la circulation intérieure, etc. Si le gros du public ne sent que faiblement la nécessité de ces réformes, c’est un très grand mal. Il est du devoir de tout homme ayant quelque ascendant sur son esprit, de ne point le laisser, à cet égard, dans l’indifférence ; et il me semble qu’au lieu de se dépiter puérilement, et de s’en aller bouder en Auvergne[3], M. de Pradt n’eût point mal fait de profiter du surcroît d’influence que ne pouvait manquer de lui donner sa nouvelle position, pour l’avertir, pour l’éclairer, pour l’émouvoir, pour lui donner la passion du bien qui est à faire et la haine du mal qu’il s’agit de réparer. Mais avoir déserté la Chambre parce qu’elle ne fait pas ce que peut-être l’état de l’esprit public ne lui impose pas l’obligation et ne lui donne pas la force de faire, c’est, pour un député, avoir méconnu ses devoirs. Le premier devoir des députés, en effet, est de mesurer, avec le plus grand soin, sur l’état de l’opinion commune leurs essais d’amélioration, et, tout en s’efforçant de préparer les esprits à un plus grand bien, de ne vouloir faire actuellement que le bien que comporte l’état général des idées au sein de la nation.

M. de Pradt s’étonne qu’au bout de quarante années, la censure facultative soit encore matière en discussion. Qu’y a-t-il donc là de si étrange ? Le bien se peut-il faire en un jour ? Vit-on jamais un abus disparaître devant le premier décret qui l’avait proscrit ? Est-il une institution utile, est-il une seule liberté qui, avant d’être solidement établie dans un pays, n’ait été cent fois donnée, reprise, recouvrée, reperdue, reconquise ? À quoi sert donc l’étude de l’histoire, si l’on n’y apprend à reconnaître comment procède la société, comment les lois s’établissent, et si l’on doit se mutiner, comme font les enfants, parce que les choses arrivent précisément comme elles doivent arriver.

Il est une illusion déplorable dont le monde ne se veut pas guérir, et qu’on est stupéfait de voir régner encore jusque dans les intelligences les plus hautes. Parce qu’on a l’idée vive et nette d’un certain bien, et que cette idée est à peu près comprise et partagée par un certain nombre de personnes, on se figure toujours qu’il n’y a qu’à dire, qu’à parler, qu’à décréter, et que le bien va se faire ; que l’idée sous l’empire de laquelle on se trouve va devenir la loi générale de tous les esprits. Mais combien on est encore loin de compte ! Entre la première idée et l’établissement définitif d’une bonne institution, il peut y avoir l’intervalle des siècles.

Les faiseurs de lois, les spéculateurs en politique se trouvent placés exactement dans la même situation que tous les autres spéculateurs : ils sont obligés, comme eux, de se plier aux goûts des populations pour lesquelles ils travaillent, et de leur offrir des produits législatifs qui soient adaptés à leurs besoins. Sans doute, ils peuvent et doivent chercher à leur inspirer des besoins nouveaux, des besoins plus éclairés ; mais, tant que ces besoins ne sont pas nés, force leur est, sous peine de faillir, de se soumettre à ceux qu’elles éprouvent. Il n’y a point, pour M. de Pradt et les hommes pressés comme lui de faire le bien, d’exception à cette dure nécessité des choses.

J’ignore si la majorité de la Chambre actuelle est plus timide et plus circonspecte que ne le commande l’état moral du pays. Je n’ai point sur cet état assez de lumières pour me permettre d’énoncer un jugement. Mais on sent à merveille qu’elle ne peut pas s’aventurer loin de la sphère des idées qui sont généralement répandues dans les masses sur lesquelles il faut qu’elle s’appuie pour avoir quelque force. La question est de savoir si, par ses résolutions et par ses votes, elle est au niveau de cette portion nombreuse, flottante et non encore fixée du public, qui donne infailliblement la majorité au parti vers lequel elle penche ; la question, dis-je, est de savoir si la Chambre se trouve d’accord avec cette portion si considérable du public ; car il y a nécessité absolue de marcher avec elle, sous peine de perdre encore la majorité. Je sens combien ceci doit être agaçant pour les nerfs délicats de M. de Pradt ; combien cette marche pesante et calculée s’accorde mal avec l’allure vive et l’ardeur généreuse de son génie. Mais qu’y faire ? Il faut marcher de concert avec la masse du public, ou périr. J’engage M. de Pradt à l’éclairer, à l’exhorter, à la presser, à l’aiguillonner ; mais avec mesure toutefois, et en se gardant de lui faire violence, car les masses ne se laissent pas forcer. Il faut que l’on sache enfin que s’il n’y a de sûre que cette manière d’aller, il n’y a non plus que celle-là de juste ; car, quelque confiance que nous ayons dans nos propres idées, quelque pénétrés que nous soyons de leur justesse et de leur justice, je ne sais vraiment pas de quel droit nous voudrions contraindre le grand nombre à s’y soumettre, tant qu’il n’est pas parvenu à les comprendre et à les partager.

On admettra donc qu’il y a certaines règles de conduite à suivre pour diriger les affaires des partis, comme pour administrer celles des particuliers ; que l’ardeur libérale la plus entreprenante est obligée, pour agir avec fruit, de tempérer la vivacité de son zèle et d’en soumettre les mouvements à de certaines lois ; qu’il faut nécessairement tenir compte de la réalité des choses, consentir à prendre le monde comme il est, bien reconnaître qu’on ne peut marcher avec sûreté qu’en marchant avec le grand nombre, et se résigner de bonne grâce, puisque aussi bien il est impossible de faire autrement, à ne pas trop devancer cette portion nombreuse du public qui va hésitant entre les partis extrêmes, et qui porte infailliblement la majorité à celui vers lequel elle est attirée.

Ceux-là montreraient bien peu de discernement ou de justice, qui, dans l’expression vive et sincère de cette idée, prétendraient voir de la complaisance pour une conduite molle ou douteuse. Dire que la Chambre, tout en s’efforçant par ses discours de préparer la société à un meilleur ordre de choses, doit prendre en considération, dans ses votes, l’état actuel de l’opinion publique, ce n’est rien dire que ne doive avouer, pour peu qu’il soit éclairé, le zèle le plus fervent pour la liberté. Un tel langage n’implique ni corruption, ni mollesse, ni apathie, ni indifférence. Il renferme la condamnation implicite, et du député qui déserte son poste par dépit, et de celui qui manque de se rendre au sien par insouciance, et de celui qui, pour quelque motif que ce soit, trahit la vérité dans ses discours, et de celui qui, dans son vote, fait d’autres concessions que celles que l’état moral du pays réclame. Pour rien au monde, un député qui se respecte ne consentira à fausser l’opinion qu’il a, ou à affecter des sentiments qu’il n’a pas. Il pourra bien ne pas dire telle vérité qui serait mal interprétée, ou qui ne serait pas encore comprise ; mais, dans ce qu’il dira et dans ce qu’il lui arrivera de taire, il ne consultera que l’intérêt de la vérité ; il placera au premier rang de ses devoirs le soin de l’expliquer et de la répandre ; il adoptera les formes les plus propres à la faire pénétrer dans les esprits… ; et toutefois, si, au moment de proposer une amélioration, il craint que le public ne la condamne, ou qu’il n’en sente pas assez l’utilité, il tiendra compte, sagement, de cette disposition de l’opinion commune, et attendra, pour faire le bien désirable, que la société s’y trouve mieux préparée. Voilà, ce me semble, la vraie mesure à observer : préparer la société à tous les biens souhaitables, ne vouloir réaliser actuellement que le bien possible. Ce système, quoiqu’on en dise, ne trahit aucune des justes espérances que le patriotisme a pu former. Il promet satisfaction à tous les vœux honorables ; et il prend, en réalité, la voie la plus courte pour arriver à l’accomplissement de ces vœux.

Ceux qui, pour dénigrer cette façon de procéder, lui donnent ironiquement le nom de politique expectante, par analogie avec la médecine expectante, la qualifient, il me semble, assez mal. La médecine expectante attend, pour se décider, l’action de la nature. Il n’en est pas de même de la politique à laquelle on veut étendre ce nom. Cette politique n’attend pas tranquillement que le vœu du monde se déclare ; elle travaille aussi à le former ; elle s’efforce, en partant des bonnes idées que le monde a déjà, de le conduire à des idées meilleures ; seulement elle s’abstient de rien faire pour le plier violemment à ces idées, et elle n’entreprend pas de les faire passer dans les lois avant qu’elles aient pris possession des intelligences. Beaucoup moins remuante et moins agitée que la politique vulgaire, qui est pour les remèdes héroïques et les procédés expéditifs, elle est en réalité plus active ; du moins son action produit de plus grands résultats ; sa marche est constamment progressive ; elle n’est pas sans cesse obligée de revenir sur ses pas ; et, d’abord devancée par sa rivale, elle finit par la laisser bien loin derrière elle, se démêler à grande peine des embarras et des obstacles que sa fougue lui a suscités.

La politique est un art comme tous les autres, tenant sa place dans la société, y remplissant sa tâche particulière, et puisant sa force, comme les autres arts, dans un certain nombre de causes générales, qui sont à peu près les mêmes pour tous. Il me serait aisé de faire voir que, pour y réussir, il faut, comme dans toutes les industries possibles, posséder de certaines connaissances théoriques, un certain talent pour les applications, un certain art d’exécution, une certaine habileté de main-d’œuvre ; que les capitaux y jouent un rôle important ; qu’il y faut des ateliers bien situés, bien organisés, pourvus de machines d’une certaine sorte, où les occupations soient convenablement séparées, etc. Mais ce n’est point ici le lieu de parler de toutes ces choses[4]. Je ne veux qu’indiquer brièvement à quel point y est essentiel le talent des affaires, c’est-à-dire le talent de juger par anticipation de la bonté d’une entreprise, et d’apprécier d’avance les chances de succès que présentent les éléments à l’aide desquels et sur lesquels on se propose d’opérer.

Ce talent des affaires est, dans tous les arts, la première condition pour réussir, et, sans contredit, le plus indispensable moyen de puissance. Tout entrepreneur d’industrie est impérieusement obligé, avant de faire une chose, d’examiner attentivement si elle répond à un besoin senti, et s’il se trouvera, dans la société, des personnes, et un assez grand nombre de personnes, à qui elle convienne. C’est peu que l’entrepreneur la juge belle, utile, nécessaire, abstraction faite des goûts du public. Il faut pouvoir compter, en effet, que le public jugera de même. C’est pour les consommateurs que le produit est fait ; c’est donc aux consommateurs qu’il doit plaire, ou l’entrepreneur en sera pour ses frais. Le spéculateur politique a des obligations toutes pareilles. Il ne suffit pas que la mesure qu’il voudrait faire passer lui paraisse abstractivement excellente, il faut qu’elle soit telle aux yeux du peuple à qui il prétend la faire agréer. Pour si bonne qu’elle soit, si elle heurte les idées dominantes, elle sera infailliblement repoussée. Il se pourra qu’en la rejetant on fasse preuve de peu de goût, de raison, de justice. Rien, en ce cas, ne sera plus louable que de travailler à changer sur ce point les dispositions du public ; mais tant que ces dispositions subsisteront, tant que la mesure aura contre elle les préjugés du grand nombre, il serait peu sage d’insister pour qu’elle fût immédiatement adoptée : ce n’est pas encore une entreprise à faire.

Non seulement un spéculateur judicieux examine, avant toutes choses, si le produit qu’il veut entreprendre répond aux besoins de la société ; mais il évalue, aussi exactement que possible, la dépense qu’il lui faudra faire pour l’obtenir ; il dresse le compte de son entreprise ; il cherche à savoir si le produit vaudra ses frais. Autant, évidemment, en doit faire le spéculateur politique. La réforme à laquelle il songe produirait, il le croit, de bons effets ; les hommes éclairés pensent de même, et ils la désirent tout comme lui. En est-ce assez pour l’entreprendre ? Assurément non. C’est peu que le produit soit apprécié par les meilleurs esprits ; il faut estimer la dépense. Si, pour opérer cette utile réforme, il y avait encore de très grands obstacles à surmonter ; s’il fallait s’engager dans des luttes longues et meurtrières, risquer la vie de plusieurs millions d’hommes, troubler la paix de tous les autres, sacrifier d’énormes capitaux, interrompre pour longtemps le cours des travaux utiles, arrêter le mouvement des idées, éveiller dans tous les cœurs les passions haineuses, diviser pour un demi-siècle toutes les classes de la société ; … il se pourrait que la réforme parût chère ; et elle devrait le paraître surtout, si, en définitive, elle devait n’être qu’ébauchée ; si plus de la moitié du travail devait rester à faire ou à refaire ; si, à plusieurs égards, la tâche devait se trouver compliquée ; si, sur certains points, les idées devaient être moins avancées qu’au début de l’entreprise, et si l’un de ses résultats les plus généraux devait être le dégoût et l’effroi de toute amélioration et de toute réforme. Certes, je ne veux pas nier que la Révolution n’ait eu beaucoup de bons effets ; mais, s’il est possible de donner le nom de spéculation à une entreprise qui a été surtout une affaire de sentiment, à une entreprise que les passions généreuses ont commencée, qui a été continuée sous l’empire de passions jalouses et cruelles, et qui a fini par échoir aux passions viles et cupides ; si, dis-je, il est possible de voir dans la Révolution française une spéculation, je demanderai qui oserait, en ayant sous les yeux l’effroyable inventaire des malheurs et des sacrifices qu’elle a coûtés, affirmer hardiment que la spéculation a été bonne, qu’il n’y avait rien à faire de mieux, et que la France, dans cette immense entreprise, a conduit avec pleine sagesse les affaires de l’humanité.

Il y a une raison particulière pour que les spéculateurs politiques forment leurs entreprises avec plus de circonspection encore que les autres classes de producteurs, c’est que leurs produits ne sont pas de ceux que chacun peut prendre ou laisser, selon qu’ils sont ou ne sont pas à sa convenance ; tout le monde est obligé de s’en accommoder ; l’usage en est indistinctement prescrit à tous. Or, il suffit de cette circonstance pour que naturellement on soit peu disposé à les accueillir, et il devient plus essentiel par cela même de les assortir avec grand soin aux idées, aux affections, aux habitudes qui prévalent dans la société. Un spéculateur ordinaire, n’imposant ses produits à personne, n’est à la rigueur obligé de plaire à personne ; mais puisque le législateur veut que ses idées deviennent la règle universelle, il faut au moins qu’elles soient conformes à celles de la majorité.

Des esprits singuliers trouvent ceci contraire à la vraie nature des choses. Il est, disent-ils, dans les destinées du monde d’être conduit par des minorités. Je réponds qu’en fait cela n’est pas vrai ; et j’ajoute qu’en principe cela serait injuste, alors même que les minorités seraient animées des meilleurs sentiments et dirigées par les maximes de la plus pure justice.

Ceux qui croient le monde gouverné par des minorités se laissent duper par les apparences. Je conçois qu’on juge ainsi en n’y regardant pas de près, parce qu’en effet le nombre des hommes entre les mains de qui se trouve le pouvoir est toujours petit, en comparaison du nombre de ceux sur qui le pouvoir est exercé. Mais il faut prendre garde que les hommes qui tiennent le pouvoir ne gouvernent pas avec leurs seules forces ; ils gouvernent surtout avec les idées ou les préjugés les plus généralement répandus ; et, de fait, c’est toujours la majorité qui règne, c’est toujours le grand nombre qui fait la loi ; c’est le grand nombre qui, les hommes et les institutions restant les mêmes, change pourtant la direction des affaires, à mesure que lui-même se modifie. La France, en 1790, a encore les mêmes lois et les mêmes maîtres qu’en 1780 ; cependant le gouvernement est déjà tout autre. Qu’y a-t-il de changé ? Les dispositions du grand nombre. La France, en 1827, a la même loi électorale, les mêmes ministres, les mêmes préfets, et souffre les mêmes tricheries, les mêmes fraudes indignes qu’au commencement de 1824 ; cependant M. de Villèle, qui triomphe aux élections de 1824, est jeté bas aux élections de 1827. Qu’y a-t-il de changé ? Le grand nombre. Bref, c’est toujours le grand nombre qui mène. Cela ne peut être autrement.

Et non seulement il n’est pas possible que la minorité gouverne ; mais, de quelques beaux sentiments qu’elle se déclare animée, cela ne saurait être juste. Que pourrait-elle dire, en effet, pour justifier une aussi singulière prétention ? Qu’elle est plus équitable, plus sage, plus raisonnable que la majorité ? Et quel moyen aurait-elle d’en fournir la preuve ? La majorité ne se dirait-elle pas, et ne pourrait-elle pas se croire avec sincérité, tout aussi juste, tout aussi sage, tout aussi raisonnable qu’elle ; et n’aurait-elle pas, en outre, l’avantage d’être la majorité ? Je suis tout disposé à convenir que l’avis le plus éclairé n’est pas d’abord celui du plus grand nombre ; mais, de ce que la raison commence toujours par être en minorité, s’ensuit-il nécessairement que la minorité a toujours raison ? Si la minorité a vraiment raison, c’est à elle de le faire voir en tâchant, à force de bon sens, de bons arguments, de zèle, de patience, de désintéressement, de courage, de persévérance, de faire passer le grand nombre de son côté. Fût-elle la raison même, la minorité ne mérite de triompher qu’après s’être fait reconnaître pour ce qu’elle est, après s’être rendue familière aux intelligences, après avoir convaincu les moins éclairées et les plus défiantes de la sagesse et de la pureté de ses vues, après avoir lentement, péniblement, laborieusement conquis la majorité.

Il serait fort à souhaiter que les amis de la liberté fussent convaincus de la justesse de ces remarques, et qu’elles présidassent habituellement à leurs déterminations. Quand ils ne seraient pas portés par principe de justice à ne vouloir gouverner le monde qu’après l’avoir persuadé, il me semble qu’ils devraient s’y résigner par prudence. Les amis de la liberté, s’ils sont habiles, si les dures et nombreuses expériences que nous avons subies ne sont pas tout à fait perdues pour eux, se conduiront désormais de manière à éprouver moins d’échecs, de manière à être moins souvent obligés de revenir sur leurs pas et de refaire la même route. Ils ont, ce me semble, deux tâches à remplir : la première, et la plus importante, est de bien éclaircir les questions, de rendre familières à tout le monde les idées qui leur paraissent destinées à gouverner un jour la société ; la seconde, et la plus difficile, de reconnaître quelles sont celles de ces idées qui gouvernent déjà, en réalité, la grande majorité des intelligences, et auxquelles on peut, sans usurpation et sans injustice, donner, ou plutôt reconnaître le caractère de lois. On ne doit pas prétendre qu’ils ne disent que les vérités qu’ils sont sûrs de faire accueillir ; mais il faut souhaiter qu’ils se bornent à demander ce qu’ils auraient au besoin la force de prendre et les moyens de conserver ; il faut souhaiter qu’en fait de propositions, ils se réduisent toujours à celles qui ont une majorité visiblement acquise, sinon dans les Chambres, qui peuvent ne pas être l’expression fidèle du pays, du moins dans le pays lui-même, où il importe surtout que leurs actes et leurs démarches soient très fortement appuyés.

Notre vœu le plus ardent devrait donc être de les voir cesser, le plus tôt possible, de prêcher les convertis, d’exhorter les fanatiques, et s’adresser enfin de préférence à cette partie moyenne et considérable du public, qui est en réalité la plus importante, puisque c’est elle qui donne, conserve ou retire la majorité ; qui est celle sur laquelle on a le plus besoin d’agir, puisqu’elle est encore celle qui a le moins de lumières ; et, sans affecter, au très grand détriment de leur caractère et de leurs principes, des sentiments qu’ils n’éprouveraient pas, adopter le langage et la conduite les plus propres à éclairer cette portion du public, à la rassurer, à l’attirer à eux et à l’attacher solidement à leur cause. Ils ne peuvent guère se flatter de convaincre leurs ennemis ; ils sont toujours assez sûrs du suffrage de leurs amis ; l’essentiel pour eux serait de chercher à se faire des alliés parmi les neutres. Désormais, nos meilleurs discours et nos meilleurs actes ne seront pas ceux qui exciteront le plus vivement l’enthousiasme et l’effervescence de nos partisans passionnés ; mais ceux qui seront les plus propres à donner de la force aux faibles et de la confiance aux timides ; ceux qui nous feront faire le plus de conquêtes dans cette classe de gens honnêtes et sincères, mais fort sujets encore à se troubler, qui, selon les terreurs qu’ils éprouvent, tantôt se rangent du côté des avocats de la liberté, et tantôt se précipitent vers les défenseurs de l’ordre.

À Dieu ne plaise que je veuille conseiller d’adopter, pour les séduire, je ne sais quelle opinion bâtarde, mi-partie d’erreurs et de vérités, et à laquelle une feuille ministérielle demande que le monde se rallie. Il n’est point de motifs, je le répète, qui puissent nous commander de mentir à notre intelligence, de fausser sciemment la vérité ; mais notre premier devoir, si son intérêt nous touche, est de parler et d’agir, en toute occurrence, de la façon la plus propre à lui créer des prosélytes dans la portion de la société où il nous importe le plus de la faire pénétrer. Nous avons cette question à nous faire, toutes les fois que nous voulons tenter quoi que ce soit dans l’intérêt de sa cause : Que pensera de ceci la partie la moins éclairée, la moins ferme, la moins constante et par conséquent la plus nombreuse de notre public ? Cet acte, ce discours nous feront-ils acquérir des voix, ou nous en feront-ils perdre ?

Il y aurait à examiner, de ce point de vue, plusieurs, des questions que les circonstances ont mises à l’ordre du jour. Peut-être essaierai-je de le faire dans quelque autre occasion.

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[1] Journal des Débats du 24 avril et du 12 mai 1828.

[2] M. de Pradt, grand vicaire de l’archevêque de Rouen avant la Révolution, nommé par le clergé de Normandie député aux états-généraux, avait émigré après avoir refusé d’adopter la constitution civile du clergé. Rentré en France en 1798, il était devenu plus tard premier aumônier de l’Empereur, évêque de Poitiers en 1803, baron de l’Empire en 1805, archevêque de Malines et ambassadeur à Varsovie en 1812. Il avait été élu membre de la Chambre des députés en 1827.

[3] Pays natal de M. de Pradt, où il s’était retiré.

[4] Voir, sur les questions que l’auteur omet de traiter ici, la Liberté du travail, liv. IX, ch. VII : Des arts qui travaillent à la formation des habitudes morales. Du gouvernement.

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