Un grand économiste libéral : Paul Leroy-Beaulieu (1843-1916)

Paul Leroy-Beaulieu a contribué à mettre en lumière certaines idées-forces de l’école économique contemporaine, prenant ainsi sa place dans une longue succession de grands penseurs, qui, par leurs efforts successifs, ont donné au libéralisme économique sa valeur scientifique.


UN GRAND ÉCONOMISTE LIBÉRAL : PAUL LEROY-BEAULIEU (1843-1916)

par

PHILIPPE JAUNET

 

 

INTRODUCTION

L’école libérale française a longtemps été négligée par l’historiographie officielle – du moins, jusqu’à ce que Joseph Aloys Schumpeter lui consacre un court chapitre, au détour de sa monumentale Histoire de la pensée économique.

Bien que Schumpeter ait surtout insisté, dans ce livre, sur les débuts de l’école de Paris (à travers l’œuvre, fameuse, de Jean-Baptiste Say), son étude s’étend jusqu’à l’époque contemporaine. C’est ainsi que le célèbre économiste autrichien a pu observer qu’à l’apogée de l’école de Paris, vers la fin du XIXe siècle, les plus éminents représentants du libéralisme économique en France étaient « Paul Leroy-Beaulieu, Courcelle-Seneuil, Levasseur, l’infatigable Gustave de Molinari, Yves Guyot, Maurice Block et Léon Say[1] ».

Si la plupart de ces auteurs sont bien connus des milieux libéraux, il n’en va pas de même de Paul Leroy-Beaulieu, à qui pourtant Schumpeter assignait la première place.

Sa réputation n’est pourtant pas usurpée : membre assidu de la Société d’économie politique (dont il devint d’ailleurs le président), Paul Leroy-Beaulieu s’est imposé comme un des principaux chefs de file du mouvement libéral avec ses livres, en particulier ces deux œuvres maîtresses, prochainement rééditées par l’Institut Coppet : Le Collectivisme (un vibrant plaidoyer contre l’idéologie communiste) et L’État moderne et ses fonctions (un pénétrant essai sur les véritables attributions du gouvernement dans une société d’hommes libres).

Paul Leroy-Beaulieu a donc été un des grands noms du libéralisme économique.

Mais dans « libéralisme économique », il y a « économie » ; aussi, nous a-t-il paru utile de nous intéresser plus spécifiquement à la contribution de Paul Leroy-Beaulieu à la science économique.

Car, il est inutile de le cacher : si, d’ordinaire, les historiens des idées s’intéressent aussi peu à l’école de Paris, c’est parce que son apport à la science économique est jugé avec la plus grande sévérité, comme si les libéraux français avaient été de bien piètres économistes[2]. N’était-ce d’ailleurs pas la raison invoquée en sous-main par Schumpeter pour justifier le peu de place qu’il accordait aux économistes libéraux français – parce qu’il voyait dans leur production doctrinale une œuvre plus idéologique que réellement scientifique ?

Cette interprétation – au demeurant contestable, lorsqu’on songe à l’incroyable diversité des auteurs appartenant à l’école de Paris – perd absolument toute valeur, lorsqu’on se penche sur le cas particulier de Paul Leroy-Beaulieu. En effet : loin d’être « d’une assez remarquable pauvreté », comme le prétendent certains historiens des idées, son œuvre révèle, tout au contraire, un observateur avisé de la vie des affaires, dont les leçons, jamais réfutées, paraissent plus que jamais d’actualité.

I.- PAUL LEROY-BEAULIEU, UN PRATICIEN DE L’ÉCONOMIE

Il n’entre pas dans notre objet de nous étendre outre mesure sur la vie de Paul Leroy-Beaulieu[3]. Disons seulement que notre auteur – s’il appartenait bien au fameux « réseau Guillaumin », réunissant les collaborateurs habituels du Journal des Économistes – n’a pas vu son nom cantonné à un cénacle. Professeur d’économie politique, Paul Leroy-Beaulieu a enseigné à des générations d’étudiants parisiens, que ce soit à l’École libre de sciences politiques, ou bien encore, au Collège de France ; homme engagé politiquement, Paul Leroy-Beaulieu s’est fait connaître du grand public par ses innombrables conférences, patronnées par le parti libéral ; enfin, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, Paul Leroy-Beaulieu était une figure incontournable du paysage intellectuel de la Belle Époque. Ce n’est donc pas sans raison valable que Marcel Proust l’a fait apparaître au sein de sa grande fresque romanesque, À la Recherche du temps perdu, tant son nom était connu à l’époque !

Seulement, il faut se défier des interprétations rétrospectives. Professeur, conférencier, académicien : Paul Leroy-Beaulieu était tout cela ; mais aucun de ces attributs ne le décrit vraiment. En explorant son passé, nous découvrons en effet moins un savant qu’un praticien.

1.1- Un pionnier de la presse économique

Paul Leroy-Beaulieu entra dans le journalisme à la fin du Second Empire.

Naturellement, il ne s’occupa pas toute de suite d’économie : ce qui préoccupait alors les Français, c’était la crainte d’une guerre entre la France et la Prusse – guerre qui eut d’ailleurs lieu, en 1870. Paul Leroy-Beaulieu traita la question dès 1868, ce qui prouve, au passage, son talent d’observateur ; mais la chose la plus remarquable, c’est que, dans ce qu’il faut bien considérer comme un simple écrit de jeunesse, Paul Leroy-Beaulieu mit d’emblée l’accent sur un aspect généralement peu évoqué de la guerre : son coût, ou, si l’on préfère, ses implications financières[4]. Déjà, en lui, se profilait l’économiste !

Ses articles, si convaincants, parurent dans les colonnes de la Revue fondée par l’éditeur libéral Gervais Charpentier. Ils rencontrèrent un tel écho que, très vite, Paul Leroy-Beaulieu put entrer dans les deux grands journaux libéraux de l’époque : la prestigieuse Revue des Deux-Mondes de François Buloz, et le non moins fameux Journal des Débats, que dirigeait alors Jules Bapst. C’est dans ce quotidien que notre auteur rencontra Gustave de Molinari – qui n’allait pas tarder à prendre la direction du Journal des Économistes – et surtout, Michel Chevalier, dont il épousa la fille Cordélia en 1870.

Aux Débats, Gustave de Molinari et Michel Chevalier traitaient, naturellement, des questions économiques ; à Paul Leroy-Beaulieu incombait l’actualité politique. Mais quelle actualité ! Ce fut d’abord la déclaration de la guerre à la Prusse, l’invasion du territoire par l’ensemble des armées allemandes, et la débâcle ; puis la chute de l’Empire, la proclamation de la République, et l’héroïque résistance de la capitale, assiégée par l’ennemi ; enfin, la reddition des Parisiens, et la défaite.

Ainsi donc, en 1871, la France – agitée par un début de guerre civile, d’ailleurs vite réprimé : la Commune – gisait, exsangue.

Victorieux, les Prussiens exigeaient le versement d’un tribut de cinq milliards de francs-or. Pour y remédier, le chef du gouvernement, Adolphe Thiers, lança un emprunt pour faire face aux dépenses de l’État ; Paul Leroy-Beaulieu suivit la question avec la plus grande attention et, au fur et à mesure que ses articles s’amoncelaient, il en vint à se spécialiser dans les questions financières, qui présidaient alors à la destinée de la France.

Sa maîtrise du sujet était telle que, lorsque fut fondée l’École libre de sciences politiques, c’est à lui qu’Émile Boutmy confia la chaire de finances publiques.

Du cours qu’il donna devant ses élèves de sciences politiques, Paul Leroy-Beaulieu tira la matière d’un imposant Traité de la science des finances[5], vaste ouvrage, fort de deux lourds volumes, riche de faits et de chiffres, et dont l’immense succès (jusqu’aux États-Unis[6]), lui conféra une réelle notoriété sur le plan international. Les témoignages des contemporains en font foi : « Son influence au dehors », a raconté l’économiste russe Arthur Raffalovitch, « était très grande. On le consultait volontiers ; il répondait avec empressement, avec la modestie de l’homme conscient de son autorité, aux ministres des finances qui recherchaient ses avis[7] ». De son côté, le Français René Stourm aimait à rappeler que « les plus notables étrangers, à leur passage à Paris, ne manquaient pas de lui rendre visite et, pour peu que leur séjour se prolongeât, d’assister à ses réceptions, ou de s’asseoir à sa table. Inversement, ceux d’entre nous qui excursionnaient au dehors se voyaient inévitablement questionnés, dès l’abord, par les savants des autres pays, sur la santé et les prochaines publications de notre illustre confrère. En un mot, il possédait une célébrité mondiale[8] ».

Et ce n’était que justice ! Sait-on assez que Paul Leroy-Beaulieu fut l’un des premiers économistes à avoir proposé aux gouvernements européens la formation d’une vaste zone de libre-échange, préfigurant l’actuel marché unique[9] ? Ce projet suscita d’intenses débats parmi les économistes des différentes nationalités d’Europe[10] ; et s’il échoua, il prouve au moins que les auteurs de l’école de Paris étaient écoutés par la communauté scientifique !

Le Traité de la science des finances n’est pas la seule explication que l’on puisse donner au succès de Paul Leroy-Beaulieu à l’étranger ; les économistes se référaient aussi souvent aux articles que, chaque semaine, Paul Leroy-Beaulieu donnait à l’Économiste Français.

Cette feuille modeste, pour ne pas dire confidentielle, était tombée en déshérence depuis la mort de son fondateur, Jules Duval, lors de l’effroyable catastrophe ferroviaire de Plessis-lès-Tours, en 1870. Paul Leroy-Beaulieu la racheta en 1873, et fit subir de profondes transformations à l’hebdomadaire qui devint, en quelques années, un des principaux titres d’informations économiques européens, à même de rivaliser avec le célèbre Economist, de Londres[11].

Les conseils d’investissement que Paul Leroy-Beaulieu prodiguait dans son journal étaient d’autant plus suivis qu’il était connu pour prendre, lui aussi, des risques. « Possesseur de plusieurs domaines qu’il gérait directement, administrateur de grandes affaires industrielles et commerciales, il observait sur le vif les faits économiques, et pouvait les confronter avec tous les précédents que sa vaste érudition et son excellente mémoire lui fournissaient[12] ». On comprend mieux, dans ces conditions, le succès phénoménal de L’art de placer et de gérer sa fortune[13], un petit livre tiré de ses meilleurs articles de l’Économiste Français, et que toutes les familles bourgeoises possédaient !

1.2- Un détour par le journalisme, expliquant le dédain du monde universitaire

Malheureusement, la célébrité est comme une lame à double tranchant : autant Paul Leroy-Beaulieu était apprécié des milieux d’affaires et des épargnants, autant les professeurs d’économie manifestaient une certaine défiance à son encontre. Pour eux, Paul Leroy-Beaulieu était un praticien, doué certes, et dont la connaissance des affaires était précieuse ; mais un praticien, inapte aux choses de la théorie, et dont les écrits n’offraient qu’un intérêt médiocre.

Pour ne prendre qu’un exemple : Charles Gide (économiste très célèbre à l’époque, et surtout, très influent dans le monde universitaire), a souvent critiqué le caractère « peu soigné » des ouvrages de Paul Leroy-Beaulieu, qu’il peignait sous les traits d’un dilettante, « habitué à se dépenser, un peu en prodigue, dans tous les domaines de l’activité humaine : enseignement, journalisme, finance », et qui, de ce fait, n’aurait « pas le temps ni le goût (…) de polir ses ouvrages », qui manqueraient d’unité[14].

La critique est sévère ; et on nous objectera peut-être que Gide était un économiste interventionniste, adversaire affiché du libéralisme que Paul Leroy-Beaulieu défendait avec acharnement ; nous le nierons d’autant moins que Gide n’a jamais caché le caractère idéologique de ses critiques[15]. Mais force est de constater que même les libéraux regrettaient les habitudes que Paul Leroy-Beaulieu avait contractées dans les salles de rédaction. « Il plaît surtout au public par une abondance de recherches, de faits, de documents réellement prodigieuse, par un travail dont on a peine à rendre compte », observait un des chroniqueurs du Journal des Économistes ; « mais je préférerais, pour moi, dût-il moins produire, qu’il concentrât davantage sa pensée et son style[16] ».

Il faut en effet en convenir : la lecture de Paul Leroy-Beaulieu est souvent ardue, en raison des nombreux exemples dont il aimait à émailler ses écrits.

Mais, tout bien considéré : ses digressions ne sont-elles pas nécessaires à la bonne compréhension des faits économiques, que Paul Leroy-Beaulieu se proposait d’étudier ?

1.3- Pourquoi un détour par la pratique est indispensable à l’économiste

Paul Leroy-Beaulieu a toujours été très clair sur le sujet.

« On ne doit pas confiner l’économie politique dans l’air méphitique des salles professorales et des séminaires d’étudiants, écrivait-il en tête de son Traité d’économie ; il lui faut l’air libre, la communication directe avec tout ce qui vit, tout ce qui travaille, tout ce qui combine et invente[17] ». C’est que, dans son esprit, il ne saurait y avoir de théorie sans pratique – raison pour laquelle son traité est un traité « théorique et pratique » d’économie.

Car s’il est bien une idée qui domine l’œuvre de Paul Leroy-Beaulieu, c’est qu’à perdre de vue la pratique, les économistes risquent de se tromper dans leurs raisonnements. Aussi, pour éviter qu’ils ne s’égarent dans des abstractions stériles, leur faut-il constamment vérifier leurs affirmations, en les confrontant à des faits tangibles, pris dans la vie des affaires[18].

Cela ne veut pas dire, bien sûr, que Paul Leroy-Beaulieu confondait la pratique et la théorie ; et ce serait un grave contre-sens que de voir en lui un pur empiriste, qui aurait délaissé les raisonnements a priori pour l’accumulation d’exemples concrets. L’économie est une science, dont l’objet consiste à étudier les lois naturelles régissant le processus économique – des lois qu’on qualifie de naturelles, parce qu’elles résultent de la nature des choses, et qu’elles sont formulées de manière générale, sans tenir compte des circonstances particulières de temps ou de lieu. Sans ces lois, nos connaissances seraient des plus réduites : l’esprit humain étant incapable d’embrasser dans toute sa diversité la complexité du monde réel, on ne peut faire autrement que d’aller du plus élémentaire vers le plus compliqué. De fait, l’économiste qui cherche à comprendre une opération économique doit d’abord la débarrasser de tous ses éléments composites, pour ne plus avoir affaire qu’à une opération simplifiée, plus facile à étudier ; puis, en raisonnant dans le cadre de cette hypothèse de travail, volontairement schématisée, il lui appartient d’en déduire la réaction des acteurs, afin d’en tirer une règle, gouvernant l’opération étudiée. Il n’y a pas d’alternative possible[19].

Seulement – et comme Paul Leroy-Beaulieu l’a très bien montré – cette première étape de formalisation des lois économiques n’a de valeur que si elle est suivie par une autre étape, toute aussi importante, parce qu’elle lui donne tout son sens : la vérification empirique, l’économiste devant s’assurer que les résultats tirés de son « modèle » s’appliquent bel et bien aux phénomènes observables dans le monde réel. Et c’est bien cette tendance à tout vérifier qui explique pourquoi l’œuvre de Paul Leroy-Beaulieu n’a pas vieilli, à la différence des travaux d’auteurs, pourtant plus célèbres que lui…

II.- PAUL LEROY-BEAULIEU, CRITIQUE DE L’ÉCOLE CLASSIQUE

Chacun sait que la théorie économique est composée des enseignements de plusieurs écoles de pensée rivales.

Plusieurs de ces écoles sont qualifiées de libérales ; mais il n’en n’est qu’une, qu’on considère habituellement comme l’incarnation parfaite de l’orthodoxie libérale : l’école classique, qui n’est autre que l’école anglaise d’économie illustrée par David Ricardo, Thomas Malthus, James Mill, John Ramsay McCulloch et autres John Stuart Mill.

Cette assimilation, reprise par des générations d’enseignants, a été remise en cause, au fur et à mesure que des historiens de l’économie ont redécouvert d’autres écoles de pensée longtemps qualifiées d’hétérodoxes, et dont les positions semblent, avec le recul, plus conformes aux valeurs libérales[20].

L’exemple de Paul Leroy-Beaulieu illustre à merveille ce cas de figure. Car, bien qu’il fût libéral – et même, libéral intransigeant – Paul Leroy-Beaulieu s’est toujours refusé de suivre aveuglement les enseignements de l’école classique. « On parle souvent de l’école économique classique, et l’on nous rattache nous-même à cette école », a-t-il un jour écrit. Pourtant, « rien n’est plus faux : ce que l’on entend par l’école économique classique, c’est celle de Ricardo, Malthus et Stuart Mill ; or, nul ne s’est plus efforcé que nous – tout en rendant justice au talent et à certaines des vues de ces auteurs – de démontrer les lacunes de leurs observations, les vices de leur méthode, et les exagérations de leurs théories[21] ». Car les classiques ont failli, en donnant le nom de lois à des généralisations hâtives, déduites de postulats erronés, et contredites par les faits.

2.1- Les limites de la méthode employée par l’école libérale anglaise

Pour les libéraux de l’école française, l’économie est axée sur la notion de circuit économique. Comme le disait Jean-Baptiste Say, le travail de l’économie consiste à suivre le processus économique dans ses différentes étapes, en observant, donc, « la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses[22] ».

Les libéraux de l’école anglaise, eux, raisonnaient tout autrement. À les croire, l’économie était avant tout une étude théorique de la valeur travail.

Nul n’ignore, en effet, que les classiques ont mis le facteur travail au cœur de leur analyse : selon eux, le prix naturel des choses représentait la somme d’argent nécessaire pour rémunérer le travail fourni par l’ouvrier[23]. De là, l’intérêt porté par les classiques à la théorie des salaires.

Naturellement, les classiques n’avaient pas oublié qu’à côté de l’ouvrier, deux autres opérateurs économiques doivent encore être financés : le capitaliste, qui fournit son capital, et qui se rémunère par le profit ; et le propriétaire foncier, qui autorise que sa terre soit mise en culture, et qui se rémunère par le fermage – un revenu particulier que les classiques désignaient sous le terme de rente (rent).

Or, les classiques se sont trompés sur ces sujets, pour eux secondaires.

2.2- L’erreur de la théorie classique de la rente

Les économistes anglais avaient constaté que la rente ne se formait pas de la même manière que le salaire, dès le XVIIIe siècle. David Ricardo approfondit la question en 1817. La crise agricole du début du XIXe siècle avait appris à l’éminent économiste anglais que les revenus de la propriété foncière suivent leur propre courbe de progression : loin d’être la conséquence de la productivité naturelle inhérente au sol, les lopins de terre voient leur prix déterminé par l’improductivité toujours croissante du sol. En effet : une terre moyennement fertile, située dans un pays très fertile, n’a presque aucune valeur ; en revanche, une terre de même qualité vaudra particulièrement cher, si elle est située dans un pays peu fertile. Il semble donc que l’on paie la nature « non en raison de ce qu’elle fait beaucoup, mais parce qu’elle fait peu[24] », l’élément déterminant étant la rareté des terres fertiles. Partant de là, Ricardo a cru pouvoir formuler une loi dite « des rendements décroissants », aux termes de laquelle l’homme, ayant commencé par mettre en culture les terres les plus fertiles, ne pourrait obtenir le même rendement des terres restantes (par définition, moins fertiles). En conséquence de quoi, les revenus des propriétaires terriens augmenteront de manière purement mécanique, au fur et à mesure que les progrès de la civilisation réduiront le nombre de terres disponibles, les terres restantes n’étant pas en mesure de les concurrencer[25].

Cette conception pessimiste de la rente explique pourquoi les disciples de Ricardo ont perçu la propriété foncière comme une institution anti-économique, permettant au propriétaire d’obtenir une rémunération sans lien aucun avec son travail personnel – un revenu immérité (unearned increment) qui, parce qu’il ne peut aller qu’en s’alourdissant avec le temps[26], justifierait que l’État nationalise les terres, afin que la rente soit employée dans l’intérêt de tous les membres de la communauté[27].

Paul Leroy-Beaulieu n’admettait pas ces conclusions (pourtant acceptées par la plupart des économistes de son époque[28]), et défendait la nécessité du maintien de la propriété foncière.

Certes, d’un point de vue purement abstrait, et en tenant compte de leurs postulats de départ, on peut dire que les classiques ne se sont pas trompés. « Il est incontestable que, dans les observations de Ricardo, il y a un certain noyau de vérité : dans une ville ou dans un pays les nouveaux survenants sont disposés à payer aux premiers détenteurs une « rente » pour la supériorité de situation ou de fertilité des immeubles qu’ils occupent. Mais, ce point incontestable admis, les conséquences que l’on a tirées de ce que l’on a appelé [la loi des rendements décroissants] sont absolument fausses[29] ».

Le principal défaut de la théorie ricardienne de la rente est qu’elle est statique, stationnaire : elle présume que les terres ont un certain degré de fertilité, fixé une fois pour toutes, et que nul ne saurait améliorer ; « elle ne tient pour ainsi dire aucun compte des progrès dont la culture est susceptible[30] ». En outre, « des deux principales causes que Ricardo assigne à la rente du sol, à savoir le privilège de fertilité naturelle et le privilège de situation, la première peut être considérée comme n’existant guère, puisqu’il y a à foison dans toutes les contrées du monde des terres vacantes aussi fertiles que les plus fertiles de l’Europe ; la seconde cause, le privilège de situation, va sans cesse en diminuant, au fur et à mesure des progrès des voies ou des moyens de transport[31] ».

De fait, la nationalisation des terres perd toute raison d’être : non seulement, l’effet de rente est un phénomène passager, qu’on ne rencontre que dans certaines circonstances très particulières, mais les avantages de la propriété privée restent supérieurs à ces désagréments. « L’humanité, agissant instinctivement, a jugé que la contrainte est un médiocre moyen d’amener les hommes à faire de grands efforts physiques ou intellectuels ; que le seul procédé capable de porter au maximum l’énergie de chacun, c’est de lui assurer la jouissance pleine et entière, sans aucune restriction, sans limite de durée, de tout ce qu’il aurait produit de toutes les façons, et des améliorations qu’il aurait données à la matière[32] ». La consécration juridique de l’appropriation privative des terres est donc justifiée par l’utilité générale de la société, et ne saurait être remise en cause par un libéral[33].

2.3- L’erreur de la théorie classique des salaires

Autre erreur des classiques : leur croyance dans l’inexorable appauvrissement des ouvriers.

Ainsi qu’on l’a dit, l’école anglaise soutenait que le revenu des propriétaires fonciers irait toujours croissant ; il s’ensuit (toujours selon les classiques) que l’augmentation continue de la rente obligerait les capitalistes à répercuter cette hausse, en ponctionnant d’avantage la valeur créée par le travail, et donc, en réduisant constamment les salaires des ouvriers[34].

Cette fois encore, on constatera aisément que cette déduction a priori, certes conforme aux prémisses admises par les classiques, est réfutée par les faits, qui montrent que, loin de diminuer à mesure que les profits augmentaient, le niveau de vie des ouvriers a lui aussi augmenté, quoi que plus lentement. « Sans arriver à un nivellement des conditions qui est impossible, à une uniformité des situations humaines qui serait mortelle à la société, le mouvement économique actuel conduit à un plus grand rapprochement des conditions sociales, à une moindre inégalité entre les fortunes[35] ».

Mais ce n’est pas seulement la thèse de « l’inexorable » appauvrissement de la classe ouvrière qui est fausse ; c’est également l’explication donnée par les économistes classiques à la formation des salaires.

En effet : loin de dépendre de facteurs externes à l’entreprise, comme la rente foncière, ou bien encore, le prix des vivres, elle résulte de facteurs internes à l’entreprise.

Paul Leroy-Beaulieu, qui a beaucoup étudié la question au cours de ses enquêtes de terrain, avait constaté que les salaires pratiqués dans les usines qu’il avait visitées tendaient à se régler, non sur le coût de la vie, mais sur la productivité du travail des ouvriers[36]. « Cette vérité scientifique incontestable (…), le bon sens pratique l’a révélée implicitement aux patrons. Chacun d’eux vous dira qu’un bon ouvrier payé cher vaut mieux que deux mauvais ouvriers mal payés : l’un produit autant que les deux autres avec moins de frais généraux. Le patron profite d’abord de la diminution des frais généraux sur chaque produit, mais bientôt, la concurrence aidant, c’est le public et l’ouvrier même, qui en tire tout l’avantage[37] ». Aussi, et « sans prétendre établir une formule qui s’appliquerait d’une façon mathématique à tous les cas », Paul Leroy-Beaulieu a énoncé la loi aux termes de laquelle le salaire tend à se régler sur la productivité du travail de l’ouvrier[38].

La nuance a son importance ; car, naturellement, Paul Leroy-Beaulieu était loin de nier l’importance du contexte. « Il y a sans doute certaines causes qui tendent, en quelques circonstances, à atténuer l’action de cette loi[39] » comme, par exemple, le chômage de masse (l’employeur pouvant tirer parti de la diminution générale des salaires qui en résulte, en rémunérant moins un travailleur pourtant particulièrement productif). Mais, si l’on fait abstraction de ces éléments particuliers, et qu’on raisonne de manière générale, « tout se ramène, en définitive, à la productivité du travail », car c’est bien la part du travailleur dans les résultats de l’entreprise qui détermine, pour l’essentiel, le salaire qu’il perçoit[40].

III.- PAUL LEROY-BEAULIEU, ADVERSAIRE DU SOCIALISME[41]

Essayons, à présent, de tirer un rapide bilan de l’école classique.

Le lecteur n’aura pas été sans remarquer l’étroite proximité existant entre les thèses de l’école classique que nous venons d’évoquer, et les thèses, bien plus connues, du socialisme (qu’il s’agisse de « l’injustice » de la propriété privée, qui enrichirait les propriétaires au détriment du reste de la population, ou bien encore, de la non moins fameuse « la loi d’airain » des salaires, qui seraient voués à diminuer de manière à ce qu’il ne reste plus aux ouvriers que le strict nécessaire permettant d’assurer leur survie).

Cette relation peut, à première vue, paraître quelque peu paradoxale ; car on ne voit pas trop comment une école de pensée réputée libérale – l’école anglaise – a pu être à l’origine d’une école de pensée résolument anti-libérale – le socialisme !

Les lecteurs qui ont quelques connaissances en histoire des doctrines seront, en revanche, moins surpris, étant donné qu’il a depuis longtemps été prouvé que « la théorie classique de la valeur (…) a préparé la voie à la théorie marxiste de la plus-value, base de tout le socialisme contemporain[42] », les théoriciens socialistes s’étant somme toute contentés de pousser jusqu’à leurs derniers retranchements les critiques portées par les théoriciens de l’école anglaise contre les institutions de l’économie de marché[43].

Or, précisément : ces thèses étant fausses, les conclusions que les socialistes ont cru pouvoir en tirer sont, elles aussi, erronées !

3.1- L’inanité du socialisme : la théorie marxiste du capital

L’économiste allemand Karl Marx est connu pour son ouvrage, d’ailleurs inachevé : Le Capital. C’est ce que le capital revêt chez cet auteur une signification toute particulière.

Pour Marx, le capital ne représente pas la richesse, mais le rapport social spécifique d’une classe sur une autre – Marx divisant le capital en deux parts : l’une, dénommée par lui capital constant, qui sert au capitaliste pour acheter les biens de production (la matière première aussi bien que l’outillage industriel), et l’autre, appelée capital variable, qui lui sert à acheter la force de travail des ouvriers[44].

Ce capital variable (qui renvoie à la notion économique de salaire) formerait une plus-value[45] dans la mesure où le capitaliste ne rémunèrerait pas le travail des ouvriers à leur juste valeur : or, puisque seul le travail est créateur de richesses, c’est le capital variable qui devrait être favorisé, et donc la classe ouvrière, qui devrait être la mieux rémunérée. En conséquence de quoi, l’industrie, en accordant la préférence aux capitalistes, qui ne détiennent pourtant que le capital constant, serait, dans sa nature même, marquée du sceau de l’exploitation d’une classe par une autre[46].

Là encore, Paul Leroy-Beaulieu n’eut aucune difficulté à prouver la fausseté de ces assertions. Si le capitaliste « avait le moyen de s’attribuer, sans le rétribuer, une partie du travail de l’ouvrier (…), on ne comprendrait pas que tous les entrepreneurs, en dehors des prodigues et des fous, ne fissent de brillantes fortunes ; il y aurait là, en quelque sorte, une cause automatique de gain (…). Or, la réalité concrète est en complète opposition avec cette conception. L’expérience prouve, au contraire, que beaucoup de chefs de la grande et de la petite industrie, même appliqués, compétents, économes et intelligents, font de médiocres, ou même de mauvaises affaires[47] ». On ne peut donc soutenir que la valeur est exclusivement fondée sur le travail : produire de la marchandise ne suffit pas ; il faut encore qu’elle trouve acheteur, c’est-à-dire, qu’elle plaise au consommateur, et qu’elle soit vendue à un prix que le consommateur est en mesure de payer.

« Qu’il y a loin de ce rôle si varié, si étendu, si prépondérant et si décisif de l’entrepreneur, à la caricature mesquine qu’en font certains socialistes, notamment Karl Marx, qui ne veut voir en lui qu’un surveillant, un garde-chiourme, une sorte de parasite[48] ! » « Prenez les meilleurs gardes-chiourmes des deux mondes, mettez-les à la tête des industries les plus simples, il est à parier que la plupart feront faillite[49] », attendu que, si le chef d’entreprise doit savoir diriger une usine, il doit plus encore savoir devancer les attentes de la clientèle. De fait, « le bénéfice de l’entrepreneur ne peut pas avoir une origine automatique, comme celle que lui attribuent les socialistes (…), il a une cause purement personnelle, tenant aux facultés mêmes de sa personne[50] ».

3.2- L’impensé du socialisme : l’entrepreneur

La conception, particulièrement réductrice que Marx se faisait du chef d’entreprise, ou plutôt de son rôle, s’explique aisément, lorsqu’on remonte aux classiques. Les économistes de l’école anglaise – dont on a vu qu’ils ont servi de source à Karl Marx – ne se sont jamais beaucoup souciés de cet agent économique essentiel. En fait, aucun classique n’a dévié du triptyque : ouvrier, capitaliste, propriétaire.

Seul, l’économiste français Jean-Baptiste Say avait compris qu’on ne pouvait décemment confondre l’entrepreneur avec le capitaliste[51] ; mais son observation était surtout factuelle. Au début du XIXe siècle, les sociétés anonymes étaient moins fréquentes que les sociétés en commandite : les actionnaires d’une société ne la dirigeaient pas eux-mêmes ; ils confiaient ce soin à un homme en qui ils plaçaient leur confiance, et qu’ils commanditaient. Au contraire, avec le développement des sociétés anonymes, le pouvoir des actionnaires fut renforcé. Les classiques crurent y voir la justification de leur approche, qui mettait l’accent sur le détenteur du capital. Paul Leroy-Beaulieu refusa cette explication, rappelant que, même lorsqu’ils sont les mêmes, les détenteurs du capital ne sauraient être confondus avec les entrepreneurs, dont les fonctions diffèrent. Contrairement à ce qu’on dit parfois, l’entrepreneur n’est pas que « l’agent » du capitaliste, chargé par lui de veiller au bon fonctionnement de l’établissement qui lui a été confié ; son rôle est bien plus vaste.

« Ce doit être d’abord un homme d’initiative, qui conçoive une production particulière, et qui en réunisse les éléments[52] », c’est-à-dire qu’il doit avoir l’idée d’une industrie, réunir les capitaux et la main d’œuvre nécessaires, et enfin satisfaire la clientèle, tâche qui s’avère loin d’être aussi simple que ne l’ont trop longtemps laissé croire les classiques. « Même un excellent contremaître ou un directeur d’usine diffère de l’entrepreneur : un directeur n’a besoin que d’une partie des qualités qui sont indispensables à celui qui doit deviner et suivre dans leurs variations les besoins et les goûts des hommes, les oscillations de prix des produits, qui doit réunir le talent du commerçant au talent de l’organisateur[53] ». « Les bénéfices exceptionnels de certains entrepreneurs sont le résultat de la supériorité de leurs combinaisons propres sur celles de l’ensemble de leurs concurrents, et de la diminution qu’ils obtiennent sur leurs prix de revient, ou d’une amélioration de qualité pour le même prix de revient[54]. » De fait, le profit de l’entrepreneur n’est pas le produit d’un vol, dont serait victimes les ouvriers ; c’est la rémunération d’une fonction spéciale, que Marx n’a suffisamment étudiée, viciant, du même coup, toute sa théorie du capitalisme.

3.3- L’impraticabilité du socialisme : l’impossible planification de l’économie

Paul Leroy-Beaulieu ne s’est pas contenté de dénoncer les faiblesses théoriques du socialisme ; il a aussi démontré, de manière irréfutable, en quoi l’économie socialiste était vouée à l’échec.

Pour ce faire, il lui a fallu compulser l’ensemble des livres écrits, de son vivant, par les socialistes. Car Paul Leroy-Beaulieu avait tout de suite compris que ce n’est pas chez Marx, dont l’œuvre est toute négative, qu’il trouverait une description de la société idéale que les socialistes appellent de leurs vœux. « Marx nie, et toute sa sagesse ne va pas au-delà de négations répétées ; son imagination est à court quand il s’agit de constituer le monde nouveau (…). Un autre conducteur s’offre à nous, plus modeste, qui n’a rien de révolutionnaire dans la forme ou dans l’attitude, à la voix persuasive et engageante ; il ne pousse pas les peuples à la révolte et à la destruction ; il cherche à conseiller les ministres, ancien ministre lui-même ; nous voulons parler de Schäffle[55] ».

Schäffle est l’auteur d’une série d’ouvrages, bien oubliés aujourd’hui, mais qui jouèrent un rôle central dans la formation de la doctrine socialiste au XIXe siècle[56]. C’est en effet chez Schäffle que l’État – cette institution « bourgeoise », que les marxistes prétendaient faire disparaître – réapparaît au premier plan, puisque c’est à lui que se voit confier la tâche de diriger l’économie. Et en effet : puisque l’économie socialiste est, dans sa nature même, une économie dirigée, il faut bien attribuer la fonction de direction à une entité décisionnelle unique, tout à fait comparable à l’État, que Marx pensait pouvoir supprimer.

Naturellement, Paul Leroy-Beaulieu n’est pas le seul économiste libéral à s’être penché sur les difficultés que rencontrerait la planification socialiste[57] ; mais il est le premier à avoir étudié la question, d’un point de vue authentiquement scientifique.

Ainsi qu’il l’a fort justement souligné, « une des causes de supériorité que les écrivains collectivistes attribuent à leur système, c’est qu’il substituerait pour la production une action unitaire et consciente à l’action morcelée, inconsciente et réputée anarchique, de la concurrence actuelle[58] ». En effet, les socialistes sont partisans d’une planification de l’économie, d’abord et avant tout, parce qu’ils pensent que l’économie de marché est irrationnelle : au lieu de confier la prise de décision à plusieurs centaines de milliers d’agents économiques concurrents, les socialistes soutiennent qu’il serait plus rationnel de subordonner l’économie à une autorité décisionnelle unique, à qui serait confié le soin de planifier l’économie, dans l’intérêt du plus grand nombre.

Or, Paul Leroy-Beaulieu a nettement démontré que cette action unitaire et consciente était tout bonnement impossible, l’existence même du système socialiste empêchant la formation des informations requises pour que l’autorité planificatrice prenne ses décisions en connaissance de cause.

Certes, les socialistes prétendent que l’autorité planificatrice aurait à son service des fonctionnaires, spécialement chargés de lui fournir des statistiques indiquant les capacités productives des entreprises, et les prévisions des différents chefs de service, affectés à la distribution des marchandises. Il ne s’agit pas de nier, évidemment, que ces informations présentent une certaine utilité[59] ! « Aux esprits suggestifs, elles fournissent des indications dont ils s’emparent et dont aussi, avec de l’intuition et de la circonspection à la fois, ils peuvent faire un bon usage. Mais la statistique a bien des faiblesses : quand elle sort des faits absolument simples et réguliers (…), elle ne peut nullement prétendre à une exactitude absolue ; elle contient toujours une part d’appréciation individuelle et de conjecture ; puis, elle suit les faits de loin et vient souvent trop tard : il faut du temps, en effet, pour la faire, beaucoup même pour la bien faire[60] ». Pire : « même exacte, la statistique n’est qu’un renseignement ; il le faut interpréter, et ici, toutes les divergences de caractère ou d’esprit peuvent conduire à des conclusions fort différentes[61]. » Aussi, et quoi qu’on en dise, la planification n’est pas plus sûre que l’organisation économique actuelle.

Mais au fait : l’organisation économique actuelle est-elle si irrationnelle que cela ? « Une force inconsciente n’est pas nécessairement une force incohérente ou anarchique : il est bien probable qu’elle est, au contraire, plus ordonnée, plus consistante et plus conséquente qu’une force qui est purement soumise à l’impulsion de la raison ou de ce qui passe pour la raison ; c’est cette vérité fondamentale que le collectivisme oublie[62] ».

Alors, certes : l’économie de marché n’est pas planifiée par une autorité décisionnelle unique. Mais cela ne veut pas dire qu’elle n’est pas planifiée, pour peu qu’on admette qu’une planification n’est pas toujours centralisée, et qu’elle peut être décentralisée, la décision étant prise par la multitude des agents économiques, dont l’action se coordonne spontanément.

Le concept d’ordre spontané – dont Paul Leroy-Beaulieu est un des premiers théoriciens – signifie que l’ordre social peut être analysé comme un ordre auto-organisé, qui (pour peu que certaines règles soient respectées) fonctionne de lui-même, sans avoir à recevoir le moindre commandement de la part des pouvoirs publics[63].

« Au premier abord, on ne comprend guère qu’une grande ville comme Londres ou Paris puisse être approvisionnée régulièrement sans que la force publique s’en mêle, ou que du moins les prescriptions gouvernementales se mettent de la partie (…). Cependant [les Londoniens et les Parisiens] peuvent s’endormir tranquilles chaque soir, sans que ni chacun d’eux en particulier, ni l’administration publique, aient le moindre souci sur l’arrivée des victuailles le lendemain. Les halles et les marchés sont pourvus abondamment, avec régularité ; les apports ne cessent pas un seul jour », grâce aux décisions prises par les agents économiques sur le marché[64]. C’est que le marché n’est pas qu’un lieu de rencontre entre une offre et une demande : c’est un mécanisme cybernétique, qui assure la coopération des agents économiques, en coordonnant leurs décisions individuelles, et ce grâce au mécanisme des prix, qui permet de transférer l’information d’un agent à un autre. « Combien la force instinctive et en définitive régulatrice de l’initiative privée et de la spéculation est supérieure à tout cet ensemble de documents que peuvent offrir les statistiques les meilleures ! Combien le prix n’est-il pas un indice plus rapide, plus efficace et plus décisif, de la rareté et de l’abondance que des relevés statistiques[65] ! »

Il est difficile de contester cet argument : si l’autorité planificatrice décide, arbitrairement, des quantités de marchandises qui doivent être produites, et à qui elles doivent être distribuées, il va de soi que ces marchandises ne seront plus échangées sur un marché, où des acheteurs rencontreront des vendeurs. Le système socialiste exclut donc tout recours aux techniques de l’économie de marché, comme l’achat d’une marchandise à un prix, fixé par le vendeur, au vu des oscillations de l’offre et de la demande. Or, le prix – ignoré de l’économie socialiste – est un élément indispensable au bon fonctionnement de la coordination des actions individuelles, puisqu’il renferme, en définitive, l’ensemble des informations dont l’autorité planificatrice aurait besoin pour remplir correctement sa tâche.

« Dès que le prix du blé monte ou baisse de 50 centimes sur un marché, c’est le signe que ce marché est insuffisamment ou surabondamment approvisionné. Dès que cette hausse ou cette baisse est connue, ce qui est l’affaire d’un instant, tous les commerçants, dans les deux mondes, s’en occupent pour agir en conséquence. Mais le régime collectiviste supprime le prix, ce merveilleux instrument de précision, ce régulateur qui vaut dix mille enquêtes et qui est instantané. Comment fera-t-on pour se passer des indications si précieuses et si sûres que donne le prix ? Au lieu de la hausse  et de la baisse du prix, il faudra faire des calculs infinis sur les approvisionnements actuels de chaque région et la consommation habituelle. Le prix, le prix, qu’on nous conserve le prix, c’est la garantie la plus sûre d’un approvisionnement suffisant, et par conséquent du maintien de la vie humaine[66] ! »

La condamnation, par Paul Leroy-Beaulieu, de l’impossibilité du dirigisme économique est implacable : « en présence d’une tâche aussi immense, nous n’éprouvons pas les incertitudes de Schäffle, et nous répondons : jamais une junte ou un comité quelconque ne pourra venir à bout d’organiser la production dans un grand pays, toutes les productions, aussi bien celle des épingles ou des boutons, que celle du blé et des vêtements, sans que des millions d’individus soient exposés au dénuement et à la faim[67] ». On peut donc dire que Paul Leroy-Beaulieu avait prévu la faillite de l’économie administrée bien avant l’échec des essais criminels de la Russie soviétique et de la Chine maoïste[68].

IV.- L’ÉCONOMIQUE SELON PAUL LEROY-BEAULIEU : UNE DYNAMIQUE

Il y aurait encore beaucoup à dire sur la lutte engagée par Paul Leroy-Beaulieu contre les théoriciens socialistes[69] ; mais nous préférons poursuivre sur la vision de l’économique, qui ressort des écrits de notre auteur.

Il nous semble – et nous espérons avoir suffisamment démontré – que Paul Leroy-Beaulieu percevait l’économie de manière dynamique, comme un processus en perpétuel mouvement, apportant le démenti aux économistes qui ne veulent y voir qu’un ensemble statique et stationnaire, défini « une bonne fois pour toutes ».

4.1- La loi de substitution, ou la condamnation des prévisions économiques

Nous avons déjà évoqué l’opposition de Paul Leroy-Beaulieu aux prévisions des classiques. Mais la fin du XIXe siècle a marqué une sorte de réaction contre l’hégémonie de cette école ; un nouveau courant de pensée lui a succédé : l’école néoclassique.

En dépit de différences certaines, les néoclassiques diffèrent au fond assez peu des classiques dans la mesure où, eux aussi, utilisent la méthode des modèles : au lieu d’étudier l’économie dans sa complexité, ils la schématisent, en raisonnant à partir d’une relation économique aussi simplifiée que réductrice.

En fait, la véritable différence entre les classiques et les néoclassiques tient au fait que ces derniers pensent l’économie en termes d’équilibre : dans leur modèle concurrentiel (le modèle de la concurrence « pure et parfaite »), le marché permet d’obtenir l’emploi optimal des divers facteurs de production ; le capital, le travail et la terre tendent à être utilisés de la manière la plus efficiente qui soit.

Non seulement les néoclassiques n’accordent aucune attention aux crises économiques – le marché étant présumé revenir tôt ou tard à l’équilibre –, mais ils pensent pouvoir prédire les comportements des acteurs économiques[70].

Une telle prétention n’est pas acceptable, pour au moins deux raisons.

D’abord, parce que l’homme n’est pas cet homo œconomicus, complaisamment décrit par les néoclassiques – cet individu irréel qui chercherait, en toute hypothèse, à maximiser sa situation personnelle, en réduisant les coûts. Ce postulat, sans être radicalement faux, n’en demeure pas moins insuffisant pour prétendre expliquer les comportements des agents économiques. « L’esprit des différents hommes est, sans doute, influencé par les mobiles économiques ; mais il l’est à des degrés très inégaux. Des mobiles d’un autre ordre viennent fréquemment en antagonisme avec ces mobiles purement économiques ; il en résulte que l’on ne peut d’avance mesurer exactement, surtout mathématiquement, les résultats de ceux-ci[71] ».

Ensuite, parce que le modèle de la concurrence « pure et parfaite » suppose la mise en œuvre de nombreux critères, qu’on trouve rarement réunis en pratique ; dès lors, les prétendues « prévisions » des néoclassiques ne sont rien de plus que de simples hypothèses de travail, dont la pertinence peut être tenue pour douteuse.

Prenons l’exemple de la loi de l’offre et de la demande.

Pour la plupart des économistes, cette loi signifie que la valeur des choses dépend principalement du rapport existant entre l’offre et la demande : à quantité égale de marchandises mises sur le marché, on constate que les prix ont tendance à augmenter lorsque la demande de marchandises est en hausse, et à diminuer lorsque la demande de marchandises est en baisse. Les néoclassiques, eux, sont plus absolus, puisqu’ils affirment qu’il existe une corrélation parfaite entre ces phénomènes : il leur serait donc possible de déterminer scientifiquement le prix des marchandises.

Le problème est que la corrélation sur laquelle se fondent les néoclassiques ne vaut que dans les limites étroites de leur modèle théorique. « Même quand il s’agit des simples oscillations du marché par les variations de l’offre et de la demande des marchandises, il est impossible de prévoir avec une complète précision quelle modification du prix correspondra à telle diminution de l’offre, sans que rien soit changé à la demande, ou à tel accroissement de la demande, sans que l’offre soit altérée. D’abord, toute modification de l’offre influe sur la demande et réciproquement, et cela dans des proportions si variables suivant l’état des esprits et mille circonstances accessoires, qu’il est impossible de savoir avec certitude le quantum de hausse ou de baisse qui en résultera. 

Ce qui ajoute à la difficulté de prévisions absolument précises, et par conséquent revêtant la forme mathématique, c’est que la généralité des objets qui peuvent satisfaire un besoin humain ont ce que l’on appelle des succédanés, c’est-à-dire des objets (…) analogues, et pouvant, dans une mesure sans doute diverse, pourvoir au même besoin (…). On a bien vu le rôle de ces succédanés depuis le phylloxéra en France : il s’en faut que le prix du vin ait subi toute l’augmentation que faisait supposer la diminution de la récolte (…). En effet, l’usage du cidre, de la bière, de toutes les boissons alcooliques, l’emploi de vins de raisins secs, même de vins où entraient, comme matières principales, le glucose ou l’orge, ont suppléé le vin ordinaire pour la généralité du public peu fortuné[72] », déjouant, du même coup, les pronostics des économistes, férus de la méthode mathématique, qui avaient tablé sur une hausse des prix, suite à la baisse drastique de la production viticole. De fait, on peut dire que « la loi de substitution des besoins les uns aux autres, et des produits entre eux, se joue des prétendues lois générales sur les prix[73] », ce qui prouve bien que le recours aux mathématiques, encouragé par les néoclassiques, constitue un outil analytique inadapté en économie[74].

4.2- La loi de l’innovation, ou l’explication du caractère instable de l’économie

Conformément à leur conviction en un prétendu équilibre atteint automatiquement, les néoclassiques assignent à l’entrepreneur une seule et unique fonction : produire de la marchandise, le prix étant fixé en tenant compte des variations de l’offre et de la demande ; dans cette optique, l’entrepreneur ne serait autre chose qu’un simple agent de liaison, ne présentant aucune spécificité particulière[75].

Paul Leroy-Beaulieu a sévèrement dénoncé le caractère superficiel de cette analyse, qui dénote le même esprit réducteur des classiques et des socialistes : loin d’être une activité répétitive, « la production consiste dans un ensemble de combinaisons pour procurer une certaine satisfaction à des besoins humains. Cet ensemble de combinaisons n’est jamais fixe et immuable. Il dépend d’une manière particulière de l’efficacité et de l’ingéniosité avec laquelle chaque producteur saura tirer parti de ses connaissances techniques, ou même les développer et les améliorer[76] ».

Car c’est bien là que réside le génie propre de l’entrepreneur : dans sa capacité à innover, en découvrant « de nouvelles combinaisons[77] », que ce soit en réduisant les couts de fabrication, en améliorant la productivité, soit en obtenant une qualité supérieure pour un prix de revient identique. Ce rôle central revêt chaque jour de nouvelles formes. « Plus la civilisation se développe, plus le marché s’agrandit, plus les inventions se multiplient, plus aussi devient considérable la tâche de l’entrepreneur », qui doit, pour ne pas se laisser distancer par la concurrence, « prévoir », avant ses concurrents, les circonstances si mobiles qui affecteront la production, les changements de méthode ou de combinaison de travail qui sont si souvent nécessaires » pour continuer à attirer le consommateur[78].

On l’aura compris : une fois encore, Paul Leroy-Beaulieu réfute l’approche statique, stationnaire, des économistes pour qui l’économie obéirait à une progression régulière, comme si la croissance provenait de la simple accumulation de capital. Pour Paul Leroy-Beaulieu, l’économie est un phénomène vivant, évoluant de sa vie propre ; les crises en font partie. « La cause la plus active des crises commerciales, ce sont les progrès soudains, généraux, profonds, dans la fabrication ou les moyens de transport. Il en résulte de nouvelles conditions de concurrence et de prix qui surprennent et déconcertent un grand nombre de producteurs. Les calculs qui paraissaient les plus judicieux se trouvent tout à coup démentis par l’afflux de produits nouveaux à des conditions de bon marché que l’on n’avait pas prévues ; il en résulte une perturbation momentanée, qui peut se prolonger parfois pendant plusieurs années[79] », mais qui appartient au processus normal de la vie des affaires.

La crise ? Paul Leroy-Beaulieu y voyait « un mal, en quelque sorte nécessaire, que la nature impose ; c’est bien souvent la rançon d’un progrès soudain et considérable », dû à l’innovation technologique[80]. De fait, les crises ne sont pas prévisibles : Paul Leroy-Beaulieu rejetait donc comme illusoires les prétendues théories cycliques, qui assurent que les crises se répètent, avec une régularité de métronome[81].

4.3- L’étude des crises, ou la distinction entre « bonne » et « mauvaise » crise

Toutes les crises ne sont pas comparables. Si certaines naissent du progrès technique, il y a également de mauvaises crises – des crises qui, elles, ne résultent pas de l’innovation technologique, mais d’un vice de l’organisation économique. Mais cela, l’économiste ne peut le comprendre, que s’il dépasse l’étude du marché pour analyser l’ensemble des institutions assurant le succès de l’économie de marché, à commencer par le secteur bancaire.

En effet : contrairement à ce que soutiennent les néoclassiques, obnubilés par la demande, ce n’est pas la consommation qui fait marcher le commerce, mais l’épargne. « Toute la production ne doit pas être tournée (…) vers la consommation immédiate. Une partie notable doit en être consacrée à l’épargne, c’est-à-dire à la création de nouveaux instruments de travail[82] ». « L’épargne se traduit en pratique par une direction utile et prévoyante donnée au travail humain. Dans une société qui épargne beaucoup, on produira moins de dentelles, mais plus de fer et plus de houille ; moins d’objets de luxe, mais plus de machines servant à la production ultérieure[83] ». L’épargne est donc nécessaire au bon fonctionnement de l’économie, puisqu’en finançant les entreprises, elle permet d’accroître leur productivité[84].

Or, comme il n’existe pas de corrélation entre les épargnants et les entrepreneurs, qui veulent utiliser leur épargne à des fins d’investissement, il va falloir qu’un intermédiaire fasse passer l’épargne d’un agent économique à un autre.

C’est là le rôle de la banque.

Ce rôle, trop longtemps négligé par les économistes, mérite d’autant plus l’attention que le banquier n’est pas qu’un simple intermédiaire, puisqu’il lui revient d’arbitrer entre les demandes d’investissement, et sélectionner celles qui paraissent lui offrir les meilleures perspectives de réussite.

Les contractions du crédit reflètent, en temps réel, cette situation. Partant, le secteur bancaire mérite d’autant plus l’attention des milieux d’affaires que les oscillations du taux d’intérêt constituent une source d’informations primordiale pour les agents économiques, tout à fait comparable aux prix sur le marché, puisqu’ils peuvent en déduire l’attitude qu’il leur faut suivre, à un moment donné. Prenons le cas des ménages : lorsque l’épargne est faible, et que donc, les taux d’intérêt sont élevés, les particuliers sont détournés de l’accès au crédit ; ils savent qu’ils ne pourront obtenir de prêts à la consommation, et reporteront dans le temps leurs achats. L’argent peut alors servir aux entreprises pour financer leurs nouveautés. Plus tard, quand les investissements auront été réalisés, les banques mettront l’accent sur les prêts à la consommation, afin de trouver des débouchés aux marchandises ainsi produites.

Cet enchaînement logique rend la crise, non pas impossible (un investissement pouvant s’avérer avoir été réalisé en pure perte), mais improbable, voire même inoffensif (le taux d’intérêt est conditionné par les fonds, détenus par les banques[85]).

Le raisonnement est le même pour ce qui est des billets émis par les banques : tant que le billet reflète l’existence, pour la banque, de réserves en métaux précieux, et qu’on est assuré « de pouvoir l’échanger, quand on le voudra, aux guichets de remboursement de la banque, contre des espèces métalliques », il doit être considéré comme de la vraie monnaie[86], les billets de banque n’étant reçus comme monnaie « que parce qu’ils sont convertibles à la première réquisition en or ou en argent[87] ». De fait « sous le régime du remboursement à vue et en espèces, la circulation de ces billets ne peut jamais dépasser le besoin qu’en a le public : d’abord celui-ci porterait au guichet de remboursement les billets dont il n’aurait que faire ; ensuite l’émission même des billets en temps normal est réglée de telle manière que le nombre en soit toujours en proportion de l’activité des affaires[88] », par le jeu de l’escompte.

Il s’ensuit que, dans une économie libérale, la « mauvaise » crise est rarissime.

Mais – dans ces conditions – on peut se demander pourquoi ces crises sont de plus en plus fréquentes ? C’est que, malheureusement, l’équilibre spontané que nous venons de décrire peut être rompu, si la société s’écarte des règles qui régissent l’économie de marché.

Tel est en particulier le cas, lorsque les banques abandonnent le principe des réserves[89], ou lorsque les États font « marcher la planche à billets », en produisant artificiellement de la monnaie dans le but de soutenir l’investissement. « Ces billets n’ont pas eu pour cause l’activité des affaires et pour origine la demande du public : ce sont dans la circulation de véritables intrus qui n’y ont pas été appelés par les besoins de l’industrie et du commerce, et qui par conséquent y figurent en excès[90] ».

En pareille hypothèse, une « mauvaise » crise est inévitable, des projets non-rentables, qui n’auraient jamais dû être financés en temps normal, pouvant tout à fait voir le jour, en raison de ce faux crédit, qui ne trouve aucun fondement dans l’économie réelle.

Seulement, la crise financière ne peut en toute justice être imputée à l’économie de marché : elle est la conséquence directe de la mauvaise politique qui l’a engendrée[91].

V.- EN GUISE DE CONCLUSION : PAUL LEROY-BEAULIEU, UN PRÉCURSEUR OUBLIÉ DE L’ÉCOLE AUTRICHIENNE D’ÉCONOMIE[92] ?

Cette question mérite d’être posée, tant la proximité des thèses évoquées est flagrante.

Alors, certes : il y a toujours quelque chose d’un peu artificiel à identifier a posteriori un auteur à un courant de pensée qu’il n’a pas connu, et sur lequel il ne s’est, en toute logique, jamais prononcé. Mais force est de constater que les divers éléments que nous venons d’exposer dans le corps de cette étude renvoient à des thèses développées ultérieurement par les économistes de l’école autrichienne, et qui ont d’ailleurs assuré la célébrité – méritée – de ce courant de pensée. Que le lecteur s’en fasse juge : comme Paul Leroy-Beaulieu, les « autrichiens » refusent l’homo œconomicus et les outils méthodologiques développés par les économistes néoclassiques[93] ; comme lui, ils ont condamné le dirigisme économique, en rappelant l’impossibilité du calcul dans une économie soumise à une planification autoritaire[94] ; comme lui, ils ont mis en évidence le caractère informatif du mécanisme des prix, qui participe de la coordination des actions individuelles dans l’économie de marché[95] ; comme lui, ils ont contribué à améliorer notre compréhension du monde en réexaminant le rôle de l’entrepreneur[96], et en voyant dans l’économie un processus en perpétuel mouvement[97] ; comme lui, ils ont perçu l’importance du crédit, dans la formation des cycles économiques[98] ; comme lui, ils ont compris que la société est un ordre spontané[99], et que, somme toute, le libéralisme économique repose sur l’idée que, « par l’application de règles universelles de juste conduite, qui protègent un domaine privé individuel reconnaissable, un ordre spontané apparaîtra de lui-même dans les affaires humaines, d’une complexité plus grande qu’aucun arrangement délibéré n’en aurait pu produire[100] ».

Alors, bien sûr : Paul Leroy-Beaulieu ne saurait être tenu pour une sorte de devin, ayant eu la prescience d’événements qui ne se sont développés, que bien des années après sa mort ; mais il a contribué à mettre en lumière certaines idées-forces de l’école économique contemporaine, prenant ainsi sa place dans une longue succession de grands penseurs, qui, par leurs efforts successifs, ont donné au libéralisme économique sa valeur scientifique. Rien que pour cela, il importe que les libéraux se souviennent de ce brillant économiste, dont le rôle de pionnier ne saurait être contesté.

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[1] Joseph Aloys Schumpeter, History of Economic Analysis, Londres, Oxford University Press, 1954, p. 841.

[2] En 1962, lors d’une discussion à la Société d’histoire moderne, Jean-Baptiste Duroselle avait déclaré que l’école de Paris était un « non-sujet » : prenant un exemplaire du Journal des économistes, il dénonça un mouvement « sclérosé » et « d’une assez remarquable pauvreté » (Bulletin de la Société d’Histoire moderne, s. 12, n° 22, 1962, p. 15). Cette vision des choses s’est rapidement imposée au sein de l’Université, qui est demeurée indifférente aux travaux des économistes libéraux de l’époque. C’est ainsi que, récemment encore, Arnaud Dubreuil osait écrire qu’« il ne reste pas grand-chose des travaux de ces hommes, lentement redécouverts, réunis dans cette société (…) mi-secte, mi-tribu » (Les professeurs du Conservatoire National des Arts et Métiers (1794-1955), Paris, Institut national de recherche pédagogique, 1994, t. 1, pp. 158-159).

[3] Pour de plus amples détails biographiques sur Leroy-Beaulieu, voir Maurice Baslé, « Paul Leroy-Beaulieu (1843-1916). Un économiste français de la IIIe République commençante », in Yves Breton et Michel Lutfalla (dir.), L’économie politique en France au XIXe siècle, Paris, Economica, 1991, pp. 203-246, et Dan Warshaw, Paul Leroy-Beaulieu and Established Liberalism in France, De Kalb, Northern Illinois University Press, 1991.

[4] Ces articles, réunis à d’autres études parues dans le Temps, forment les Recherches économiques, historiques et statistiques sur les guerres contemporaines (Paris, Lacroix-Verboeckhoven, 1869).

[5] Paul Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances. Des revenus publics ; Du budget et du crédit public, Paris, Guillaumin, 1876, 2 vol. (8e éd., Paris, Félix Alcan, 1911, 2 vol.).

[6] Charles A. Conant, The Principles of Money and Banking, New York, Harper, 1905, 2 vol. ; Charles A. Conant, A History of Modern Banks of Issue, New York, G. P. Putnam, 1909.

[7] Arthur Raffalovitch, « Un hommage à M. Paul Leroy-Beaulieu », Journal des Débats, 12 décembre 1916, p. 1.

[8] René Stourm, « La vie et les travaux de M. Paul Leroy-Beaulieu », Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, vol. 89, 1917, pp. 151-184 (183).

[9] Paul Leroy-Beaulieu, « De la fondation d’une union douanière occidentale », Économiste Français, 1879, vol. 2, pp. 433-435.

[10] Paul Leroy-Beaulieu, « Réponse aux objections concernant le projet d’union douanière occidentale », Économiste Français, 1879, pp. 529-531. Adde Louis Bosc, Unions douanières et projets d’unions douanières. Essai historique et critique, Paris, Arthur Rousseau, 1904, pp. 214-218.

[11] Sur ce journal, voir Gisèle Aumercier, Paul Leroy-Beaulieu, observateur de la réalité économique et sociale française : « L’Économiste Français » (1873-1892), Thèse de doctorat, 1979.

[12] Édouard Payen, « La mort de Paul Leroy-Beaulieu », Journal des Débats, 11 décembre 1916, p. 1. Sur les exploitations agricoles que Paul Leroy-Beaulieu gérait lui-même, depuis le domaine familial de Montplaisir, à Lodève, dans l’Hérault, voir Henri Leroy-Beaulieu, Histoire des propriétaires de Montplaisir, Albi, Ateliers professionnels de l’Orphelinat Saint-Jean, 1978.

[13] Paul Leroy-Beaulieu, L’art de placer et de gérer sa fortune, Paris, Delagrave, 1906 (14e éd., Paris, Delagrave, 1920, avec des notes de Maxime Renaudin & Édouard Payen).

[14] Charles Gide, « Compte rendu de La Colonisation chez les peuples modernes, de Paul Leroy-Beaulieu », Revue de géographie, vol. 18, 1886, pp. 382-386 (383-384).

[15] Charles Gide, « Compte rendu du Précis d’économie politique, de Paul Leroy-Beaulieu », Revue d’économie politique, vol. 2, 1888, pp. 210-213.

[16] Gustave Du Puynode, « Compte rendu de L’État moderne et ses fonctions, de Paul Leroy-Beaulieu », Journal des Économistes, vol. 5, n° 1, 1890, pp. 284-289 (284-285). Adde Georges Lecarpentier, « Paul Leroy-Beaulieu économiste », Revue des sciences politiques, s. 3, t. 42, 1919, pp. 179-191.

[17] Paul Leroy-Beaulieu, Traité théorique et pratique d’économie politique, Paris, Guillaumin, 1896, 4 vol. (6e édit., Paris, Félix Alcan, 1914, t. 1, p. xxxii).

[18] Ibid., t. 1, p. xxix.

[19] Leroy-Beaulieu n’était pas un adversaire de la méthode déductive, généralement employée par les économistes libéraux ; on ne doit donc pas confondre sa critique avec celle de l’école historique allemande. Cette école est en effet adepte de la seule méthode inductive, qui consiste à dresser un statistique des diverses opérations réalisées dans une économie donnée, à un instant donné, les historicistes pensant pouvoir isoler une loi économique, de la répétition d’un même phénomène dans le temps et dans l’espace. Il n’est guère besoin de s’étendre sur le caractère impraticable de ce procédé, l’accumulation de données ne permettant bien évidemment pas d’isoler une loi, compte tenu de la multitude de circonstances particulières susceptibles d’affecter les résultats observés, pour aboutir à des solutions différentes : l’économie ne peut aboutir à rien sans l’effort d’abstraction, au cœur de la méthode déductive. Sur ce point, voir Carl Menger, Untersuchungen über die Methode der Sozialwissenschaften und der politischen Ökonomie insbesondere, Leipzig, Duncker & Humblot, 1883.

[20] Murray N. Rothbard, An Austrian Perspective on the History of Economic Thought: Classical Economics, Brookfield, Edward Elgar, 1995.

[21] Paul Leroy-Beaulieu, Traité théorique et pratique d’économie politique, op. cit., t. 1, p. xxxii.

[22] Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique, Paris, Deterville, 1803, t. 1, p. 1.

[23] David Ricardo, On the Principles of Political Economy, Londres, John Murray, 1817 (trad. Des principes de l’économie politique, Paris, Aillaud, 1819, p. 19).

[24] Ibid., p. 67.

[25] Ibid., pp. 88-107.

[26] James Mill, Elements of Political Economy, Londres, Baldwin, 1824, pp. 242-250 ; John Ramsay McCulloch, The Principles of Political Economy, Edimbourg, Tait, 1825, pp. 261-282.

[27] John Stuart Mill, Principles of Political Economy, Londres, John W. Parker, 1848, t. 1, pp. 271-281 ; Herbert Spencer, Social Statics, Londres, John Chapman, 1851, pp. 114-135.

[28] Charles Gide, Principes d’économie politique, Paris, Larose, 1894, pp. 494-497 ; Léon Walras, Études d’économie sociale. Théorie de la répartition de la richesse sociale, Lausanne, Rouge, 1896, pp. 218-350.

[29] Paul Leroy-Beaulieu, Précis d’économie politique, Paris, Delagrave, 1888, p. 134.

[30] Paul Leroy-Beaulieu, Essai sur la répartition des richesses, et sur la tendance à une moindre inégalité des conditions, Paris, Guillaumin, 1881, pp. 15-16.

[31] Ibid., p. 101.

[32] Paul Leroy-Beaulieu, Précis d’économie politique, op. cit., p. 120.

[33] Paul Leroy-Beaulieu, Précis d’économie politique, op. cit., pp. 110-111 ; Paul Leroy-Beaulieu, Traité théorique et pratique d’économie politique, op. cit., t. 1, pp. 507-511.

[34] David Ricardo, Des principes de l’économie politique, op. cit., p. 200.

[35] Paul Leroy-Beaulieu, Essai sur la répartition des richesses, op. cit., pp. 47-48.

[36] Paul Leroy-Beaulieu, De l’état moral et intellectuel des populations ouvrières, et de son influence sur le taux des salaires, Paris, Guillaumin, 1868 ; Paul Leroy-Beaulieu, La Question ouvrière au XIXe siècle, Paris, Charpentier, 1872 ; Paul Leroy-Beaulieu, Le Travail des femmes au XIXe siècle, Paris, Charpentier, 1873.

[37] Paul Leroy-Beaulieu, De l’état moral et intellectuel des populations ouvrières, op. cit., p. 32.

[38] Les dates ont ici une certaine importance dans la mesure où la démonstration selon laquelle les salaires dépendent de la productivité du travail des ouvriers est généralement attribuée à l’école américaine, réputée plus proche de la vie des affaires (Francis Amasa Walker, The Wages Question: A Treatise on Wages and the Wages Class, New York, Henry Holt, 1876). Les écrits de Leroy-Beaulieu prouvent, non qu’un Français serait le véritable « père » de cette loi – les travaux respectifs de Walker et de Leroy-Beaulieu étant concomitants – mais qu’une même méthode permet d’aboutir aux mêmes résultats. Sur ce point, voir Gustav Cassel, Theoretische Sozialökonomie, Leipzig, C.F. Winter, 1918 (trad. The Theory of Social Economy, New York, Augustus M. Kelley, 1967, p. 310).

[39] Paul Leroy-Beaulieu, Traité théorique et pratique d’économie politique, op. cit., t. 2, p. 318.

[40] Ibid., t. 2, p. 320.

[41] Nous employons le terme « socialisme » au sens qu’il avait à l’époque de Leroy-Beaulieu, c’est-à-dire, comme un synonyme de « communisme ». Ainsi que l’avait dit Alexandre Millerand, le leader du parti socialiste, dans son discours de Saint-Mandé, le 30 mai 1896 : « n’est pas socialiste, quiconque n’accepte pas la substitution nécessaire et progressive de la propriété sociale à la propriété capitaliste ».

[42] Charles Gide & Charles Rist, Histoire des doctrines économiques, depuis les Physiocrates jusqu’à nos jours, Paris, Sirey, 1900 (4e éd., 1922, p. 163).

[43] Ibid., pp. 538-563.

[44] Karl Marx, Das Kapital, Hamburg, Otto Meissner, 1867 (trad. Le Capital, Paris, Presses universitaires de France, 1993, pp. 224-236).

[45] L’expression la plus populaire est celle de plus-value ; mais les marxistes ont abandonné ce terme pour celui de survaleur ; c’est cette expression qu’on retrouve dans la plupart des traductions modernes.

[46] Karl Marx, Das Kapital, op. cit., pp. 569-598.

[47] Paul Leroy-Beaulieu, Traité théorique et pratique d’économie politique, op. cit., t. 2, pp. 333-334.

[48] Ibid., t. 1, p. 308.

[49] Ibid., t. 2, p. 241.

[50] Ibid., t. 2, p. 242.

[51] Jean-Baptiste Say, Cours complet d’économie politique pratique, Paris, Rapilly, 1828 (2e éd., Paris, Guillaumin, 1840, t. 2, p. 67).

[52] Paul Leroy-Beaulieu, Précis d’économie politique, op. cit., p. 64.

[53] Ibid., p. 66.

[54] Paul Leroy-Beaulieu, Traité théorique et pratique d’économie politique, op. cit., t. 2, p. 228.

[55] Paul Leroy-Beaulieu, Précis d’économie politique, op. cit., pp. 325-326. (L’auteur emploie la graphie francisée, Schaeffle).

[56] Albert Schäffle, Die Quintessenz des Sozialismus, Gotha, Perthes, 1874 ; Albert Schäffle, Bau und Leben des sozialen Körpers, Tubingue, H. Laupp, 1881, 4 vol.

[57] On peut citer l’œuvre de l’Allemand Eugen Richter, qui n’était pas ignorée de Leroy-Beaulieu, puisqu’il l’a fait connaître au public français (Eugen Richter, Sozialdemokratische Zukunftsbilder, Berlin, Fortschritt, 1893 (trad. Journal d’un ouvrier, Paris, Le Sourdier, 1894, avec une préface de Paul Leroy-Beaulieu)).

[58] Paul Leroy-Beaulieu, Le Collectivisme, examen critique du nouveau socialisme, Paris, Guillaumin, 1884 (4e éd. entièrement refondue, Le Collectivisme, examen critique du nouveau socialisme, suivi d’une étude sur l’évolution du socialisme. Le Syndicalisme, Paris, Guillaumin, 1909, p. 328).

[59] Leroy-Beaulieu n’était évidemment pas hostile, en tant que tel, aux statistiques, dont il faisait un important usage, et qu’il a toujours soutenu (William Smart, The Distribution of Income, Londres, Macmillan, 1899 (trad. La répartition du revenu national, Paris, Giard & Brière, 1902, avec une préface de Paul Leroy-Beaulieu)).

[60] Ibid., pp. 335-336.

[61] Ibid., p. 336.

[62] Ibid., pp. 321-322.

[63] Leroy-Beaulieu a consacré tout un livre à prouver l’opposition entre l’ordre spontané et l’ordre hiérarchisé, autrement dit entre « la société se mouvant spontanément, créant sans cesse, avec une fécondité inépuisable, des combinaisons diverses, et cet appareil de coercition qui s’appelle l’État » (L’État moderne et ses fonctions, Paris, Guillaumin, 1889 (4e éd., Paris, Félix Lacan, 1911, p. 31)).

[64] Paul Leroy-Beaulieu, Le Collectivisme, op. cit., p. 330.

[65] Ibid., p. 336.

[66] Ibid., p. 336.

[67] Ibid., p. 339.

[68] Sans même parler de la faillite du contre-modèle soviétique, on estime à 5 millions le nombre d’Ukrainiens morts suite à la famine de 1932, et à 36 millions le nombre de Chinois morts suite à la famine de 1958.

[69] Leroy-Beaulieu n’est pas qu’un économiste : libéral complet, il a également combattu le socialisme pour des motifs politiques, voire philosophiques. En particulier, il désapprouvait les attaques des socialistes contre la famille, la patrie et la religion ; mais nous nous bornons, ici, à sa seule œuvre économique.

[70] Léon Walras, Éléments d’économie pure, Lausanne, Corbaz, 1874 ; Léon Walras, « Geometrical Theory of the Determination of Prices », Annals of the American Academy of Political and Social Science, 1892, vol. 3, n° 1, pp. 45-64.

[71] Paul Leroy-Beaulieu, Traité théorique et pratique d’économie politique, op. cit., t. 1, p. 85.

[72] Ibid., t. 1, p. 86.

[73] Ibid., t. 1, p. 87. Il est à noter que les néoclassiques ont objecté à la critique de Leroy-Beaulieu « que c’est précisément de la loi de substitution des besoins les uns aux autres que la méthode mathématique déduit les équations générales de l’échange » (Vilfredo Pareto, Cours d’économie politique, Lausanne, Rouge, 1897, t. 1, p. 406). Il y a cependant une certaine confusion. Si les néoclassiques reconnaissent que « l’augmentation du prix d’une marchandise qui n’a pas de succédané a pour effet immédiat d’en restreindre la consommation », tandis que « l’augmentation du prix d’une marchandise qui a des succédanés peut, au contraire, avoir pour premier effet d’augmenter la consommation [de ces produits] » (Ibid., t. 2, p. 338), la loi de substitution n’est absolument pas la base de la méthode mathématique : c’est au contraire un correctif du modèle théorique standard, apporté en réponse aux critiques de Leroy-Beaulieu. Son propos n’était d’ailleurs pas qu’un mathématicien ne pouvait modéliser la loi de substitution ; il le peut, via l’emploi de courbes (comme la courbe d’indifférence, qui permet de formaliser toutes les combinaisons de biens substituables l’un à l’autre). Mais, précisément : cette formalisation  purement abstraite ne peut être tenue pour certaine, les néoclassiques tenant eux-mêmes compte, dans leurs prévisions, d’une importante marge d’erreur, entachant leurs calculs. C’est donc bien que la loi de substitution neutralise les effets attendus du recours aux mathématiques. Sur ce point, voir Murray N. Rothbard, Man, Economy, and State, Princeton, Van Nostrand, 1962 (5e éd., Auburn, Ludwig von Mises Institute, 2004, pp. 282-298).

[74] Benoît Malbranque, Introduction à la méthodologie économique, Paris, Institut Coppet, 2013, pp. 40-51.

[75] Léon Walras, Éléments d’économie pure, Lausanne, Corbaz, 1874, p. 232.

[76] Paul Leroy-Beaulieu, Traité théorique et pratique d’économie politique, op. cit., t. 2, pp. 228-229.

[77] Ibid., t. 2, p. 229.

[78] Paul Leroy-Beaulieu, Précis d’économie politique, op. cit., pp. 66-67.

[79] Ibid., pp. 306-307.

[80] Ibid., p. 307. Les dates ont ici une certaine importance dans la mesure où ces idées sont généralement attribuées à Schumpeter. Si ce dernier les a très clairement approfondies (Joseph Aloys Schumpeter, Die Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung, Leipzig, Duncker & Humblot, 1912), elles étaient en germe dans les écrits de notre auteur, comme on peut le constater.

[81] Paul Leroy-Beaulieu, Traité théorique et pratique d’économie politique, op. cit., t. 4, p. 511.

[82] Paul Leroy-Beaulieu, Précis d’économie politique, op. cit., p. 313.

[83] Ibid., p. 46.

[84] Paul Leroy-Beaulieu, Traité théorique et pratique d’économie politique, op. cit., t. 3, pp. 396-399.

[85] Paul Leroy-Beaulieu, Précis d’économie politique, op. cit., p. 232.

[86] Ibid., p. 251.

[87] Paul Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, op. cit., t. 2, p. 616.

[88] Ibid., t. 2, p. 621.

[89] La question de la banque libre dépasse le cadre de cette étude ; disons seulement qu’il existe une controverse, au sein de l’école libérale, entre les partisans d’un coefficient de caisse de 100 % (contraignant les banques à n’émettre qu’une quantité de billets proportionnelle à ses réserves en métaux précieux) et un système de pure liberté (où c’est la pression de la concurrence, et non la loi, qui inciterait les banques à se montrer prudentes, dans l’émission de monnaie). Ces thèses, bien que différentes, sont toutes conformes aux principes essentiels du libéralisme, dans la mesure où elles voient dans la monnaie une valeur par elle-même. Pour les libéraux, en effet, la monnaie n’est pas qu’un instrument d’échange ; c’est – ou ce doit être – une marchandise. Dans cette optique, « le billet de banque n’est pas de la monnaie ; mais par l’assentiment unanime de tous ceux qui le reçoivent, il en remplit l’office : il est ce qu’on appelle de la monnaie fiduciaire, ou monnaie de confiance ; il manque, en effet, d’un des caractères de la monnaie, qui est d’avoir une valeur par elle-même ; il diffère ainsi notablement des métaux précieux » (Précis d’économie politique, op. cit., p. 251).

[90] Paul Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, op. cit., t. 2, pp. 621-622.

[91] Paul Leroy-Beaulieu, Traité théorique et pratique d’économie politique, op. cit., t. 4, pp. 499-510. Un dernier mot sur la question : Leroy-Beaulieu est l’auteur d’une loi, très critiquée, en vertu de laquelle on constate une tendance à la baisse du taux de l’intérêt dans les civilisations progressives. « Trois raisons la déterminent. En premier lieu, l’accroissement de la sécurité des transactions, nous parlons ici de la sécurité juridique, car il reste toujours un aléa qui provient de la malhonnêteté et des fraudes de certains emprunteurs ; il y a en outre des aléas nombreux qui tiennent à la nature de certaines entreprises. Cet accroissement de la sécurité fait que, dans la plupart des cas, la prime d’assurance, qui entrait autrefois pour une si grosse part dans le taux de l’intérêt, devient insignifiante ou absolument nulle. La seconde cause qui détermine la tendance à la baisse du taux de l’intérêt, c’est l’augmentation incessante de l’épargne. Toutes les institutions de notre civilisation, on le verra plus loin, tendent à rendre l’épargne plus générale et plus active. Il n’y a pas de doute que la proportion de la production annuelle qui est prélevée par l’épargne ne soit plus considérable aujourd’hui qu’autrefois ; l’épargne n’augmente donc pas seulement dans la mesure de l’augmentation de la production : elle s’accroît plus rapidement encore. La troisième cause qui détermine la tendance à la baisse du taux de l’intérêt, à l’avilissement de l’intérêt, et, croyons-nous, la plus énergique, c’est la diminution de productivité des nouveaux capitaux créés ; l’emploi du capital, au-delà d’une certaine limite, devient de moins en moins rémunérateur. Quand la société a déjà profité de nombreuses améliorations, il devient plus difficile, il deviendra peut-être un jour presque impossible d’en effectuer de nouvelles qui soient considérables » (Essai sur la répartition des richesses, op. cit., pp. 246-247). Cette loi, telle qu’elle est présentée, demeure fondée, bien qu’elle ne trouve pas à s’appliquer aujourd’hui en raison, justement, des politiques monétaires accommodantes des banques centrales, qui perturbent l’auto-régulation des marchés.

[92] On aura compris que nous avons ici en tête la nouvelle école autrichienne d’économie. Il existe en effet deux écoles autrichiennes d’économie : la première regroupe Carl Menger et ses disciples immédiats : Eugen von Böhm-Bawerk, Friedrich von Wieser et Emil Sax ; la seconde réunit les économistes qui ont repris à leur compte l’approche subjectiviste initiée par Menger, mais réellement mise en forme par Ludwig von Mises. Tel est le cas, notamment, de Ludwig Lachmann, d’Israel Kirzner, de Murray N. Rothbard et de tous les « néo-autrichiens ». Contemporain des premiers, Leroy-Beaulieu a naturellement intégré leurs apports à sa propre conception de l’économie. Et s’il lui est arrivé de regretter l’aspect quelque peu « scolastique » des écrits de Menger et Wieser (Traité théorique et pratique d’économie politique, op. cit., t. 1, p. 186), il approuvait sans réserve leur méthode subjectiviste (Ibid., t. 1, p. 79), qui s’est avérée si féconde sur la question de la valeur (Ibid., t. 3, p. 21).

[93] Ludwig von Mises, Human Action: A Treatise on Economics, New Haven, Yale University Press, 1949.

[94] Ludwig von Mises, Die Gemeinwirtschaft, Jena, Gustav Fischer, 1932 ; Ludwig von Mises, « Economic Calculation in the Socialist Commonwealth », in Friedrich August von Hayek (dir.), Collectivist Economic Planning, Londres, Routledge, 1935, pp. 87-130.

[95] Friedrich August von Hayek, « The Use of Knowledge in Society », American Economic Review, 1945, vol. 35, pp. 519-530 ; Thomas Sowell, Knowledge and Decisions, New York, Basic Books, 1980 ; Gerald O’Driscoll & Mario Rizzo, The Economics of Time and Ignorance, New York, Basil Blackwell, 1985.

[96] Israel Kirzner, Competition and Entrepreneurship, Chicago, University of Chicago Press, 1973.

[97] Ludwig Lachmann, The Market as an Economic Process, New York, Basil Blackwell, 1986.

[98] Ludwig von Mises, Theorie des Geldes und der Umlaufsmittel, Leipzig, Duncker & Humblot, 1912 ; Friedrich August von Hayek, Geldtheorie und Konjunkturtheorie, Vienne, Holder-Pichler-Tempsky, 1929.

[99] Friedrich August von Hayek, Law, Legislation and Liberty, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1973-1979, 3 vol. (trad. Droit, législation et liberté, Paris, Presses universitaires de France, 1980-1983, 3 vol.).

[100] Friedrich August von Hayek, Studies in Philosophy, Politics and Economics, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1967 (trad. Essais de philosophie, de science politique et d’économie, Paris, Les Belles Lettres, 2007, p. 250).

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