Une lecture de Centesimus Annus de Jean-Paul II. Par Michael Novak

A l’occasion de la canonisation de Jean-Paul II, nous publions une traduction par Patrick Simon du Chapitre IV du Livre de M. Novak, L’éthique catholique et l’esprit du capitalisme. Cette traduction figure en annexe du livre de Patrick Simon Peut-on être catholique et libéral ? préface de François Guillaumat. Paris, F.-X. de Guibert, 1999. Elle est reproduite ici avec son accord.

De Jean-Paul II nous retiendrons sa contribution à la chute du communisme en Europe de l’Est . Mais c’est également le pape qui, dans l’encyclique Centesimus Annus en 1991, aura “osé” qualifier l’économie de libre marché de « modèle qu’il faut proposer aux pays du Tiers Monde qui cherchent la voie du vrai progrès ».

Par Michael Novak

Le 1er mai 1991, comme un coup de tonnerre dans le ciel romain, Centesimus Annus explosa et fut révélée au monde avec éclat. Même le premier aperçu fugitif de cette nouvelle encyclique du Pape Jean-Paul II conduisit les commentateurs du monde entier à annoncer qu’elle modifierait les données mondiales du débat sur la politique économique en les élevant à une hauteur nouvelle. Ayant immédiatement suscité l’éloge tant de la gauche que de la droite, cette encyclique apparut à certains comme la plus grande de toute une série. Donnant une réponse aux questions soulevées par les événements de 1989 au sujet de la politique économique et sociale, elle constitue une reformulation classique de l’anthropologie chrétienne.

Quand il était encore Karol Wojtyla le Pape Jean-Paul II avait déjà accompli d’importants travaux en phénoménologie, en particulier dans son livre “Personne et acte”. Le titre de ce livre nous fournit une clef à l’approbation nuancée que le Pape donne aujourd’hui au capitalisme qu’il recommande à sa Pologne natale, aux autres nations anciennement socialistes ainsi qu’au Tiers-Monde. Cette approbation a surpris beaucoup de commentateurs. Le Financial Times de Londres, se fondant probablement sur des fuites provenant d’une faction parmi ceux qui préparaient le document, avait annoncé l’approbation retentissante d’un socialisme plus avancé que celui de Neil Kinnock, Willy Brandt et Felipe Gonzalez. L’anthropologie chrétienne du Pape Jean-Paul II ainsi que son observation pénétrante de la façon dont le monde fonctionne, l’auront pourtant conduit à d’autres conclusions.

Le succès de Centesimus Annus est dû, avant tout, à sa profondeur philosophique. Depuis le début de son pontificat, le Pape a pensé dans un cadre mondial, en appelant au lien de la “solidarité” humaine, une expression contemporaine (et puissamment polonaise) pour la “caritas” (“charité”) de Dieu qui lie tous les hommes ensemble. Mais il a aussi pensé profondément, pas seulement largement. Il a enraciné ses propositions sociales dans son anthropologie de “la personne agissante” et de la “subjectivité créative”. Ceci lui permet de critiquer chaque idéologie existante, y compris le capitalisme démocratique. Des trois grandes idéologies qui ont laissé leur marque sur ce siècle, le plus sanglant de tous, d’abord le national-socialisme tomba, puis le socialisme communiste. Quelle sera la prochaine chute, demandaient au Pape bien des personnes d’Europe de l’Est, du Tiers Monde ?

Le Pape Jean-Paul II a proposé une structure sociale tripartite composée d’un système politique libre, d’une économie libre et d’une culture de liberté. Ayant vécu le grand débat politique de ce siècle, il est en faveur de la démocratie ; en ayant vécu le grand débat économique, il est en faveur du capitalisme correctement compris (mais pas de toutes les formes du capitalisme). Il n’est pas satisfait de l’état actuel des choses. Il prévient qu’un redoutable combat nous attend pour construire une culture digne de la liberté. Si nous avons la politique et l’économie à peu près (mais seulement à peu près) correctes, il reste des questions non résolues.

Comment devrons-nous vivre ? Comment devrions-nous modeler notre culture ? Ces questions sont centrales et se dressent devant nous.

Réflexions sur le contexte

Peu après son élection à la papauté en 1979, ses compatriotes en Pologne commencèrent à reconnaître que Karol Wojtyla était leur tribune internationale. Lech Walesa, un électricien de Gdansk, fonda le syndicat “Solidarnosc” (“Solidarité”), qui très vite devint la plus grande association civique de la nation polonaise, engagée pour la justice sociale, la démocratie, la non-violence et une profonde transformation morale de la société polonaise. Pendant cette période et aussi longtemps qu’un fils du pays avait pris place sur le trône de Saint-Pierre, les dirigeants communistes de Pologne se trouvèrent sous les feux de la rampe en permanence. Le rideau de fer ne cachait plus leurs agissements. Ils eurent beau essayer d’écraser “Solidarité”, ils ne parvinrent pas à leurs fins.

Durant les dix longues années qui s’écoulèrent jusqu’en 1989, un certain espace civique -intense, intellectuel, pratique- s’ouvrit au sein de la société totalitaire. Les citoyens des autres nations de l’Europe de l’Est reprirent espoir. La Pologne était le premier pays à entretenir un peuple indépendant, spirituellement libre du communisme, capable de négocier avec les chefs communistes d’égal à égal -parfois même en meilleure position qu’eux. Une fois que “Solidarité” eut cassé le masque de la respectabilité totalitaire, des mouvements démocratiques commencèrent à se développer avec audace à l’intérieur de cet empire que beaucoup n’hésitaient plus à appeler “l’empire du mal”.

A l’époque où il était un jeune archevêque de Cracovie assistant au Concile Vatican II à Rome (1961-65), Wojtyla avait attiré l’attention internationale par un discours qu’il donna devant le Concile sur la liberté religieuse. Il y eut beaucoup d’échos américains de ce discours car à ce moment les évêques américains plaçaient la liberté religieuse parmi leurs plus hautes priorités. Par la suite, dès ses premiers jours comme Pape, Jean-Paul II a souvent parlé sur la liberté de conscience, allant jusqu’à la qualifier de “première liberté”. Progressivement aussi il en vint à comprendre que le sens américain de liberté -“la liberté ordonnée”-, comme il en est venu à l’appeler (la liberté par le droit, la liberté par la raison)- ne veut pas dire libertinage, laissez faire, chacun pour soi. Un évêque américain au moins a joué un rôle important pour attirer l’attention du Pape sur la différence vitale à cet égard entre la révolution américaine et la révolution française.

Pendant les nombreuses années où il exerça la charge d’archevêque de Cracovie et de professeur à l’Université catholique de Lublin, Karol Wojtyla forma à son charisme intellectuel ceux qui furent à l’origine de “Solidarité”. Quand il devint Pape, avant l’imposition de la loi martiale en Pologne en 1980, il annonça au monde que toute l’Europe était comme un arbre unique avec deux branches, l’Est et l’Ouest. La destinée de l’Europe, dit-il, est d’être réunie, pour puiser ses forces vitales dans ses racines communes que sont le judaïsme et le christianisme. En sa qualité de Pape il pouvait à tout moment rendre publique par les médias la souffrance du peuple polonais et donner à chaque abus communiste un éclairage mondial réverbérant. Certains étaient fort mécontents de cette situation et envoyèrent un ou plusieurs assassins pour le tuer le 13 mai 1981. Après avoir failli mourir, le Pape eut la chance de guérir. En quelques jours il avait programmé la publication d’une encyclique célébrant le 90ème anniversaire de Rerum Novarum de Léon XIII ; elle devait être rendue près d’un an après, vers le début de 1982, sous le titre “Laborem Exercens“. Là Jean-Paul II fit appel à l’anthropologie implicite de la Création dans l’histoire de la Genèse, le meilleur point de départ pour une enquête religieuse sur la nature et les causes de la création de la richesse.

Le principe sous-jacent de cette anthropologie est la “subjectivité créative” de la personne humaine, avec la “subjectivité de la société” en résultant. Depuis ses travaux les plus anciens, qui comprennent sa recherche phénoménologique “Personne et acte”, le Pape a été frappé par la caractéristique la plus remarquable de l’être humain : sa capacité à prendre l’initiative de l’action ; c’est-à-dire à imaginer et à concevoir des choses nouvelles puis à les faire. Il a trouvé dans les actes créatifs la clef de l’identité humaine. Les humains, soutient-il, ne peuvent éviter cette responsabilité en s’abritant derrière la “société” -là aussi ils sont responsables de leurs actes. Être en société ne les exonère pas de la charge de la subjectivité.

Un incroyant peut ne tirer de cet aperçu aucun profit religieux. Karol Wojtyla a traité la question à partir de deux directions différentes -d’abord par une approche philosophique (qui peut suffire à un incroyant) et en deuxième lieu par une approche judéo-chrétienne. Pour lui philosophie et théologie se rejoignent dans l’anthropologie de la personne humaine “réelle et existante”. Le philosophe voit l'”homo creator” ; le théologien voit l'”imago Dei”. L’homme créateur (philosophie) est fait à l’image du Créateur divin (théologie) et est doté par Lui d’un droit inaliénable à l’initiative créative.

De ce principe Jean-Paul II déduit un corollaire pour les systèmes sociaux : c’est un affront à la dignité humaine pour un système social de réprimer la capacité humaine de créer, d’inventer et d’être entreprenant. Dans la “subjectivité créative” humaine Wojtyla voit le principe de liberté et pour lui cette liberté se déploie naturellement dans les trois domaines de la conscience, de la recherche et de l’action. Il serait juste de dire que Jean-Paul II est un philosophe de la liberté. Cependant plus profonde à ses yeux que la liberté, est la créativité. Cette liberté, qui n’est pas une fin en soi, est faite pour quelque chose et doit être ordonnée par quelque chose. De ces deux notions la liberté est moins satisfaisante car elle soulève bien des questions. La créativité est une notion plus profonde et plus substantielle. Aussi est-il plus exact de voir en Jean-Paul II un philosophe de la créativité. A partir de ce point de départ fondé sur la créativité, le Pape a au fil des ans lentement approché cette bête sauvage si controversée, le capitalisme.

Au début de son pontificat, Jean-Paul II utilisait le mot “capitalisme” dans son sens péjoratif -comme on l’utilise souvent dans les pays européens et surtout là où la tradition marxiste a été forte. Dans sa première encyclique sociale, “Laborem Exercens” (1982), il utilisait “capital” pour signifier des choses, des objets, des instruments de production. Il réservait au mot “travail” tous les attributs humains et vertueux, y compris la subjectivité créative.

Quelques années plus tard, dans “Sollicitudo Rei Socialis” (1987), le Pape évoluait de “la personne agissante” et de la “subjectivité créative” au “droit fondamental de l’homme à l’initiative économique personnelle”. Il s’agissait là de la plus forte reconnaissance de l’entreprise par la pensée catholique sociale. Il voyait l’entreprise comme une vocation, une vertu et un droit.

En mai 1991 avec Centesimus Annus, Wojtyla avait à nouveau évolué au delà de l’entreprise comme vocation, comme vertu et comme droit, jusqu’à une théorie des institutions nécessaires à son épanouissement. De là il passa à une théorie de l’entreprise commerciale et à une critique de l’État-providence. Au cœur de chacune de ces positions se trouve son point fondamental : chaque homme a été créé à l’image du Créateur pour coopérer à la co-création de l’avenir du monde.

Le Pape a souligné à quel point il est noble, et combien cela exige de talents complexes, d’acquérir un aperçu des besoins économiques de la race humaine, d’organiser les ressources disponibles, d’inventer de nouvelles ressources et de nouvelles méthodes et de conduire une communauté coopérante, volontaire pour réaliser des résultats concrets. Dans toute la section 32 le Pape est fort éloquent sur les leçons de créativité et de communauté que l’on peut trouver dans une économie moderne. Par contraste, la faille fondamentale du socialisme, écrit Jean-Paul II, est son anthropologie défectueuse. Elle se méprend sur la nature active, créative de l’individu ; elle se méprend à la fois sur la misère humaine et sur la grandeur humaine.

Jean-Paul II a enraciné le génie capitaliste dans l’expansion positive du judaïsme et du christianisme, dans leur capacité à inspirer de nouvelles visions et des actions créatrices, plutôt que dans le négatif “ascétisme du monde” que Max Weber trouva dans l’éthique protestante. L’appel ou la vocation que Weber a par erreur pensé être spécifiquement protestant est commun aux conceptions juive, catholique et protestante de l’agent économique humain. Chaque juif et chaque chrétien est appelé à être comme Dieu puisque chacun est fait à l’image de Dieu et appelé à être actif et créatif. Ce qui explique le dynamisme manifeste des peuples juif et chrétien dans l’histoire humaine.

Les grandes lignes de Centesimus Annus

Avant de se plonger à fond dans les détails, il n’est pas inutile de fixer à l’esprit les grandes lignes des six chapitres de “ Centesimus Annus“. D’abord Jean-Paul II entreprend une relecture de “Rerum Novarum”, prononçant ainsi une réinterprétation souveraine de ce document, tout à fait comme dans le cas d’un commentaire de la Cour Suprême des États-Unis sur une décision antérieure de cette même cour.

Au chapitre 2, le Pape relève les “nouvelles choses” qui se sont produites depuis 1891 et qui nous affectent toujours aujourd’hui. Il analyse les défauts de l’anthropologie socialiste et décrit les réformes qui ont transformé le “capitalisme réel et existant” des pays avancés par rapport à ce qu’il était en 1891.

Ensuite le Pape se concentre sur les grands événements de “l’année 1989”, l’une de ces années qui marquent un tournant de l’histoire humaine. Il expose plusieurs raisons expliquant l’effondrement du socialisme et les quelques leçons à en tirer sur le plan mondial.

Le chapitre 4 traite du thème classique de la “destination universelle des biens matériels”. Il y a quelque affinité entre cette tradition et la doctrine libérale de Locke sur la propriété privée. Dans cette partie, la plus longue de l’encyclique, le Pape examine la compatibilité des économies politiques existantes avec la dignité de la personne humaine. Ici il développe sa nouvelle approche de l’initiative, de l’entreprise, du profit et du capitalisme lui-même. Il critique plusieurs abus qui existent toujours, en particulier aux dépens des pauvres dans le Tiers Monde, au nom desquels il plaide avec éloquence pour qu’ils soient inclus dans l’accession à la propriété, la participation au marché mondial et la diffusion de la connaissance et du savoir-faire.

Le Chapitre 5 discute de l’État et de la culture. Ici le Pape met l’accent sur les limites de l’État, les contre-pouvoirs démocratiques, les droits de l’homme et les pressions exercées sur l’État pour les droits sociaux. Il critique plutôt vivement les excès actuels de l’État-providence dans les pays économiquement avancés. Il passe aussi à la sphère morale et culturelle, qui est trop souvent ignorée : “On oublie que la vie en société n’a pour fin ni l’État ni le marché”. Là aussi on trouve les commentaires du Pape sur la formation d’une “culture de paix”.

Le Chapitre 6, qui s’achève sur une note théologique, regarde le futur. Nous sommes, pense le Pape, “plus que jamais avertis de ce que la résolution de sérieux problèmes nationaux ou internationaux n’est pas simplement une question de production économique ou d’organisation juridique ou sociale”. Plutôt, la plupart des problèmes demandent pour leur solution des “valeurs précises d’ordre éthique et religieux ainsi qu’un changement de mentalité, de comportement et de structures”. Les structures les plus parfaites ne fonctionneront pas si les citoyens n’ont pas les attitudes, habitudes et comportements appropriés. Parmi tout cela il y a la coutume d’avoir le souci effectif de son prochain dans le monde entier (la coutume de “solidarité” comme le Pape l’appelle), un nouveau terme pour la si ancienne vertu de charité, terme qui attire l’attention sur sa dimension internationale.

En résumé, Centesimus Annus appelle des réformes sérieuses des institutions morales et culturelles des sociétés démocratiques et capitalistes y compris les institutions des mass-médias, du cinéma, des universités et des familles -pour permettre à la démocratie et au capitalisme de tenir leurs meilleures promesses. Ni la préservation d’un espace politique libre comme le réalise la démocratie ni la libération complète de la pauvreté oppressive, que réalise le capitalisme, ne sont suffisants (séparément ou pris ensemble) pour satisfaire le désir humain de vérité et de justice. Seule une vie culturelle énergique, d’une élévation infusée par la grâce de Dieu, peut y parvenir. En attendant environ deux milliards de pauvres sur cette planète restent en dehors des économies libres et dynamiques. Leur condition ne peut être oubliée. Elle appelle désespérément des réformes pratiques de l’ordre économique international.

Une anthropologie chrétienne sociale

Cette perspective panoramique de l’œuvre étant posée, il devrait maintenant être plus facile de saisir la logique interne de Centesimus Annus. Cette logique commence par une inspection concrète de l’être humain.

“Il ne s’agit pas de l’homme “abstrait”, mais réel, de l’homme “concret”, “historique”. Il s’agit de chaque homme… toute la richesse doctrinale de l’Église a pour horizon l’homme dans sa réalité concrète de pécheur et de juste.”

Quand le jeune Wojtyla était étudiant et combattait les penseurs occidentaux modernes tels que Scheler et Heidegger, il s’attendait tout à fait à vivre le reste de sa vie sous le socialisme tel qu’il existait réellement. Dans cette idéologie l’individu comptait très peu. En pratique véritable, le travail socialiste était entièrement orienté vers l’amoncellement d’objets, de produits, de choses sans considération réelle pour la subjectivité du travailleur.

Ici des pêcheurs découvrant, après avoir peiné des jours et des jours dans les eaux glacées au risque de leurs vies, que la centrale de réfrigération de l’entrepôt où ils stockaient leur pêche était en panne, de sorte que tout le fruit de leur travail était perdu. Là des ouvriers métallurgistes voyant les barres d’acier qu’ils avaient fabriquées s’empiler en immenses paquets de rouille parce que les systèmes de distribution (tels qu’ils étaient) se révélaient incapables de les écouler. En régime marxiste il n’était de l’intérêt de personne de suivre toute la vie d’un produit de sa conception à son exécution puis à sa livraison enfin à son utilisation satisfaisante. Chacun se sentait comme un rouage dans la machine de quelqu’un d’autre. Une nouvelle forme d’aliénation était vécue que Jean-Paul II a décrite dans sa seconde encyclique sociale Sollicitudo Rei Socialis (1987), précisément par contraste avec le sens de l’action personnelle et de l’initiative :

“A la place de l’initiative créative prévalent la passivité, la dépendance et la soumission à l’appareil bureaucratique, lequel, comme unique instance d'”organisation” et de “décision” -sinon même de “possession”- de la totalité des biens et des moyens de production, met tout le monde dans une position de sujétion quasi absolue, semblable à la dépendance traditionnelle de l’ouvrier-prolétaire par rapport au capitalisme. Cela engendre un sentiment de frustration ou de désespoir, et cela prédispose à se désintéresser de la vie nationale, poussant beaucoup de personnes à l’émigration et favorisant aussi une sorte d’émigration psychologique”.

Face à une si morose aliénation, l’accent mis par Wojtyla sur la “personne agissante” était tout à fait convaincant. Son insistance sur la créativité subjective du travailleur dérangeait tous ces marxistes qui étaient chargés d’assurer le combat idéologique avec lui. Il avait retourné leurs armes contre eux en les forçant à argumenter sur le terrain chrétien. Il avait ainsi accepté de se placer sur leur domaine favori, celui du travail, mais leur demandait ce que le travail signifiait pour le travailleur -les obligeant ainsi à comparer l’aliénation inhérente aux organisations socialistes, d’un côté, à un humanisme plus profond et plus riche, d’origine chrétienne, de l’autre. A l’époque où il était l’archevêque de Cracovie, le Pape avait relevé que la confrontation entre le catholicisme et le marxisme (ou, plus largement, entre l’humanisme et le socialisme) s’était focalisée sur le sens du mot “homme”. Dans Centesimus Annus il touche le point exactement :

“… l’erreur fondamentale du socialisme est de caractère anthropologique. En effet, il considère l’individu comme un simple élément, une molécule de l’organisme social, de sorte que le bien de chacun est tout entier subordonné au fonctionnement du mécanisme économique et social, tandis que, par ailleurs, il estime que ce même bien de l’individu peut être atteint hors de tout choix autonome de sa part, hors de sa seule et exclusive décision responsable devant le bien ou le mal. L’homme est ainsi réduit à un ensemble de relations sociales, et c’est alors que disparaît le concept de personne comme sujet autonome de décision morale qui construit l’ordre social par cette décision.”

“Réduit à un ensemble de relations sociales” -tel fut le défaut fatal : la perte de la “personne comme sujet autonome de décision morale”. En d’autres termes la perte d’un sain respect pour l’individu -la personne qui agit, qui décide- et également la perte de la subjectivité de la société.

Cette attaque directe, fondée sur l’anthropologie erronée du socialisme, permet au Pape de commencer son raisonnement par l’individu humain ce qui l’amène ensuite au domaine plus large des relations sociales et des systèmes sociaux : “La doctrine sociale, aujourd’hui surtout, s’occupe de l’homme en tant qu’intégré dans le réseau complexe de relations des sociétés modernes”. L’individu n’est pas seulement le résultat des relations sociales mais est aussi socialement engagé. Comme on l’a déjà vu, l’accent mis par le Pape sur l’invention et le choix oblige les économistes occidentaux aussi à approfondir leur compréhension du travail, du travailleur, et de l’activité créative.

Ainsi les grandes lignes de Centesimus Annus sont nettes et claires : elles concernent l’homme en tant que personne agissante, créative, capable d’initiative et de responsabilité, l’homme qui cherche dans les trois sphères principales de la vie (politique, économique et culturelle) des institutions dignes de ses capacités -des institutions qui n’étouffent ni ne dénaturent la liberté humaine. Car Dieu Lui-même a fait les hommes libres :

“Non seulement on n’a pas le droit de méconnaître, du point de vue éthique, la nature de l’homme qui est fait pour la liberté, mais en pratique ce n’est même pas possible. Là où la société s’organise en réduisant arbitrairement ou même en supprimant le champ dans lequel s’exerce légitimement la liberté, il en résulte que la vie sociale se désagrège progressivement et entre en décadence.”

Telle est la leçon que le Pape tire de l’auto-destruction du socialisme.

Mais il y a aussi une autre leçon à tirer de ces textes, celle sur les capacités humaines à commettre le mal. Une bonne blague calviniste exprime à peu près les vues du Pape : “L’homme qui a dit que l’homme est totalement dépravé ne peut pas être si mauvais.” De la même façon, on trouve dans l’encyclique :

“L’homme tend vers le bien, mais il est aussi capable de mal ; il peut transcender son intérêt immédiat et pourtant lui rester lié.”

C’est pourquoi, respectant l’aptitude limitée mais authentique de l’homme au bien, le Pape nous presse de ne pas accentuer l’opposition entre “l’intérêt personnel” et le “bien commun”. Il nous presse plutôt de rechercher une “harmonie” entre “l’intérêt personnel” et les “intérêts de la société dans son ensemble” dès que cela est possible :

“l’ordre social sera d’autant plus ferme qu’il tiendra davantage compte de ce fait et qu’il n’opposera pas l’intérêt personnel à celui de la société dans son ensemble, mais qu’il cherchera plutôt comment assurer leur fructueuse coordination.”

Le parfait ne doit pas être l’ennemi du bien, tel est l’un des avertissements de James Madison et Alexandre Hamilton dans “Le Fédéraliste”. Ils résistaient aux “théoriciens utopistes” et préconisaient au sujet des êtres humains un réalisme élémentaire enraciné dans l’expérience de l’histoire sagement prise en considération. Dans un esprit peu différent dans son ensemble, le Pape reconnaît la légitimité de la revendication de l’intérêt personnel :

“En effet, là où l’intérêt individuel est supprimé par la violence, il est remplacé par un système écrasant de contrôle bureaucratique qui tarit les sources de l’initiative et de la créativité. Quand les hommes croient posséder le secret d’une organisation sociale parfaite qui rend le mal impossible, ils pensent aussi pouvoir utiliser tous les moyens, même la violence ou le mensonge, pour la réaliser. La politique devient alors une “religion séculière” qui croit bâtir le paradis en ce monde. Mais aucune société politique, qui possède sa propre autonomie et ses propres lois, ne pourra jamais être confondue avec le Royaume de Dieu.”

Comme Aristote l’a écrit dans Politique, il est nécessaire de recevoir une “teinte de vertu”. Le Pape manifeste une sobriété similaire.

A sa façon directe, Jean-Paul II saisit les branches de l’alternative contemporaine : “personnes libres ou bien commun”. Il était relativement facile de déterminer ce qu’était le bien commun lorsque comme toujours un chef unique était chargé de le désigner.

Cela est bien plus difficile lorsque la liberté de chacun de discerner le bien commun est respectée. En outre beaucoup d’aspects de ce bien commun à tout un peuple ne résultent pas d’une concertation collective ou d’une direction unique décidée d’en haut ; au contraire ils résultent des actions séparées d’un grand nombre de personnes et de groupes qui accomplissent leur rôle avec excellence. Une vie de famille solide, par exemple, n’est pas réalisée par un “diktat” d’en haut mais par chaque équipe de parents agissant séparément du mieux qu’ils peuvent. Et les petites entreprises individuelles n’attendent pas d’ordres d’organes de planification, mais réalisent leurs objectifs des diverses façons qui leur sont propres dans les marchés et les niches particulières où elles travaillent. Ainsi, en posant le principe suivant lequel la coïncidence de l’intérêt privé et du bien commun, aussi souvent qu’elle peut se produire, aboutit à un résultat qui n’est pas du tout mauvais pour la société, le Pape montre sa connaissance avisée du monde. Il ne se borne pas à prendre en compte à la fois le bien chez l’homme et ses limites habituelles. Il adopte aussi une conception plus subtile du bien commun que celle qu’on pouvait avoir dans un passé moins pluraliste.

Il y a ici une difficulté, bien sûr. Aujourd’hui beaucoup de sociétés sont déchirées par des “guerres de culture”. Des factions larges et importantes ont des conceptions radicalement différentes de la façon dont devrait marcher la société prise dans son ensemble. Ce qu’une faction trouve bon, l’autre le trouve mauvais. Dans le dernier chapitre de son encyclique, le Pape souligne que les questions culturelles sont les plus importantes de toutes et peut-être les plus négligées par les penseurs et les hommes d’action. Tant d’énergie a été dépensée dans des conflits nés autrefois sur le point de savoir quel ordre politique et économique convenait le mieux à la nature humaine, que pendant plus de deux siècles l’Occident a vécu sur son capital culturel.

L’inquiétude écologiste quant au climat physique n’a pas encore été concurrencée par l’inquiétude quant au climat moral. L’écologie de la liberté a pourtant besoin d’autant d’attention que l’écologie de l’air, de l’eau, de la mer et du feu. Nous entrons dans une période de crise culturelle.

Puisque l’action personnelle occasionne toujours des risques, des fautes voire des échecs, l’univers de la liberté doit être ouvert, indéterminé, contingent. Des choses nouvelles y apparaissent, des choses anciennes disparaissent. Le Pape Jean-Paul II souligne régulièrement les choses nouvelles qui arrivent ; par exemple les nouvelles idées qui émergèrent pendant les années qui précédèrent “Rerum Novarum” et comment le monde changea entre 1891 et 1991. Pour lui, l’histoire est un vaste domaine d’essais et d’erreurs, de coûteuses méprises et de leçons que l’homme a durement appris à ses dépens. Qui plus est, l’être humain rencontre rarement des sociétés dignes de ses aptitudes à la liberté, à l’amour, à la vérité, à la justice -et c’est pourtant cela que la race humaine recherche.

Arrivé à ce point le Pape passe de l’analyse de l’action personnelle à l’analyse des structures sociales -et en particulier des systèmes économiques.

Oui au capitalisme

On a dit de la pensée sociale papale qu’elle manquait de sophistication en sciences sociales et était trop concentrée sur l’individu. En fait Centesimus Annus veut élargir son champ d’analyse suffisamment pour se distinguer non seulement des idéologies mais encore des véritables systèmes d’économie politique comme le socialisme tel qu’il est réellement pratiqué et comme les exemples vivants de démocraties et d’économies capitalistes.

Avec une certaine finesse, le Pape a su distinguer la sphère de la société de celle de l’État, la société civile du gouvernement. Il souligne l’importance des syndicats libres, des initiatives des citoyens et des associations libres. Dans un passage qui rappelle les inquiétudes de Tocqueville sur le “nouveau despotisme doux” des démocraties il lance une critique systématique sur “l’état de l’assistance” en opposant le travail local de proximité chez les pauvres à la stérilité des relations bureaucratiques. Alors que pendant des siècles la tradition catholique avait soutenu une conception positive du rôle de l’État dans la vie sociale, Jean-Paul II est beaucoup plus prudent et précis pour assigner des limites aux États excessivement ambitieux du dernier siècle en cours.

Il n’y a jamais eu de doute dans l’esprit du Pape que les institutions démocratiques, quels que soient leurs défauts, sont la meilleure protection existante des droits de l’homme. Il ajoute maintenant que les vertus et les institutions capitalistes, quels que soient leurs défauts, sont la meilleure protection existante pour la démocratie.

Assurément, ce fut le fameux “paragraphe 42” qui a attiré la plupart de l’attention de la presse mondiale. Avant ce passage le pape avait traité des événements qui ont changé le monde depuis 1891, et en particulier des événements de 1989, qui ont préparé ses conseils pratiques proposés pour aujourd’hui. Arrivé au paragraphe 42 le Pape était enfin prêt à revenir sur la question sous-jacente à laquelle on le pressait de répondre depuis la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, le Tiers Monde et bien d’autres lieux : après l’effondrement du socialisme, que proposez-vous ? Cela vaut la peine de donner l’intégralité de sa réponse, car la seule réponse raisonnable à la question exige de prendre quelque précaution avec le terme si controversé de “capitalisme”.

“En revenant maintenant [pour la 3ème fois] à la question initiale, peut-on dire que, après l’échec du communisme, le capitalisme est le système social qui l’emporte et que c’est vers lui que s’orientent les efforts des pays qui cherchent à reconstruire leur économie et leur société ? Est-ce ce modèle qu’il faut proposer aux pays du Tiers Monde qui cherchent la voie du vrai progrès de leur économie et de leur société civile ?

La réponse est évidemment complexe. Si sous le nom de “capitalisme” on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l’entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu’elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive, même s’il serait peut-être plus approprié de parler d'”économie d’entreprise”, ou d'”économie libre”. Mais si par “capitalisme” on entend un système où la liberté dans le domaine économique n’est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension particulière de cette dernière, dont l’axe est d’ordre éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative.”

Point par point cette réponse reflète l’expérience de ces nations qui depuis la deuxième guerre mondiale ont connu à la fois la liberté politique et la prospérité économique. Par exemple, après s’être remis de plus de 11 ans de nazisme, l’Allemagne après la seconde guerre mondiale a eu à subir une transformation majeure qui n’était pas seulement économique mais aussi politique et morale. Chez les nations anciennement communistes, la situation est aujourd’hui similaire. De même chez les nations anglo-américaines, l’organisation du droit a évolué pendant des siècles et cette évolution a donné lieu à la lente émergence des institutions politiques, économiques et culturelles qui, ensemble, ont formé la société libre. En fait des penseurs néo-libéraux comme Friedrich Von Hayek dans “La Constitution de la Liberté” et Bruno Léoni dans “Freedom and the Law” soulignent particulièrement ces facteurs non économiques. Dans “Une éthique économique” (1982) j’ai qualifié la “Gestalt” en résultant, de “système tripartite”.

“Le capitalisme démocratique n’est pas seulement la libre entreprise. Il ne peut prospérer sans une culture morale qui nourrit les vertus et les valeurs, gages de son existence. Sa prospérité ne peut se passer d’une visée démocratique pour, d’une part, limiter les prétentions du gouvernement et d’autre part, favoriser bien d’autres activités sans lesquelles la prospérité économique est impossible. La sagesse pragmatique du système politique et du système culturel a eu de profonds retentissements sur le fonctionnement du système économique. Ce sont à la fois les politiques et la morale qui ont encouragé le développement. A divers moment de l’histoire américaine, le système politique et le système culturel sont intervenus dans la sphère économique. Chacun des trois systèmes a entraîné la modification des deux autres.”

Dans la deuxième partie du § 42 cité ci-dessus, le Pape Jean-Paul II ordonne méthodiquement les rôles des trois systèmes-économique, juridique et moral.

Élément de cette structure tripartite, le capitalisme correctement compris découle de l’anthropologie du Pape :

“la principale ressource de l’homme, c’est l’homme lui-même. C’est son intelligence qui lui fait découvrir les capacités productives de la terre et les multiples manières dont les besoins humains peuvent être satisfaits.”

“L’homme”, écrit-il encore, “qui découvre sa capacité de transformer et en un sens de créer le monde par son travail… remplir son rôle de collaborateur de Dieu dans l’œuvre de la création”. Et encore “L’homme s’épanouit par son intelligence et, ce faisant, il prend comme objet et comme instrument les éléments du monde et il se les approprie. Le fondement du droit d’initiative et de propriété individuelle réside dans cette nature de son action”.

En outre, l’expression de la créativité personnelle par le travail comporte une dimension sociale :

“par son travail l’homme se dépense non seulement pour lui-même, mais aussi pour les autres et avec les autres. Chacun collabore au travail et au bien d’autrui. L’homme travaille pour subvenir aux besoins de sa famille, de la communauté à laquelle il appartient, de la nation et, en définitive, de l’humanité entière.”

Dans ces textes, nous discernons la forme fondamentale de la logique du Pape, qui va de l’image du Créateur dont est fait chaque homme, au travail qui découle de cette source. Ou encore, de l’esprit fécond du Dieu créateur à l’exercice de l’intelligence humaine et du choix dans l’invention, l’initiative et l’entreprise.

Déjà dans “Sollicitudo Rei Socialis“, le Pape avait vu que “le droit à l’initiative personnelle économique” est un droit de l’homme fondamental, qui vient tout de suite après le droit à la liberté religieuse. Comme la liberté religieuse, l’initiative économique découle aussi de la “subjectivité créative” de la personne humaine.

Cette ligne de pensée a conduit le Pape à discerner le rôle de l’entreprise dans l’activité économique. Comme on l’a vu, Israël Kirzner définit l’entreprise comme un acte de découverte, un acte de discernement soit d’un nouveau produit ou service à fournir aux autres pour leur utilité soit d’une nouvelle façon de procurer ce produit ou ce service. Le Pape voit la créativité à l’œuvre dans de tels actes de découverte et de discernement. Il voit même en eux une nouvelle forme de “capital”. Bien sûr puisqu’il est d’abord pasteur et théologien, il va au-delà de l’évaluation purement économique de l’innovation pour porter des jugements éthiques sur l’influence que celle-ci peut avoir sur les personnes individuelles et le bien commun.

Bien que les origines du mot “capital” remontent à une ère économique plus primitive, lorsque “capita” visait les têtes de bétail, à l’époque où la forme prédominante du capital consistait à être propriétaire de parcelles de terre, le même mot suggère aussi le terme latin “caput” (“la tête”), le siège humain de cette même créativité, de cette invention de cette initiative que le Pape voit dans la “subjectivité créative”. Le Pape vise lui-même expressément ce changement crucial de sens du mot “capital” d’abord perçu comme désignant la terre puis de façon plus moderne signifiant l’homme, comme on va maintenant l’examiner.

La pensée du Pape sur ce point est parallèle à celle d’Abraham Lincoln. Dans l’encyclique “Laborem Exercens” le Pape avait affirmé “le principe de la priorité du travail sur le capital” (là, par “travail” il signifiait toutes sortes de travail, même le travail intellectuel, et par “capital” il signifiait des biens matériels). De même Lincoln, dans son premier discours annuel au Congrès le 3 décembre 1861, reformulant quelques-uns des mêmes mots qu’il avait utilisés à la foire de l’État du Wisconsin en 1859, écrivit ceci :

“Le travail est préalable au capital et indépendant de lui. Le capital n’est que le fruit du travail et n’aurait jamais pu exister si le travail n’avait pas d’abord existé. Le travail est supérieur au capital et mérite une bien plus grande considération. Le capital a ses droits, qui méritent autant de protection que tout autre droit. Il n’est pas non plus contesté qu’il y a et probablement qu’il y aura toujours, une relation entre le travail et le capital, génératrice de bénéfices mutuels. L’erreur est de supposer que tout le travail de la communauté se trouve dans cette relation.”

Lincoln comprit tout de même aussi que la grande cause de richesse était l’intelligence humaine et devint très éloquent pour louer le rôle de l’invention dans l’exploitation florissante des ressources cachées de la création. De même il vit dans la clause des licences et droits d’auteur inscrite dans la Constitution des États-Unis une incitation remarquable pour les inventeurs et créateurs (et ainsi un des plus grands élans donnés à la liberté humaine) car la perspective de la propriété temporaire des idées (comme un actif appropriable) “ajouta le combustible de l’intérêt au feu du génie”.

Le Pape écrit :

“En raison de sa fécondité même et de ses possibilités de satisfaire les besoins de l’homme, la terre est le premier don de Dieu pour la subsistance humaine. Or, elle ne produit pas ses fruits sans une réponse spécifique de l’homme au don de Dieu, c’est-à-dire sans le travail. Grâce à son travail, l’homme, utilisant son intelligence et sa liberté, parvient à la dominer et il en fait la demeure qui lui convient. Il s’approprie ainsi une partie de la terre, celle qu’il s’est acquise par son travail. C’est là l’origine de la propriété individuelle. Évidemment, il a aussi la responsabilité de ne pas empêcher que d’autres hommes disposent de leur part du don de Dieu ; au contraire, il doit collaborer avec eux pour dominer ensemble toute la terre.

Dans l’histoire, ces deux facteurs, le travail et la terre, se retrouvent toujours au principe de toute société humaine ; cependant ils ne se situent pas toujours dans le même rapport entre eux. Il fut un temps où la fécondité naturelle de la terre paraissait être, et était effectivement, le facteur principal de la richesse, tandis que le travail était en quelque sorte l’aide et le soutien de cette fécondité. En notre temps, le rôle du travail humain devient un facteur toujours plus important pour la production des richesses immatérielles et matérielles…

Le travail est d’autant plus fécond et productif que l’homme est plus capable de connaître les ressources productives de la terre et de percevoir quels sont les besoins profonds de l’autre pour qui le travail est fourni.”

D’une façon différente de celle de Ludwig Von Mises et de Friedrich Hayek mais avec une préoccupation analogue, le Pape voit dans le travail le processus d’édification du réseau tacite, expérimental et en évolution d’une “grande société”.

“Il paraît évident que le travail d’un homme s’imbrique naturellement dans celui d’autres hommes. Plus que jamais aujourd’hui, travailler, c’est travailler avec les autres et travailler pour les autres ; c’est faire quelque chose pour quelqu’un.”

Curieusement le capitalisme moderne se trouve de plus en plus concentré sur le “caput”, sur des facteurs tels que la connaissance, la perspicacité, la découverte, l’entreprise et la recherche. “Le capital humain” devient la cause principale de la richesse des nations, plus important même que les ressources naturelles. Un pays sans ressources naturelles peut en fait devenir riche ; un autre pays tout à fait bien doté en ressources naturelles peut rester très pauvre. Le lecteur peut avoir à l’esprit son propre exemple ; pour ma part -toutes complexités dûment pesées- je donnerai celui du Japon et du Brésil qui offrent un contraste évident. Ces considérations conduisent le Pape à mettre en lumière le nouveau sens du mot “capital”.

“A notre époque il existe une autre forme de propriété et elle a une importance qui n’est pas inférieure à celle de la terre : c’est la propriété de la connaissance, de la technique et du savoir. La richesse des pays industrialisés se fonde bien plus sur ce type de propriété que sur celui des ressources naturelles.”

L’accent mis par le Pape sur la “communauté de travail” le conduit aussi à apprécier la “capacité entrepreneuriale”. Il n’est pas si facile de discerner simplement comment mettre en harmonie les besoins humains et les ressources humaines d’une façon productive et efficace ; dans beaucoup de nations aujourd’hui l’échec économique, et non le succès, semble devoir être la règle. Le Pape découvre une clef pour éviter l’échec, une sorte de pré-voyance au sens propre de ce terme :

“Celui qui produit un objet le fait, non seulement pour son usage personnel, mais aussi pour que d’autres puissent s’en servir après avoir payé le juste prix, convenu d’un commun accord dans une libre négociation. Or, la capacité de connaître en temps utile les besoins des autres hommes et l’ensemble des facteurs de production les plus aptes à les satisfaire, c’est précisément une autre source importante de richesse dans la société moderne.”

En particulier le Pape souligne les aspects sociaux de l’esprit d’entreprise. Une économie libre n’est rien si elle n’est pas un système social d’échange, fondé sur le consentement mutuel. Le Pape suit de près cette logique :

“Beaucoup de biens ne peuvent être produits de la manière qui convient par le travail d’un seul individu, mais ils requièrent la collaboration de nombreuses personnes au même objectif. Organiser un tel effort de production, planifier sa durée, veiller à
ce qu’il corresponde positivement aux besoins à satisfaire en prenant les risques nécessaires, tout cela constitue aussi une source de richesses dans la société actuelle. Ainsi devient toujours plus évident et déterminant le rôle du travail humain maîtrisé et créatif et, comme part essentielle de ce travail, celui de la capacité d’initiative et d’entreprise.”

Alors tout ce que le Pape a jusque là écrit sur la personne agissante, la subjectivité créative et le droit fondamental à l’initiative économique personnelle, tout cela apparaît cohérent. Il est désormais prêt à rendre un jugement de principe :

“Il faut considérer avec une attention favorable ce processus [de l’économie moderne] qui met en lumière concrètement un enseignement sur la personne que le christianisme a constamment affirmé”.

Voilà une bien surprenante déclaration. Le Pape suggère en somme que l’économie libre et de coopération révèle la pertinence de l’enseignement chrétien d’une nouvelle façon. Mais il ne néglige pas pour autant les vertus nécessaires pour accomplir cette tâche :

“Entrent dans ce processus d’importantes vertus telles que l’application, l’ardeur au travail, la prudence face aux risques raisonnables à prendre, la confiance méritée et la fidélité dans les rapports interpersonnels, l’énergie dans l’exécution de décisions difficiles et douloureuses mais nécessaires pour le travail commun de l’entreprise et pour faire face aux éventuels renversements de situations”.

Le fondement de l’économie moderne, écrit le Pape, “est la liberté de la personne qui s’exprime dans le domaine économique”. Cette reconnaissance est très importante. A l’approbation papale de la liberté politique procurée par la démocratie, elle ajoute l’approbation de la liberté économique ; et dans les deux cas la liberté suppose la responsabilité.

Le Pape juge même utile de parler favorablement du profit, “régulateur dans la vie de l’établissement” : “L’Eglise reconnaît le rôle pertinent du profit comme indicateur du bon fonctionnement de l’entreprise. Quand une entreprise génère du profit, cela signifie que les facteurs productifs ont été dûment utilisés et les besoins humains correspondants convenablement satisfaits”. Comme bien d’autres bons auteurs qui se sont exprimés sur l’entreprise, le Pape souligne également que “le profit n’est pas le seul régulateur de la vie d’une entreprise. Les facteurs humains et moraux qui sont au moins aussi importants à long terme pour la vie d’une entreprise doivent aussi être considérés”. Des auteurs tels que Peter Drucker soulignent le rôle crucial des différents types de relations humaines dans les entreprises ; le Pape parle d’une entreprise comme “une communauté de personnes… qui forme un groupe particulier au service de la société “toute entière”.

Les limites du capitalisme

Néanmoins le Pape Jean-Paul II n’oublie pas ce que coûte un capitalisme moderne. L’autre face de la médaille de la créativité humaine est nécessairement ce que Joseph A. Schumpeter a appelé “la destruction créative”.

Le Pape écrit que “la transformation incessante des modes de production et des types de consommation dévalorise des connaissances acquises et des compétences professionnelles confirmées, ce qui exige un effort continu de mise à jour et de recyclage”. Il s’inquiète en particulier du sort des personnes âgées, des jeunes qui ne parviennent pas à trouver un emploi et “d’une manière générale, (des) sujets les plus faibles.” Il vise “le Quart Monde” c’est-à-dire les gens vulnérables dans les sociétés développées. Satisfaire leurs besoins est l’œuvre inachevée de “Rerum Novarum”, ce qui signifie notamment “un salaire suffisant pour faire vivre la famille, des assurances sociales pour la vieillesse et le chômage, une réglementation convenable des conditions de travail”. Et toutes ces défectuosités de certaines économies de marché doivent être rectifiées avec un bon sens pratique. Parfois le gouvernement devra prendre l’initiative ; parfois au contraire elle sera prise par différents secteurs de la société civile. Le Pape n’est ni libertarien ni étatiste. Les fins chrétiennes laissent aux moyens, programmes et politiques beaucoup de place pour confronter leurs différentes approches, à condition bien sûr qu’ils en respectent les limites.

Le Pape est également très désireux de distinguer le capitalisme correctement compris de la forme “primitive” ou “ancienne” du capitalisme qu’il n’approuve pas. Cette dernière est caractérisée par (1) des systèmes dans lesquels “les choses matérielles l’emportent sur les hommes” ; (2) des systèmes dans lesquels “sont encore en vigueur les pratiques du capitalisme des origines, dans une situation dont la “cruauté” n’a rien à envier à celle des moments les plus noirs de la première phase de l’industrialisation”, et (3) des systèmes dans lesquels “c’est encore la terre qui est l’élément central du processus économique, et ceux qui la cultivent, empêchés de la posséder, sont réduits à des conditions de demi-servitude”. Dans le Tiers Monde (et de façon très visible dans certaines parties de l’Amérique latine) des foules de gens sans terre souffrent cruellement et viennent se déverser sur les grandes métropoles où elles ne trouvent malheureusement que peu de travail (ou de logement). Comme Hernando de Soto, le Pape constate cette absence de propriété et cette exclusion dans lesquelles “la grande majorité des habitants du Tiers Monde vit encore…”

A l’opposé, le Pape approuve “une société du travail libre, de l’entreprise et de la participation”. Il ajoute : cette société “ne s’oppose pas au marché mais demande qu’il soit dûment contrôlé par les forces sociales et par l’État, de manière à garantir la satisfaction des besoins fondamentaux de toute la société.”

Les mots “dûment contrôlés” excluent une pure conception de laissez faire mais sont en harmonie avec le concept de la société tripartite envisagée au paragraphe 42. “La société” est distinguée de “l’État” ; les institutions morales et culturelles de la société civile sont distinguées des organes politiques du gouvernement. Tant la société que l’État contrôlent, équilibrent et régulent l’économie. Le Pape n’entend pas par là une méthode socialiste de contrôle, comme la phrase qui précède le montre parfaitement clairement : “on ne peut lui opposer, comme modèle de substitution, le système socialiste.”

Dans le même esprit, le Pape affirme à trois reprises que “l’on ne peut accepter l’affirmation selon laquelle la défaite du “socialisme réel” comme on l’appelle, fait place au seul modèle capitaliste d’organisation économique”.

Mais ici comme ailleurs son remède au capitalisme débridé est un capitalisme en bon ordre, d’un type plus équilibré. Car il le propose immédiatement comme solution :

“Il faut rompre les barrières et les monopoles qui maintiennent de nombreux peuples en marge du développement, assurer à tous les individus et à toutes les nations les conditions élémentaires qui permettent de participer au développement.
Cet objectif requiert des efforts concertés et responsables de la part de toute la communauté internationale. Il convient que les pays les plus puissants sachent donner aux plus pauvres des possibilités d’insertion dans la vie internationale et que les pays les plus démunis sachent saisir ces possibilités, en consentant les efforts et les sacrifices nécessaires en assurant la stabilité de leur organisation politique et de leur économie, la sûreté dans leurs perspectives d’avenir, l’augmentation du niveau des compétences de leurs travailleurs, la formation de dirigeants d’entreprises efficaces et conscients de leurs responsabilités.”

De même au paragraphe 42, après avoir présenté le capitalisme correctement compris, le Pape attaque à nouveau “une idéologie radicale de type capitaliste” :

“Des foules importantes vivent encore dans des conditions de profonde misère matérielle et morale. Certes, la chute du système communiste élimine dans de nombreux pays un obstacle pour le traitement approprié et réaliste de ces problèmes, mais cela ne suffit pas à les résoudre. Il y a même un risque de voir se répandre une idéologie radicale de type capitaliste qui refuse jusqu’à leur prise en considération, admettant a priori que toute tentative d’y faire face directement est vouée à l’insuccès, et qui, par principe, en attend la solution du libre développement des forces du marché”.

Par “idéologie radicale de type capitaliste” le Pape semble vouloir dire l’attitude qui consiste à s’en remettre totalement aux seuls mécanismes du marché et raisonnements économiques. Aux États-Unis nous appelons généralement “libertariens” ceux qui se réclament de cette conception, qui est l’opinion d’une petite minorité (néanmoins influente). Les libertariens américains ne refusent pas la prise en considération de la misère des foules ; ils proposent leurs propres analyses argumentées et solutions pratiques, et rencontrent quelques succès. L’économie chilienne est devenue l’une des premières économie d’Amérique latine, en partie grâce aux conseils soutenus par les libertariens de l’école de Chicago qui furent à cette époque largement calomniés.

Avec une ironie involontaire le Pape préfère appeler le capitalisme qu’il approuve “l’économie de l’entreprise, l’économie de marché ou simplement l’économie libre.” C’est probablement en raison de la résistance émotionnelle qui existe en Europe au mot “capitalisme”. Personnellement, si je préfère parler de “capitalisme démocratique” plutôt que “d’économie de marché”, c’est pour éviter d’avoir l’air “libertarien” -c’est à dire étroitement concentré sur le seul système économique. Car en réalité dans les sociétés développées les institutions de l’ordre juridique comme de l’ordre culturel ont une forte influence sur le système économique qu’elles modifient et “contrôlent”. Assurément tous ceux qui sont religieusement attachés à la gauche ou au contraire au traditionalisme et croient encore que les États-Unis sont un exemple de capitalisme sauvage feraient bien d’examiner tous les rayons de volumes s’élevant sur plusieurs mètres pour contenir le Registre Fédéral des règles commerciales légalement obligatoires. Il serait en fait plus plausible de soutenir que les économies des nations capitalistes sont aujourd’hui trop lourdement réglementées (et trop inconsidérément) que trop peu.

Dans le monde réel tel qu’il est, les activités économiques des entreprises sont restreintes par la loi, la coutume, les codes moraux et l’opinion publique, tout cela, comme on peut le constater, engendre des coûts socialement imposés aux entreprises et qu’elles sont tenues d’assumer d’innombrables façons -en engageant des employés (juristes, chargés de l’action affirmative, chargés des affaires publiques, inspecteurs, spécialistes de relations humaines, contrôleurs des plans de retraite, spécialistes de la prévoyance en matière de santé, gardiens d’enfants, etc…). Le terme “capitalisme démocratique” tente d’embrasser ces restrictions politiques et culturelles avec le système économique humain sur lequel elles agissent. Il est suffisamment général pour inclure toute sorte de partis politiques, des conservateurs aux sociaux-démocrates, et de sociétés aussi différentes que la Suède et les États-Unis.

Dans un style similaire le Pape relève trois limites morales au pouvoir du marché libre :

(1) beaucoup de besoins humains ne sont pas satisfaits par le marché mais se situent au-delà, (2) certains biens “ne peuvent ni ne doivent être vendus ou achetés” ; et (3) toute une série de gens n’ont pas les moyens d’entrer dans le marché et ont besoin d’une assistance en dehors du marché. Le principe du marché est bon mais il n’est ni universel dans sa compétence ni inconditionnel dans son exercice. Ce n’est pas une idole.

En outre le Pape pense en termes de solidarité internationale. Le monde entier est sa paroisse. Ses fréquents voyages par avion dans le Tiers Monde servent à dramatiser la primordiale responsabilité humaine (et chrétienne) de s’occuper partout des besoins des pauvres. L’interdépendance économique et la révolution des communications ont rapproché plus que jamais la population catholique (et en fait toute la population de la planète). Cette situation fait apparaître beaucoup d’impératifs moraux et sociaux qui entourent et imprègnent les activités économiques. Par exemple : il faut faire attention à ne pas abîmer l’environnement. Les États et les sociétés ont besoin d’établir un cadre favorable à la créativité, au plein emploi, à un revenu familial décent et à l’assurance sociale pour différents risques. Le bien commun de tous doit être servi et non violé par quelques-uns. Les individus doivent être traités comme des fins et non comme des moyens – et leur dignité doit être respectée.

Les tâches dont doit s’acquitter la bonne société sont nombreuses. Aucun système n’est aussi susceptible de réaliser ces bienfaits qu’un système de marché mais, pour être jugé entièrement bon, le système de marché doit vraiment les réaliser. Le Pape fait explicitement l’éloge des succès enregistrés dans ces domaines par les économies mixtes après la deuxième guerre mondiale. Mais il souligne aussi tout ce qui reste à faire. Trouver de bons systèmes est un progrès mais c’est après que commencent les difficultés.

En ce qui concerne la croissance démographique, le Pape fait valoir que le capital humain est la ressource majeure des nations ce qui peut amener à une nouvelle approche du contrôle démographique. Ceux qui disent dogmatiquement qu’une population importante engendre de la pauvreté ont-ils sérieusement réfléchi aux exemples du Japon, de Hong-Kong et des Pays-Bas qui ont tout à fait réussi avec une forte densité de population ? Sans développer ce point comme le fait Julian Simon, le Pape met l’accent sur la capacité créative de chaque être humain qui explique pourquoi des pays fortement peuplés peuvent devenir prospères. Le principe qui est derrière le progrès économique est simplement le fait que la plupart des hommes peuvent en une vie créer plus qu’ils ne consomment. La cause de la pauvreté n’est pas la surpopulation. Au contraire c’est le système d’économie politique qui réprime la créativité économique dont Dieu a doté chaque homme. Les nations ne devraient pas réprimer cette capacité créative.

Vers un débat plus civil

Centesimus Annus est un document si équilibré qu’il a été accepté avec enthousiasme par des néoconservateurs comme moi et assez vite adopté à gauche aussi (là on a mis une légère sourdine aux conceptions économiques socialistes les plus extrêmes en observant que de nos jours même la gauche n’est pas opposée aux marchés, à l’entreprise, à la croissance économique et à l’initiative personnelle). Ce n’est qu’en Amérique que la gauche catholique a réagi à contrecoeur, peut-être à cause de l’intense engagement émotionnel de beaucoup en faveur de la “théologie de la libération”.

Aussi la première réponse de la gauche catholique américaine à Centesimus Annus fut un silence choqué, suivi moins par une présentation de ses thèmes que par une attaque dirigée contre les “néoconservateurs” à qui il était reproché de “pirater” l’encyclique. Parmi eux par exemple un important chroniqueur progressiste, le père Richard P. Mc Brien, prévenait :

“Les néoconservateurs, qui semblent exalter le capitalisme démocratique comme si c’était la norme morale aussi bien qu’économique pour le reste du monde, ne peuvent se prévaloir de cette encyclique pour enrôler le Pape dans la défense de leur cause. Jean-Paul II est plus prudent et plus critique.”

Pour le prouver, Mc Brien cite le paragraphe 42 : “Est-ce ce modèle [le capitalisme] qu’il faut proposer aux pays du Tiers-Monde ?” Mc Brien répond : “Si je comprends la position des néoconservateurs correctement, leur réponse serait “oui, bien sûr”. Pour Jean-Paul II la réponse est “évidemment complexe””. Ce passage révèle que Mc Brien confond les néoconservateurs avec les libertariens. En fait ce sont les néoconservateurs qui ont introduit dans la pensée sociale catholique l’idée de contre-poids politiques et moraux-culturels au capitalisme. C’est pourquoi sans hésitation ni pinaillage ils ont endossé les mots précis que le Pape a employés, comme un écho de leur propre pensée. Même la phrase : “la réponse est complexe.”

Les éditeurs du journal catholique “Commonweal” ont fait les mêmes confusions que Mc Brien. Ils ont cité une autre phrase de l’encyclique comme si elle s’opposait à “l’éloge de la liberté et de l’efficacité de l’économie de marché”. Voici la phrase citée : “Même la décision d’investir en un lieu plutôt qu’en un autre est toujours un choix moral et culturel.” Ils ont alors ajouté une phrase de leur cru : “il en est de même de l’altruisme magique de la main invisible.” C’est précisément pour cette raison que certains d’entre nous ont depuis longtemps souligné, avec Jean-Paul II, les rôles légitimes du système politique et du système moral-culturel pour compléter et corriger l’économie de marché.

Dans le si peu centriste “Center Focus”, la lettre d’information du “Center of Concern” marqué à gauche, le père Jim Hug S.J., se précipita sur une phrase du paragraphe 56 : “de leur côté, les pays occidentaux eux-mêmes courent le risque de voir dans cet effondrement [du socialisme de l’Europe de l’Est] la victoire unilatérale de leur système économique et ils ne se soucient donc pas d’y apporter les corrections qu’il faudrait”. Il a aussi aimé le paragraphe 34 : “Il y a de nombreux besoins humains qui ne peuvent être satisfaits par le marché. C’est un strict devoir de justice et de vérité de faire en sorte que les besoins humains fondamentaux ne restent pas satisfaits et que ne périssent pas les hommes qui souffrent de ces carences.” (Un tel sentiment, a dit Samuel Johnson, est le signe de toute bonne société). Astucieusement le père Hug concède que “certains des mots utilisés et des accents mis par “Centesimus Annus” font penser que les néoconservateurs américains ont participé à son élaboration.” Il presse alors la gauche de supplanter les néoconservateurs la prochaine fois : “Nous qui sommes dans l’aile progressiste de la communauté de l’Église, nous devons devenir “rusés comme des serpents” sur les façons d’influencer l’enseignement du Vatican”. Gageons que les papes feront plus attention aux réalités telles que le monde les expérimente.

Plus sûrement, Centesimus Annus n’est pas un document libertarien et, pour beaucoup d’entre nous, c’est précisément cela qui fait sa beauté. Le Commonweal l’a parfaitement affirmé, “ce que l’encyclique accorde aux mécanismes du marché, elle ne le retire pas à sa défense des pauvres ou à son témoignage contre l’injustice.” Elle a dénoncé les conditions de l’exploitation inhumaine. Très justement, comme le père Hug l’écrit, “Centesimus Annus ne sacralise aucun système existant”. Le Pape a vu un grand nombre de défauts dans les systèmes économiques, politiques et moraux-culturels même dans les sociétés les plus développées. Sa conclusion a été aussi pointue que l’obélisque de la place Saint-Pierre. Il a exprimé un jugement nuancé, complexe mais tout à fait franc sur la question du “modèle qu’il faut proposer aux pays du Tiers-Monde qui cherchent la voie du vrai progrès de leur économie et de leur société civile.” Son jugement après mûre réflexion, le voici : “l’économie de l’entreprise, l’économie du marché ou simplement l’économie libre.” On ne peut pas être plus clair.

Je veux souligner que Centesimus Annus encourage non seulement les sociaux-démocrates et autres de la gauche modérée mais encore les personnes qui partagent mes propres inclinaisons et ceux qui se situent plus à ma droite. Ce n’est pas un document partisan. Son éclat tient notamment à son discernement de plusieurs constellations dans la vaste nuit des biens sociaux. Jean-Paul II voit les étoiles que suivent les gens de la gauche raisonnable et aussi les étoiles qui attirent les gens de la droite raisonnable. Même lorsqu’elles sont raisonnables, des personnes partisanes ont tendance à regarder les étoiles que les autres suivent comme du passé et à se concentrer avec passion sur les leurs. Jean-Paul II a eu la largesse d’esprit de garder toutes les étoiles en vue, et avec une remarquable sérénité et un admirable équilibre. En avril 1992 à Londres j’ai vraiment eu le plaisir d’entendre un prêtre ouvrier de gauche décrire Centesimus Annus pratiquement comme un manifeste du parti travailliste, dans la salle de conférence d’un institut parfois présenté comme un club de pensée thatchérien, à côté de conservateurs enchantés par l’approche juste de l’encyclique à l’égard de l’entreprise et par la noblesse qu’elle a vue dans la société civile. Les “tories” ont aimé son éloge de la subjectivité créative et sa critique de l’État-providence (par. 48) tandis que les travaillistes ont été heureux de noter les limites qu’elle assignait aux principes du marché et ses différents appels à l’assistance de l’État.

Une année complète s’écoula pourtant avant qu’un essai sérieux fût proposé par la gauche catholique américaine, qui a demandé avec tact de la place dans la conversation pour une vision socialiste assagie venant d’Amérique latine et pour la perspective progressiste des évêques américains.

Ecoutons la conclusion de cette plaidoirie (de David Hollenbach s. j. dans Etudes Théologiques). Elle est touchante :

“Ceux qui ont été amenés à croire que Centesimus Annus avalise le “capitalisme réel et existant” devraient y regarder de plus près. J’espère que cette modeste “note” incitera à la fois à une lecture minutieuse du texte et à un engagement en faveur du bien commun qui imprègne l’encyclique.”

Cependant, quand le père Hollenbach discute de la pauvreté aux États-Unis et cite ses sources, il se réfère au sénateur démocrate de New-York, Daniel Patrick Moynihan, comme son adversaire de droite et à trois personnalités situées à gauche de Moynihan (David Ellwood, William Julius Wilson et Alan Wolfe) qu’il présente comme ses guides “sages et pondérés”. Il laisse entièrement en dehors de la discussion d’autres personnalités très impliquées par cette question -des gens tels que Charles Murray, Lawrence Mead, Stuart Butler et le ministre du logement et du développement urbain, Jack Kemp. Cette exclusion l’amène à commettre des erreurs factuelles inutiles, comme par exemple : “beaucoup de pauvres aux États Unis travaillent à plein temps”. En réalité la majorité des pauvres qui bénéficient de l’assistance sociale ont plus de 65 ans ou moins de 18 ans, sont malades ou handicapés. Parmi ceux qui sont en bonne santé et en âge de travailler, le pourcentage effectif des membres de familles pauvres qui ont travaillé en 1988 à plein temps toute l’année était de 16,4 %. Encore plus déprimant est le pourcentage chez les femmes pauvres sans mari à la maison, qui tombe à 9,5 % (mais 56 % des femmes non pauvres appartenant à la même catégorie, donc sans mari à la maison, travaillaient à plein temps toute l’année).

Hollenbach cite (mais seulement partiellement) un de mes passages préférés de l’Encyclique, que voici :

“En effet, de nombreux hommes, et sans doute la grande majorité, ne disposent pas aujourd’hui des moyens d’entrer, de manière efficace et digne de l’homme, à l’intérieur d’un système d’entreprise dans lequel le travail occupe une place réellement centrale…

En somme, s’ils ne sont pas exploités, ils sont sérieusement marginalisés ; et le développement économique se poursuit, pour ainsi dire, au-dessus de leur tête.”

Mais les deux phrases qu’Hollenbach a laissé de côté dans sa citation elliptique, sont centrales dans l’argumentation du Pape car elles mettent l’accent sur le capital humain :

“Ils n’ont la possibilité ni d’acquérir les connaissances de base qui permettent d’exprimer leur créativité et de développer leurs capacités, ni d’entrer dans le réseau de connaissances et d’intercommunications qui leur permettraient de voir apprécier et utiliser leurs qualités.”

En d’autres termes la communication de la connaissance comme l’ouverture des marchés et du commerce sont parmi les plus grands services que les sociétés développées peuvent rendre aux pauvres du Tiers Monde.

En outre le Pape insiste sur la nécessité de permettre aux pauvres du Tiers Monde de devenir plus actifs dans la vie économique. Mais ceci exigera des réformes structurelles fondamentales, en particulier des modifications des lois de ces pays du Tiers Monde (notamment en Amérique Latine) qui déclarent illégales la plupart des entreprises des gens ordinaires. Sautant par dessus cette critique radicale des états pré-capitalistes, Hollenbach interprète le Pape comme s’il ne faisait essentiellement que reprendre le langage tenu par les évêques catholiques des États-Unis, qui semble décrire les gens comme des êtres passifs : la justice élémentaire exige l’établissement pour tous de niveaux minimum de participation à la vie de la communauté humaine”. Au contraire, suivant le Pape, les gouvernements doivent soutenir le droit fondamental de tous à l’initiative économique. Le Pape souligne la créativité et l’activisme des pauvres et critique les obstacles (souvent imposés par les États) qui les empêchent de réaliser pleinement leurs potentialités.

Pour résumer ce que le Pape propose pour soigner les maux du Tiers Monde, Hollenbach cite une phrase qui commence en faveur du marché : “que le problème essentiel [pour les pays pauvres] soit d’obtenir un accès équitable au marché international…”. Mais il en laisse de côté la fin, pourtant plus significative : “… fondé non sur le principe unilatéral de l’exploitation des ressources naturelles mais sur la valorisation des ressources humaines”. Là encore le pape se concentre sur la connaissance et la créativité humaines, qui ont besoin d’être développées au maximum de leur potentialité. Il leur faut un soutien institutionnel adéquat. Elles sont sources de prospérité. Les réprimer est un très grand mal. La plupart des États du Tiers Monde punit cruellement et néglige la créativité humaine de leurs citoyens. Il est encore plus frappant de lire les deux phrases qui conduisent à ce passage. Elles sont éblouissantes :

“Il n’y a pas très longtemps, on soutenait que le développement supposait, pour les pays les plus pauvres, qu’ils restent
isolés du marché mondial et ne comptent que sur leurs propres forces. L’expérience de ces dernières années a montré que les pays qui se sont exclus des échanges généraux de l’activité économique sur le plan international ont connu la stagnation et la régression, et que le développement a bénéficié aux pays qui ont réussi à y entrer.”

“A mon avis,” écrit Hollenbach, “les principes [de Centesimus Annus] appellent des changements majeurs tant dans l’organisation interne actuellement en place aux États-Unis que dans le monde entier.” Sur ce point Hollenbach et moi, nous lisons de la même façon l’encyclique. Mais sur ce que ces changements majeurs doivent être, Hollenbach et moi, nous sommes dans des camps différents. Le Pape recommande systématiquement des changements qui ouvrent et élargissent les bénéfices des systèmes de marché ainsi que le développement interne des ressources humaines. Mais Hollenbach n’a nulle part vraiment considéré quelles mesures concrètes sont nécessaires pour provoquer “l’utilisation adéquate des ressources humaines” dans le Tiers Monde, en particulier dans le domaine des institutions qui rendent possible la créativité économique personnelle. Il faudrait lui demander : comment augmenter les talents humains des gens ordinaires, leur connaissance, savoir-faire et capacités d’entreprendre (c’est-à-dire le capital humain) ? Quels changements institutionnels sont nécessaires en Bolivie, Brésil, Colombie et au centre sud de Los Angeles ?

Souvenons-nous de la description faite par Michaël Ignatieff du point faible du parti travailliste anglais dans le domaine moral, démontré par quatre défaites électorales consécutives, y compris celle de 1992 : “Les travaillistes disent toujours aux gens ce qu’ils vont faire pour eux. Ils ne les encouragent jamais à le faire eux mêmes.” Il est bien meilleur de construire des institutions propices qui seront les soutiens sociaux de cette pratique personnelle de la créativité et de l’auto-détermination dans lesquelles consiste la dignité humaine. Là est le point de Jean-Paul II : un clair appel aux nouvelles approches créatives pour remplacer les solutions “progressistes” qui sont épuisées tout en reconnaissant à ces dernières le crédit qui leur est dû pour ce qu’elles ont effectivement réalisé. Dans la maison de Jean-Paul II il y a de la place pour beaucoup d’arguments au milieu de différents partis et tendances. Mais il est aussi important pour ceux qui ne sont pas d’accord d’inclure les autres dans la discussion et de conduire cette discussion franchement, ouvertement et avec civilité.

La gauche catholique (aux États-Unis, du moins) a exprimé son accord de fond avec Centesimus Annus tout en manifestant un agacement considérable qui lui était inspiré par le fait que les néo-conservateurs appréciaient l’encyclique encore plus. La gauche perçoit les pauvres et les fragiles comme des sujets passifs attendant d’être soignés par l’État. La droite et le centre les voient au contraire capables, créatifs et actifs. La gauche s’accroche à ses appels à l’action de l’État ; elle est devenue conservatrice dans son discours qui regarde en arrière. Le centre et la droite ont hâte de connaître le commencement d’une nouvelle société et, en présentant leurs demandes pour plus de “société civile” et moins d’État comme leurs principaux espoirs pour le futur, ils apparaissent comme nettement radicaux. A droite et au centre on a tendance à mettre l’accent sur les appels de l’encyclique à la société civile ; à gauche on a tendance à mettre l’accent sur l’État (mais moins qu’avant). Ce débat entre la gauche, le centre et la droite -inévitablement intégré dans le système tri-partite- est tout à fait sain.

J’ai toujours ressenti comme une sorte d’impérialisme moral l’idée de Paul Tillich suivant laquelle “chaque chrétien sérieux doit être socialiste” et la maxime de la gauche : “le christianisme est la religion dont le socialisme est la pratique”. C’est pourquoi je ne soutiendrai certainement pas le sentiment que “chaque chrétien sérieux doit être pour le capitalisme démocratique” ou que “le christianisme est la religion dont le capitalisme démocratique est la pratique.” Centesimus Annus insiste sur ce point, “l’Église catholique n’a pas de modèle à proposer” – et a même de puissantes raisons pour critiquer de nombreux abus et défauts dans les sociétés capitalistes démocratiques. Le Pape insiste à juste titre sur le fait qu’aucun système au monde ne peut prétendre être le Royaume de Dieu. Quel serait l’utilité d’une Église qui ne critiquerait pas constamment la Cité de l’homme à la lumière de la Cité de Dieu, “sub specie aeternitatis ?” Comme Thomas Pangle le rapporte dans son étude de “La démocratie en Amérique” de Tocqueville, c’est assurément cet accent mis sur l’immortalité et la vie éternelle qui est la contribution indispensable de la religion à l’expérimentation démocratique.

La terrible menace du communisme, qui dans la seule Union Soviétique a détruit plus de millions de vies qu’Hitler dans toute l’Europe et qui a flétri tant de centaines de millions d’autres vies, a maintenant été vaincue. Le socialisme (au moins comme idée économique) a été discrédité, sauf pour ceux, comme Léonardo Boff, dont l’investissement dans cette idéologie avait été si intense qu’ils ont du mal à rendre les armes trop vite. A long terme dans l’histoire, l’économie socialiste apparaîtra comme un dérangement ; nos descendants se demanderont comment tant d’hommes ont pu se faire avoir par lui au moins pendant une partie de leur existence. La mort du socialisme nous donne l’occasion de porter un regard frais sur tout cela et de repartir avec un nouveau jaillissement de créativité sociale. Avoir ouvert cette perspective est le véritable exploit de Centesimus Annus.

Pendant ce temps qui commence nous aurons beaucoup de travail difficile à faire pour amener les milliards de pauvres du Tiers Monde à un système de liberté et de créativité. Et aussi pour aider les pauvres dans les pays développés.

A lire aussi : Dignité humaine, liberté personnelle, par Michael Novak (traduction Raoul Audouin)

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