Après la présentation des économistes ayant fleuri au sein de la Belgique francophone au cours du XIXe siècle, un lecteur nous a adressé un large commentaire, songeant à creuser cette notion étrange d’ « économie politique chrétienne » que nous avions évoquée en exposant l’œuvre de Charles Périn. Tout à fait enclins à accompagner cet effort de diffusion des différentes idées économiques, nous présentons ici son commentaire critique de l’œuvre d’Alban de Villeneuve-Bargemont, le plus grand représentant en France de l’école d’économie politique chrétienne.
A. de Villeneuve-Bargemont ou l’économie politique chrétienne
par J.-L. T.
(Laissons Faire, n°3, août 2013)
Cher Monsieur,
Étant moi-même Belge, j’ai lu avec le plus grand intérêt la notice parue dans votre revue sur les économistes principaux de la Belgique francophone. Comme je ne connaissais encore que Molinari et avais simplement entendu le nom de Paul- Emile de Puydt, sans pouvoir le rattacher aux idées qu’il défendit, j’ai profité de cette courte présentation pour combler mon malheureux retard.
Étant moi-même également Chrétien, c’est avec un certain étonnement que j’ai entendu parler d’une « économie politique chrétienne », à mi-distance avec le libéralisme et le socialisme, et défendue pour la première fois par un Belge du nom de Charles Périn, que j’ignorais parfaitement.
Curieux, je me suis engagé dans des recherches approfondies, et ai découvert les noms des grandes figures de cette véritable école d’économie politique : Pierre- Simon Ballanche (1776-1847), Félicité de Lamennais (1782-1854), Charles de Coux (1787-1864), Frédéric Ozanam (1813-1853), Philippe Buchez (1796-1865), et surtout Alban de Villeneuve-Bargemont (1784-1850).
C’est chez ce dernier que j’ai puisé ma connaissance de l’économie politique chrétienne, ayant lu partout qu’il était le plus grand représentant de ce courant. Je l’ai lu et ai sagement médité ses idées. J’ai cru qu’il n’était pas inutile de présenter mon commentaire de cette économie politique chrétienne, pour que vos lecteurs puissent en avoir une idée plus claire, et se rattacher en connaissance de cause au courant d’idées qui correspond le plus à leurs penchants.
Dès la naissance formelle et officielle de l’économie politique, c’est-à-dire avec les écrits d’Adam Smith, Jean-Baptiste Say, ou David Ricardo, on vit surgir en France, en Italie, et même en Angleterre, des économistes ou des moralistes, pour venir critiquer cette science nouvelle, sur la base de ses fondements moraux ou de ses conclusions pratiques.
En Angleterre, ce courant critique fut surtout marqué par l’apparition d’un groupe d’économistes qu’on qualifia plus tard de « ricardiens socialistes », parce que, sans abandonner les fondements de l’économie politique classique représentée par Ricardo, et en restant fidèle au cadre fixé par lui, ils firent glisser les termes de la discussion économique vers le socialisme, et défendirent, en matière de politique, un interventionnisme étatique des plus marqués. Ce fut le cas de John Gray, William Thompson, ou Thomas Hodgskin, sur lesquels nous n’approfondirons pas l’étude, pour des raisons évidentes. [1]
En Italie, le pourtant très savant J. Pecchio fut très significatif de cette posture nouvelle. L’économie politique anglaise de Malthus et Ricardo ne le satisfaisait pas. Voici ce qu’on lit dans son Histoire de l’économie politique en Italie :
« Les Anglais, attentifs seulement à tout ce qui tend à la richesse, approuvent la grande propriété sans s’inquiéter de nombreux et tristes effets moraux qui en résultent. Ils vantent la population manufacturière, parce qu’elle augmente la richesse d’un pays, sans s’inquiéter de la détérioration de la santé et de la vigueur de la population, laquelle, à la longue, s’affaiblit et s’effémine par un travail assidu aux métiers. Les Anglais provoquent l’usage des machines, parce qu’elles produisent en abondance et à moins de frais, sans faire attention qu’en augmentant très rapidement la production, ils provoquent tout à coup des engagements funestes, et privent de travail des milliers d’ouvriers. L’Anglais ne voit dans l’ouvrier qu’une machine productive. Il le condamne à un travail exubérant, l’emprisonne dans les suffocantes filatures de coton et l’ensevelit dans des minières de charbon, d’étain ou de fer ; et s’il recommande de le bien nourrir, il semble que ce n’est dans d’autres vues que d’en retirer un plus grand produit : philanthropie pareille à celle du voiturier qui nourrit bien son cheval afin qu’il puisse tirer sa voiture avec plus de vigueur. Les Anglais voudraient convertir tous les agriculteurs en artisans, et labourer la terre avec des machines, s’il était possible, sans réfléchir qu’ils substituent une population faible, pâle et décharnée à une population bien constituée et vigoureuse, dont la vie a toujours plus de durée. »
« La science, ainsi envisagée, n’est plus qu’une arithmétique politique ; et, réduite à cette seule fin, elle ressemble à un insensible machiavélisme. La science de l’économie politique, déjà aride en elle-même, dessèche trop le cœur lorsqu’on la réduit à une simple arithmétique, et qu’elle augmente cet égoïsme, cet esprit de calcul déjà trop répandu en Europe, et qui remplace ces sentiments chevaleresques qui naissent de l’impression du cœur et non de la supputation du bilan du doit et avoir. » [2]
Ce passage se trouve dans l’écrit de l’économiste dont je vais parler ici : Alban de Villeneuve-Bargemont. Né dans les Alpes Maritimes en 1784, cet économiste commença sa carrière dans la fonction publique, et occupa de nombreux hauts postes au sein de l’Etat, dont celui de préfet, de 1817 à 1828, dans diverses régions. Longtemps député du Nord, il profita de sa retraite pour se consacrer à l’économie politique, et rédigea notamment une Économie politique chrétienne (1834), qui nous intéressera ici.
Si Villeneuve-Bargemont citait dans son ouvrage le passage du comte Pecchio, dont les mots seront les mêmes chez d’autres économistes, d’autres philosophes, jusqu’à Lamartine, qui dira au fond la même chose, si notre Français cite Pecchio donc, c’est qu’il partage avec lui ce même sentiment d’indignation et de regret face à l’économie politique anglaise, et celle qui s’est constituée à partir d’elle et en la prenant comme modèle. Abondant dans le sens de Pecchio et des autres et utilisant une ligne d’attaque qu’on retrouve si communément de nos jours chez les adversaires des économistes, Villeneuve-Bargemont assène ses coups :
« Il faut reconnaître que la science économique, telle qu’on l’a faite, n’est pas la théorie du bonheur des peuples. » (p.81) [3]
Le propos est étrange. M. Villeneuve-Bargemont, qui se dit économiste, ignorerait-il la nature de l’économie politique ? Chaque science a son sujet, et celui de l’économie politique, comme l’a bien défini Jean-Baptiste Say, est « la formation, la distribution et la consommation des richesses », les richesses étant les produits utiles tirés du travail humain. Elle n’a donc pas à être la science du bonheur des hommes. L’économie politique tend à rendre les peuples plus prospères, pas plus heureux. Ce genre de problématique, d’autres disciplines en font leur objet, la philosophie notamment.
Mais notre auteur se place à un autre point de vue. « Le but de la société, écrit-il, ne saurait être seulement la production des richesses ; ce but est la plus grande diffusion possible de l’aisance, du bien-être et de la morale parmi les hommes. » Après cette indication, et après avoir fixé à la science économique des missions qui ne sont habituellement pas les siennes, Villeneuve-Bargemont fait usage de ces critères pour juger les économistes anglais, puis le système économique capitaliste :
« Le bonheur et la paix des nations ont décliné en raison de l’extension forcée de l’industrie et du développement exagéré d’une civilisation matérielle. » (p.81)
Voilà le genre d’affirmations gratuites, sans fondement et factuellement fausses, qu’on pourrait croire tirées de Marx ou de théoriciens socialistes, et que l’on retrouve sous la plume d’Alban de Villeneuve-Bargemont. Au fond, on retrouve toujours la même critique que celle exprimée précédemment. M. de Villeneuve-Bargemont voudrait faire de l’économie politique la science de la moralité : elle ne l’est pas. Il doit donc ou se modifier, ou changer de science.
Malgré ce que les dernières citations peuvent laisser penser, cet ouvrage n’est pas une compilation de banalités, d’affirmations gratuites et de niaiseries. Il est vrai que ma critique de l’auteur, que je dis bien éloigné de la science économique, et qui semble s’inventer son économie politique à lui, pouvait paraître bien hardie. Maintenant on la comprendra mieux. M. de Villeneuve-Bargemont attend autre chose de l’économie politique. Il voudrait qu’elle soit morale, qu’elle oublie pour un temps les richesses matérielles, et guide les cœurs des hommes vers le christianisme. Étrange programme, de toute évidence, et étrange façon de considérer l’économie. Mais l’économie politique chrétienne n’a rien à voir avec l’économie politique ; elle prétend s’y substituer pauvrement, en ne faisant en réalité qu’une philosophie politique ou humaniste.
***
Parlant comme les socialistes mais refusant leurs idées, M. de Villeneuve-Bargemont est dans une mauvaise posture. Il serait vain, dit-il sagement, de renverser l’inégalité des richesses, puisqu’elle donne le travail aux hommes, mais surtout qu’agir ainsi, partager également les richesses, « ne saurait aboutir qu’à une misère commune. » (p.120) Pourtant, il ne lésine pas sur les thèmes socialistes. Ainsi, la lutte des classes :
« Il existe entre les puissants et les riches, et les classes pauvres et assujetties au travail, un principe de lutte perpétuelle, destructif du principe de l’ordre social. » (p.121)
Cette phrase aurait parfaitement sa place dans le Manifeste du Parti Communiste. Elle rappelle aussi certains propos de Ricardo, qui se laissait aussi parfois nonchalamment tromper par l’apparente contradiction entre les intérêts des classes de la société.
Au final, sans avoir cru nécessaire d’en fournir quelque preuve, il conclut :
« Il n’est que trop bien prouvé aujourd’hui que l’application des théories anglaises n’aboutit qu’à concentrer dans la haute classe industrielle, toutes les jouissances du luxe et tous les profits du travail des pauvres. Par la doctrine de l’excitation indéfinie des besoins, une plus grande masse de richesses a dû nécessairement être produite par la classe ouvrière ; mais c’est au bénéfice seulement des monopoliseurs de l’industrie : les ouvriers n’ont obtenu qu’un accroissement de travail et de misère.
L’opulence, l’élégance, le confort, règnent parmi les heureux chefs des grandes manufactures. À côté d’eux, des millions d’ouvriers demandent du pain ou la mort. Telle est la civilisation de l’Angleterre. Que l’économie politique s’en applaudisse, si elle ose : pour nous, nous nous écrirons plutôt avec Malthus : Périssent plutôt de telles richesses et une telle civilisation. » (pp.159-160)
Bien sûr, malgré qu’il dise que cela est « trop bien prouvé », il se garde bien de nous fournir les preuves de cette évidence apparente. Il observe les malheurs réels du peuple anglais de l’époque ; en humaniste, il les plaint et s’indigne. Il aurait du, en économiste, en rechercher les causes. Mais il ne souhaite pas désigner de causes, il souhaite désigner des coupables.
En outre, on reconnaît là très bien le langage socialiste ou marxiste : « les ouvriers n’ont obtenu qu’un accroissement de travail et de misère.» Cette proposition est invalidée par le témoignage des statistiques que l’histoire nous a fourni. Mais qu’importe. Sans doute ce genre de phrase, qu’on trouve abondamment chez Villeneuve-Bargemont, n’est-elle qu’une exagération d’un moraliste indigné, qui, du haut du piédestal sur lequel il s’est lui-même placé, admire l’accroissement de production et médit la distribution de celui-ci à travers les différentes classes de la société. Ce qui le gène sans doute, ce n’est pas que chacun reçoive en fonction de son effort contributif à la création de richesse, mais que chacun ne reçoive pas davantage en fonction de ses besoins. De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins : telle semble être une formule qu’il aurait pu utiliser s’il en avait eu connaissance. Il ne comprend donc pas les différences de distribution des richesses, et ignorent les lois qui la président. Mieux, il s’en indigne, en rejetant les causes :
« L’économie politique veut que les services de l’entrepreneur d’industrie soient chèrement rétribués, car il faut considérer, dit-elle : 1° la nécessité de trouver des capitaux ; 2° les qualités personnelles et les connaissances que ses fonctions exigent ; 3° les risques auxquels il s’expose. Quant à l’ouvrier, pourvu qu’il reçoive de quoi ne pas mourir de faim, il doit être satisfait. » (p.278)
Et, en moraliste, il poursuit :
« En vérité, le cœur se serre lorsqu’on voit la science poser en quelque sorte en principe, que c’est uniquement pour fournir à l’industrie une suffisante population d’ouvriers, qu’il convient de donner à ceux-ci un salaire un peu plus que suffisant pour vivre, afin qu’ils puissent s’entretenir et élever leur famille : que c’est dans ce seul but qu’il faut proscrire le célibat des ouvriers ; qu’on la voit, disons-nous, se féliciter de ce que les consommations de la classe ouvrière ne puissent pas s’étendre bien loin, grâce au désavantage de sa position, et enfin calculer froidement la valeur et le salaire d’un homme par l’accumulation des capitaux employés à se rendre propre au travail ! » (p.281)
On peut se demander quel genre d’économie politique il a lu, tout comme on se demande souvent si les journalistes qui tiennent encore aujourd’hui ce discours se sont renseignés sur le contenu de la science sur laquelle ils viennent déverser leur haine. Et en outre, est-ce bien le rôle de l’économiste que d’avoir « le cœur qui se serre » ? Non, certainement. La science doit expliquer, démontrer, préciser, illustrer ; cela fût-il avec l’apparence de la froideur.
Mais Villeneuve-Bargemont n’est pas qu’un moraliste indigné. C’est aussi un économiste, quoique peu brillant, peu porté vers l’analyse, et assurément peu original. Examinant la question du salaire, il se trouve au milieu d’un mouvement contradictoire : il souhaite un salaire minimum, suffisant pour faire vivre les ouvriers, et en même temps il refuse une action publique, tiraillé entre son bon sens d’économiste, qui le lui interdit, et sa générosité d’humaniste, qui l’y encourage. De cette ambiguïté, les propos suivants témoignent éloquemment :
« Nous n’avons pas besoin de dire d’avance qu’il nous paraîtrait aussi imprudent qu’impraticable de faire intervenir le législateur dans la fixation des salaires ; mais en même temps nous exprimons la conviction profonde que la société a le droit, et même l’obligation, de garantir l’existence des ouvriers que l’organisation actuelle de l’industrie laisse à la disposition presque despotique des entrepreneurs, et de les garantir elle-même contre le dommage que lui cause incessamment la propagation de l’indigence dans les classes ouvrières. » (p.287)
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L’économie politique anglaise est donc immorale et néfaste au bonheur des peuples, c’est une affaire entendue. Mais qu’est-ce que notre théoricien nous propose à la place ? Comme le titre du livre l’indique, et malgré l’incrédulité que cela peut provoquer chez le lecteur contemporain, la réponse est à trouver selon lui dans la religion chrétienne. « Les maux de l’humanité, presque tous inhérents à la destinée religieuse de l’homme, ne peuvent s’expliquer que par la religion comme ils ne sauraient se guérir que par elle. » (p.83)
Cette alternative, que l’Économie Politique Chrétienne de M. Villeneuve-Bargemont a pour objectif de présenter, n’est certainement pas dénuée d’originalité, ni d’une certaine hauteur morale qui embellit encore davantage des aperçus économiques parfois éclairants. En vérité, la critique morale de la science économique, et l’indignation, réelle ou feinte, face aux conséquences pratiques de l’application de ses principes, ne mérite en aucun cas d’être balayée d’un revers de main comme non pertinente, illégitime, ou superflue. Elle est utile, en ce qu’elle signale à l’homme de science les lacunes, possibles, de ses systèmes, et l’invite à retravailler encore ses théories. Mais elle est néfaste, à la science comme au progrès de l’humanité, quand à la recherche théorique des économistes, dans une discipline s’occupant uniquement de la richesse des nations, elle prétend substituer une appréciation morale, digne, respectable, mais non scientifique.
J.-L T.
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[1] Sur leur pensée, et le courant plus global dit des «Ricardian Socialists», voir Esther Lowenthal, The Ricardian Socialists, New York, 1911
[2] J. Pecchio, Histoire de l’économie politique en Italie, pp.59-60
[3] L’édition citée dans cet article est : Alban de Villeneuve-Bargemont, Économie politique chrétienne, ou Recherches sur la nature et les causes du paupérisme en France et en Europe, et sur les moyens de le soulager et de le prévenir, Paris, 1834
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