Bastiat philosophe. Par Damien Theillier (1/3)

Bastiat philosophe

 Par Damien Theillier

 

Plan de l’étude :

Introduction

I) La philosophie de Bentham

1° Aperçu général

2° Un principe descriptif : l’intérêt comme moteur de l’action humaine

3° Un principe normatif : le principe d’utilité

4° La critique des sophismes politiques

5° L’harmonisation des intérêts et le rôle de la loi

6° L’héritage controversé de Bentham

II) Bastiat lecteur de Bentham

1° Un héritage assumé

2° Le moteur social ou la grande loi de l’intérêt personnel

3° Les deux grandes tendances de l’intérêt : la production et la spoliation

4° L’articulation du juste et de l’utile

III) Bastiat et Rousseau

1° La philosophie du contrat, de Hobbes à Rousseau

2° La philosophie politique des Physiocrates : le marché comme réponse au contrat

3° L’harmonie naturelle des intérêts selon Bastiat

Conclusion

Bibliographie


Introduction

Il y a deux grandes traditions philosophiques modernes en morale et en politique : l’utilitarisme, qui se rattache à Hume et à Jeremy Bentham et le contractualisme de Jean-Jacques Rousseau et d’Emmanuel Kant. Ces deux philosophies répondent à la question : qu’est-ce qui fait une bonne société ? Le marché ? La loi ? L’utilité ? L’utilitarisme, comme le libéralisme classique auquel il est souvent associé, a une réputation épouvantable en France, on l’assimile au matérialisme, à l’égoïsme, à la loi du plus fort, à la marchandisation. Cette mauvaise réputation lui vient en partie du succès de la critique de l’utilitarisme par John Rawls dans nos universités. La théorie de la justice de Rawls[2] (1971) est le livre de philosophie politique le plus lu au XXe siècle. Il passe pour être l’alpha et l’oméga de la théorie sociale.

La principale cible de Rawls est l’utilitarisme de Bentham, accusé de justifier les inégalités et les oppressions en tout genre. En réalité, la théorie de Rawls n’est qu’une réactualisation du contractualisme de Rousseau dans le cadre de la social-démocratie moderne. C’est une brillante justification de la redistribution forcée et de l’Etat-providence au nom de la justice sociale. Mais on ne trouvera rien de nouveau qui n’ait déjà été dit au XIXe siècle par Louis Blanc ou Alphonse de Lamartine… et réfuté par de bons auteurs comme Frédéric Bastiat !

Il est fréquent d’entendre les mêmes accusations portées contre le libéralisme classique ou le libertarianisme. On l’accuse d’être un économisme étroit, un matérialisme individualiste qui sacrifie les pauvres aux riches. En fait, on prête faussement aux libéraux une philosophie extrêmement naïve et utopique : il suffirait de comprendre comment produire de la richesse pour que cette science de la croissance matérielle suffise à instaurer une société harmonieuse et pacifique. La croissance économique serait le moteur du progrès social et moral de l’humanité.

En ce qui concerne Bastiat, l’accusation est risible. Qui a un peu lu notre auteur, sait qu’elle ne tient pas une seule minute. L’économie politique pour lui ne se réduit pas à l’étude de la richesse. Elle est avant tout une science de l’action humaine et par extension une science de la société et des institutions qui la composent. La grande question de Bastiat est la suivante : quelle organisation sociale est la plus favorable au développement de la paix et de la justice ou favorise le mieux l’épanouissement humain ?

Pour répondre à cette question, Bastiat part de ce qui est essentiel : l’étude de l’homme, l’anthropologie et la morale. Aucune science économique ne peut se dispenser d’une certaine idée de l’homme et du bien. Il y a donc une dimension philosophique de la pensée de Bastiat, dans laquelle se trouvent sans cesse reprises à nouveaux frais des problématiques majeures comme celles du bonheur et du malheur des hommes en société, de la justice et de l’injustice, du sens de l’histoire. « Nous devons d’abord connaître les lois du libre et naturel développement des sociétés humaines. Plus tard, nous aurons à en étudier les perturbations », écrit-il.

Et son grand disciple, Gustave de Molinari, explique : « Après avoir exposé les harmonies bienfaisantes des lois économiques, Bastiat voulait faire le tableau des perturbations funestes que ces lois ont, de tout temps, subies ; il voulait démontrer que les maux qui affligent l’humanité proviennent, non pas des lois de la nature, mais des infractions que les hommes, dans leur ignorance ou dans leur perversité, ont commises à ces lois[3] ».

On trouve également un thème récurrent, chez Bastiat, qui est celui de la critique de la philosophie et des philosophes. Rousseau est le philosophe le plus cité dans son œuvre et c’est toujours pour le critiquer. C’est par rapport à la perspective rousseauiste du législateur et de la loi que Bastiat construira une part importante de son œuvre, notamment sa réflexion sur la loi et le droit. Mais d’autres philosophes sont la cible des attaques de Bastiat : Platon, Montaigne, Montesquieu

Enfin, Bastiat emprunte des concepts à certains philosophes et une méthode pour penser la morale et la politique. C’est le cas notamment de Bentham, auquel Bastiat dédie ses Sophismes économiques et qu’il cite à plusieurs reprises comme un penseur de référence.

Cette référence au fondateur de la doctrine utilitariste pourrait semble surprenante chez notre auteur qui penche davantage pour une philosophie du droit naturel, socle des institutions libres. Mais nous montrerons que Bastiat ne sépare jamais le juste et l’utile. En dernière analyse, une philosophie de la liberté et des droits de propriété se justifie par ses conséquences bonnes pour l’ensemble de la société (utilitarisme indirect).


I) La philosophie de Bentham

1° Aperçu général

Jeremy Bentham est né à Londres en 1748. Il étudie le droit au Queen’s College d’Oxford, ou il suit les cours de Blackstone, l’un des plus grands juristes de son temps. Il devient avocat en 1769. Mais Bentham va consacrer la majeure partie de son temps à la philosophie juridique et politique et en particulier à la réforme du droit.

Bentham était horrifié par le système juridique de son temps, en particulier par la dureté des peines encourues, injustifiables selon lui au regard des règles élémentaires de la morale. En effet, remarque-t-il, un grand nombre de criminels ne font pas de victimes autres qu’eux-mêmes. Par exemple les homosexuels, dit-il, ne nuisent à personne et ils agissent en adultes consentants. Bentham est le précurseur de la notion libertarienne de « crime sans victime ».

Deux dates sont faciles à retenir. En 1776, il écrit ses Fragments sur le gouvernement et en 1789 son Introduction aux principes de morale et de législation. Il faut retenir également la publication de Defence of Usury, en 1787, une critique des lois relatives au taux d’intérêts alors en vigueur en Angleterre qui prohibaient tout prêt à intérêt au-dessus d’un certain taux fixé légalement. C’est en même temps une critique de Smith qui défendait ces lois. Bentham reprend et développe l’argumentation des français Quesnay et Turgot visant à montrer l’inefficacité de l’intervention de l’Etat. Adam Smith a déclaré par la suite avoir été convaincu par le livre de Bentham. Pourtant, à la fin de sa vie ce dernier va préconiser l’intervention de la loi dans le blocage des prix du pain.

Il meurt à Londres en 1832. Selon ses dernières volontés, son corps est donné à la science pour être disséqué. Il repose à l’University College of London, où il est embaumé et toujours exposé au public.

La philosophie de Bentham est appelée « radicale ». Le radicalisme désigne en Angleterre le parti des réformateurs, ceux qui deviendront les libéraux. Dans un monde qui n’est plus fondé sur des croyances partagées et dans lequel il existe une grande variété de mœurs, les radicaux se demandent comment concevoir un ordre moral et politique qui convienne au plus grand nombre. Pour Bentham, au lieu de s’adresser à un petit nombre d’hommes, à une élite éduquée dans les préceptes de la foi chrétienne, il faut tenter de trouver un principe commun à tous pour fonder un système de lois et de mœurs. Mais où trouver ce principe invariable et universel ?

2° Un principe descriptif : l’intérêt comme moteur de l’action humaine

La réponse de Bentham, que partage pleinement Bastiat, est qu’il faut partir de la force qui habite chaque homme et qui le guide vers son bonheur : l’intérêt personnel.

Qu’est-ce que l’intérêt ? C’est le désir du bonheur et la fuite du malheur. Le bonheur est alors identifié au plaisir et à l’absence de douleur. Selon lui, « la nature a placé l’humanité sous l’empire de deux maîtres, la peine et le plaisir. C’est à eux seuls qu’appartient de nous indiquer ce que nous devons faire comme de déterminer ce que nous ferons. D’un côté les critères du bien et du mal, de l’autre, la chaîne des effets et des causes sont attachés à leur trône. Ils nous gouvernent dans tous nos actes, dans toutes nos paroles, dans toutes nos pensées (…) Le principe d’utilité reconnaît cette sujétion et la prend pour fondement de ce système dont l’objet est de construire l’édifice de la félicité au moyen de la raison et du droit[4]. »

Toutes les actions humaines s’expliquent par la tendance à rechercher le plaisir et à éviter la douleur qui est le principe déterminant de l’action humaine. Ainsi pour exercer une influence sur l’action d’un individu, il faut pouvoir lui parler le langage de son intérêt et lui montrer les conséquences utiles d’une décision ou d’un projet.

Réaliste en économie comme en politique, Bentham écrit : « L’intérêt personnel est le motif dont l’influence est la plus puissante, la plus constante, la plus uniforme, la plus durable et la plus générale parmi les hommes. Un système d’économie qui serait construit sur autre chose reposerait sur des sables mouvants[5]. » Marx, qui qualifiait la pensée de Bentham de « philosophie d’épicier », avait une autre idée de l’homme et de l’économie. En revanche, Bastiat partageait entièrement le point de vue de Bentham.

3° Un principe normatif : le principe d’utilité

La philosophie de Bentham est téléologique d’une part et conséquentialiste d’autre part. Cela signifie d’abord que la fin de toute connaissance et de toute action est définie comme le plus grand bonheur pour le plus grand nombre. De plus, toute action doit être jugée, non à son intention mais à ses effets. Le principe d’utilité est ainsi formulé ainsi par Bentham : « Une action est dite conforme au principe d’utilité […] lorsque sa tendance à augmenter le bonheur de la communauté est plus grande que sa tendance à le diminuer[6]. »

Ce que soutient Bentham n’est pas que chaque action doit être jugée en fonction de ses conséquences pour soi-même mais qu’elle doit l’être selon les conséquences qu’elle tend à produire pour toutes les parties concernées.  La morale benthamienne est exigeante en ce qu’elle requiert une observation impartiale, insiste Bentham. Une action n’est juste que si elle est utile pour le plus grand nombre, ou si elle tend vers l’utilité sociale, c’est-à-dire le plus grand bonheur des membres de la société. A ce titre on peut donc considérer l’utilitarisme comme une morale sociale ou politique.

Ceci va conduire Bentham à critiquer la morale de l’ascétisme qui consiste à approuver toutes les actions qui diminuent les plaisirs ou qui augmentent les douleurs des personnes qu’elles affectent. Une telle morale est impuissante à susciter l’adhésion au bien et à la vertu. De plus la rhétorique altruiste du désintéressement est le masque d’une mauvaise foi religieuse.

Pour Bentham l’appel à l’abnégation est la matrice de nombreuses manipulations destinées à acquérir le pouvoir sur la conscience des plus crédules. En effet, dit-il, nombreux sont ceux qui prétendent agir de façon désintéressée. Mais ce discours procède d’une stratégie destinée à tromper les autres pour mieux servir ses propres desseins. Chacun a en effet intérêt à louer l’esprit d’abnégation et de sacrifice, afin de tirer profit de la pratique de ces vertus par autrui, sans pour autant les cultiver lui-même[7].

4° La critique des sophismes politiques

En 1824, Bentham publie le Handbook of Fallacies, traduit en français par Etienne Dumont sous le titre : Les sophismes parlementaires. Le philosophe anglais est soucieux de limiter l’arbitraire juridique et politique. A l’instar de Hume, son devancier, il pratique le « rasoir d’Occam » : il faut supprimer toutes les entités fictives, qui reposent sur des fausses justifications : ce sont les sophismes.

En effet, pour lui le droit réel (et non fictionnel) se justifie par ses conséquences utiles et non par sa conformité à un idéal ou à une autorité. Le droit est donc illégitime quand il consiste à ériger en normes universelles du bien et du mal, les sentiments particuliers de l’individu qui en juge, au lieu de se fonder sur l’utilité. Bentham s’efforce alors de mettre en évidence et de critiquer ce procédé dans différents systèmes de législation et de morale, notamment dans l’appel au droit naturel, aux droits de l’homme ou au contrat social.

Selon lui, derrière le droit naturel se dissimule toujours l’arbitraire et la subjectivité de ceux qui l’invoquent. L’appel à la nature est, selon Bentham, destiné à masquer l’appel aux sentiments particuliers d’un individu, érigés en normes universelles du juste et de l’injuste.

Selon lui, la Déclaration des droits de l’Homme de 1791 ne fournit aucun critère objectif pour juger les actions. Il prend pour exemple l’article II de la Déclaration de 1791. Celui-ci établit le droit de résister à l’oppression sans définir l’oppression. Il ne formule aucun critère permettant de la reconnaître avec toute la précision et la certitude requises. Cette indétermination autorise alors l’individu à considérer comme oppression, toute décision ou action du gouvernement qui lui serait désagréable. Ce sont inévitablement les sentiments et les préjugés qui déterminent le jugement. Le principe d’utilité, au contraire, permet de définir clairement et distinctement l’oppression, comme utilisation du pouvoir contraire à la maximisation du plaisir.

Bentham se livre également à une critique radicale du contrat social. Selon lui, le contrat social est avant tout un procédé idéologique pour justifier les appels à l’obéissance ou à la rébellion. Son usage est donc relatif aux intérêts dominants. C’est une fable qui ne sert qu’à fixer les citoyens dans la soumission.

On trouve également une critique très intéressante de Rousseau par Bentham. Rousseau écrit : « Là où il n’y a pas de loi, il n’y a pas de liberté ». Bentham répond « La liberté n’est pas l’enfant de la loi […] Ce n’est rien qui soit produit par la loi positive. Elle existe sans la Loi et non par le biais de la Loi[8] ». Au contraire, Bentham défend une conception négative de la liberté : « La liberté n’est ni plus ni moins que l’absence de coercition » et « L’idée que suggère le mot liberté n’est qu’une idée négative[9] ». Pour Bentham, ce que la loi produit, ce n’est pas la liberté, c’est la sécurité. Selon lui la liberté politique n’est que la sécurité, ce n’est pas la vraie liberté. A chaque fois, on donne à des sentiments particuliers et changeants l’apparence d’une norme objective.

Le principe d’utilité s’affirme donc, dans un premier moment, comme essentiellement critique, et aboutit au rejet de toute fiction. Les seules entités réelles sont le plaisir et la douleur. C’est sur elles seules qu’il faut bâtir une science de l’action humaine et un système juridique.

C’est pourquoi le calcul d’utilité est le seul véritable outil d’évaluation objective des actions humaines. Si aucun plaisir n’est en lui-même supérieur ou préférable à un autre, selon Bentham, un plaisir s’accompagne toujours de douleurs plus ou moins grandes. Une quantification des différents plaisirs et des différentes douleurs produits par une action est donc nécessaire pour évaluer moralement celle-ci.

5° L’harmonisation des intérêts et le rôle de la loi

Toute personne dit Bentham est habituellement le meilleur juge de ses propres intérêts. Toute personne a un droit d’agir selon son propre jugement, tant qu’elle respecte les droits égaux des autres. L’autorité n’a pas à juger de l’intérêt de chacun tant qu’il ne nuit pas aux autres. Mais que faire en cas de conflit ?

C’est ici qu’intervient la loi. Le rôle de la loi est de contraindre l’individu à ne pas faire ce qui nuit aux autres. Son rôle est donc la sûreté dont Bentham dit : « ce bien inestimable est la marque de la civilisation : il est tout entier l’œuvre des lois. Sans loi, il n’y a pas de sécurité et, par conséquent, pas d’abondance, ni même de subsistance, qui puisse être assurée. Et la seule égalité qui puisse exister dans de telles circonstances est l’égalité devant la misère. »

Le législateur doit avoir toujours à l’esprit que l’intérêt est le ressort de la conduite humaine. Il doit donc, par des récompenses et des châtiments proportionnés, inciter les hommes à agir dans le sens de l’intérêt général en poursuivant leurs intérêts particuliers.  Est utile ce qui conduit au bonheur. Pour être heureux, les hommes doivent pouvoir rechercher librement leur intérêt. Il faut donc laisser aux hommes un maximum de liberté compatible avec le bien général, avec l’intérêt de tous.

C’est le rôle du législateur que de veiller à cette harmonie. Favoriser l’épanouissement de l’individu, dans les limites de sa compatibilité avec l’intérêt commun. Comme nous l’avons vu, pour Bentham l’homme est exclusivement dirigé par deux « souverains maîtres : la douleur et le plaisir » Donc pour qu’une loi soit efficace, il lui faut une force dissuasive : c’est la peur de la douleur infligée par le biais d’une punition.

6° L’héritage controversé de Bentham

Bien entendu, la pensée de Bentham n’est pas sans ambiguïté. Benjamin Constant reconnaît que l’utilitarisme de Bentham débouche sur les « mêmes conséquences que celles qui découlent du droit naturel » et ne se distingue de celui-ci que par sa « terminologie ». Toutefois, ajoute Constant, et c’est un point avec lequel Bastiat pourrait s’accorder, la notion d’utilité peut fragiliser la liberté, si on la met au-dessus de tout. « Le droit est un principe, l’utilité n’est qu’un résultat. […] Vous détruisez l’utilité par cela seul que vous la placez au premier rang[10]. » Ou s’arrête la liberté et où commence la contrainte ? Quelle est exactement la frontière entre sphère privée et sphère publique ?

La question se pose en effet de savoir si pour Bentham l’intérêt général résulte naturellement de la libre poursuite par chacun de son intérêt particulier ou s’il faut des artifices juridiques pour harmoniser ces intérêts particuliers.  Selon Elie Halévy, l’historien français du radicalisme philosophique, dans un cas on parle « d’identification naturelle » des intérêts, et dans l’autre « d’identification artificielle », façon de désigner de l’interventionnisme législatif.

Or si Bentham lui-même était démocrate, favorable au gouvernement limité et enclin au laissez-faire économique, la lecture de son œuvre n’est pas toujours claire. Selon Elie Halévy, la doctrine de Bentham « fait appel incessamment à deux principes distincts, qui se font en quelque sorte concurrence à l’intérieur du système : l’un en vertu duquel il faut que la science du législateur intervienne pour identifier des intérêts naturellement divergents ; l’autre en vertu duquel l’ordre social se réalise spontanément, par l’harmonie des égoïsmes[11]. » Autrement dit, l’utilitarisme peut tout aussi bien servir à justifier l’État-providence que l’État-minimal.

C’est pourquoi deux tendances très opposées vont se développer après la mort de Bentham. Au libéralisme auquel mène l’affirmation de « l’identité naturelle des intérêts » va s’opposer le socialisme qui voit dans l’État l’instrument de « l’identification artificielle des intérêts ».

L’une, avec John Stuart Mill, va explicitement établir que si la production de richesses est gouvernée par des lois économiques, sa distribution est du ressort de la société. L’utilitarisme de Mill et des « nouveaux libéraux » (ou libéraux sociaux), a beaucoup fait pour légitimer cette redistribution et la rendre obligatoire. C’est la tendance pré-keynésienne de l’utilitarisme, que l’on retrouve également chez Saint-Simon, Auguste Comte, Thomas H. Green, Leonard T. Hobhouse, John A. Hobson et Herbert Samuel.

L’autre héritage de la pensée de Bentham est celui de l’école de Manchester, de Jean-Baptiste Say, de Charles Comte et enfin de Frédéric Bastiat. L’école de Manchester, conduite par Richard Cobden et John Bright, se développe vingt ans après la mort de Bentham sur une base utilitariste simplifiée. Cette école est hostile à toute forme d’économie administrée et défend le libre-échange. Elle repose sur cette identification naturelle des intérêts qui correspond à la fameuse « main invisible » de Smith. C’est précisément cette thèse de l’harmonie naturelle des intérêts que Bastiat va développer dans le cadre de son œuvre.

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[1] Version écrite d’une conférence donnée au « Printemps des libertés » à Bordeaux le 2 avril 2016. A paraître dans les actes du colloque, aux éditions Libre-échange.

[2] J. Rawls, Théorie de la justice, trad. C. Audard, Paris, Seuil, 1997

[3] Gustave de Molinari, Nécrologie de Frédéric Bastiat, Journal des Économistes

[4] Jeremy Bentham, Introduction aux principes de la morale et du droit.

[5] Jeremy Bentham, Tracts on Poor Laws and Pauper Managementin Works, éd. Bowring, Edimbourg, 1843, vol. VIII, p. 381

[6] Jeremy Bentham, Introduction aux principes de la morale et du droit.

[7] Cf. Marie-Laure Leroy, « L’éducation à la sociabilité selon Jeremy Bentham », Revue d’études benthamiennes, 2, 2007.

[8] The Gazetteer, 13 juillet 1776. Cité in Emmanuelle de Champs, “La déontologie politique”, ou, La pensée constitutionnelle de Jeremy Bentham, p. 117, Genève ; Paris, Droz, 2008

[9] Ibid.

[10] B. Constant, « Des droits individuels », in De la liberté chez les modernes, éd. M. Gauchet, Paris, Hachette, « Pluriel », 1988, p. 433-435 :

[11] Élie Halévy, La formation du radicalisme philosophique, Tomes III, (Première édition, 1901).

 

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