La postérité joue parfois de mauvais tours. Ressuscité par l’idée de « main invisible » d’Adam Smith, dans laquelle on a cru voir une continuation de ses travaux, Bernard Mandeville, philosophe hollandais d’origine française, reste une personnalité caricaturée et ses idées restent incomprises.
Bernard Mandeville, auteur de la Fable des Abeilles
par Damien Theillier
(Laissons Faire, n°5, octobre 2013)
Bernard de Mandeville, ou Bernard Mandeville, comme il a choisi de se faire appeler plus tard, a été baptisé à Rotterdam, le 20 Novembre 1670. Il est issu d’une famille de huguenots français qui ont fui les persécutions religieuses. Il fait des études de philosophie et de médecine à l’université de Leyde. Peu de temps après, Mandeville quitte son pays natal et, après une tournée en Europe, s’installe à Londres pour y apprendre la langue. Ayant trouvé le pays et les mœurs agréables, il y épouse une anglaise et décide d’y finir ses jours. Il meurt le 21 janvier 1733 à Hackney.
Un texte scandaleux
C’est en 1705 que Bernard Mandeville publie anonymement un poème rimé : La ruche mécontente ou les coquins devenus honnêtes. Neuf ans plus tard, en 1714, il publie de nouveau ce texte, intitulé cette fois La fable des abeilles, auquel il ajoute une Recherche sur l’origine de la vertu morale et vingt Remarques. La page de titre de cette édition de 1714 est la suivante : « La Fable des Abeilles ou les vices privés font le bien public contenant plusieurs discours qui montrent que les défauts des hommes, dans l’humanité dépravée, peuvent être utilisés à l’avantage de la société civile, et qu’on peut leur faire tenir la place des vertus morales ».
En 1740 parut une traduction française des deux parties de la fable, fondée sur le texte de la sixième édition, celle de 1729. Cette traduction, que nous présentons ici, est attribuée à Jean Bertrand, écrivain et agronome suisse, pasteur de l’église d’Orbe, dans le Canton de Berne. Une nouvelle édition française de cette traduction a été publiée en 1750, puis en 1760.
Sa fable est une allégorie vantant les avantages sociaux des actions intéressées, comme l’avarice, la cupidité et les autres vices traditionnels. C’est parce que chaque abeille poursuit sont intérêt personnel égoïste que la ruche prospère. Voltaire a bien résumé l’idée, à l’article Abeille, dans son Dictionnaire philosophique : « Mandeville (…) prétend que les abeilles ne peuvent vivre à l’aise dans une grande et puissante ruche, sans beaucoup de vices. Nul royaume, nul État, dit-il, ne peuvent fleurir sans vices. Ôtez la vanité aux grandes dames, plus de belles manufactures de soie, plus d’ouvriers ni d’ouvrières en mille genres ; une grande partie de la nation est réduite à la mendicité. Ôtez aux négociants l’avarice, les flottes anglaises seront anéanties. Dépouillez les artistes de l’envie, l’émulation cesse ; on retombe dans l’ignorance et dans la grossièreté. »
Dans la lignée des moralistes français du XVIIe siècle comme La Roche- foucauld, Mandeville affirme également que même les actions qui apparaissent altruistes ou désintéressées, sont en fait motivées par l’intérêt égoïste. Une thèse pour le moins scandaleuse. Comme Machiavel et Thomas Hobbes avant lui, il a été largement condamné comme un ennemi de la moralité. On a même transformé son nom en Man Devil (diabolique). Toutefois, Mandeville a répondu à ces accusations en affirmant qu’il observait le comportement humain tel qu’il est réellement et non tel qu’il devrait être. Les affaires du monde ne sont pas gérées par obéissance à un idéal transcendant du bien ou de la moralité. Si toutes les actions devaient cesser, sauf celles dues à la générosité ou à l’amour de Dieu, le commerce prendrait fin, les arts seraient inutiles et l’artisanat serait presque abandonné. Toutes ces choses n’existent que pour satisfaire des désirs purement mondains, qui, selon l’analyse de Mandeville, sont tous égoïstes.
Les vices ne sont pas des crimes
Dans son allégorie, Mandeville décrit les habitants de la ruche, commerçants, avocats, médecins, prêtres, magistrats, hommes d’État comme vicieux. Et pourtant, leur vice est « aussi nécessaire dans un État florissant que la faim est nécessaire pour nous obliger à manger. Il est impossible que la vertu seule rende jamais une Nation célèbre et glorieuse. » En réalité, ce que Mandeville appelle « vice », n’est rien d’autre que ce qu’on appelle les passions ou encore l’intérêt personnel. Mandeville est un théoricien des passions humaines. Contrairement à la tradition stoïcienne, qui voit dans les passions une maladie ou un dérèglement de l’âme, il y voit avant tout un élément central de la nature humaine, dont il faut tenir compte et qu’il est vain de vouloir combattre.
Un passage suggère que Mandeville ne considère comme socialement bénéfiques que les vices qui ne violent pas les règles de justice :
« Est-ce que le vin ne nous est pas donné Par la vilaine vigne, sèche et tordue ?
Quand on la laissait pousser sans s’occuper d’elle,
Elle étouffait les autres plantes et s’emportait en bois ; Mais elle nous a prodigué son noble fruit,
Dès que ses sarments ont été attachés et taillés.
Ainsi on constate que le vice est bénéfique,
Quand il est émondé et restreint par la justice »
C’est donc seulement sous certaines conditions que la ruche prospère. Les vices auxquels Mandeville prête une utilité économique ne sont pas tant l’ivrognerie, le vol ou la tromperie que la convoitise, la recherche du profit individuel, l’appât du gain. En fait la véritable thèse du livre n’est pas que tout mal est un bien public, mais qu’une certaine proportion de celui-ci (appelé vice) est utile à la société. Ainsi satisfaire les désirs extravagants des riches donne du travail aux pauvres. La prodigalité est utile tandis que la frugalité est nuisible.
Une approche de l’ordre spontané
Le texte présente un certain nombre de thèmes tels que le rôle de l’intérêt et du profit dans la création d’un ordre spontané prospère. Telle est la leçon que retiendront Montesquieu, Adam Smith puis Kant de leur lecture de la Fable de Mandeville.
Ainsi Montesquieu écrit, à propos de la monarchie : « L’honneur (Mandeville dirait : la vanité) fait mouvoir toutes les parties du corps politique ; il les lie par son action même; et il se trouve que chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers. » (De l’esprit des lois, 1758)
Mais selon P. Carrive, « c’est l’ouvrage qui ne cite pas le nom de Mandeville, La Richesse des nations, qui lui doit le plus, c’est-à-dire d’abord le thème de la division du travail et de sa formulation, et l’idée que les besoins de tous sont satisfaits non grâce à la bienveillance de chacun, mais par la recherche de l’intérêt propre ». (Bernard Mandeville, Vrin, 1980, p. 31)
En effet, au chapitre 2 du livre I des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), Adam Smith écrit : « L’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien sûr de réussir s’il s’adresse à leur intérêt personnel ou s’il leur persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu’il souhaite d’eux. […] Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage » (Richesse des nations, l. I, chap. 2, trad Garnier).
Et dans un autre de ses ouvrages, on lit : « L’effort naturel de chaque individu pour améliorer sa condition, quand on laisse à cet effort la faculté de se développer avec liberté et confiance, est un principe si puissant que, seul et sans assistance, non seulement il est capable de conduire la Société à la prospérité et l’opulence, mais qu’il peut encore surmonter mille obstacles absurdes dont la sottise des lois humaines vient souvent entraver sa marche. » (Digression sur le commerce des grains, 1776). Un bon gouvernement doit donc s’efforcer de laisser les intérêts individuels
Dans son Idée d’une Histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, Kant suppose que les hommes, quand ils se préoccupent de leurs intérêts, travaillent sans le savoir à la réalisation des desseins généreux mais cachés de la Nature concernant notre espèce. Ainsi, dans la quatrième proposition, il se félicite que la nature ait donné à l’homme des passions, un goût pour la domination et la possession. Sans cela, les hommes resteraient apathiques et aucun progrès ne serait possible.
Citons le passage en question : « Sans cette insociabilité, attribut, il est vrai, en lui-même fort peu aimable, d’où provient cette résistance que chacun doit nécessairement rencontrer dans ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient cachés dans leur germes pour l’éternité, dans une vie de bergers d’Arcadie, dans la parfaite concorde, la tempérance et l’amour réciproque. Les hommes, inoffensifs comme les moutons qu’ils font paître, ne donneraient à leur existence une valeur guère plus grande que celle de leurs bêtes d’élevage; ils ne combleraient pas le vide de la création au regard de sa finalité, comme nature raisonnable. Que la nature soit donc remerciée, pour cette incapacité à se supporter, pour cette vanité jalouse d’individus rivaux, pour l’appétit insatiable de possession mais aussi de domination Sans cela, les excellentes dispositions sommeilleraient éternellement en l’humanité à l’état de simples potentialités. »
Mais la Fable des abeilles peut aussi être lue comme une tentative allégorique de montrer qu’une société prospère peut résulter de l’action individuelle et ne doit pas être imposée d’en haut par une autorité ou un pouvoir central planificateur. Les hommes, comme les abeilles de Mandeville, contribuent par la somme de leurs actes à édifier un ordre collectif dont les principes mêmes échappent à leur raison. Telle est la thèse de Friedrich Hayek, qui se réfère souvent à Mandeville. Selon Hayek, les lois les meilleures n’ont pas été mises en place, selon ses propres mots « en vertu des visées de quelque sage législateur, mais par le biais d’un long processus d’essais et d’erreurs ». Et il ajoute, « dans l’ordre complexe de la société, les résultats de l’action des hommes diffèrent grandement de ce qu’ils ont visé […] les individus, en poursuivant leurs propres fins, qu’elles soient égoïstes ou altruistes, produisent des résultats bénéfiques aux autres hommes, résultats qu’ils n’avaient pas anticipés et qu’ils ignorent même peut-être. » (Le Docteur Bernard Mandeville, Nouveaux Essais, Les Belles Lettres).
Laisser un commentaire