Voltaire et l’économie politique

À l’occasion de la parution par l’Institut Coppet, d’un recueil intitulé Écrits Économiques de Voltaire où l’on retrouve les positions de Voltaire sur l’économie, cet article rend compte du cadre intellectuel de l’époque en matière de science économique et des vues de cet observateur attentif et talentueux.


Voltaire et l’économie politique

par Benoît Malbranque

(Laissons Faire, n°5, octobre 2013)

 

La rencontre de Voltaire (1694-1778) avec l’économie politique ne doit pas seulement à son siècle. Maints philosophes des Lumières se désintéressèrent complètement de cette science nouvelle, ou passèrent à côté d’elle sans la voir. Montesquieu, d’Alembert, et Helvétius, notamment, sont dans ce cas. Rousseau, qui, par son intention philosophique, était plus disposé que ces derniers à chercher la confrontation avec les écrits économiques, ne se préoccupa jamais de les étudier, et encore moins de les comprendre : et ainsi, l’article « économie politique », qu’il rédigea pour l’Encyclopédie, parle de tout sauf d’économie politique.

Avec Voltaire, à l’inverse, nous avons l’exemple rare d’un philosophe passionné par les questions économiques. On le voit curieux devant les grands ouvrages de la science, et intéressé à son développement.

Cet intérêt et cette curiosité précieuse se manifestèrent très tôt, aidés, certainement, par ses deux années passées en Angleterre, « terre de liberté », entre 1726 et 1728. C’est là bas qu’il commence l’écriture de ce qui deviendra les Lettres Philosophiques, lettres qui seront publiées en France en 1734. Voltaire y célèbre les vertus du gouvernement anglais, passe en revue les différentes religions, et accompagne le tout de quelques aperçus de nature économique. Dans sa lettre sa sixième lettre, il évoque élogieusement la Bourse de Londres, que d’autres philosophes, avant et après lui, n’auront de cesse de condamner.

« Entrez dans la Bourse de Londres, écrit-il, cette place plus respectable que bien des cours ; vous y voyez rassemblés les députés de toutes les nations pour l’utilité des hommes. Là, le juif, le mahométan et le chrétien traitent l’un avec l’autre comme s’ils étaient de la même religion, et ne donnent le nom d’infidèles qu’à ceux qui font banqueroute ; là, le presbytérien se fie à l’anabaptiste, et l’anglican reçoit la promesse du quaker. Au sortir de ces pacifiques et libres assemblées, les uns vont à la synagogue, les autres vont boire ; celui-ci va se faire baptiser dans une grande cuve au nom du Père par le Fils au Saint-Esprit ; celui-là fait couper le prépuce de son fils et fait marmotter sur l’enfant des paroles hébraïques qu’il n’entend point ; ces autres vont dans leur église attendre l’inspiration de Dieu, leur chapeau sur la tête, et tous sont contents. »

Ici, c’est une évidence, Voltaire a d’abord et avant tout pour but de traiter de la tolérance religieuse. Mais ce n’est pas le cas d’une seconde lettre de son recueil, la dixième, consacrée au commerce. Dans cette lettre, il fait l’éloge du commerce, avec une vigueur peu commune, même pour un amoureux de la liberté. La lettre commence par ces mots : « Le commerce, qui a enrichi les citoyens en Angleterre, a contribué à les rendre libres, et cette liberté a étendu le commerce à son tour. » Par la suite, Voltaire compare les nobles de la cour du Roi, et les négociants, qui, dit-il, contribuent au bonheur du monde.

« En France est marquis qui veut ; et quiconque arrive à Paris du fond d’une province avec de l’argent à dépenser et un nom en ac ou en ille, peut dire “un homme comme moi, un homme de ma qualité”, et mépriser souverainement un négociant ; le négociant entend lui-même parler si souvent avec mépris de sa profession, qu’il est assez sot pour en rougir. Je ne sais pourtant lequel est plus utile à un État, ou un seigneur bien poudré qui sait précisément à quelle heure le Roi se lève, à quelle heure il se couche, et qui se donne des airs de grandeur en jouant le rôle d’esclave dans l’antichambre d’un ministre, ou un négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres à Surate et au Caire, et contribue au bonheur du monde. »

Telles sont les vues de Voltaire sur l’économie, avant qu’il ne découvre et qu’il ne lise ses premiers ouvrages d’économie politique : ce sera en 1737-1738. Après quoi il écrivit une lettre à son ami M. Thiérot, pour évoquer avec lui les ouvrages d’économie politique qui avaient paru en France depuis peu. Après les ouvrages de Vauban et de Boisguilbert au début du siècle, la France avait vu revenir les discussions économiques : d’abord Jean-François Melon (1675-1738), en 1734, avec un Essai politique sur le commerce, puis Nicolas Dutot (1684-1741) et ses Réflexions politiques sur le commerce et les finances, parues en 1735 à La Haye, puis en 1738 à Paris. Le peu de bruit que firent ces ouvrages sur la scène intellectuelle française n’empêcha pas Voltaire de les lire, de les étudier, et d’en rendre compte avec enthousiasme. L’Essai de Melon, d’abord, Voltaire le considéra comme « l’ouvrage d’un homme d’esprit, d’un citoyen, d’un philosophe ». À propos de celui de Nicolas Dutot, qui lui succéda, Voltaire est plus élogieux encore :

« Le livre de M. Dutot sur les finances est un Euclide pour la vérité et l’exactitude. Il me semble qu’il fait à l’égard de cette science, qui est le fondement des bons gouvernements, ce que Lémery a fait en chimie : il a rendu très intelligible un art sur lequel, avant lui, les artistes jaloux de leurs connaissances, souvent erronées, n’avaient point écrit, ou n’avaient donné que des énigmes. »

Voltaire s’enthousiasme pour le développement de cette science, et admire son époque de ce point de vue. « Jamais les belles lettres n’ont été si liées avec la finance, et c’est encore un des mérites de notre siècle. » (pp.17-18) Mais à de nombreux endroits, il s’emporte et se croit trop bon économiste. Ce sera une tare que l’on trouvera souvent chez lui. C’est notamment palpable dans les critiques qu’il fait à Dutot, mais aussi dans quelques phrases trop peu senties : « Si le commerce et l’industrie languissent, c’est la faute du gouvernement ; s’ils prospèrent, c’est à lui qu’on en est redevable. » (p.27)

Cet intérêt s’illustre dans de nombreux ouvrages, mais ce fut avec L’Homme aux quarante écus (1768), que Voltaire entra sur la scène de l’économie politique à proprement parlé. Avant d’évoquer ce texte, présentons rapidement le contexte dans lequel il a été écrit. Il s’était développé en France, depuis une dizaine d’année, une école de pensée économique plus tard nommé Physiocratie, qui répandait ses doctrines économiques dans un amas de brochures et d’ouvrages, et dans un journal périodique, les Éphémérides du Citoyen, dont nous verrons plus tard l’appréciation par Voltaire. L’un des membres de cette école, Pierre-Paul Le Mercier de la Rivière (1719-1801), avait publié en 1767 un volumineux ouvrage intitulé L’Ordre Naturel et Essentiel des Sociétés Politiques. Il y défendait l’idée du despotisme légal : le pouvoir doit reposer sur l’évidence des lois naturelles des sociétés humaines, et son action doit consister à protéger les droits naturels des individus réunis en société. L’ouvrage fit un certain bruit, et ce dès sa parution. Voltaire en acheva la lecture non sans difficulté, toujours très critique face au « despotisme légal », qui était l’idéal politique des Physiocrates, mais qu’il n’appréciait guère. Parvenu à la moitié de sa lecture, il écrivait :

« J’ai lu une grande partie de L’Ordre essentiel des sociétés. Cette essence m’a porté quelquefois à la tête et m’a mis de mauvaise humeur. Il est certain que la terre paye tout ; quel homme n’est pas convaincu de cette vérité ? Mais qu’un seul homme soit le propriétaire de toutes les terres, c’est une idée monstrueuse, et ce n’est pas la seule de cette espèce dans ce livre, qui d’ailleurs est profond, méthodique et d’une sécheresse désagréable. »

L’évidence du « Despotisme légal », qui était le thème central de ce livre, n’avait d’ailleurs pas très bonne presse au sein du parti philosophique. Il s’en fallait de peu, pourtant, pour que le livre de Mercier de la Rivière obtienne l’unanimité des philosophes contre lui. L’eût-il obtenu, d’ailleurs, que la réaction de Voltaire aurait été bien plus douce. La vigueur de sa réaction, en effet, fut très certainement nourrie par les avis tout à fait élogieux que d’autres personnalités de premier plan, au sein du « parti philosophique » émirent parallèlement. Diderot, notamment, était dithyrambique sur ce livre, et ce fut lui qui l’introduisit dans les salons littéraires et qui fit, par ce moyen, son succès. Très admiratif de son auteur Mercier de la Rivière, Diderot écrivit même, quand il fut appelé à rencontrer Catherine II de Russie : « lorsque l’impératrice aura cet homme-là, de quoi lui serviraient les Quesnay, les Mirabeau, les de Voltaire, les d’Alembert, les Diderot ? À rien, mon ami, à rien. » (17)

Voltaire se décida donc à réfuter la doctrine physiocratique, et commença la composition de L’Homme aux Quarante Écus, qui parut en 1768. Couvert de plaisanteries et écrit dans un style léger et vif, l’ouvrage constituait une attaque frontale. Condorcet, dans son avant-propos à son édition du livre, reproduit ici en annexe, nuança la portée critique du texte de Voltaire, et écrivit :

« Après la paix de 1748, les esprits parurent se porter, en France, vers l’agriculture et l’économie politique, et on publia beaucoup d’ouvrages sur ces deux objets. M. de Voltaire vit avec peine que, sur des matières qui touchaient de si près au bonheur des hommes, l’esprit de système vînt se mêler aux observations et aux discussions utiles. C’est dans un moment d’humeur contre ces systèmes, qu’il s’amusa à faire ce roman. »

Simple « moment d’humeur », ou conviction plus fondamentale, la critique voltairienne de la Physiocratie n’en était pas moins violente pour les disciples de Quesnay. « Cette amusette de Voltaire fit à la réputation des Économistes une blessure cruelle, notera Weulersse. Ce n’était pas seulement la théorie particulière de La Rivière sur la « puissance législatrice et exécutrice, née de droit divin copropriétaire des terres », c’était leur projet d’impôt territorial unique, c’étaient l’incertitude et l’invraisemblance de leurs statistiques fiscales, et l’utopie de leurs plans financiers, qui étaient raillés avec tant d’esprit. » (19) Avec la publication de L’Homme aux Quarante Écus, la force de la réaction anti-physiocratique était alors à son maximum. Malby, Linguet, Graslin, puis Galiani, se joindront bientôt à ce camp férocement critique. Melchior Grimm, un proche du milieu philosophique parisien, et qui avait été un anti-physiocrate dès les premiers mois de la constitution de l’école de Quesnay, pouvait à l’époque exulter.

Cependant, Voltaire ne fut pas longtemps fâché, et quelques mois à peine après la publication de L’Homme aux Quarante Écus, et tandis que les physiocrates s’occupaient encore de le réfuter dans les colonnes de leurs Éphémérides, il reprit une correspondance amicale et suivie avec leurs principaux membres. Son rappro- chement, perceptible dès l’année 1768, est tout à fait manifeste en 1769. Cette année là, Voltaire répondit aux critiques contenues dans les Éphémérides à propos de certaines parties de son Siècle de Louis XIV. Bien que le propos général soit construit pour s’opposer aux aperçus critiques du journal physiocratique, Voltaire ne manquait pas de témoigner son admiration pour cette publication et pour le travail des économistes physiocrates :

« J’ai lu les Éphémérides du Citoyen, ouvrage digne de son titre. Ce journal et les bons articles de l’Encyclopédie sur l’agriculture pourraient suffire, à mon avis, pour l’instruction et le bonheur d’une nation entière. »

Et, dans un excès d’enthousiasme, il ajoutait même :

« Je n’ai rien écrit sur l’agriculture, parce que je n’aurais jamais rien pu faire qui eût mieux valu que les Éphémérides. Je me suis borné à exécuter ce que les estimables auteurs de cet ouvrage ont recommandé. »

Étant donné que les articles d’agriculture de l’Encyclopédie avaient été écrit par Diderot et surtout par Quesnay (qui donna notamment « Fermiers » et « Grains »), on pouvait difficilement écrire commentaire plus directement et plus ouvertement favorable à l’école physiocratique et à sa doctrine.

Cette doctrine, d’ailleurs, Voltaire commençait à la faire sienne. Sur la question majeure de l’époque, celle du commerce des grains, Voltaire adopta la position libre-échangiste de ses adversaires d’un temps. Au physiocrate Roubaud, il écrit ainsi, en juillet 1769 : « Je suis bien persuadé avec vous que le pays où le commerce est le plus libre sera toujours le plus riche et le plus florissant, proportion gardée. Je parle en laboureur qui a défriché des terres ingrates. Il n’y a pas certainement un agriculteur dont le vœu n’ait été le libre commerce des blés ; et ce vœu unanime est très bien démontré par vous. » « Je parle en laboureur » est une formule typique du Voltaire de l’époque. Constant dans son admiration de l’agriculture, il se mit en effet à se décrire comme un laboureur. Aussi, quand, toujours féru d’économie politique, il souscrit au Dictionnaire du Commerce de l’abbé André Morellet dès qu’il a connaissance de ce projet — un Dictionnaire qui ne paraîtra finalement jamais —, il écrit dans sa lettre :

« Je fus commerçant, j’étais même très fier quand je recevais des lettres de Porto- Bello et de Buenos-Ayres. J’y ai perdu 40.000 écus. J’ai mieux réussi dans la profession de laboureur ; on risque moins, et on est moralement sûr d’être utile. »

Là encore, Voltaire participait d’une certaine tendance du milieu philosophique à reconsidérer les physiocrates, et à se joindre à leurs combats. Diderot, qui n’avait pas été le plus critique à leur égard, se mit même à cette époque à écrire pour eux. Dans les Éphémérides (1769, t.V), il fit paraître une fable, « Le marchand de mauvaise foi », qui défendait le principe physiocratique de l’ « évidence ». Cette même année 1769, il contribua une seconde fois aux Éphémérides, encore avec une fable, intitulée « Le bal de l’Opéra » (1769, t.XII).

Pour les adversaires historiques des économistes, ce double rapprochement était vécu comme un affront terrible. Observant l’entrée de Diderot au sein du cercle des auteurs de ces Éphémérides, Grimm s’effraie d’abord, puis, en constatant qu’il s’agit d’une contribution exceptionnelle, il se rassure. « Mon ami Diderot aurait le cœur assez honnête et la tête assez folle pour entrer en compagnon dans la boutique économique ; mais soit à jamais bénie la Providence qui l’en a garanti ! » Pourtant, s’il conserva Diderot dans l’anti-physiocratie, Voltaire s’en échappa définitivement.

Les années 1770 à 1776 sont en effet celles du Voltaire quasi-physiocratique. Et Grimm de désespérer définitivement sur le cas Voltaire : « Notre grand patriarche de Ferney s’était très honnêtement moqué dans son Homme aux 40 écus de ce tas de pauvres diables qu’il appelait nos nouveaux ministres ; il s’est cru obligé depuis d’en faire de pompeux éloges. » F. Galiani, autre adversaire des physiocrates, écrivit quant à lui que Voltaire n’osa plus les critiquer car il ne souhaitait pas « se brouiller avec les Économistes »

Voltaire se trouvait alors isolé dans sa vieillesse, et contemplait les réalisations du ministre libéral Turgot, le talentueux protégé des physiocrates. Il s’enthousiasma alors pour cet « âge d’or » qui commençait, dû aux actions du « meilleur ministre des finances que la France ait jamais eu », dans une longue correspondance échangée avec les membres de l’école de Quesnay, dont Morellet et Dupont de Nemours.

C’est de cette époque que date sa Diatribe à l’auteur des Ephémérides (1775), que Voltaire envoya à Nicolas Baudeau, le rédacteur en chef du journal. Dans un style très respectueux et très solennel, Voltaire y faisait sienne la doctrine des économistes, et vantait même la libéralisation controversée du commerce des grains, amenée par Turgot en 1773 :

« Comment donc ! disait un vieillard plein de sens, il y a soixante ans que je lis des édits ; ils nous dépouillaient presque tous de la liberté naturelle en style inintelligible ; et en voici un qui nous rend notre liberté, et j’en entends tous les mots sans peine ! voilà la première fois chez nous qu’un roi a raisonné avec son peuple ; l’humanité tenait la plume, et le roi a signé. Cela donne envie de vivre : je ne m’en souciais guère auparavant. Mais, surtout, que ce roi et son ministre vivent. »

Admirateur de Turgot jusqu’à son dernier souffle, Voltaire nous a laissé dans sa correspondance des morceaux d’une rare beauté vantant les mérites de ce ministre qui tachait de libérer l’économie française. Ces pièces finiront de convaincre le lecteur que, jusqu’au seuil de sa vie, ce grand philosophe avait aimé cette science importante de l’économie politique, et qu’il avait su se ranger aux doctrines de ceux qu’il avait sentis supérieur à lui. Qu’on le range donc enfin parmi les défenseurs de la liberté économique, et qu’on mobilise son œuvre pour la soutenir. Ce serait là, assurément, un fort digne hommage rendu à son zèle bienfaiteur.

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