Chronique (Journal des économistes, avril 1883)

Chaque mois, entre  1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant lactualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison d’avril 1883, le fonctionnement des sociétés de secours de mutuels et des caisses de retraites subventionnées, le développement du socialisme d’État en Angleterre, les évolutions du tarif des douanes aux États-Unis et en Espagne, et la nouvelle loi sur la spéculation financière.


Chronique (Journal des économistes, avril 1883) 

 

SOMMAIRE. Les discours de M. Léon Say à Lyon. — Les débats de la Chambre des députés et la philanthropie officielle. Propositions relatives à la responsabilité des accidents dont les ouvriers sont victimes. Discours de M. Frédéric Passy. — Proposition de M. Hipp. Maze sur les sociétés de secours mutuels. — Ce que coûte et ce que vaut la caisse des retraites. — Le projet de loi supprimant l’exception de jeu dans les marchés à terme. — Le congrès annuel des sociétés savantes. — Le budget et l’état des finances britanniques. L’importation du « socialisme d’État » en Angleterre. — La réforme du tarif aux États-Unis. — La protection de l’art national et la protestation des artistes américains. — La guerre de tarifs entre l’Allemagne et l’Espagne. — Mort de Karl Marx. — M. His de Butenval. — Épitaphe gravée sur la pierre tumulaire de Bastiat à Rome.

 

 

 

Nous reproduisons les deux discours que M. Léon Say a prononcés à la Société d’économie politique et à la Chambre de commerce de Lyon, à loccasion de linauguration du buste de son illustre aïeul, J.-B. Say. On y trouvera lesquisse dune politique économique, que nous voudrions peut-être plus radicale, mais qui nen est pas moins conforme, dans ses grandes lignes, à la tradition et aux principes de l’école libérale, politique et économique, à laquelle M. Léon Say shonore dappartenir, et dont il est aujourdhui le représentant le plus illustre.

 

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Avant de prendre ses vacances de Pâques, la Chambre des députés a discuté en première délibération « quatre propositions relatives à la responsabilité des accidents dont les ouvriers sont victimes ». Cest encore et toujours de la philanthropie officielle. Il sagit, comme on le verra dans lexcellent article de notre collaborateur M. Hubert Valleroux, de diverses mesures ayant pour objet dobliger les patrons à allouer des indemnités aux ouvriers victimes daccidents, quand même ces accidents seraient causés par le manque de précautions des ouvriers ; autrement dit, il sagit dallouer des primes à leur imprévoyance et à leur incurie.Quelques orateurs, parmi lesquels nous citerons M. Georges Graux et notre ami M. Frédéric Passy, ont énergiquement protesté, au nom même des intérêts de la classe ouvrière, contre ce déplacement communiste des responsabilités. Nos lecteurs nous sauront gré de mettre sous leurs yeux la péroraison éloquente du discours de M. Frédéric Passy :

 

« M. Frédéric Passy. Chacun doit porter la responsabilité de ses fautes, mais nul ne doit porter que la responsabilité de ses fautes.

Cest sur ce point, et sur ce point seulement, je le répète, que je tenais à mexpliquer brièvement devant vous. Il a été prononcé, messieurs, il y a un certain nombre dannées, par un homme qui tenait alors et qui tient encore aujourdhui une place considérable dans le monde européen, par M. Gladstone, une parole qui a eu beaucoup de retentissement, et qui méritait den avoir beaucoup, mais quil faut savoir entendre : « Ce siècle, a dit M. Gladstone, est le siècle des ouvriers ». Le siècle des ouvriers ! Oui, si par là vous voulez dire que cest le siècle du travail (Cest cela ! Très bien !), de tout travail et du travail sous toutes ses formes. Du travail de la tête qui dirige le travail des mains et qui le rend possible… (Très bien !) ; du travail de lhomme dordre qui épargne et de lhomme entreprenant qui emploie ; de celui qui plante larbre dont les fruits nourriront ceux qui viendront après lui, et de celui qui, en rassemblant le capital, forme le fleuve où le salaire se puise… (Applaudissements à gauche et au centre) ; du travail du savant qui fait avancer la science, et du travail de lindustriel qui fait avancer lindustrie ; du travail, en un mot, qui, en permettant à louvrier, et jusquau moins bien pourvu, de devenir un producteur plus énergique, plus habile et plus puissant, lamène, à mesure quil devient un plus habile et meilleur producteur, à prendre lui-même, sous le nom de salaire, une plus large part dans cet ensemble de produits quil na pas fait tout seul, comme on le lui débite tous les jours, mais quil a contribué, à sa place et à son heure, à faire avec le concours dinnombrables coopérateurs connus et inconnus.

Voilà la vérité, messieurs, et il ny en a pas dautre !

Et, lorsque nous avons, les uns ou les autres, dans des sentiments parfaitement sincères et que je me garderai bien de critiquer quant au fond, mais je me permets de considérer comme dangereux quant à la forme et quant aux conséquences, le malheur de paraître méconnaître ces vérités ; lorsque nous avons le malheur de faire croire ou de laisser croire à ceux qui ne sont pas encore suffisamment instruits, à ceux qui nont pas suffisamment participé à cette lumière de linstruction que nous nous efforçons de répandre sur tous, mais qui, comme le soleil à son lever, na pas encore pénétré jusque dans les profondeurs sombres de la société ; lorsque nous avons le malheur de laisser croire à nos concitoyens malheureux ou mécontents que lon peut, ici par des lois, ou ailleurs par des moyens que lon prétend plus efficaces, changer les conditions naturelles du travail et de la responsabilité, refaire la nature humaine, et supprimer ou retourner cette inévitable et irrésistible gravitation économique qui sappelle la loi de loffre et de la demande ; lorsque lon fait cela, messieurs, je le répète, lorsquon semble admettre quil suffit dun décret ici, dune menace ailleurs pour faire surgir du travail à volonté, pour faire hausser les salaires, pour développer le crédit ou pour rendre lactivité aux entreprises… (Interruptions à lextrême gauche.). Lorsque lon croit, dis-je, ou lorsque lon dit quon peut, à volonté, faire disparaître les risques inhérents au travail, à lindustrie, déplacer les responsabilités et faire peser à sa guise les accidents sur telle tête ou telle autre ; lorsquon se laisse aller sur cette pente, mes chers collègues, on est sur une pente dangereuse, sur une pente anti-démocratique aussi bien quanti-économique, sur une pente fatale au point de vue industriel, fatale au point de vue moral, et au bout de laquelle on trouverait, avant quil fût longtemps, avec laffaiblissement du ressort personnel, labaissement de lindustrie, la diminution du capital, la langueur du travail et la réduction des salaires. On se serait trompé de route, tout simplement, parce quon aurait retourné sa boussole ; et lon irait, comme il arrive toutes les fois quon se trompe de route, à lopposé de son but, à lencontre de ses désirs les plus respectables et à lavortement de ses aspirations les plus légitimes ? (Vifs applaudissements au centre et à gauche.) »

 

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La Chambre a encore discuté en première délibération une proposition de loi de M. Hipp. Maze et de plusieurs de ses collègues sur les sociétés de secours mutuels, considérées en elles-mêmes et dans leurs rapports avec la caisse nationale des retraites de la vieillesse. Cette proposition se compose de deux parties bien distinctes : lune, à laquelle nous ne pouvons quapplaudir des deux mains, a pour objet daccorder aux sociétés de secours mutuels le droit de se constituer sans lautorisation du gouvernement et de sadministrer librement ; lautre consiste à augmenter la subvention que l’État alloue à certaines sociétés en vue surtout dencourager la multiplication des pensions de retraites. Ces subventions, prises sur une dotation spéciale de 20 millions de francs, seraient concédées désormais « suivant délibération dun conseil supérieur de la mutualité » dont le projet de loi règle la composition.

On ne peut que se féliciter sans doute de la multiplication des sociétés de secours mutuels. En 1852, ces associations étaient au nombre de 2 438 avec 271 000 membres ; en 1869, on en comptait 6 139 avec 933 000 membres ; mais, à partir de cette époque, leur développement sest ralenti, en dépit des faveurs budgétaires dont elles étaient lobjet ; il ny en avait que 6 293 à la fin de 1878. À quoi tient ce ralentissement ? Est-ce à linsuffisance des subventions ? Nous en doutons fort pour notre part, et nous avons peur que le nouveau sacrifice quil sagit dimposer aux contribuables ne demeure complètement inefficace, sinon nuisible.

La vérité, quon se garde bien de dire, pour ne pas heurter des préjugés populaires, cest que la mutualité est une forme économique inférieure et imparfaite de lassociation, et que les sociétés mutuelles de secours sont en général fort mal constituées et encore plus mal administrées. Sous aucun rapport, elles ne valent les sociétés dassurances ordinaires sur la vie ou contre les accidents, et celles-ci ne manqueront pas de prendre leur place, comme la chose arrive déjà en Angleterre et aux États-Unis, en se prêtant à toutes les combinaisons adaptées à la situation particulière des ouvriers, lorsque la philanthropie officielle qui opère avec les fonds du budget cessera de leur faire concurrence.Ce nest pas que cette philanthropie budgétaire fasse beaucoup de besogne, mais, dans tous les parages quelle infeste, elle crée un risque spécial auquel lindustrie privée ne se soucie pas de sexposer. Comme elle dispose de la bourse inépuisable des contribuables, elle peut abaisser indéfiniment le taux des primes dassurance contre la maladie et les autres accidents, et elle détourne ainsi de cette branche des assurances les sociétés privées qui opèrent avec largent de leurs actionnaires et qui sont tenues de leur fournir des dividendes. Supposons que l’État savisât de subventionner un certain nombre de sociétés dassurances mutuelles contre lincendie, il ne sen créerait probablement pas dautres, ou du moins il ne sen créerait que beaucoup plus tard, lorsquil serait bien avéré que les sociétés subventionnées sont décidément incapables de remplir leurs fonctions à la satisfaction des assurés. En attendant, le service des assurances resterait en souffrance, et les philanthropes officiels ne manqueraient pas de gémir de limprévoyance des propriétaires qui refusent de profiter des sacrifices extraordinaires que l’État simpose en leur faveur.

Dans le cours de la discussion, M. le ministre de lintérieur a cité, à ce propos, un fait des plus significatifs : nous voulons parler de l’échec lamentable et décisif de la « caisse des retraites » instituée et subventionnée par l’État. La subvention est cependant des plus libérales. Chaque fois quune société de secours mutuels verse un franc à la caisse de retraites, l’État, de son côté, verse en moyenne, selon les années, de 39 à 59 centimes. Eh bien, voulez-vous savoir ce que cette générosité budgétaire a produit ? Écoutez M. le ministre de lintérieur.

 

« M. le ministre. En 1880, pour constituer un fonds de retraite, les sociétés de secours mutuels ont versé 1 500 000 fr. comme fonds de retraites, et l’État a versé une contribution de 525 654 fr.

En 1881, leur nombre ayant augmenté, les associations de secours mutuels ont versé un fonds de retraites de 1 681 000 francs je néglige les fractions — et l’État 565 000 francs, cest-à-dire plus du tiers.

Voilà dans quelle proportion l’État sest intéressé à cette opération éminemment sociale de la constitution, par les associations de cette nature, dun fonds de retraites qui permet, après un certain temps, à la suite de certains sacrifices individuels, dassurer, dans une certaine mesure au moins, lavenir des membres coopérants.

Cependant, messieurs, savez-vous quel a été le résultat de ces sacrifices faits tant par les sociétés de secours mutuels que par l’État ? Si lon recherche les bénéfices produits pour chacune des personnes qui font partie des associations de secours mutuels, on trouve que le nombre des pensions délivrées en 1881 a été de 12 075, alors quil y avait 2 871 sociétés ; ce qui revient à dire quen moyenne chaque société na distribué que 6 pensions par an. Et savez-vous quel a été le chiffre moyen des pensions qui ont pu être distribuées aux membres des sociétés ? La moyenne est de 69 fr. 70.

Savez-vous enfin combien il y a eu, en 1879 cest lannée à laquelle sarrête la statistique définitive — de pensions de 600 francs distribuées aux membres des sociétés de secours mutuels ? Il y en a eu onze ! (Mouvement.)

De sorte que, si vous comparez dune part le sacrifice fait par l’État, et de lautre la contribution fournie par les associations, vous arriverez à reconnaître que les sociétés, tout en simposant un sacrifice qui peut être augmenté, tout en jouissant, de la part de l’État, dune subvention qui est considérable puisquelle excède le tiers des sacrifices faits par lassociation, arrivent cependant à des résultats qui sont loin d’être satisfaisants. »

 

Maintenant, voulez-vous savoir aussi comment il se fait que ces résultats soient loin d’être satisfaisants ? Écoutez encore M. le ministre de lintérieur :

 

« Les associations de secours mutuels pour les retraites opèrent ainsi : elles perçoivent une cotisation unique et sur cette cotisation, sans règle fixe, elles prélèvent chaque année, après lacquittement de certaines dépenses, un quantum quelles vont verser à la caisse des dépôts et consignations, au fonds spécial des retraites. Ce versement est effectué à la caisse des dépôts et consignations avec des avantages particuliers ; mais enfin il est placé comme le serait largent dun capitaliste dans une banque qui donne un intérêt plus ou moins élevé : rien de plus. Et puis,en fin dannée, dans une assemblée générale, lassociation de secours mutuels, qui depuis un certain temps a fait des versements de cette nature, prend son bilan, examine quel est son crédit à la caisse des dépôts et consignations, et, après avoir vu quelle dispose, par exemple, dun capital de 9000 ou 10 000 francs, elle recherche combien il ya parmi ses membres de personnes qui sont arrivées à l’âge où elles ont droit à une retraite. Et alors voici ce que lon fait :

Dabord, on ne donne pas de retraites à toutes les personnes qui sont arrivées à l’âge voulu, cest-à-dire à l’âge de 60 ou 65 ans, suivant les statuts : on choisit, à la majorité, les sociétaires qui auront une retraite, et par là même on élimine un certain nombre dayants droit. Et puis, quand on a décidé que, sur cinquante sociétaires qui ont atteint l’âge de 60 ans, par exemple, il y en a dix qui auront une retraite, étant donné quon possède 10 000 francs à la caisse des dépôts et consignations, on prend dans cette épargne la somme suffisante, nécessaire, pour aller acheter à la caisse des retraites la pension qui a été déterminée par la délibération de lassemblée générale.

Voilà, Messieurs, comment on opère ; les résultats quon obtient sont ceux que jai indiqués tout à lheure, cest-à-dire cette moyenne de retraite de 69 fr. 70.

Dans ma conviction très raisonnée et très absolue, Messieurs, une chose pèse surtout sur les associations de secours mutuels : lincertitude qui règne sur le sort des économies que les sociétaires simposent, et cette incertitude, la commission propose de lui donner un encouragement définitif ! Quand vous voudrez obtenir dun travailleur quil simpose un prélèvement, quil fasse une épargne, il doit savoir, et cela est de toute justice, quaprès un certain nombre dannées de sacrifices et d’épargne, il aura une retraite !… (Très bien !) Il ne faut pas quil se dise : Je serai soumis au verdict dune assemblée générale, et suivant quil y aura un titulaire qui paraîtra plus favorable ou qui le sera moins, jaurai ou non ma retraite.

Il faut que, chaque fois quon demande à un ouvrier de prendre 1 franc sur son salaire mensuel, il sache que cette somme de 1 franc correspond à une rente qui lui sera ultérieurement servie, et tant que vous ne lui aurez pas donné cette certitude, vous nobtiendrez pas de lui le sacrifice nécessaire pour quil devienne un homme d’épargne, économisant et travaillant à se constituer le patrimoine le plus indispensable à force de prévoyance. »

 

Supposons, pour reprendre lexemple que nous citions tout à lheure, supposons que des sociétés dassurances mutuelles contre lincendie, subventionnées par l’État, au lieu de rembourser le montant de la somme assurée en cas dincendie, choisissent en assemblée générale ceux dentre les victimes de sinistres qui leur paraissent dignes d’être remboursés, en engageant les autres à prendre patience, ce système dassurance donnerait-il des résultats bien satisfaisants ? Les propriétaires dimmeubles sempresseraient-ils de profiter des subventions de lÉtat, quand même ces subventions seraient portées de 40% à 60%ou 80% ? Et les philanthropes officiels seraient-ils fondés à gémir de leur imprévoyance ?

 

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Enfin, la Chambre a discuté et voté, en première délibération, un projet de loi supprimant lexception du jeu dans les marchés à terme. Lart. 1erde ce projet de loi est ainsi conçu :

« Art. 1er. Tous marchés à terme sur effets publics et autres, tous marchés à livrer sur denrées et marchandises sont reconnus légaux.

Nul ne peut, pour se soustraire aux obligations qui en résultent, se prévaloir de larticle 1965 du Code civil, lors même quils devraient se résoudre par le paiement dune simple différence. »

 

Sur les observations du rapporteur M. Naquet, la Chambre a repoussé un amendement de M. Sourigues tendant à maintenir lexception en faveur des spéculateurs inexpérimentés, qui sont victimes des « raréfactions de titres et autres manœuvres frauduleuses ». Mais si ces manœuvres sont frauduleuses, rien nempêche de les réprimer ; si elles sont simplement « habiles », cest aux spéculateurs à sen garer.La Chambre na pas pensé quil y eût lieu en cette affaire de remplacer la prévoyance individuelle par la prévoyance de l’État. Et cette fois, nous lui dirons, une fois nest pas coutume, — à la bonne heure !

 

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Le congrès annuel des sociétés savantes sest réuni à la Sorbonne les 28, 29 et 30 mars. Une nouvelle section dite des sciences économiques et sociales y a été ajoutée. Parmi les questions qui ont été proposées à cette section, que présidait M. Ém. Levasseur, nous signalerons : 1° des améliorations quil y aurait lieu dintroduire dans la législation civile au point de vue de la conservation des intérêts des mineurs ; 2° de lunification de la législation en matière de lettres de change ; 3° des changements qua subis depuis 1850 le taux des salaires agricoles et industriels, etc. ; 4° des variations qui sont survenues depuis 1850 dans le prix de vente des propriétés rurales ; 5° des améliorations que pourrait comporter la législation relative aux aliénés.

Quelques-unes de ces questions ont donné lieu à des communications et à des discussions intéressantes.

 

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Le chancelier de l’Échiquier, M. Childers, a présenté le 5 son exposé financier à la Chambre des communes. La situation que révèle cet exposé, sans être aussi brillante que celle du Trésor des États-Unis, peut sembler des plus satisfaisantes. Les recettes du dernier exercice 1882-1883 se sont élevées à 89 004 456 liv. st. et les dépenses à 88 906 000 liv.st. Lexcédent nest que de 98 456 liv. st., mais les frais de la guerre d’Égypte sont compris dans cet exercice pour 3 806 000 liv. st. et lamortissement de la dette publique pour 7 100 000 liv. st. Daprès les évaluations de M. Childers, les recettes de lexercice 1883-1884 seraient de 86 029 000 liv. st. et les dépenses de 85 789 000 liv. st. Excédent 240 000. En fait de réformes le chancelier de l’Échiquier propose la suppression de limpôt sur les voyageurs en chemins de fer cet impôt produit 400 000 liv. st. , et celle des taxes perçues sur certaines routes ordinaires. En même temps les 1,5pence par liv. st. qui ont servi à pourvoir aux frais de lexpédition d’Égypte seraient retranchés de limpôt sur le revenu, lequel serait ainsi ramené à 5 pences par liv. st. M. Childers a développé encore un projet damortissement de la dette, par une transformation des rentes perpétuelles en rentes viagères, qui permettrait de la réduire de 172 millions st. en vingt ans.

La plupart des branches de revenu sont en voie daccroissement, à lexception toutefois des droits sur les spiritueux dont le produit a sensiblement baissé depuis quelques années. De 23 000 000 liv. st. en 1875-1876, ce produit est tombé lannée dernière à 19 840 000 liv. st. La consommation des autres articles, dits de confort, nayant pas cessé de saccroître, ce nest pas à une diminution des ressources des consommateurs, mais au développement des habitudes de tempérance quon peut attribuer ce résultat, et il y a lieu de sen féliciter. Ce qui est malheureusement moins louable, cest lintempérance législative en matière de dépenses qui commence à sévir en Angleterre comme sur le continent.Le gouvernement des classes moyennes, qui sest substitué graduellement depuis le reform-bill et labrogation des lois céréales à celui de laristocratie terrienne, ne se distingue pas précisément par son esprit d’économie. Sur 576 propositions dues à linitiative des membres de la Chambre des communes dans les trois dernières années, on en compte, daprès un relevé de M. Childers, 556 impliquant une augmentation des dépenses et 20 seulement une diminution.La comparaison de ces deux chiffres atteste que le « socialisme d’État » figure aujourdhui en première ligne parmi les articles dimportation du continent en Angleterre.

 

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Nous avons signalé dans notre dernière chronique la réforme du tarif des États-Unis, en constatant malheureusement que les protectionnistes ont réussi à amoindrir la plupart des dispositions libérales du projet primitif. Toutefois, il convient de mettre à lactif de la réforme la suppression dun droit complémentaire qui était perçu en vertu de divers statuts et de la loi de douanes du 22 juin 1874. Aux termes de cette loi, la valeur imposable de toute espèce de marchandises importées était augmentée non seulement de la valeur des objets dans lesquels elles étaient contenues, tels que sacs, caisses, bouteilles, barils, etc., mais encore de toutes les charges quelles avaient subies jusque et y compris le port darrivée, transport du lieu de production au port dembarquement, chargement, frets, courtages, commission ; le tout évalué en moyenne à environ 10% de la valeur des marchandises.

Au surplus, lopinion publique commence à percer à jour les sophismes de la protection, et à se prononcer avec une énergie croissante en faveur de la liberté commerciale. « Je puis vous affirmer lisons-nous dans une correspondance de Boston adressée à lEconomist de Londres —, que le système de la protection est mourant, et que nous assistons à ses dernières convulsions. Quil faille encore deux ans ou vingt ans pour lenterrer, cela ne fait rien à laffaire… Le dernier recensement a parfaitement démontré le peu dimportance des industries protégées en comparaison des autres, et fait justice de cette affirmation péremptoire des protectionnistes : ‘que la protection a pour effet d’élever le taux des salaires’. » « En fait, ajoute le correspondant, la plus grande partie de notre industrie et de notre agriculture na absolument rien à redouter de la concurrence étrangère. Les deux tiers de nos fabriques de fer, les trois quarts de nos manufactures de coton et de laineen supposant que la laine brute soit admise en franchise peuvent se considérer comme entièrement à labri. Cest là un fait dont les intéressés eux-mêmes commencent à être persuadés et qui augmente leur désir d’être débarrassés dun système qui fait obstacle au développement de leur débouché extérieur. »

 

 

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En attendant, les protectionnistes américains jouissent de leur reste. Ils ont réussi à faire porter de 15 à 25% les droits sur les livres, de 10% à 30% les droits sur les tableaux et autres objets dart. Les jeunes artistes américains qui viennent faire leur éducation à Paris ont protesté en de fort bons termes contre cette protection de « lart national ».

 

« 1° Considérant, disent-ils, que laugmentation du tarif des droits dentrée en Amérique sur les œuvres dart des maîtres étrangers aura une influence funeste sur le développement artistique des États-Unis ; 2° quela plupart des artistes américains doivent aux maîtres français leur éducation artistique;

« Quils profitent de lhospitalité et de lenseignement gratuit donnés par le gouvernement français à l’école nationale des Beaux-Arts, et dans dautres écoles privées ;

« Quils sont touchés de limpartialité que leur ont montrée les jurys des expositions ;

« Les artistes américains résidant à Paris, réunis aujourdhui en Congrès, déclarent :

« Quils éprouvent un sentiment dindignation en pensant que les œuvres des hommes auxquels ils doivent tant sont assujetties à une taxe quelconque à leur entrée sur le territoire américain.

« Et quils présenteront au Congrès une pétition à leffet de faire abroger la loi. »

 

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Guerre de tarifs entre lAllemagne et lEspagne. Le traité de commerce conclu entre ces deux pays le 30 mars 1868 ayant été dénoncé par lEspagne au mois doctobre 1881, et les négociations engagées pour le renouveler nayant pas abouti, le gouvernement espagnol a soumis, à dater du 15 mars, les produits allemands aux droits les plus élevés de son tarif général. À quoi le gouvernement allemand a répondu en augmentant de 50% les droits sur les raisins, les articles de liège, le vin et le marc en fûts et en bouteilles, les fruits frais du Midi, le chocolat, le tabac et lhuile.

On se souvient de l’histoire des deux cochers qui vidaient leur querelle sur le dos de leurs voyageurs. Au moins, ces automédons brutaux avaient assez de bon sens pour réserver leurs coups au voyageur de la partie adverse. Les gouvernements comprennent autrement les représailles. Parce que le gouvernement espagnol s’est avisé de priver ses consommateurs des étoffes et autres produits à bon marché sinon de belle qualité dont ils ont l’habitude de se pourvoir en Allemagne, le gouvernement allemand oblige les siens à se passer des vins, du chocolat et des fruits espagnols, ou de les payer moitié plus cher. Ce n’est pas une des chinoiseries les moins étonnantes de ce système chinois qui se qualifie de « système protecteur ».

 

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Un des théoriciens notables du socialisme, M. Karl Marx, est mort le mois dernier à Londres. Né à Trèves en 1818, M. Karl Marx fit ses études à Bonn et collabora d’abord à la Gazette rhénanede Cologne. Il vint en France en 1844, et il publia en 1847 la Misère de la philosophie en réponse aux Contradictions économiques ou philosophie de la misère, de Proudhon. Expulsé de France, il alla habiter Bruxelles, puis Londres, où il s’établit et où il contribua à la fondation de l’Association internationale des travailleurs. Son œuvre principale est le Capital(1867), qui est considéré comme l’évangile du collectivisme, cette dernière incarnation du communisme.

 

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M. le comte His de Butenval, ancien ministre plénipotentiaire, membre de la Société d’économie politique, est mort le 3 mars à Bagnères de Bigorre, dans sa 74année. M. His de Butenval avait signé en 1852, avec M. de Cavour, un traité de navigation et de commerce, stipulant, entre autres faveurs concédées à la France, un abaissement considérable des droits sur nos vins et la franchise absolue à la sortie des droits perçus sur les soies, en même temps que des abaissements notables sur les soieries. Il avait reçu, à ce sujet, des adresses de félicitations des chambres de commerce de Lyon et de Bordeaux. Chargé en 1856 par les ministres des affaires étrangères et du commerce de visiter les districts manufacturiers de la Grande-Bretagne, il remettait à son retour aux deux ministres un mémoire où sont indiquées, d’après les données recueillies sur place, les conditions d’un rapprochement commercial entre la France et l’Angleterre. Il a publié divers ouvrages sur des questions économiques et historiques, tels que le Précis historique du Traité de commerce conclu en 1786entre la France et la Grande-Bretagne, contenant une série des documents officiels inconnus ou tombés dans l’oubli, qui restituent au cabinet de Versailles l’initiative et l’honneur de cet acte politique et en rétablissent le véritable esprit ; l’Établissement en France du premier tarif général des douanes 1787-1791 ; la Politique économique et les négociations commerciales du gouvernement de la république pendant les années 1871, 1872 et 1873, etc., etc. Sans parler des autres services qu’il a rendus à la France dans sa longue et laborieuse carrière, M. His de Butenval a contribué par ses actes comme par ses écrits aux progrès de la liberté commerciale et laissé un utile exemple à suivre aux diplomates qui ne font pas partie de la Société d’économie politique.

 

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Un de nos amis a copié à Rome l’épitaphe gravée sur la pierre tumulaire de Bastiat, dans l’église Saint-Louis des Français. Nous l’avions relevée nous-même il y a deux anset nous pouvons attester l’exactitude de la copie :

 

Ici repose

FRÉDÉRIC BASTIAT,

Représentant du peuple à l’Assemblée nationale,

Correspondant de l’Institut de France,

Né à Bayonne en 1801,

Mort à Rome le 24 décembre 1850.

L’Assemblée nationale regrette en lui un représentant aussi éclairé que consciencieux ;

L’économie politique un interprète éminent de ses plus pures doctrines et de l’harmonie de ses lois ;

Et sa famille ne se console d’une séparation si douloureuse que par le souvenir de sa mort chrétienne.

In Pace.

 

Le monument de Bastiat est dans l’église Saint-Louis-des-Français, à gauche en entrant du côté du Tibre, au devant de la deuxième chapelle dédiée à la Vierge. L’inscription, très bien conservée, est sur une plaque de marbre blanc.

G. de M.

 

 

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