Chronique (Journal des économistes, février 1903)

Chaque mois, entre 1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant lactualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison de février 1903, le défaut des traités de commerce, les frais croissants de la guerre, le rôle de l’État jugé par Henry Maret, et les injustices européennes commises en Algérie.


Chronique

par Gustave de Molinari

 

(Journal des économistes, février 1903)

 

 

 

Les traités de commerce transformés en véhicules du protectionnisme. — L’impôt de la protection. — L’internationalisme économique invoqué par M. Jaurès en faveur de la paix. — Les désastres et les frais croissants de la guerre. — Ce que le gouvernement doit faire et ne pas faire d’après M. Henry Maret. — Les bienfaits de la civilisation en Algérie. — Un dîner monométalliste.

 

 

En économie politique aussi bien qu’en morale, il est toujours dangereux de s’écarter des principes. Nous avons commis, par exemple, l’imprudence de recourir au procédé protectionniste des traités de commerce pour arriver au libre-échange sans prévoir que ce procédé se retournerait un jour contre nous. Nous n’ignorions pas cependant que la négociation d’un traité de commerce a pour point de départ une flagrante erreur économique, savoir que toute exportation constitue un profit et toute importation une perte, d’où il suit que les négociateurs doivent s’appliquer à obtenir de la partie adverse les réductions de droits les plus fortes en échange des plus faibles.Qu’ont imaginé les protectionnistes pour obtenir ce résultat si désirable ? Ils ont tout simplement élevé le taux des droits du tarif général, de manière à rendre parfaitement illusoires les concessions que les négociateurs du traité étaient autorisés à accorder. Cette invention ingénieuse n’a pas tardé à être imitée et même perfectionnée. À la veille de l’expiration des traités, on a élevé le tarif général à un niveau qui rachète et au-delà les concessions des tarifs conventionnels. C’est ainsi que des traités qui avaient à l’origine pour but l’acheminement graduel au libre-échange ont fini par aboutir à une aggravation de la protection. En ce moment même, les protectionnistes usent et abusent du prétexte commode que leur offre l’expiration prochaine des traités pour procéder à un relèvement général des tarifs. En Suisse, en Allemagne, en Autriche-Hongrie, en Russie et jusqu’en Portugal, ils ont saisi cette occasion pour doubler et tripler les droits. Nous avons donné dernièrement un aperçu du nouveau tarif suisse. En Allemagne, le tarif voté par le Reischtag a paru encore incomplet à la commission des douanes. Elle a proposé de frapper de droits différents les pétroles bruts et les pétroles raffinés pour faciliter l’introduction de la raffinerie, et cette proposition a étéadoptée par 152 voix contre 70. En Autriche-Hongrie, les protectionnistes n’ont consenti au renouvellement de l’union douanière qu’à la condition d’un relèvement complet des droits, dont voici le détail :

« Froment, 7 cour. 50 par quintal métrique au lieu de 3 cour. 57 ; ; seigle, 7 cour. au lieu de 3 cour. 57 ; orge, 4 cour. au lieu de 1 cour. 70 ; avoine, 6 cour. au lieu de 1,79 ; fruits, 2 à 20 couronnes au lieu de la franchise ; légumes 2 à 20 couronnes au lieu de la franchise.

Bœufs, 60 cour. par tête au lieu de 35,7 ; vaches, 30 cour. au lieu de 7,14 ; porcs, 12 à 22 cour. au lieu de 7,14 ; chevaux, 50 à 100 cour. au lieu de 23,81.

Fils de coton simples et doubles, 14 à 45 cour. par quintal métrique au lieu de 14 à 38,08 ;

Articles en coton tissés et tricotés, 220 à 400 cour. au lieu de 214,29 ; tulles de coton 380 à 440 cour. au lieu de 380 cour. 95 ; articles en coton brodé, 730 à 800 cour. au lieu 714 cour. 29 ; autres articles en coton, 80 à 403 cour. au lieu de 80 à 380 cour.; câbles et cordes, 18 cour. au lieu de 11 cour. 90 ;

Fil peigné brut, 12 à 29 cour. au lieu de 3 cour. 57 à 33 cour. 33 ; fil peigné mélangé, 33 à 38 cour. au lieu de 28,57 à 47,62.

Articles de laine pesant de 500 à 700 grammes le mètre carré 200 cour. au lieu de 1 190,50 ; tapis tricotés, 180 cour. au lieu de 119,05. 

Soieries, 1 000 à 1 400 cour. au lieu de 952,38 à 1 198,48 ; chaussures 100 à 145 cour. au lieu de 83,33.

Articles en cuir, 110 à 240 cour. au lieu de 59,52 à 238,10 ; outils, 12 à 150 cour. au lieu de 9,52 à 59,52.

Verres, 38 à 65 cour. au lieu de 20,81 à 59,62 ; coutellerie, 45 à 173 cour. au lieu de 35,75 à 119,05.

Articles en fonte, 6 à 40 cour. au lieu de 4,76 à 20,24 ; machines à vapeur, etc., 20 à 40 cour. au lieu de 20,24 ;

Machines pour l’industrie textile, 7 à 15 cour. au lieu de 7,14 à 10 ; autres machines, 18 à 40 cour. au lieu de 14,90 à 35,70 ; machines électriques 24 à 72 cour. au lieu de 20,24 ; instruments, 120 à 1 100 cour. au lieu de 119,05 à 714,29 ;

Produits chimiques et couleurs aniliniques, 15% de la valeur au lieu de 23,81. »

 

En Russie, le ministre des Finances, tout en se défendant « d’avoir eu l’intention d’augmenter les droits de douane à tout prix afin d’avoir une arme contre les autres pays et de les forcer plus facilement à faire des concessions », le ministre des Finances, disons-nous, se propose toutefois de procéder à des modifications de tarif consistant « ou dans une nouvelle classification, ou dans une plus grande spécification destinée à augmenter la protection accordée à la production des objets non mentionnés spécialement dans le tarif actuel et à écarter les difficultés de son application contre lesquelles on s’était heurté ». Ajoutons que la Russie vient de conclure avec la Perse un nouveau traité de commerce en vertu duquel ses produits ne paieraient que 5%, tandis que le tarif général persan serait élevé à 25% et même à 75% sur les articles de luxe. Enfin, au Portugal, le roi a fait la déclaration suivante, à l’ouverture des Cortès :

« Le prochain renouvellement des traités de commerce est une excellente occasion qui nous invite à réviser nos tarifs douaniers, faisant une juste part de la protection à laquelle ont droit nos industries nationales et, en même temps, des éléments de transaction possible à l’égard des droits conventionnels propres à faciliter l’échange de nos produits avec ceux des pays étrangers. Combinée, cette révision, de manière à assurer la perception en or d’une partie des droits d’importation au Portugal, semble, en ce moment, une mesure justifiée et utile. »

En Belgique même, c’est-à-dire dans un des rares pays où les protectionnistes avaient conservé une certaine modération, l’approche de l’expiration du traité germano-belge a réveillé leurs appétits. L’Union syndicale, chambre de commerce de Bruxelles, ayant adressé à ses membres un questionnaire au sujet du régime douanier le plus conforme à l’intérêt du pays, sur 86 réponses, 41 demandent les droits spécifiques ; 10, les droits ad valorem ; 4, la faculté du choix entre les deux systèmes ; 34 ne se prononcent point à ce propos. D’autre part, 7 sont favorables au libre-échange, 28 à la réciprocité, 8 réclament celle-ci à défaut de celui-là ; 43 n’opinent ni dans un sens ni dans l’autre. Avons-nous besoin de dire que les droits spécifiques et la réciprocité font partie du programme des protectionnistes.

Bref, les traités de commerce, au lieu de servir la cause du libre-échange, contribuent aujourd’hui aux progrès du protectionnisme. Si ceux qu’il s’agit de renouveler abaissent les droits, ce sera après les avoir fait élever dans une plus forte mesure qu’ils ne les abaisseront. Le résultat inévitable de cette recrudescence de la protection sera un renchérissement général des nécessités de la vie, par conséquent une diminution du pouvoir d’achat des salaires, impliquant pour la multitude des salariés l’augmentation de la difficulté de vivre, et c’est ainsi, en dernière analyse, que le protectionnisme fait les affaires du socialisme.

 

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Veut-on avoir une idée de l’impôt que le protectionnisme prélève sur les consommateurs, en sus de celui qu’ils paient à l’État, que l’on jette un coup d’œil sur les catalogues des épiciers de Paris et de Londres, comme s’est avisé de le faire notre confrère, M. Harduin, du Matin, et comme l’avait fait auparavant, dans le Siècle, notre collaborateur, M. Macquart :

 « Une unité de quarante-six articles ayant été achetée dans les grandes maisons d’épicerie de Paris et de Londres, aux prix des catalogues, l’acheteur a dépensé 109 fr. 95 à Paris et 84 fr. 09 à Londres, soit 78% de plus.

Si l’on déduit les droits de douane et d’octroi (11 fr. 34 à Paris et 1 fr. 57 à Londres), on obtient un prix net de 98 fr. 61, contre 82 fr. 52 soit encore 19% au détriment de Paris ».

 

Que les industriels et les propriétaires fonciers qui perçoivent cet impôt aient un goût prononcé pour la protection, cela s’explique à la rigueur, mais cela se conçoit moins chez les ouvriers qui le paient.

 

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Qu’il y ait quelque chose de changé dans les conditions d’existence des sociétés, que les progrès de l’industrie et l’extension des relations commerciales, en créant entre les nations une communauté croissante d’intérêts rendent la paix de plus en plus nécessaire, en rendant la guerre de plus en plus nuisible, c’est une vérité économique qui a tardé longtemps à se faire jour dans le monde politique. Elle commence cependant à y pénétrer et nous avons été charmé d’en trouver l’écho dans le très éloquent discours qu’a prononcé dernièrement M. Jaurès à la Chambre des députés. Tout en attribuant à la Révolution le mérite d’avoir préparé l’avenir de la paix, en déchaînant la plus formidable des guerres qui aient désolé le monde, l’orateur socialiste a attribué au développement de la vie économique internationale une influence pacificatrice, à coup sûr moins contestable.

« À cet effet apaisant de la Révolution enfin victorieuse, a-t-il dit, à cet internationalisme de la liberté et de la démocratie, qui rapproche peu à peu les nations unifiées et émancipées, voici que vient s’ajouter encore, dans le sens de la paix, la puissance toujours croissante de la vie économique internationale ; l’internationalisme de démocratie et de liberté de la Révolution se continue par l’internationalisme de production et d’échange des sociétés accrues, et par l’internationalisme de solidarité et de justice du prolétariat universel organisé. (Applaudissement à l’extrême gauche.)

Vous voyez bien, Messieurs, que le tissu de la vie économique internationale est plus serré tous les jours ; vous voyez bien qu’il nous est impossible de donner à aucune des législations que nous préparons un caractère exclusivement national. Hier, c’était une conférence internationale sur le régime des sucres ; avant-hier, c’était une première conférence internationale sur la limitation du travail pour les femmes et pour les enfants. »

Voilà un langage auquel nous ne pouvons qu’applaudir. Mais comment se fait-il que l’orateur socialiste, tout en vantant, à bon droit, l’internationalisme de production et d’échange, soit protectionniste, c’est-à-dire partisan d’un système qui a pour objet avéré d’empêcher l’internationalisation de l’échange ? 

 

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Voici un aperçu pittoresque des maux que déchaînerait une guerre européenne, esquissé encore par M. Harduin pour l’édification des lecteurs du Matin :

« … La guerre éclatant aujourd’hui entre les grandes nations européennes prendrait immédiatement les proportions d’une catastrophe comme l’Histoire jamais n’en a enregistré.

Pour s’en rendre compte, il suffit de voir ce qu’est l’Europe, tenant en réserve des millions d’hommes armés qui se jetteraient les uns sur les autres ; il faut penser à ce qui se produirait le lendemain du jour où commencerait la mobilisation :arrêt instantané du travail ; la vie de la nation est suspendue ; les usines, les ateliers, les bureaux se ferment ; les chemins de fer, les voies de communication ne sont plus utilisés que pour le transport des troupes.

Rien qu’en France, on a calculé qu’une somme de 4 milliards est nécessaire pour l’entrée en campagne. Dix mois plus tard, on en aura dépensé 8 (et notre dette dépasse déjà 30 milliards !).

Ce n’est pas tout. Les hommes marchant vers la frontière ont laissé derrière eux une armée de femmes et d’enfants. Qui nourrira ce peuple ? De quoi vivra-t-il ? L’État devra pourvoir à sa subsistance. Avec quelles ressources ? Au prix de quels sacrifices ? »

 

Dans sa chronique scientifique du Journal des Débats, M. Henri de Parville constate, de son côté, l’augmentation progressive du prix de revient du matériel de guerre. Il s’agit des cuirassés :

« Un coup de torpille, et c’en est fait d’un cuirassé ! Anéantissement de son millier d’hommes et perte d’un nombre respectable de millions. Plus on construit et plus on exige de millions. Il y a vingt ans, un cuirassé de 12 millions paraissait déjàcoûteux. Mais c’est bien une autre affaire aujourd’hui ! On a augmenté les cuirassés, on a augmenté l’artillerie, etc., si bien que les cuirassés anglais de la classe Amiral ont coûté 18 millions, ceux de la classe Royal-Sovereign (1893-1895) ont atteint le prix de 21 millions ; ce prix est dépassé encore d’un million par le Majestic (1895-1897). Enfin le Formidable et le Duncan (1901) ont coûté chacun plus de 25 millions. Est-ce tout ? Non. Les nouveaux cuirassés en chantier, King Edward VIIDominion et Commonwealth, d’un déplacement de 16 350 tonnes, ne coûteront pas moins de 32 millions ! Où s’arrêtera-t-on et quels seront les cuirassés de 1950 ? »

 

La guerre coûte donc de plus en plus cher, et elle apparaît chaque jour, davantage aussi, comme incompatible avec les conditions d’existence des sociétés civilisées, telles que les ont faites les progrès de l’industrie et l’internationalisation des échanges. En même temps, elle a visiblement cessé d’être nécessaire pour protéger la civilisation contre les invasions des barbares, car c’est aujourd’hui le tour des barbares d’être envahis. Et, d’une autre part, l’expérience a suffisamment démontré aux peuples civilisés que la guerre coûte aux vainqueurs eux-mêmes plus qu’elle ne leur rapporte. C’est une industrie qui travaille à perte et dont les nations se lasseront certainement un jour de supporter les charges et de combler les déficits.

 

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Elles se lasseront aussi de payer char au gouvernement des produits et des services que les industries de concurrence peuvent leur fournir à bon marché et elles cesseront, comme le leur conseille M. Henry Maret, d’employer ce même gouvernement à vexer les uns sans profit pour les autres.

« Tant que le gouvernement, dit-il dans le Radical, ne sera pas réduit à ce qu’il doit être, c’est-à-dire à un comité d’administration d’une compagnie d’assurances, nous verrons se continuer ces discussions byzantines. Nous n’avons pas le sens de la liberté ; nous ne l’avons en rien. Je connais des mélomanes qui voudraient que, par une bonne loi, on obligeât les gens à goûter la musique qu’ils préfèrent ; d’autres ne verraient aucun inconvénient à ce qu’on proscrivît ceux qui mangent les œufs par le petit bout. Eh ! mes enfants, ne pouvez-vous vivre de bonne amitié sans vous tracasser de la sorte ? Et ne vous suffirait-il point d’avoir un gouvernement qui vous assurât la sécurité, la propreté de vos rues, le bon entretien de vos routes, le bon ordre, la prospérité, le libre exercice de vos facultés, et le droit universel à la vie et au travail, sans par dessus le marché, se soucier de la façon dont vous pensez et vous vivez, c’est-à-dire de vos croyances et de votre morale ? »

 

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Il est bien entendu que les conquêtes coloniales ont pour but principal de répandre chez les peuples arriérés les bienfaits de la civilisation, et en particulier ceux d’une bonne administration de la justice. Un plaidoyer de M. Ladmiral pour un des insurgés de Margueritte, que résume le Figaro, contient quelques renseignements suggestifs sur la manière dont ce but est atteint en Algérie.

« La situation de l’indigène est atroce. Il a un premier ennemi : l’administrateur adjoint indigène, qui dresse la liste des contribuables et qui, contre des pots-de-vin, dégrève les riches au détriment des pauvres. Dans l’enquête de 1900, vainement on a dénoncé les tripotages honteux qui ont lieu dans les douars. Rien n’a changé depuis.

Au-dessus de l’adjoint est l’administrateur, que M. Ch. Benoît a nommé « le tyran des indigènes ». Chose inouïe, l’administrateur a le droit, en vertu du Code de l’indigénat, d’infliger à l’Arabe cinq jours de prison et 15 francs d’amende. La peine est immédiatement exécutoire. Elle est infligée pour tout et pour rien. L’Arabe est dans la situation du conscrit vis-à-vis du sous-officier. Mais le sous-officier est plus équitable que l’administrateur.

Ces jours de prison, qui sont une arme de chantage et de concussion contre l’indigène, on les lui applique surtout à propos de cette monstruosité : le permis de voyage. L’Arabe ne peut se déplacer sans une autorisation de l’administrateur de la commune mixte. Un commerçant indigène se trouvait à Alger l’an passé ; il eut, pour une affaire pressante, besoin de venir en France. Il lui fallut retourner d’abord à Constantine chercher un permis de voyage et aussi un certificat de caution. C’est l’esclavage déguisé. Le Code de l’indigénat punit jusqu’au manque de respect de l’indigène. Il frappe de prison toute plainte non fondée contre un administrateur.

Le Code de l’indigénat a créé la responsabilité collective. Pour un incendie de forêt, en novembre 1902, six villages ont été condamnés à 5 513 francs d’amende, somme égale au total de leur impôt et le pâturage leur a été interdit sur tout le territoire de la forêt incendiée.

Avec la prison administrative, il y a l’internement, qui est ordonné par une commission de fonctionnaires où l’élément indigène n’est même pas représenté. L’internement est prononcé sur des rapports des autorités locales : l’accusé n’est pas entendu nul ne plaide pour lui. Tout mouvement qu’on peut qualifier de « politique » est puni d’internement. Un pillage, un incendie de forêt entraîne l’internement pour les suspects. On interne à tort et à travers : pour se débarrasser d’un ennemi indigène, il suffit d’une plainte et d’un faux témoin. Les douars vivent sous la terreur de cet internement qui va de six mois à la perpétuité. L’homme interné est envoyé en Corse ou au pénitencier agricole de Taadmit, dans le Sud algérien. En fait d’agriculture, il casse surtout les cailloux de la route.

… Mais les deux grands fléaux dont souffre surtout l’indigène, c’est l’impôt arabe et la licitation.

Il y a deux impôts spéciaux à l’Arabe, et que le colon n’a pas à payer. L’impôt Zekkalet l’impôt Achour. Le premier frappe le bétail, le second la charrue. ÀHammam-Rhira, lindigène paye pour posséder un bœuf, 3 fr. 80 ; pour avoir un mouton, 0 fr. 30 ; pour une chèvre, 0 fr. 30 ; pour un chien de garde, 2 francs. Il doit au fisc, par hectare cultivé : 10 francs ; plus une prestation de 6 francs et un droit de 2 francs pour les chemins ruraux.

Il semble qu’on veuille dégoûter l’Arabe de la culture.

Un impôt frappe ses oliviers, ses figuiers, ses abeilles ; tandis que, dans le champ voisin, le colon plante librement tous les arbres, élève tous les insectes.

L’Arabe paie ainsi plus de la moitié de l’impôt d’Algérie. Colons et fonctionnaires sont les répartiteurs des deniers publics : ils les emploient à l’amélioration des centres européens. Charitables pourtant, ils ont créé pour l’Arabe un fonds d’assistance de 97 000 francs sur un budget de 8 000 000 de francs…

L’impôt écrase lindigène ; la licitation le ruine. La licitation c’est, on le sait, la vente par enchère faite à un seul acquéreur par les copropriétaires d’un bien.Voici quel usage en font les colons. Une terre appartient en commun à tous les membres d’une tribu. Ils sont une centaine, à qui la loi de 1873 a donné un titre de propriété correspondant à sa part du domaine collectif. Le colon va trouver un membre de la tribu. Il lui achète son titre. L’autre qui n’en fait rien le cède volontiers. Voilà, pour 30 ou 40 francs, l’Européen copropriétaire des indigènes. Or, en droit français, nul n’est forcé de rester dans l’indivision. Le colon, en vertu de ce principe, demande aussitôt au tribunal le partage, la vente aux enchères. Il rachète le tout, et c’est ainsi, selon MeLadmiral, qu’en 1882, le 8 septembre, à la barre du tribunal de Blida, M. Jenoudet serait devenu adjudicataire de 1 112 hectares 68 ares pour 875 francs. M. Jenoudet a dû payer 21 000 francs de frais de procédure. Mais les 399 individus ainsi expropriés n’ont tout de même touché que 875 francs.

Le premier président de la Cour d’Alger, M. Ducroux, entendu par la Commission d’enquête, en 1900, déclarait que « l’indigène meurt de la licitation », et le procureur général, M. Haffner, confirmait cette opinion « La licitation en Algérie est une expropriation, disait-il. L’indigène ruiné devient voleur ; c’est la misère qui est le grand facteur de ses crimes ».

Devant cette même commission d’enquête on a cité le cas d’une tribu de Mostaganem de 513 personnes possédant un domaine de 292 hectares. Un colon acheta la part d’un des 513 indigènes pour 20 francs. Il eut la propriété totale pour 80 francs (les frais s’élevèrent à 1 100 fr.)

… Confiscation, expropriation, prison infligée sans jugement, internement administratif, spoliation judiciaire, impôt inégal, voilà nos titres à l’affection de l’Arabe. »

Ces titres ne leur paraissent pas suffisants, car au témoignage même d’un colon, ils regrettent leur ancienne administration Mais ce sont des barbares !

 

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Un bi-métalliste de marque, M. Edmond Théry, avait commis l’imprudence de faire, en juin 1897, le pari suivant avec M. Yves Guyot :

Je parie à M. Yves Guyot un déjeuner de 50 louis « d’or » que, d’ici au 31 décembre 1902, un kilo d’or vaudra 16 kilos d’argent environ dans tous les pays du monde, quelle que soit d’ailleurs la production universelle de l’or et de l’argent d’ici à cette date, cette valeur résultant d’un acte législatif international ou national d’un pays quelconque.

M. Edmond Théry sest galamment exécuté. Il a payé 50 louis d’or un déjeuner transformé en dîner au restaurant Durand. À ce dîner qui réunissait 54 convives et que présidait M. Frédéric Passy, M. Yves Guyot a prononcé l’oraison funèbre du bi-métallisme, dont M. Edmond Théry a paru gaiement faire son deuil.

 

Paris 14 février 1903.

G. de M.

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