Œuvres de Turgot, compte-rendu

Œuvres de Turgot, nouvelle édition, par MM. Eugène Daire et Hippolyte Dussard, avec une notice sur sa vie et ses ouvrages, par M. Eugène Daire. Compte-rendu par Maurice Monjean (Journal des économistes, août 1844).


ŒUVRES DE TURGOT, NOUVELLE ÉDITION,

PAR MM. EUGÈNE DAIRE ET HIPPOLYTE DUSSARD ;

AVEC UNE NOTICE SUR SA VIE ET SES OUVRAGES PAR M. E. DAIRE[1].

Le consciencieux éditeur des ouvrages d’Adam Smith, de J.-B. Say, et des économistes de la première moitié du dix-huitième siècle, vient d’ajouter deux nouveaux volumes à son estimable collection, qui est à la fois un beau monument élevé à la science, et un véritable service rendu à ceux qui la cultivent. Ce nouveau venu, qui vient prendre place à côté de ces illustres penseurs, n’a pas besoin de justifier de ses titres : sa belle et pure renommée lui a depuis longtemps acquis droit de cité ; il suffit de nommer Turgot.

Ses œuvres avaient été recueillies et publiées il y a plus de trente ans par son ami Dupont de Nemours. Mais l’édition était épuisée depuis longtemps ; celle que nous signalons à l’attention du public, contenant en deux volumes les neuf de l’ancienne, est à la fois plus commode et plus complète. Les écrits de Turgot, dont la variété est prodigieuse, y sont rangés selon l’ordre des matières, bien préférable à l’ordre chronologique suivi précédemment ; on y a fait entrer entre autres additions, la traduction faite et annotée par Turgot, des Questions importantes sur le commerce, de Josias Tucker, et une série curieuse de lettres inédites. Aux notes nombreuses de Dupont de Nemours, MM. E. Daire et H. Dussard ont ajouté des observations précieuses, où certaines opinions de Turgot sont contrôlées avec talent, à l’aide des découvertes de la science et de l’expérience que nous avons si laborieusement recueillies des événements postérieurs. Enfin, M. Daire a donné un prix incontestable à cette nouvelle édition en l’enrichissant d’une excellente Notice historique ; travail étendu, où l’homme de cœur et le savant et ingénieux économiste apprécie dignement la vie et les travaux de Turgot, pour lequel il justifie si bien sa chaleureuse admiration. La Notice de M. Daire, plus sobre et plus substantielle que celle de Dupont de Nemours, plus complète que celle de Condorcet, est une belle et patiente étude qui restera, et ajoute un nouveau titre à la reconnaissance que les amis de la science doivent avoir pour l’habile biographe et annotateur des Économistes financiers du dix-huitième siècle.

À l’époque où ces précurseurs de l’école physiocratique cessaient d’écrire, Turgot commençait de vivre. Il est de cette forte et belliqueuse génération d’écrivains à qui il échut en partage de préparer un nouvel ordre social dont beaucoup devaient être les témoins et quelques-uns les martyrs. Sa conduite et ses écrits, pour être bien compris, ne sauraient être séparés : ils sont entre eux dans une dépendance qui les explique réciproquement ; car il n’a pas agi autrement qu’il n’a pensé, et sa vie entière n’a été que le pur reflet de ses idées. Anne-Robert-Jacques Turgot, baron de l’Aulne, naquit à Paris, le du mai 1727. Alors s’accumulaient de plus en plus les fautes qui devaient perdre la monarchie dont cet enfant qui naissait fut un moment le soutien et aurait peut-être pu devenir le sauveur. Sa famille, originaire d’Écosse, avait passé en France à l’époque des croisades et fourni plusieurs hommes distingués à sa patrie d’adoption. Elle transmit au jeune Turgot un nom déjà illustre, et, ce qui vaut mieux, les exemples d’un patriotisme éprouvé et d’une vertu héréditaire. La noblesse de Normandie avait délégué son trisaïeul comme son président aux États généraux de 1614, et son aïeul avait été élevé à l’intendance des généralités de Metz et de Tours. Son père, prévôt des marchands de la ville de Paris, se signala par une administration éclairée et une conduite courageuse dans l’exercice difficile de cette magistrature municipale. Jacques Turgot avait deux frères plus âgés que lui, et, par un usage qui frappait alors chaque existence, selon l’ordre de la naissance, d’une sorte de prédestination sociale, il fut élevé en vue de l’état ecclésiastique. Il commença ses études au collège Louis-le-Grand et ses humanités à celui du Plessis. L’enfant, dont l’esprit précoce et déjà sévère dans ses tendances s’appliquait avec un égal succès à tous les genres d’étude, était d’une timidité extrême ; les figures étrangères l’enrayaient ; il aimait la maison paternelle pour les affections de famille qu’il allait y chercher, mais non pour la compagnie qu’on y recevait. Sa mère, désireuse de voir son fils faire belle contenance dans un cercle, était souvent obligée, quand il lui survenait quelque visite, d’aller à la recherche du sauvage écolier blotti sous un canapé ou derrière un paravent. Il fut, du reste, incorrigible, et conserva toute sa vie cette timidité qui n’était en lui qu’une modestie exagérée de l’âme, que sa mère reprochait à l’enfant comme une infraction aux règles de la bienséance, et que ses ennemis affectèrent d’interpréter plus tard comme un signe du dédain du philosophe et de l’orgueil du ministre.

Du collège, Turgot passa au séminaire de Saint-Sulpice, d’où il sortit avec le grade de bachelier en théologie pour aller prendre sa licence en Sorbonne. C’est pendant le temps qu’il passa dans ces deux établissements consacrés aux études et aux controverses théologiques, que se développa ce génie original et puissant, dont les travaux furent souvent des découvertes pour la science et toujours des bienfaits pour l’humanité. Son esprit, embrassant toutes les connaissances avec une curiosité inquiète et une application féconde, était doué de la sagacité qui distingue les choses, de l’étendue qui les coordonne, de la méditation qui en saisit le sens et en déduit les conséquences ; il était rapide et consciencieux, clair et profond, pénétrant et plein de grandeur. Sa mémoire tenait du prodige. Les connaissances acquises, et il en possédait de nombreuses et variées, étaient pour lui la matière des idées, et les idées la base nécessaire des déterminations. Nourri dans la discipline austère des fortes études, il chercha la vérité et la rencontra pour ainsi dire de plein saut, si bien que ses opinions étaient invariablement formées à un âge où le commun des esprits hésite dans les tâtonnements d’un jugement encore mal assis ou se perd dans l’erreur. Ainsi soustrait à un long et laborieux apprentissage de la vérité, il fut à vingt-deux ans l’homme complet de toute sa vie, et ses idées, empreintes d’une virilité si prématurée, ne furent pas autres dans les conseils du roi que sur les bancs de la Sorbonne. Le séminaire n’enleva rien à l’indépendance de ses opinions ni la Sorbonne à l’étendue de ses vues. S’il se rangea sous le drapeau de l’école de Locke et de Condillac en métaphysique, s’il adopta les idées des physiocrates en économie politique, il ne releva jamais directement que de lui-même. Il partagea des idées étrangères mais sans en subir le joug, et souvent pour en agrandir le domaine ; mais il fut lui-même par-dessus tout. Loin d’abdiquer son initiative, il se présente sous l’aspect d’un penseur à part à une époque qui fut peut-être celle où l’esprit humain, représenté par tant d’hommes d’élite, revêtit la physionomie la plus uniforme en même temps que l’expression la plus puissante. Esprit généralisateur dans le siècle de l’analyse ; religieux dans celui du scepticisme et de l’ébranlement de toutes les croyances ; droit et simple au milieu des sophismes des intérêts, de l’emportement des sectes et de l’emphase des déclamations sociales ; studieux du passé, qu’il comprenait admirablement, au milieu du mépris de toutes les traditions et des appréciations intolérantes des hautains adorateurs de la raison pure et du droit absolu ; d’une grande pureté de conduite dans le relâchement général des mœurs, il n’eut jamais d’autre guide que sa conscience, d’autre but que la vérité, d’autre pratique que la vertu.

À l’âge de vingt-deux ans, le séminariste de Saint-Sulpice adressait à un de ses amis, l’abbé de Cicé, une lettre sur le papier-monnaie, où sont développés avec toute la rigueur scientifique les véritables principes du crédit et de la monnaie, au moment où les esprits étaient encore sous le charme des aventureuses théories de Law et quelques années avant que la science de l’économie politique eût été créée par Quesnay. En quelques pages Turgot explique les avantages réels du crédit, dont la vertu n’est pas d’engendrer les capitaux, mais d’en activer la circulation, en même temps que les fonctions de la monnaie considérée en elle-même comme douée d’une véritable valeur intrinsèque, et dans ses relations avec le papier qui en atténue la rareté, mais ne saurait en suppléer l’existence. Cette lettre est, par sa date, une véritable découverte, et par son mérite propre une savante et forte étude que, trente ans plus tard, Adam Smith n’eût pas désavouée.

Le séminaire nous avait révélé l’économiste, la Sorbonne nous montra l’historien et le philosophe. En 1750, Turgot, élu prieur de lq Faculté, fut appelé, en vertu de cette dignité, à prononcer deux discours dans deux occasions solennelles. Le premier fut consacré à exposer les avantages que l’établissement du christianisme avait procurés au genre humain. Turgot se distingua des apologistes contemporains de la religion, par la manière originale dont il en déduisit les conséquences sociales, et de ses détracteurs, par la justice impartiale qu’il rendit à son esprit. Il apprécia, moins par les dogmes qui la constituent que par l’histoire qui la développe, cette religion chrétienne qui, tirant ses enseignements des éléments constitutifs de la nature humaine, des sentiments et de la raison, donnant satisfaction à la fois aux besoins les plus intimes de l’âme et aux plus hautes conceptions de la pensée, fournit aux sociétés changeantes un principe souverain et immuable de conservation, et qui mit tant de génie dans le gouvernement des esprits avant que l’émancipation définitive de la société civile eût désormais renfermé son action dans des limites purement spirituelles.

Dans le second discours, Turgot traçait une rapide et brillante esquisse du développement successif de l’esprit humain, qui rencontre des bornes dans le domaine des arts, mais qui, dans les conquêtes des sciences, est vaste comme la création et infini comme la vérité. Au milieu des révolutions incessantes des idées, des vicissitudes des faits, des alternatives de calme et d’agitation, de bien et de mal, il montre l’humanité toujours changeante et cependant toujours la même, recueillant sans cesse l’héritage des générations qui se succèdent, et s’acheminant toujours, mais à pas lents et dans le développement successif de ses éléments divers, vers une plus grande perfection des lumières et de la moralité, et une réalisation plus immédiate de la destinée humaine. Cette grande et consolante idée du progrès des sociétés entrevue par Bacon, niée par Machiavel, et développée depuis par Condorcet, fut établie par le jeune théologien sur une base que rien ne saurait plus ébranler, et ce qui n’était alors que l’opinion isolée d’un jeune étudiant est devenu la croyance intellectuelle de notre siècle.

En 1751, Turgot quitta la Sorbonne, mais ce ne fut pas pour entrer dans l’Église. Le crédit de sa famille, la supériorité de son mérite semblaient le réserver aux plus hautes dignités ecclésiastiques ; mais son choix se fixa sur la magistrature ; c’était le noviciat obligé des fonctions administratives, et c’est dans cette branche du gouvernement que Turgot voyait le moyen de rendre le plus de services à sa patrie, à la justice et à la vérité. Il n’hésita pas un instant entre le soin de sa fortune, la voix de sa conscience et les inspirations de son dévouement. C’est en vain que ses amis, moins scrupuleux, les abbés de Cicé, de Brienne, de Véry, de Boisgelin et Morellet se réunirent pour le dissuader, au nom de ses intérêts, de se vouer à l’exercice des emplois civils, et mirent devant ses yeux l’avenir brillant et assuré qui l’attendait dans la carrière ecclésiastique : « Mes chers amis, leur répondit Turgot, je suis extrêmement touché du zèle que vous me témoignez, et plus ému que je ne puis l’exprimer du sentiment qui le dicte. Il y a beaucoup de vrai dans vos observations ; prenez pour vous le conseil que vous me donnez, puisque vous pouvez le suivre ; quoique je vous aime, je ne conçois pas entièrement comment vous êtes faits. Quant à moi, il m’est impossible de garder toute ma vie un masque sur le visage. » Ses amis gardèrent leur masque et Turgot quitta le sien. Ce grand citoyen ne voulait suivre que la vocation de son patriotisme.

Une rare intelligence des affaires, une connaissance approfondie du droit, rendirent son avancement rapide, et son nom devint bientôt populaire parmi la société des gens de lettres. Nommé successivement substitut du procureur-général, conseiller au Parlement, il arriva en deux années au rang de maître des requêtes, qu’il occupa pendant huit ans. Ce temps s’écoula pour lui entre les devoirs de sa charge et l’étude de la philosophie, des lettres et des sciences. Philologue pénétrant dans sa réfutation de l’ouvrage de Maupertuis sur l’origine des langues, métaphysicien plein d’une logique lumineuse dans ses lettres sur le système de Berkeley qui niait l’existence des corps, témoignant d’une connaissance approfondie des langues modernes par ses traductions de Macpherson, Hume, Shakespeare, Josias Tucker, puis de Klopstock et de Gessner, ces premiers représentants d’une littérature tardive jusque-là inconnue en France, il se montra historien original dans sa Géographie politique et ses deux Discours sur l’histoire universelle. Ces deux ouvrages sont une explication plus large des idées qu’il avait déjà indiquées dans son discours de Sorbonne. Considérant l’étude du passé d’abord sous le rapport de la formation des gouvernements et le mélange des nations, puis sous le point de vue de la marche progressive de l’esprit humain, il trace un tableau plein d’éclat, de sagacité et de science du développement individuel et social parmi les peuples, et, sans négliger les causes générales et nécessaires, il fait intervenir les causes particulières avec leurs accidents, l’homme avec son initiative, la liberté avec ses passions, là où Bossuet, dans sa magnifique révélation des conseils surhumains, n’avait placé que la Providence visible dans tous les faits de l’humanité. On est étonné, en lisant ces deux admirables ébauches, de la pénétration qu’elles montrent, des connaissances variées qu’elles supposent et des développements féconds dont elles contiennent le germe. Il serait difficile de trouver autant d’idées neuves rassemblées dans un si court espace, autant de profonde simplicité dans un sujet si capital, autant de feu contenu et de ferveur philanthropique dans une évocation aussi austère de l’expérience du genre humain. Doué d’un génie vaste et compréhensif, libéral et patient, affranchi des préjugés de l’école historique dont l’esprit dominait alors, on peut affirmer que s’il eût continué de marcher dans cette voie, Turgot eût marqué sa place non loin de Montesquieu, comme plus tard il prit son rang auprès d’Adam Smith.

Mais la grande lutte du siècle, qui était celle du passé et de l’avenir, du fait passager et du droit éternel, arracha Turgot des régions sereines de la science pure pour le jeter dans l’arène. La société française présentait alors un singulier spectacle. Une dissidence complète existait entre le gouvernement des affaires et l’état des esprits ; d’une part, entre un pouvoir voué, après un siècle de grand éclat, à l’immobilité et à la faiblesse, n’ayant aucun moyen de s’adapter au mouvement des esprits et gouvernant d’après les inspirations du passé, et de l’autre côté, entre une société en progrès, animée d’une activité intellectuelle qui s’étendait à tout, d’une hardiesse spéculative qui ne respectait rien, dont la puissance croissait avec les lumières, les exigences avec les besoins, l’agitation avec les succès, et qui, en proclamant la souveraineté de l’esprit humain et l’universalité du libre examen, se trouvait, au milieu de la persistance opiniâtre des vieilles institutions, en pleine révolution morale. Incertain de son droit et doutant de sa force, le gouvernement, pour résister aux envahissements des idées du siècle et maîtriser ce courant qui l’entrainait insensiblement à sa perte, s’appuyait sur le clergé, dont le vœu était la proscription des protestants, et sur les classes privilégiées, dont l’intérêt était l’exploitation du peuple par l’arbitraire individuel et les monopoles légaux. Organe des grands principes dont il préparait l’avènement, Turgot protesta alors au nom de la liberté de conscience contre l’intolérance du clergé, comme il défendit plus tard la liberté du travail contre les clameurs des privilégiés. De l’histoire il passa à la polémique.

En 1754, il avait été proposé au roi d’accorder à l’épiscopat, en dédommagement de l’échec qu’il avait éprouvé dans la querelle du jansénisme, le droit de persécuter les réformés, encore sous le poids de la révocation de l’édit de Nantes. On parlait de leur retirer la demi-tolérance de fait dont l’administration, plus douce que la loi, commençait à les laisser jouir. Dans le Conciliateur, ouvrage anonyme qui fut précédé de deux Lettres sur la tolérance, Turgot s’éleva avec vigueur contre cette prétention tyrannique, professant avec Fénelon que nulle puissance humaine ne peut forcer le retranchement impénétrable de la liberté du cœur, et que lorsque le pouvoir se mêle de la religion, au lieu de la protéger, il la met en servitude. Le roi lut l’écrit, et personne ne fut persécuté.

C’est alors que parurent les premiers volumes de l’Encyclopédie, cette machine de guerre du parti philosophique et ce vaste inventaire des connaissances du siècle. C’est surtout sous ce dernier point de vue que la considéra Turgot. Il pensait que l’amélioration de l’espèce humaine repose sur la diffusion des lumières, dont le résultat est de détruire les erreurs et de propager les vérités qui doivent diriger les hommes dans leurs opinions et dans leur conduite. L’Encyclopédie lui parut la tribune la plus propre à la vulgarisation des saines maximes. Turgot y inséra les articles Existence, Étymologie, Expansibilité, Foires et Marchés, et Fondation, qui montrèrent la variété de ses connaissances en même temps que la justesse de ses conclusions. Mais la suspension, par ordre, de l’Encyclopédie frappée d’anathème par le clergé, interrompit le cours des travaux qu’il destinait à ce recueil. Turgot crut devoir faire le sacrifice de ses goûts aux convenances de la position qu’il occupait, et le magistrat imposa silence au publiciste. Cette retraite provenant d’un scrupule honorable n’altéra aucunement l’intimité de ses relations avec les principaux collaborateurs, de l’Encyclopédie qui étaient aussi ses amis. Il se rencontrait dans les salons de Mme Geoffrin, l’un des foyers de l’agitation intellectuelle, avec d’Alembert, Helvétius, le baron d’Holbach, Morellet, Raynal, Marmontel et Thomas, les principaux chefs du parti philosophique. Mais Turgot ne partageait pas toutes les hardiesses et ne s’abandonnait pas aux espérances indéfinies de la plupart de ces philosophes ; sa modération s’alarmait de l’audace des théories, son bon sens de leurs abstractions inapplicables, et sa conscience d’un scepticisme qui, pour changer un état social en contradiction avec l’avancement des esprits, ébranlait les principes de toute société et quelquefois de toute morale.

Son esprit le portait vers une morale plus pure et plus élevée, et vers une conception plus large et plus pratique de la liberté. Il s’était intimement lié avec le fondateur de l’école physiocratique, le docteur Quesnay, qui venait de publier son Tableau économique (1738), et surtout avec Gournay, l’auteur de la célèbre formule Laissez faire, laissez passer, qui, pour admettre quelques tempéraments dans la pratique, n’en règne pas moins souverainement dans le domaine de la science pure. Turgot accompagna Gournay dans les tournées qu’il faisait dans les provinces comme intendant du commerce, profita de ses entretiens et fut témoin de toutes les misères que la tyrannie du monopole faisait peser sur le peuple et des entraves dont elle accablait la bourgeoisie. Ses convictions sur les avantages de la liberté se fortifièrent par ces exemples et par les leçons de l’expérience de l’homme éminent qui tenta, en même temps que le penseur de l’entre-sol de Versailles, de tracer les lois générales qui règlent la vie matérielle du corps social. L’excellence du principe de la liberté devint donc de plus en plus la pensée intime de Turgot. Il lui rendit constamment dans ses actes ou dans ses écrits un hommage éclatant ; et s’il n’a pu parvenir à la fonder chez ses contemporains, il en prépara du moins les bienfaits pour ses descendants. Cette grande et féconde conquête de notre temps est le grand résultat et la leçon du dix-huitième siècle. La liberté véritable est dans l’ordre physique et moral, dans toutes les sphères de l’activité humaine, le mobile du progrès et la garantie de la durée des sociétés. Tout pouvoir, qu’il soit intellectuel ou temporel, qu’il appartienne à des gouvernements ou à des peuples, qu’il aspire à régler la marche des idées ou celle de la richesse, la distribution des produits ou les déterminations des hommes, porte en lui-même un vice naturel, un principe de faiblesse et d’abus qui doit lui faire assigner une limite. Il n’y a que la liberté générale de tous les droits, de tous les intérêts, de toutes les opinions, la libre manifestation de toutes ces forces, leur coexistence régulière, qui puissent restreindre chaque force, chaque puissance dans ses limites légitimes, l’empêcher de se créer une position au détriment des autres, faire, en un mot, que le libre examen dans les idées, la libre concurrence dans les intérêts, subsistent réellement et au profit de tous. C’est la proclamation de ce grand principe que la société actuelle doit en partie aux nobles efforts de Turgot et de l’école des physiocrates. Lorsque mourut Gournay, en 1759, Turgot, en lui consacrant un éloge qui est sa plus digne recommandation auprès de la postérité, résuma ses principes, et formula la charte intellectuelle de cette imposante école libérale d’où devaient sortir les économistes de la Constituante et ceux qui défendent aujourd’hui les grandes conquêtes de la Révolution. Cette belle oraison funèbre, qui était la critique du présent, devait être le programme de l’avenir.

En 1761, Turgot fut nommé à l’intendance de la généralité de Limoges, pour laquelle il refusa celle de Lyon, plus lucrative, mais où il y avait moins de plaies à fermer. Il avait atteint le but de son ambition, qui était d’occuper l’emploi où il pouvait être le plus utile à son pays, et de la magistrature il passa dans l’administration. Il y arriva avec des idées mûries par la réflexion et que devait confirmer son expérience personnelle. L’autorité directe d’un intendant était peu considérable, mais comme agent du pouvoir exécutif, qui prenait ses décisions d’après ses avis et ses mémoires, il exerçait une grande influence sur la prospérité d’une province. Cette influence ne pouvait être que tutélaire entre les mains de Turgot. « Un de vos confrères, lui mandait Voltaire, le dispensateur suprême du blâme et de l’éloge, vient de m’écrire qu’un intendant n’est propre qu’à faire du mal ; j’espère que vous prouverez qu’il peut faire beaucoup de bien. » L’espérance du philosophe fut pleinement justifiée.

Le Limousin, déjà peu privilégié de la nature, était encore plus maltraité par la législation. Il souffrait à la fois et des abus de la finance et des entraves du monopole. Pour introduire les améliorations qu’il projetait, Turgot était toujours obligé de recourir à la sanction du gouvernement, et lui adressait des Mémoires et des Avis qui sont de véritables chefs-d’œuvre sur la matière qu’ils embrassent. Les actes de son administration ne sont qu’une série de bienfaits pour la province. Pénétré de l’ascendant favorable que les curés de campagne peuvent exercer dans leurs paroisses par la supériorité de leurs lumières et l’autorité de leur caractère, il leur adresse des circulaires pour les appeler à le seconder dans diverses opérations administratives. Il s’efforce de répartir équitablement entre les contribuables le fardeau de l’impôt, dont le clergé et la noblesse étaient exempts : construit cent soixante lieues de routes nouvelles ; substitue, pour l’entretien des anciennes, au travail inique et vexatoire de la corvée, des entreprises soldées par une contribution additionnelle à la taille ; abolit le système funeste à l’agriculture des réquisitions pour le transport des équipages militaires, et fait cesser une cause permanente de désordres et d’exactions en admettant les engagements volontaires pour le service de la milice.

Mais en 1770, au moment où l’infatigable intendant poursuivait le cours de ses améliorations, le terrible fléau de la disette vint frapper la généralité pauvre et montagneuse de Limoges. Il sévit pendant deux années consécutives. Dans ce moment de crise Turgot fut admirable d’énergie, d’activité et de dévouement. Persuadé que la liberté de la circulation, la sûreté des magasins et des spéculations du commerce sont le seul moyen de prévenir et de réparer les disettes, il assure par des mesures prudentes le libre commerce des grains, devenu loi d’État six années auparavant ; interdit les taxes arbitraires du pain et protège les commerçants contre les préjugés et les atteintes de la multitude ignorante. En même temps il provoque parmi les riches des assemblées de charité afin d’arriver au soulagement de la misère en procurant de l’ouvrage à ceux qui sont en état de travailler, et en restreignant les secours gratuits à ceux que l’âge ou les infirmités mettent hors d’état de gagner leur subsistance. Mais en beaucoup d’endroits, l’égoïsme restant sourd à l’appel de la charité, il n’hésita pas dans cette grande calamité publique, à exiger par la loi ce qu’on refusait à la bienfaisance, et enjoignit d’une part aux propriétaires de pourvoir à la subsistance de leurs colons, et de l’autre à chaque paroisse de nourrir ses pauvres jusqu’à la récolte prochaine. « Le soulagement des hommes qui souffrent, disait-il, est le devoir de tous et l’affaire de tous. » Ce fut surtout la sienne : dans l’insuffisance des secours que l’administrateur obtint du gouvernement, le généreux citoyen contracta un emprunt personnel de 20 000 livres qu’il employa à atténuer les rigueurs qu’il était au-dessus de tout pouvoir humain de prévenir. Si la province ne put éviter les atteintes d’une cruelle détresse, elle échappa du moins aux horreurs de la famine. Grâce à la sollicitude active et éclairée de son intendant, les traces de cette calamité ne tardèrent pas à s’effacer, et deux années après l’on put dire avec raison du Limousin qu’il ressemblait à un petit État fort heureux enclavé dans un empire vaste et misérable.

Mais, au milieu de la multiplicité de ces occupations, Turgot trouvait du temps à donner à ses études favorites, et, en même temps qu’il rendait de si grands services à sa province, il n’en rendait pas de moins signalés à la science. C’est pendant les treize années de son intendance qu’il composa ses ouvrages d’économie politique les plus importants, l’article Valeurs et monnaies destiné au dictionnaire de l’abbé Morellet, le Mémoire sur les prêts d’argent, et ses admirables Lettres sur la liberté du commerce des grains adressées à l’abbé Terray, pour le détourner de révoquer l’édit de 1764 qui ordonnait leur libre circulation. Mais son œuvre la plus digne d’attention, surtout comme exposition dogmatique, sont ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses.

À l’époque où fut publié cet ouvrage, en 1766, la doctrine des physiocrates, d’abord simplement vulgarisée par la parole, était solidement fixée par les livres. Exposée dans toute la rigueur de ses démonstrations par Quesnay, dont le Tableau économique venait d’être suivi successivement des travaux divers de Dupont de Nemours, de l’abbé Baudeau et du marquis de Mirabeau, elle s’efforçait de réagir sur l’administration par Trudaine et Gournay. Le livre d’Adam Smith ne devait paraître que neuf ans plus tard. L’école territoriale était donc sortie du berceau, et l’école industrielle n’était pas encore née. La première partie des Réflexions de Turgot est un sommaire clair et précis de la doctrine des physiocrates, dont il partage les opinions fondamentales. Il professe avec eux que la nature de la richesse est dans la matière, sa source dans la terre, et qu’il n’y a pas d’autre valeur annuellement créée que le produit net du sol ; que c’est de cet excédant seul de la production sur la consommation agricole que les propriétaires fonciers tirent le revenu disponible qui leur permet d’acquitter l’impôt dont ils doivent être les seuls fournisseurs, et de salarier un travail industriel, lequel distribue et conserve la richesse, sans la produire. Mais Turgot ne s’égare pas, comme eux, dans des considérations étrangères à la formation et à la répartition de la richesse ; il ne la confond pas avec l’administration ou le droit public, et ne fait pas de la science économique la science universelle. Cette réserve, qui est la marque d’un esprit juste et méthodique, n’est pas un léger mérite au milieu des déviations où les physiocrates entraînaient la science. Loin de tomber dans leur abondance déclamatoire ou leur laconisme emphatique, il reste toujours fidèle au langage sévère que doit parler la science. La plupart des sectateurs de Quesnay avaient une tendance prononcée pour le pouvoir absolu qui, exercé alors avec éclat dans une partie de l’Europe, leur paraissait le plus propre, par ses décisions souveraines, à réaliser leurs projets d’amélioration sociale. Turgot se sépara encore sur ce point du reste de l’école. Il pensait que la liberté politique est indispensable à l’avancement des sociétés. L’unité d’organisation, la solidarité des intérêts, la limitation de la prérogative royale, lui semblaient le meilleur plan de gouvernement et la plus forte garantie de tous les progrès. Turgot, par ses idées politiques, semble être un contemporain de notre époque qui s’est chargée de les réaliser en partie, et l’on peut dire qu’il est, avec Montesquieu, le penseur du dix-huitième siècle dont les vues sociales ont reçu l’application la plus étendue et acquis le plus de prosélytes dans le dix-neuvième. Cette école physiocratique, que la France doit revendiquer l’honneur d’avoir vue naître, généreuse et méditative, pleine de l’enthousiasme fervent de l’apostolat et du pur désintéressement de la science, visant à un but pratique et à une réalisation immédiate au milieu des abstractions chimériques des théories sociales et de la prédominance du régime prohibitif et réglementaire, fut la première qui essaya de déduire scientifiquement de la nature des choses les principes qui président à la prospérité des nations. Aux théories erronées de la balance du commerce, elle substitua de profondes vérités ; à quelques essais isolés, un système d’une admirable simplicité et des formules précises, et, tout en s’efforçant d’établir les règles qui constituent la science, elle la dota du nom qui la désigne. Interprète des vérités qu’ils avaient découvertes, Turgot le fut aussi des erreurs qu’ils commirent. Ici M. Daire nous arrête et essaye de nous prouver que les physiocrates, et Turgot en particulier, ne sont pas aussi coupables qu’on l’a prétendu. Avec une indulgence toute paternelle, il jette le manteau de l’Évangile sur les fautes du pécheur ; il fait plus : il veut le revêtir des pures clartés de la vraie doctrine. Nous assistons à une justification qui ressemble presque à une apologie, où l’ingénieux biographe de Turgot met à profit ses studieuses relations avec Adam Smith et J.-B. Say pour s’efforcer de conclure entre son auteur et ces deux grands maîtres de la science nouvelle un mariage de raison auquel ils avaient déjà refusé leur assentiment. Malgré l’habileté infinie que M. Daire a mise dans cette tentative délicate, nous nous tenons en dehors de ses conclusions conciliantes, et, convaincu du schisme manifeste qui sépare les deux écoles, nous restons dans l’orthodoxie.

Non, la nature de la richesse ne réside pas uniquement dans la matière ; elle est aussi dans la valeur que lui donnent les modifications de forme et de lieu opérées par l’industrie, valeur dont les besoins de l’homme déterminent l’étendue et dont ses facultés soldent l’usage. Il y a richesse partout où il y a valeur, et valeur partout où il y a utilité.

Non, le principe de la richesse ne gît pas uniquement dans la terre. L’homme produit par ses facultés, le capital par ses applications, aussi bien que la terre par sa fertilité spontanée ; ce sont des fonds dont la nature est indépendante, le revenu ou produit net distinct, mais dont l’exercice est intimement lié. L’action de la nature et celle de la personnalité humaine sont indivisibles, parce que leur concours mutuel est invariablement nécessaire au développement de l’une et de l’autre. La terre vend à l’homme sa subsistance plutôt qu’elle ne lui en fait présent, et sa vertu féconde ne donnerait que des résultats très limités si le travail actuel de l’homme ne la sollicitait de toute son énergie aidée du capital, qui n’est que du travail passé mis en réserve. Si le cultivateur fournit à l’industriel sa subsistance et ses matières premières, l’industriel, à son tour, fournit au cultivateur un abri, des vêtements et des instruments ; l’un donne la nourriture qui fait vivre, l’autre les moyens qui font exister. Il y a entre eux échange de services égaux qui sont le résultat de la division générale des travaux dans la société, et impliquent la même légitimité dans le revenu des possesseurs de chaque force productive, lesquels étant investis des mêmes droits, doivent nécessairement être soumis aux mêmes charges.

Affirmer, comme l’ont fait les physiocrates, que la terre est une force plus naturelle et plus féconde que le travail de l’homme, est une distinction erronée et une conception peu philosophique. La fertilité spontanée du sol et les facultés que l’homme reçoit en naissant sont au même titre de purs dons de la nature ; ces deux instruments, pour atteindre le développement dont ils sont susceptibles et la plus grande somme possible d’utilité, ont besoin d’une culture nécessaire et appropriée à leur destination, et, pour chacun d’eux, cette culture soit matérielle soit morale est un capital. La force naturelle remplit donc dans les deux cas le même rôle que la force acquise, et il existe une assimilation qu’on ne peut méconnaître. Si produire de la matière était produire de la richesse, il y aurait inévitablement, puisque l’étendue et la fécondité de la terre sont restreintes, une limite plus ou moins rapprochée où viendrait s’arrêter la prospérité possible des nations. Forcées de céder à cet obstacle invincible, les sociétés se verraient réduites à un état stationnaire ou rétrograde. Mais aucune barrière ne saurait être assignée à la production de la valeur. Le travail étant une puissance dont la valeur est la manifestation, l’homme le moteur, l’univers le domaine, ne doit rencontrer que les limites presque indéfinies de l’intelligence, de l’industrie et de l’activité humaines. La force progressive qui pousse les sociétés vers un développement plus complet de leurs éléments divers et vers l’amélioration du sort du plus grand nombre, doit fournir une carrière dont notre esprit ne saurait mesurer l’étendue ou apercevoir le terme. Aucun œil humain ne saurait sonder cet avenir de la destinée humaine en ce monde, et c’est à ce point extrême que les données imparfaites de la science viennent se confondre avec les desseins impénétrables de la Providence.

Nous ne nous appesantirons pas davantage sur des dissidences dont les définitions seules des physiocrates dénotent suffisamment la gravité, et qui ont été réfutées par les illustres économistes dont M. Daire connaît et apprécie les travaux autant que personne. Ce qui assure, selon nous, à Turgot un rang éminent en économie politique, c’est l’admirable analyse qu’il a donnée du capital dans la seconde partie de ses Réflexions, dont les propositions sont développées dans quelques-uns de ses autres écrits ; c’est là son œuvre originale comme savant. Il explique avec une précision et une lucidité extrêmement remarquables la nature, le mécanisme, les emplois divers et les profits des capitaux. S’il les fait dériver trop exclusivement de la terre, il ne néglige aucun des phénomènes qui s’y rapportent, et les distingue parfaitement de la monnaie. Il prouve que la monnaie ne remplit pas son office en vertu de l’autorité du gouvernement ou des conventions des particuliers, mais parce qu’elle est une marchandise pourvue comme les autres d’une destination spéciale. Les vérités qu’il développe sur le prêt à intérêt n’ont été fortifiées depuis d’aucun argument nouveau, même par Bentham. Nous le répétons, Turgot est le fondateur réel de la théorie des capitaux, dont l’école industrielle a donné des analyses plus détaillées, mais dont elle doit lui rapporter l’honneur d’avoir découvert les principes. On peut dire, sous un point de vue général que ne contrarient pas certaines exceptions, que, parmi les forces productives qui sont le fondement de l’économie politique, les physiocrates ont analysé la terre, Turgot les capitaux, Adam Smith le travail. Il était réservé à J.-B. Say de compléter et d’agrandir ces travaux, d’en présenter une savante coordination, et de donner à la science des formules plus précises, une ordonnance plus rationnelle. La part de l’auteur des Réflexions sur la richesse, dans l’œuvre de la fondation de la science économique, est assez belle pour lui mériter la reconnaissance et l’admiration de la postérité.

Les circonstances ne tardèrent pas à arracher Turgot à des études qu’il avait éclairées d’une si vive lumière. Mais il ne sortit du sanctuaire paisible de la science que pour tâcher de l’introniser dans le gouvernement des affaires. Après en avoir exposé la théorie, il devait en diriger les applications.

Le 10 mai 1774 mourut Louis XV, léguant à son successeur une couronne flétrie par l’immoralité, un royaume avili au dehors, tombant en ruines au dedans, et un avenir chargé d’orages. Ce règne misérable, renfermé entre les orgies de la Régence et les débauches du Parc-aux-Cerfs, entre l’enivrement du système de Law et l’ignoble ministère de l’abbé Terray, n’avait été qu’une décomposition continue de la monarchie et de tous les éléments qui constituaient la vieille société française.

Un prodigieux travail de destruction s’était opéré durant ce demi-siècle. Le pouvoir, livré aux caprices d’une favorite, à l’incapacité et à la corruption de ministres de boudoir ; le haut clergé, sans génie et sans autorité dans la chaire chrétienne, ambitieux dans ses prétentions, scandaleux dans ses mœurs, intolérant dans ses opinions ; la noblesse, aveugle dans ses préjugés et intraitable dans ses privilèges ; les parlements, jadis les organes vénérés de la loi contre l’arbitraire, devenus les défenseurs des abus et l’opposition du passé ; les financiers spéculant sur la vie du peuple par le pacte de famine, et sur sa misère par leur avidité fiscale ; le trésor recourant toujours, dans sa détresse, à des expédients ruineux, à la banqueroute, aux emprunts, aux loteries et aux papiers royaux, et épuisant le crédit public ; la vénalité envahissant les offices de judicature et les grades de l’armée ; enfin tous les services publics livrés à un état déplorable de souffrance et d’abandon, n’étaient qu’un des traits du tableau dont l’aspect sinistre faisait dire, dans un accès de clairvoyance égoïste, au vieux roi mourant : « Après moi le déluge ! » C’était sur le peuple qui, selon le mot d’un contrôleur-général, était une éponge qu’il fallait pressurer, que retombaient les abus dont vivaient les classes privilégiées. Il souffrait encore de tous les maux que la voix courageuse et méconnue de Vauban et de Boisguillebert avait signalés sous le règne du grand roi. Le cortège des abus n’avait fait que grossir depuis, et le malaise était devenu de plus en plus général. Ce n’était pas assez de la taille, de la capitation, des vingtièmes, de la dîme, joignant à l’iniquité de l’assiette l’inégalité de la répartition ; on y avait encore ajouté l’obligation désastreuse et oppressive de la corvée. Les taxes sur la consommation du sel et du tabac, les aides, les droits de douanes, vexatoires dans leur principe et exagérés dans leur établissement, étaient un fardeau encore plus intolérable par l’impitoyable fiscalité et les exactions arbitraires des traitants, que leur or corrupteur couvrait d’une scandaleuse impunité. L’esprit réglementaire inauguré par Colbert, défendu par l’ignorance et l’intérêt, infestait tous les modes d’activité de la production. Le pouvoir s’était constitué le régulateur souverain des intérêts, le contre-maître de tous les travaux et l’administrateur de la fortune publique. Les règlements manufacturiers étaient une entrave aux progrès de la fabrication ; les droits de douane sur les frontières des provinces et les péages privés sur les voies d’eau ou de terre, à la circulation des produits ; les maîtrises et les jurandes, à la liberté du travail, et une multitude de monopoles locaux, au développement général des diverses industries et aux avantages que le consommateur pouvait retirer de l’abaissement des prix ; enfin, toutes les lois auxquelles la science économique attache la prospérité des nations étaient complètement violées.

Tel était l’état de la société quand Louis XVI monta sur le trône. Une attente universelle de réparation et de bonheur salua l’avènement de ce jeune roi de vingt ans, qui était resté pur de toutes les souillures de son aïeul. Il parut aux yeux de tous qu’une ère de régénération pour la monarchie et de délivrance pour les peuples allait s’ouvrir. Ces espérances semblèrent à la veille de se réaliser quand on vit le roi appeler au ministère l’intendant de Limoges, que lui désignait la voix publique. Il est vrai que le chef du ministère était le comte de Maurepas, vieillard octogénaire, esprit frivole et impuissant, qu’une épigramme contre la Dubarry avait précipité du pouvoir vingt-cinq ans auparavant, et qu’une intrigue de cour venait d’y faire remonter. Turgot entra dans les conseils du roi le 20 juillet 1776 comme ministre de la marine, et un mois après il remplaçait l’abbé Terray au contrôle-général, dont relevait l’administration des finances et de tout le régime économique du pays.

Turgot arrivait au ministère avec des connaissances profondes, l’expérience des hommes et l’habitude des affaires. Sa capacité était universellement reconnue et sa réputation inattaquable. Il paraissait, surtout aux yeux des philosophes, le seul homme capable de résister au torrent qui entraînait le royaume vers l’abîme ; on se réunissait pour lui accorder un génie assez vaste pour voir toute l’étendue du mal et en trouver le remède, un courage assez fier pour ne pas se laisser troubler par les obstacles, une vertu assez éprouvée pour résister à toutes les séductions. Il ne s’agissait plus d’administrer une simple intendance, il fallait remettre à flot une monarchie. Jamais peut-être, à toutes les époques de l’histoire, un plus vaste théâtre ne fut ouvert au génie d’un seul homme, une plus grande nécessité ne réclama une réforme plus radicale ; jamais aussi une pratique plus étendue n’avait été offerte à la spéculation, une intervention plus directe dans les faits à l’épreuve des idées. Un économiste était appelé à faire, comme ministre du roi, l’application de ses théories sur la richesse et de ses vues sociales, et le penseur profond à remplir le rôle d’un hardi réformateur. Mais cet homme était celui dont Malesherbes disait qu’il avait la tête de Bacon et le cœur de L’Hospital.

Le nouveau ministre ne se dissimulait pas toutes les résistances qu’il devait rencontrer ; il savait que les intérêts sont sourds aux conseils de la raison et ne cèdent guère qu’à la force. Au moment d’occuper cette haute dignité dont il regardait les devoirs comme une mission, il présenta au roi, dans une lettre noble et touchante, la ligne de conduite qu’il comptait suivre, les écueils qu’il entrevoyait et l’espoir qu’il fondait sur son appui : « Point de banqueroute, disait-il, point d’augmentation d’impôts, point d’emprunts… Pour remplir ces trois points, il n’y a qu’un moyen, c’est de réduire la dépense au-dessous de la recette… On demande sur quoi retrancher, et chaque ordonnateur, dans sa partie, soutiendra que presque toutes les dépenses particulières sont indispensables. Ils peuvent dire de fort bonnes raisons, mais comme il n’y en a pas pour faire ce qui est impossible, il faut que toutes ces raisons cèdent à la nécessité absolue de l’économie… Je ne demande point à Votre Majesté d’adopter mes principes sans les avoir examinés et discutés, soit par elle-même, soit par des personnes de confiance en sa présence ; mais quand elle en aura reconnu la justice et la nécessité, je la supplie d’en maintenir l’exécution avec fermeté, sans se laisser effrayer par des clameurs qu’il est absolument impossible d’éviter dans cette matière, quelque système qu’on suive, quelque conduite qu’on tienne… Je serai craint, haï même de la plus grande partie de la Cour, de tout ce qui sollicite des grâces. On m’imputera tous les refus, on me peindra comme un homme dur, parce que j’aurai représenté à Votre Majesté qu’elle ne doit pas enrichir même ceux qu’elle aime, aux dépens de la subsistance de son peuple. Ce peuple auquel je me serai sacrifié, est si aisé à tromper, que peut-être j’encourrai sa haine par les mesures mêmes que je prendrai pour le défendre contre la vexation. Je serai calomnié, et peut-être avec assez de vraisemblance pour m’ôter la confiance de Votre Majesté. Je ne regretterai point de perdre une place à laquelle je ne m’étais jamais attendu. Je suis prêt à la remettre à Votre Majesté dès que je ne pourrai plus espérer de lui être utile ; mais son estime, la réputation d’intégrité, la bienveillance publique qui ont déterminé son choix en ma faveur, me sont plus chères que la vie, et je cours risque de les perdre, même en ne méritant à mes yeux aucun reproche… Votre Majesté se souviendra que c’est sur la foi de ses promesses que me je charge d’un fardeau, peut-être au-dessus de mes forces ; que c’est à elle personnellement, à l’homme honnête, à l’homme juste et bon, plutôt qu’au roi que je m’abandonne… » L’avenir montra comment le roi tint sa promesse et comment le ministre remplit son devoir.

Turgot entra avec fermeté dans la voie qu’il s’était tracée. Quand on débattit dans le Conseil la question du rappel du Parlement, exilé par Maupeou, et du maintien de celui qu’il avait établi, Turgot combattit le rappel comme une imprudente faiblesse et un obstacle certain aux réformes réclamées par l’intérêt général. L’avis contraire l’emporta ; le roi fut entraîné par Maurepas, maître de la majorité du Conseil ; mais il dit en sortant à Turgot : « Ne craignez rien, je vous soutiendrai toujours. » La lutte était déjà établie dans son esprit entre la faiblesse de son caractère et ses bonnes intentions ; sa destinée devait être de toujours hésiter et de tout perdre par ses hésitations, de vouloir le bien et de ne pas avoir assez de fermeté pour l’accomplir.

Turgot commença, dès lors, à porter la hache dans la masse compacte des abus. Les fermiers généraux, à chaque renouvellement de bail, faisaient au contrôleur-général un présent de trois cent mille livres ; Turgot les refuse pour lui et ordonne de les verser dans la caisse des hôpitaux. Il défend en même temps aux fermiers de payer des pensions à des personnages de la Cour qui les appuyaient de leur crédit vénal, et déclare qu’à l’avenir leur emploi serait soumis à un noviciat. Il abolit la loi injuste qui rendait, sous le nom de contrainte solidaire, les principaux contribuables de chaque paroisse responsables de la totalité de la taille assise sur leur communauté. Il supprime partout, comme il l’avait fait dans la généralité de Limoges, les réquisitions d’hommes et de chevaux exigées pour le service des convois militaires. Après avoir rétabli à l’intérieur la libre circulation des grains, interdite par une ordonnance récente de l’abbé Terray, il abolit dans plusieurs villes, entre autres à Lyon et à Rouen, des monopoles privés ou communaux de vente, d’achat ou de mouture de grains, dans le but d’abaisser le prix de la denrée, qui est le fond de la subsistance du peuple. Il supprime le privilège dont jouissait l’Hôtel-Dieu de Paris de vendre seul de la viande pendant le carême dans la capitale, et affranchit les verriers normands de l’obligation que Paris leur imposait de fournir, selon un tarif déterminé, leurs produits à sa corporation des vitriers. Il étend à plusieurs ports le privilège, réservé auparavant à un très petit nombre, de commercer avec nos colonies d’Amérique. Il améliore la navigation intérieure, restreint la largeur exagérée des routes royales, et à la place des deux diligences lourdes, incommodes et dispendieuses de Lyon et de Lille, il établit de nouvelles voitures rapides, légères et d’un prix raisonnable, qui reçurent le nom épigrammatique de Turgotines. Il réorganise la régie des hypothèques, qui, par un contrat primitif, s’était constitué des bénéfices exagérés au détriment de l’État ; casse le bail du domaine réel, et, tout en le reconstituant à plus courte échéance, obtient des conditions plus favorables au Trésor ; il annule aussi le bail onéreux des poudres, remplace la ferme par une régie, à la tête de laquelle il place l’illustre chimiste Lavoisier, et envoie des savants dans les Indes pour y étudier les causes de la formation du salpêtre. Il réduit considérablement les frais de banque dans les transactions de l’État ; rembourse les charges d’une certaine classe d’officiers de finance ; supprime l’emploi de receveur spécial de la capitation de la cour ; solde une partie des pensions arriérées et des sommes dues aux colonies ; prescrit la libre circulation des vins et favorise l’établissement d’une caisse d’escompte qui doit neutraliser, par le bas prix de l’intérêt, les exigences onéreuses des détenteurs de capitaux. À l’aide de cette intelligente administration du revenu public, des diminutions dans la dépense et des augmentations dans les recettes, il parvient à gagner l’exercice de 1776 avec un déficit qui, sur une recette totale de 377 millions, était tombé de 22 millions au-dessous de 15. Le crédit se ranima avec la confiance des préteurs, et Turgot, lorsqu’il quitta le contrôle-général, était sur le point de conclure avec des capitalistes hollandais un emprunt de 60 millions à moins de 5%.

Les édits et les déclarations qui promulguaient ces mesures diverses étaient précédés de préambules où, pour la première fois, le législateur expliquait aux peuples, dans un style et avec un sens admirables, la raison de ses décisions ; chacun de ces préambules est un petit traité sur la matière, qui donne aux prescriptions du ministre toute l’autorité des enseignements du philosophe et des rigoureuses déductions de la science.

Mais des troubles sérieux, occasionnés par la cherté des grains, détournent un instant Turgot de l’exécution de ses plans. En Bourgogne et dans le Nord les paysans se portent à de coupables violences contre les accapareurs ; dans l’Ile de France, des bandes d’hommes ivres et furieux incendient les granges, coulent à fond les bateaux de blé, interrompent les arrivages, et, menaçantes, vont demander à Louis XVI, dans son palais de Versailles, de faire baisser le prix du pain ; terrible présage des scènes funestes qui, quinze ans plus tard, devaient attenter à la royauté. Turgot, dont les cris de ces forcenés n’ébranlent pas la fermeté, fait placarder dans Paris une ordonnance qui interdit d’exiger le pain au-dessous du cours, envoie contre les révoltés les troupes du maréchal de Biron, et fait infliger par la justice prévôtale, à quelques coupables, un châtiment exemplaire. Tout rentra bientôt dans l’ordre, mais Turgot n’avait pu méconnaître, dans cette insurrection si peu justifiée et si habilement conduite, le doigt de ses ennemis qui voyaient leurs préjugés défendus par les écrits de l’abbé Galiani et de Necker. « Ce ministre fera tant de bien, disait Voltaire, qu’il finira par avoir tout le monde contre lui. » Il ne se trompa pas. Le ministre de l’intérêt général, dont les salutaires réformes heurtaient tant de préjugés et de positions à la cour et à la ville, était l’ennemi naturel de gens qui vivaient d’abus, et à qui l’on entendait dire naïvement : « Pourquoi donc innover ; ne sommes-nous pas bien ? » Le généreux défenseur de la liberté de la conscience et de celle de l’industrie, de l’égalité civile et du respect de tous les droits, s’était résigné à ces coups partis d’en bas pour entraver sa marche et le précipiter du pouvoir. Son courage dédaignait ces résistances, et son ambition patriotique lui défendait d’y céder.

Mais le grand coup n’était pas encore frappé. Au mois de février 1776, le roi sanctionna de son approbation cinq édits proposés par son ministre ; ils décrétaient l’abolition de la corvée, qui devait être remplacée par une contribution sur les biens nobles et roturiers, dont le maximum ne devait pas excéder 2 millions ; celle des maîtrises et jurandes ; celle des droits existant à Paris sur les grains, farines et autres denrées de nécessité première pour le peuple ; celle des offices sur les quais, ports et halles de la même ville ; celle de la Caisse de Poissy, dont le produit devait être remplacé pour le Trésor par une augmentation équivalente sur les droits d’entrée, et enfin une modification dans la forme des droits imposés sur les suifs. Ces projets, tous dirigés vers le bien du peuple, rencontrèrent dans le sein du Conseil de vives objections ; mais Turgot parvint à en triompher par la force de ses raisons et de son éloquence, et par l’appui de son vertueux ami Malesherbes, qui venait d’entrer au ministère, dans le département de la maison du roi. Les observations présentées au sujet de la corvée par le garde des sceaux Hue de Miroménil, offrent un exemple curieux des divagations et des sottises où des intérêts de caste peuvent entraîner les hommes ; les réponses que lui fit Turgot sont des modèles de logique, de précision et de haute intelligence des principes.

Ce n’est pas sans une admiration et une sympathie profondes qu’on lit, encore aujourd’hui, le préambule de l’édit où Turgot exposait les motifs de l’abolition des corporations et de l’émancipation des classes ouvrières, et la charte du travail, regardé alors comme un droit domanial, manifeste immortel qu’on ne saurait trop rappeler : « Dieu, disait Turgot, en donnant à l’homme des besoins, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout homme, et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes. — Nous regardons comme un des premiers devoirs de notre justice, et comme un des actes les plus dignes de notre bienfaisance, d’affranchir nos sujets de toutes les atteintes portées à ce droit inaliénable de l’humanité. Nous voulons, en conséquence, abroger ces institutions arbitraires qui ne permettent pas à l’indigent de vivre de son travail, qui repoussent un sexe à qui sa faiblesse a donné plus de besoins et moins de ressources, et qui semblent, en le condamnant à une misère inévitable, seconder la séduction et la débauche ; qui éteignent l’émulation et l’industrie, et rendent inutiles les talents de ceux que les circonstances excluent de l’entrée d’une communauté, qui privent l’État et les arts de toutes les lumières que les étrangers y apporteraient, qui retardent les progrès de ces arts ; qui enfin, par la facilité qu’elles donnent aux membres des communautés de se liguer entre eux, de forcer les membres les plus pauvres à subir la loi des riches, deviennent un instrument de monopole et favorisent des manœuvres dont l’effet est de hausser au-dessus de leur proportion naturelle les denrées les plus nécessaires à la subsistance du peuple. »

Il fut plus difficile de vaincre l’obstination du Parlement, qui ne consentit à enregistrer qu’un seul édit, celui qui supprimait la Caisse de Poissy ; après un mois de négociations infructueuses, le roi tint un lit de justice, que les philosophes appelèrent le lit de bienfaisance, pour forcer cette magistrature, dont Turgot avait désapprouvé le rappel, à l’enregistrement des autres édits. C’est en vain que, dans un réquisitoire habilement calculé, l’avocat-général Séguier tenta de justifier tous les abus au nom du bien public, et présenta la contribution de la noblesse et du clergé pour l’entretien des routes, comme attentatoire à la dignité de ces deux soutiens de l’État ; c’est en vain que, dans une fastueuse apologie du système réglementaire, il représenta l’émancipation des travailleurs et leur libre concurrence comme devant amener le désordre dans les rapports individuels, les fraudes dans la fabrication, la misère chez les salariés, et l’anéantissement de l’industrie ; les édits furent sanctionnés, et cette fois l’arbitraire fut bon à quelque chose. Il s’est rencontré dans tous les temps, contre les grandes idées qui aspiraient à se ménager dans le monde la place qui leur est due, des avocats aveugles ou des persécuteurs implacables. Cette race rétrograde dont le lien est l’intérêt, l’arme la ruse ou la violence et le passé l’idole, est celle qui tortura Galilée et attaqua Turgot. Il y a des martyres entre l’erreur qui finit et la vérité qui commence. Mais pour ces défenseurs impuissants des vieilles maximes, le jour du triomphe est la veille de la chute ; et en dépit de leurs efforts désespérés, l’heure sonne enfin où la justice et la vérité victorieuses apportent un nouveau contingent à ce trésor commun qui contribue à l’avancement des sociétés et de la science, et qui est le patrimoine inaliénable du genre humain.

L’apparition de ces ordonnances fut le signal du déchaînement de toutes les passions contre le vertueux ministre. Tous les intérêts blessés, la noblesse, le clergé, la magistrature, la finance et l’aristocratie des corporations, se réunirent pour conspirer sa chute ; ce fut une guerre acharnée d’intrigues, d’injures et de pamphlets. Le jeune et fougueux conseiller d’Esprémesnil accusa en plein Parlement la secte des économistes de viser au bouleversement de l’État, et deux mois après, la Cour suppliait le roi de mettre un terme aux débordements économiques. Jaloux de l’influence de son collègue, dont il ne partageait pas les vues, et dont le talent l’éclipsait, Maurepas entra dans la conspiration ; on s’efforça de circonvenir le roi par de basses et adroites manœuvres et de perdre Turgot dans son esprit ; on alla jusqu’à mettre sous ses yeux une fausse correspondance, contenant des paroles blessantes contre le roi et la reine. Averti par la retraite volontaire de Malesherbes et la joie secrète de ses ennemis qui se trahissait malgré eux, triste et découragé par le refroidissement marqué de Louis XVI, Turgot reçut bientôt un avis indirect de se démettre de ses fonctions. Il resta à son poste, fier et dévoué à la garde de ses idées, ne craignant que de désespérer trop tôt, et d’encourir ainsi le reproche qu’il avait fait à son ami. Pour lui, occuper le pouvoir, ce n’était que servir son pays. Mais il n’eut pas longtemps à combattre contre les remords d’une conscience si noblement alarmée, et le 12 mai 1776, jour fatal pour la France, l’ancien ministre Bertin lui apporta l’ordre de son renvoi, signé de la main de ce même prince qui lui disait, quatre mois auparavant : « Il n’y a que vous et moi qui aimions le peuple. » Quand Turgot reçut cet ordre, il travaillait à une lettre d’affaire ; il posa la plume et dit : « Mon successeur la finira. » Ses successeurs se chargèrent d’apprendre à la France tout ce qu’elle avait perdu ce jour-là. Le peuple ne dut plus compter désormais que sur lui-même.

Turgot entraîna dans sa chute la vieille monarchie, que lui seul eût sauvée, si une telle œuvre avait pu être donnée à une puissance humaine. L’entreprise colossale qu’il avait tentée avorta. Il avait été banni des conseils du roi, mais personne ne pouvait lui envoyer sa démission de ce ministère social qu’il exerçait avec tant d’autorité dans le gouvernement des esprits. Ses idées lui survécurent, et par ce legs de sa pensée il imprima une direction à l’avenir. Les projets que le ministre n’avait pu accomplir par l’intervention pacifique de la loi, furent réalisés dans la nuit à jamais mémorable du 4 août, par une révolution, qui fut l’expiation de ceux qui ne l’avaient pas compris, et dont il est l’immortel aïeul.

L’année même où il quittait le ministère, le grand ouvrage d’Adam Smith paraissait. Au moins, par une compensation consolante, si la France perdait Turgot, la science gagnait Adam Smith. Ces deux grands économistes s’étaient rencontrés pendant le court séjour que le philosophe écossais avait fait en France. Ils devaient être réunis de nouveau et pour toujours par la postérité dans une même admiration. Le livre de la Richesse des nations donnait une sanction nouvelle aux grands principes de justice et de liberté à la défense desquels Turgot succombait. C’était déjà la postérité qui lui rendait témoignage.

Turgot avait quitté la généralité de Limoges au milieu de la désolation du peuple ; il sortit du ministère aux applaudissements de ses ennemis et de la coterie de l’Œil-de-Bœuf ; mais ce fut un deuil général parmi les amis de la monarchie et ceux qui voyaient un peu loin. « Ah ! quelle funeste nouvelle j’apprends ! s’écria Voltaire, la grande voix défaillante du siècle ; la France aurait été trop heureuse. Que deviendrons-nous ? je suis altéré. Je ne vois plus que la mort devant moi depuis que M. Turgot est hors de place ; ce coup de foudre m’est tombé sur la cervelle et sur le cœur ! » L’illustre vieillard retrouva toute l’énergie de son cœur et la verve de sa jeunesse pour venger de ses détracteurs, par son Épitre à un homme, le ministre déchu. Turgot, dont le seul regret était de ne pouvoir plus servir sa patrie et l’humanité, resta philosophe dans sa disgrâce comme il l’avait été au pouvoir. Rendu à lui-même, il écrivait, quelques jours après, à un de ses amis avec une spirituelle allusion : « Je vais être à présent en pleine liberté de faire usage des livres que vous m’envoyez et de tout le reste de ma bibliothèque. Le loisir et l’entière liberté formeront le principal produit net des deux ans que j’ai passés dans le ministère ; je tâcherai de les employer agréablement et utilement. » Son temps s’écoula entre la culture des lettres et de la philosophie, et l’étude des sciences exactes, dans la société des Bossut, des Rochon, des d’Alembert, des Lavoisier et des Condorcet. Il avait débuté dans les sciences à l’âge de vingt-un ans par des observations critiques adressées à Buffon sur sa théorie de la terre ; ses derniers travaux furent des expériences sur la précision du thermomètre et la distillation dans le vide. Les étrangers tenaient en haute estime cet homme qu’on s’efforçait, dans une certaine région, de faire passer pour un théoricien sans jugement et un dangereux novateur. On le consultait sur une multitude de sujets divers, et il communiquait ses vues avec tant d’empressement et de prodigalité que l’on peut dire de lui, comme de Leibnitz, qu’il aimait à voir croître dans le jardin d’autrui les plantes dont il avait fourni les graines. En fait de monopoles, il n’admettait pas même celui de ses idées. Il entretenait avec Franklin et le docteur Price une correspondance où il discutait les moyens d’asseoir sur une base solide et durable la constitution de la jeune Amérique, dont trente années auparavant il avait prophétisé l’indépendance sur les bancs de la Sorbonne. Un échange de lettres exista aussi, au rapport de Condorcet, entre Turgot et Adam Smith ; mais malheureusement pour nous il ne reste aucune trace des confidences mutuelles de ces deux grands esprits.

Ses entretiens étaient graves, et son commerce d’une aménité charmante. Une bonté affectueuse se mêlait chez lui à une grande rigidité de principes, une candeur touchante à l’élévation et à la rectitude d’un esprit supérieur, une dignité austère à cette pudeur de l’esprit qu’on appelle modestie. Il alliait, ce qui est rare, une vive et ingénieuse délicatesse de sentiments à une inébranlable fermeté dans les idées. Les méditations de l’intelligence n’étaient pas pour lui une jouissance calme. Il mettait de la chaleur dans l’étude, de même qu’il portait de la passion dans l’amour du bien et une sorte de tendresse dans ses amitiés. Il avait une inaltérable confiance dans le triomphe définitif de la vérité, qui fut la foi constante de son esprit. Il pensait que la justice est en tous cas la plus forte puissance, et qu’il n’y a pas de plus sûre objection à toutes les exigences, même à celles du peuple, que cet argument : « Ce que vous demandez est une injustice. » Comme homme, Turgot est irréprochable, mais, privilège glorieux ! comme ministre, sa perfection lui fut une sorte de défaut. Il ne sut peut-être pas, dans le maniement des affaires et le gouvernement des hommes, avoir assez de cette flexibilité qui est un moyen et quelquefois une force, reproche unique dont ce grand homme eût été fier à juste titre. Convaincu que toutes les réformes doivent être semées en terre préparée, il n’avait rien précipité ; la sagesse du législateur ne s’était point laissé entraîner par l’enthousiasme des théories ; mais s’il s’était hâté d’agir, c’est que la grandeur du mal exigeait un prompt remède, et que, sentant déjà les approches de la mort, il voulait se dépêcher de vivre utilement. « Comment pouvez-vous me reprocher de la précipitation ? disait-il un jour ; vous connaissez les besoins du peuple, et vous savez que dans ma famille on meurt de la goutte à cinquante ans ! »

La mort laissa cependant à Turgot un répit de quatre années au-delà du terme fatal ; elle l’emporta le 20 mars 1781. Deux mois auparavant, il avait pu lire le célèbre compte-rendu où Necker, faisant l’aveu superbe de son impuissance, confessait en définitive la nécessité de revenir aux moyens proposés par le ministre disgracié, l’économie et l’égalité des charges. Les économistes avaient succombé à la tâche avec Turgot, les financiers avec Necker ; les courtisans échouèrent avec Calonne et Brienne. Ce ne fut que devant les ruines de la Bastille qu’on reconnut enfin, mais trop tard, les desseins profonds du ministre qui, par une réforme, avait voulu éviter une révolution. Jeté au milieu de la tempête révolutionnaire, Turgot eût su monter au supplice comme Malesherbes ou mourir comme Condorcet ; contemporain des temps où nous vivons, il eût gouverné comme M. Huskisson, avec lequel il offre plus d’un trait de ressemblance, et qui, chez un autre peuple et dans des circonstances bien différentes, sembla se constituer l’exécuteur testamentaire des principes économiques dont le ministre de Louis XVI s’était fait le promoteur et dont il avait été la victime.

Nul commentaire ne saurait donner une idée complète de ce que fut Turgot. C’est dans le recueil de ses œuvres qu’il faut contempler à la fois l’homme, le publiciste et l’administrateur. C’est là seulement qu’on peut mesurer l’étendue et la portée de cette vaste intelligence, qui a marqué pour toujours sa trace dans tous les sujets sur lesquels s’exerça sa méditation ; c’est là qu’il faut respirer le parfum de vertu qui s’exhale de cette âme honnête, confiante et dévouée. Cette lecture, où éclate un accord si rare entre les conceptions de la pensée et la pratique de la vie, où les connaissances positives marchent toujours de front avec l’exposition des lois générales, éclaire l’esprit, élève et agrandit les sentiments. Dans le langage qu’il parlait à ses contemporains, ceux qui vivent aujourd’hui peuvent puiser les plus salutaires enseignements. S’il semble avoir ainsi écrit pour l’avenir, c’est qu’il a saisi la vérité, qui est de tous les temps. Turgot est un de ces penseurs dont les œuvres sont aussi durables que l’humanité, un de ces citoyens dont le nom est inséparablement lié à celui de la patrie. Homme complet et admirable dans les manifestations diverses de toutes ses facultés morales ou intellectuelles, il appartient à la science par son génie, à la France par son patriotisme, à tous les siècles par sa vertu.

Maurice MONJEAN.

 

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[1] Deux forts volumes in-8°, 1844 ; chez Guillaumin.

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