De la méthode en économie politique. De la nature et définition du travail

De la méthode en économie politique. De la nature et définition du travail, par Pellegrino Rossi (Journal des économistes, janvier 1844)


DE LA MÉTHODE EN ÉCONOMIE POLITIQUE.

DE LA NATURE ET DÉFINITION DU TRAVAIL.

FRAGMENT.

Dans la dernière de ses leçons d’économie politique, M. Whateley[1] traite de la méthode. Sans être complète, c’est là une instruction pleine d’aperçus philosophiques et de sages conseils. Plus d’un économiste aurait besoin de la méditer et d’en faire son profit ; car toute pensée de méthode paraît aujourd’hui abandonnée dans la science économique ; et cependant il n’y a pas de science sans méthode.

Nous ne parlons pas (valent-ils la peine qu’on en parle !) de ces producteurs privilégiés, ni de ces agitateurs mécontents, qui se transforment hardiment en écrivains, et publient sans sourciller des théories économiques pour leur service particulier.

Mais aujourd’hui tout homme qui ne sait que faire, qui n’a pas de vocation déterminée, se fait économiste. A-t-il ramassé quelques bribes de statistique, visité quelques ateliers, hanté quelques ports ? il croit tenir la science ; il vous offre sa doctrine avec une imperturbable assurance ; bien modeste encore s’il ne vous promet pas une science toute nouvelle, une économie politique toute fraîche éclose dans son cerveau, principe de réforme pour l’industrie, pour le commerce, pour le gouvernement, pour les mœurs, pour toute chose, source inépuisable, aux nations, de bonheur et de vertu.

Ces hommes, qui se flattent ainsi de pouvoir, je dirais presque surprendre la science au milieu de quelques faits particuliers, apprendraient de M. Whateley qu’en économie politique comme dans toutes les autres sciences, il importe de commencer par le commencement ; qu’on ne possède point une science tant qu’on n’en a pas fortement saisi et patiemment coordonné les principes dirigeants ; bref, qu’il n’y a pas plus de chemin royal en économie politique qu’en géométrie. Seulement cette fâcheuse illusion d’une science facile à acquérir et à la portée du premier venu, se rencontre plus fréquemment en cette matière qu’en toute autre ; car on est naturellement disposé à croire qu’il n’est pas besoin de grands efforts d’esprit et d’études systématiques pour résoudre des questions qui touchent à des faits de tous les jours et qui nous sont communs à tous. Cette fausse croyance ajoute aux difficultés qu’offre par elle-même la science de l’économie sociale. Précisément parce que les faits économiques se trouvent mêlés à la vie ordinaire, et ne sont entièrement ignorés de personne, chacun apporte dans l’étude de la science économique des notions vagues et confuses qu’il prend pour des connaissances exactes et pour des idées nettes ; des préjugés et des intérêts qu’il prend pour des principes. On n’aperçoit pas qu’au lieu d’apporter avec soi des secours, on apporte des obstacles, et qu’au lieu de pouvoir s’aider de ce que l’on sait, mieux vaudrait le désapprendre[2].

Est-il moins vrai, dira-t-on, que l’économie politique est une science qui repose sur des faits ? Quel meilleur moyen de se préparer, de s’initier à cette science, que de recueillir des faits économiques partout où on les trouve, dans les statistiques, dans l’histoire, dans les voyages, dans la vie commune ?

M. Whateley, et avec lui quiconque a quelque connaissance de la méthode, répond facilement qu’il y a ici une différence importante à faire entre la théorie et la pratique, entre la science et l’art. La science consiste dans les principes, et les principes peuvent s’appliquer à une infinité de cas, sous l’influence de causes très diverses, qui en rendront peut-être l’application rigoureuse plus ou moins difficile. Une étude minutieuse des faits, et souvent des faits les plus compliqués, est sans doute nécessaire pour juger si et comment, et dans quelle mesure, et à quelle époque les conclusions de la science peuvent être appliquées à un certain pays, à un certain peuple, dans telles ou telles circonstances. L’homme d’État doit imiter le mécanicien pratique, qui, tout en tenant compte des faits particuliers, ne s’avise pas de révoquer en doute les principes de la mécanique, et qui ne prétend pas pouvoir chaque jour en puiser de nouveaux dans la succession infinie des faits contingents et variables.

Les faits généraux sur lesquels la science économique repose tout entière sont simples, incontestés, incontestables et peu nombreux. On les retrouve également chez tous les peuples, à toutes les époques ; plus ou moins développés, il est vrai, mais toujours les mêmes dans leur germe. Ce sont là les faits qu’il importe de connaître pour en déduire la science tout entière. Se plonger, pour arriver à la science, dans l’étude des faits particuliers, qui sont innombrables, c’est s’aventurer dans un labyrinthe avant d’avoir saisi le fil protecteur. Sous le poids d’une masse de faits indigestes, comment s’élever à un principe ? Comment ramener son attention sur les faits essentiels, permanents, généraux ? Qu’on s’étonne ensuite des théories imparfaites et des étranges doctrines qu’on voit éclore tous les jours dans le domaine des sciences économiques !

M. Whateley a ensuite porté son attention sur le langage. Une science dont la langue ne serait pas encore fixée et généralement acceptée, mériterait à peine le nom de science. Quel progrès peut-on espérer lorsque les hommes qui cultivent la même étude ne s’entendent pas entre eux, lorsque des expressions vagues, incertaines, à double sens, donnent naissance aux plus stériles discussions et aux théories les plus diverses et les plus arbitraires ? M. Whateley a remarqué, avec d’autres économistes, que ce danger est d’autant plus à craindre pour l’économie politique, que par la nature même des choses, cette science puise les éléments de son langage technique dans le langage ordinaire, là où les mêmes mots ont souvent les significations les plus diverses, un sens propre et un sens métaphorique, un sens général et un sens particulier. Cette variété de significations, loin d’être un inconvénient dans la langue commune, en augmente au contraire la richesse et la force, et, sous une plume habile, devient une source inépuisable de beauté et d’élégance. Mais le langage technique n’admet pas ces détours et ces artifices : il doit tout sacrifier à la précision et à la netteté ; les à-peu-près ne sont pas de mise. Si chaque mot technique n’est pas pour tous l’expression rigoureuse et acceptée de la même idée, comme les mots ligne, angle, cercle, le sont pour le géomètre, la science en est encore au bégayement de l’enfance.

Il ne serait que trop facile de mettre en relief ces pensées par de nombreux exemples. Bornons-nous à un seul ; il nous paraît décisif pour ceux qui douteraient encore de la nécessité de fixer la langue de l’économie politique.

Il n’est pas, dans cette science, de notion plus importante, plus essentielle, que la notion du travail : elle en est un des fondements ; pour un grand nombre d’économistes, elle en est le fondement principal : caput et fundamentum. Qu’est-ce donc que le travail ?

Pour nous, la réponse est facile : le travail, c’est l’application des forces de l’homme à la production. L’homme, être mixte, est doué de force physique et de force intellectuelle ; il y a donc un travail physique et un travail intellectuel, et le plus souvent, les deux forces se mêlant dans une certaine proportion, le travail est mixte. Nous affirmons donc du laboureur qu’il travaille, comme nous l’affirmons du tisserand, du mécanicien, de l’imprimeur, du médecin, de l’homme d’État, et ainsi de suite.

Mais dirons-nous également qu’un bœuf, qu’un navire, qu’un moulin à vent, qu’une machine à vapeur travaillent ? Non certes ; nous ne confondrons pas l’action de l’être libre et moral avec les forces matérielles dont il a la puissance de disposer, l’outil avec l’ouvrier ; nous ne confondrons pas ce que la main de Dieu a séparé par un abîme que la science n’a ni le pouvoir, ni le droit de combler.

Il n’est pas moins vrai que cette confusion a été faite, au point de vue de l’économie politique, par des hommes dignes de tous nos respects, et qui ont mérité, par leurs travaux, d’être placés au premier rang parmi les économistes.

Dans la première de ses notes à l’excellente édition qu’il nous a donnée du grand ouvrage d’Adam Smith, M. M’Culloch traite de la définition du travail. Après avoir reconnu que Smith n’a guère employé le mot de travail que pour exprimer les efforts de l’homme dans la vue d’un résultat utile, et que seulement il lui est arrivé quelquefois de se conformer au langage commun en parlant du travail des bœufs et des chevaux du fermier, M. M’Culloch, non content d’adopter cette extension, incline à penser que le mot de travail peut avoir une signification encore plus large, et comprendre l’action des machines, des agents naturels, bref, de toutes les forces qui concourent à la production. Le travail, selon lui, doit être défini toute action ou opération de l’homme, des animaux, des machines, ou des agents naturels, qui tend à réaliser un résultat désirable ; car si, sous d’autres rapports, il peut être important de désigner la nature de l’instrument qu’on emploie, cette distinction n’a pas, selon lui, d’importance pour la production, au point de vue de l’économie politique. Bref, pour M. M’Culloch, travail est synonyme d’action, d’opération.

Nous ne saurions accepter cette doctrine : elle repose, ce nous semble, sur une double erreur, et jetterait beaucoup de confusion dans la science.

M. M’Culloch se fonde d’abord sur l’usage général : dans la langue commune, on dit en effet des animaux domestiques qu’ils travaillent. En se conformant à cet usage, en l’étendant même aux machines et aux autres moyens de production, M. M’Culloch fait, ce nous semble, le contraire de ce qu’on devait attendre d’un homme de science. Le procédé scientifique consiste à séparer chaque terme technique de l’alliage que le vulgaire y a mêlé. Au lieu d’exclure le sens métaphorique, M. M’Culloch l’exagère. On dit d’un cheval de labour qu’il travaille, comme on dit d’un habile chien d’arrêt qu’il calcule, qu’il prévoit, qu’il raisonne. L’homme a toujours prêté ses sentiments, ses passions, sa force ou ses faiblesses aux êtres qui lui sont supérieurs et à ceux qui le suivent dans l’ordre de la création. Dans son langage, il a toujours abaissé les êtres divins, et élevé les animaux jusqu’à lui. Mais, encore une fois, qu’est-ce que la science, avec sa rigueur et sa précision, peut avoir de commun avec ces créations de l’imagination et ces licences de l’art ? M. M’Culloch ne veut pas seulement de la poésie de la langue ordinaire, il y ajoute. Outre les bœufs et les chevaux, il fait travailler le feu, le vent, la vapeur. Il ose ce qu’oserait à peine un poète.

Et pourquoi tant de hardiesse ? Parce que l’action de ces forces est un moyen de production comme le travail de l’homme. C’est dire, en d’autres termes, qu’il faut supprimer la distinction de la terre, du capital et du travail, faire de toutes choses un pêle-mêle ; juste le contraire de ce qui distingue les connaissances scientifiques des notions confuses du vulgaire.

Parce que des agents très divers concourent au même but, il ne faudra plus tenir compte des caractères particuliers et distinctifs de chacun de ces agents ! Disons-le, il n’est pas plus raisonnable de confondre Watt et Jacquard avec une chaudière et une navette, qu’il ne le serait de parler de Marlborough et de Turenne comme on parlerait d’un affût et d’un mortier.

Est-ce là une simple question de mots, de propriété de langage ? Ne fût-elle autre chose, la question ne serait pas sans quelque importance ; car, en adoptant la signification qu’on voudrait donner au mot de travail, et qui est parfaitement inutile puisqu’il ne manque pas d’expressions pour indiquer d’une manière générale la force et la puissance de tous les instruments producteurs, on s’expose à des équivoques incessantes, et on jette l’esprit du lecteur dans la perplexité, toutes les fois qu’on n’a pas soin d’ajouter au mot de travail une qualification précise.

Mais ce n’est pas seulement pour généraliser une expression qu’on applique ainsi le mot de travail à tous les agents de la production. Ce qu’on veut établir par là, c’est qu’en réalité il n’y a aucune différence essentielle entre le travail de l’homme et l’action des machines, et qu’en ce qui concerne les doctrines et les conclusions de la science des richesses, ces deux forces sont à tous égards identiques. Qu’on dépense, dit-on, la même somme en salaires, en entretien de chevaux, en louage de machines, le produit obtenu par chacun de ces moyens aura la même valeur. Il n’y a donc pas de distinction à faire. Car la science économique s’occupe-t-elle d’autre chose que de la valeur en échange ?

La réponse est facile. Le travail de l’homme peut être considéré dans ses rapports avec les travailleurs, avec les entrepreneurs, avec l’État. Sous ces divers points de vue, le travail de l’homme se distingue profondément de l’action du capital, même pour l’économiste.

Le travailleur, c’est de l’homme que nous parlons, est doué de liberté ; il a des droits. S’il travaille, c’est pour lui-même ; c’est pour obtenir des jouissances matérielles et des jouissances morales. Ne se livrât-il au travail que pour l’amour de sa famille ou pour remplir un devoir, toujours est-il que c’est en lui-même, dans son activité morale, que se trouve le principe de son action, la cause de son fait.

Voit-on là des considérations purement métaphysiques et complètement étrangères à la science économique, à la théorie de la production ? Il est, nous le savons, des hommes qui n’aperçoivent aucun rapport entre les éléments moraux de notre nature et l’économie politique. À leurs yeux, le travailleur n’est qu’une machine. Il n’est pas de ce lieu de signaler toutes les conséquences de cette étrange façon de penser : disons seulement, et cela suffit pour indiquer toute la portée de ces doctrines, que c’est là une économie politique qui n’appartient qu’aux pays d’esclavage. Là, et là seulement, l’ouvrier est une machine et fait partie du capital ; parce que là la nature humaine a été foulée aux pieds et la loi de Dieu méconnue.

Dans le pays de liberté, le travailleur est un agent de la production, mais un agent sui generis.

Libre, il travaille ou il ne travaille pas, il travaille avec plus ou moins d’intelligence, de soin, d’ardeur, de dévouement ;

Il s’engage pour un temps plus ou moins long ;

Il débat le prix de son travail ;

Il se marie ou il ne se marie pas ;

Il consomme plus ou moins, selon qu’il est prévoyant ou imprudent, économe ou dissipateur ;

Il peut passer d’un travail à un autre travail, d’un entrepreneur à un autre entrepreneur, même d’un pays dans un autre pays, selon le taux des salaires, suivant son goût, son caprice. Omnivore, facilement polyglotte, pouvant à la rigueur se plier aux mœurs, aux usages, aux institutions de tous les pays, le travailleur peut modifier les conditions des marchés ; il peut transporter sa puissance d’un lieu dans un autre lieu, enrichir un État, en appauvrir un autre. La révocation de l’édit de Nantes donna des tisserands et autres travailleurs à l’Angleterre, à la Suisse, à la Prusse, et la production française s’en trouva profondément affectée.

Voyez ce qui se passe dans les colonies anglaises. Beaucoup de nègres émancipés ont refusé leur travail aux producteurs de sucre. Un salaire élevé, de jolies habitations, d’autres avantages encore, n’ont pu décider les affranchis à cultiver ces champs qui avaient été le théâtre de leur servitude, et qui leur rappelaient leurs souffrances et leur abaissement. Ils ne se croient libres qu’en faisant autre chose que ce qu’ils faisaient étant esclaves ; tout engagement les effraye comme une sorte d’asservissement ; pour sentir la liberté, le nègre a besoin de pouvoir se dire impunément : Aujourd’hui je ne veux pas travailler. C’est une des funestes conséquences de l’esclavage, que le dégoût qu’il inspire pour tout travail suivi et régulier. Précisément parce qu’on avait rabaissé l’esclave à l’état de machine, il s’éloigne aujourd’hui avec effroi de ces occupations prévues, à jour et heure fixes, qui lui rappellent ces temps où le fouet du commandeur lui disait à chaque instant dans son brutal langage : Tu n’as pas de volonté.

La production du sucre a diminué, surtout à la Jamaïque : les colons effrayés ont dû recourir à toutes sortes d’expédients pour remplacer par des travailleurs étrangers les ouvriers qu’ils avaient à côté d’eux, mais qui leur refusaient tout service. Plusieurs producteurs ont dû renoncer à toute exploitation ; d’autres n’ont pu se procurer le travail qui leur était nécessaire qu’avec d’énormes sacrifices. Comment affirmer, en présence de ces faits, qu’il n’y a aucune différence entre l’action d’une machine et le travail de l’homme ?

Évidemment nul ne le dira, en considérant le travail dans ses rapports soit avec les travailleurs, soit avec les entrepreneurs. Les travailleurs repoussent avec horreur l’esclavage, précisément parce qu’il les confond avec les bêtes de somme et les machines. Les entrepreneurs des pays à esclaves ne sont pas, en général, favorables à l’émancipation, parce que comme producteurs, ils trouvent plus commode et plus économique de faire mouvoir des hommes réduits à l’état des machines, que de traiter avec des hommes libres.

La différence entre le travail de l’homme et la puissance du capital n’est pas moins sensible, lorsqu’on considère le travail dans ses rapports avec l’État. Qu’il y ait sur le marché trop ou trop peu de bœufs, de chevaux, de machines à vapeur, les pouvoirs publics s’en inquiètent peu. Si le commerce est libre, si des lois absurdes n’entravent pas le jeu de l’offre et de la demande sur les divers marchés du monde, l’équilibre ne tardera pas à se rétablir, et les oscillations du capital n’intéressent guère la paix publique. En est-il de même des oscillations du travail ?

Si le capital abondait beaucoup plus que le travail, les salaires s’élèveraient, et les capitalistes verraient leurs profits s’abaisser ; il y aurait des perturbations dans les fortunes privées, mais nul trouble dans l’État. Mais si le contraire arrivait, si, par une cause quelconque, des multitudes de travailleurs manquaient d’emploi, si l’émigration leur devenait impossible et qu’ils errassent dans les rues en proie à la faim, à la misère, au désespoir, la société pourrait-elle fermer les yeux et dire froidement ce qu’elle dirait d’un excédant de bœufs ou de moulins à vent ? Sous une forme ou sous une autre, le pays viendra au secours de ces infortunés, qui sont des hommes, et parce qu’ils sont des hommes. On peut, sous l’empire de quelque idée spéculative ou de quelque passion politique, discuter avec violence la question de savoir si en venant au secours du pauvre sans travail, la société accomplit un devoir strict ou fait un acte de charité ; toujours est-il que pendant la discussion, les secours ne manqueront pas, et que la logique ne fera jamais oublier à une société chrétienne qu’elle a des entrailles. Or, ces secours à des hommes qui ne peuvent pas se procurer un travail utile, modifient le produit net de l’industrie sociale. C’est une dépense à la charge de la communauté, dépense qui serait en définitive encore plus considérable, si la société, sourde à la voix de l’humanité, se croisait les bras, prête seulement à réprimer les désordres qu’enfantent la misère et le désespoir.

Il est donc évident que l’action de l’homme dans la production se distingue profondément de l’action des êtres sans liberté et sans moralité, et qu’on abuse du langage en appliquant aux forces productives qui n’ont pas conscience d’elles-mêmes le nom qui désigne particulièrement l’œuvre de l’homme.

Mais il est nécessaire, dit-on, d’avoir un mot qui exprime l’action de toutes les forces productives, quelles qu’elles soient, sauf ensuite à distinguer chaque force diverse par des mots différents : or, rien n’empêche de choisir pour cela le mot de travail. Singulière méthode de prendre pour dénomination commune précisément le mot qui désigne l’action d’une force toute particulière, de la force qui se distingue le plus de toutes les autres ! En détournant ainsi le mot travail de son acception naturelle et généralement comprise, on se met dans la nécessité de forger je ne sais quel mot nouveau pour exprimer l’action productive de l’homme !

Au surplus, il n’est pas difficile de remonter aux origines psychologiques de la théorie que nous repoussons : elle devait prendre naissance là où plus d’un économiste, au lieu de nous donner une analyse exacte des divers instruments de la production, s’efforce, par une sorte d’ambition scientifique, de ramener tous les phénomènes de la production à une cause unique, le travail. Dites que la richesse n’est que le résultat du travail, affirmez que le travail est dans tous les cas la mesure de la valeur, le régulateur des prix, et pour échapper tant bien que mal aux objections que soulèvent de toute part ces doctrines, les unes incomplètes, les autres trop absolues, vous serez amenés, bon gré, mal gré, à généraliser la notion du travail, et à substituer à l’analyse une synthèse parfaitement arbitraire. Votre définition n’est qu’un expédient de logique ; il serait tout aussi facile de prouver qu’un navire est un cheval, en définissant le cheval une force qui peut franchir une distance de deux lieues par heure.

Il y a plus : d’autres habitudes d’esprit plus fâcheuses encore conduisent également à confondre dans la même notion le travail de l’homme et l’action du capital. Ceux qui n’envisagent la science économique que du point de vue des entrepreneurs, et qui ne considèrent que le produit net et échangeable que chaque entrepreneur peut se procurer, ceux-là ne doivent pas en effet apercevoir de différence entre un homme, un bœuf et une machine à vapeur : il n’est à leurs yeux qu’une question qui soit digne d’une attention sérieuse ; c’est la question du prix de revient, la question de savoir combien coûte à l’entrepreneur ce qu’il demande à la vapeur, au bœuf, à l’ouvrier. Or, à cette pensée s’en rattache une autre dont nous avons déjà fait ressortir ailleurs la fausseté : c’est la pensée de ceux qui tiennent les ouvriers pour destinés fatalement à ne jamais retirer de leur travail que ce qui leur est strictement nécessaire pour ne pas mourir, doctrine à la fois erronée et désolante, et à laquelle heureusement, dans plusieurs pays, les faits ont donné plus d’un démenti.

Ne dirait-on pas que les écoles les plus opposées conspirent pour égarer les travailleurs ? Les unes les irritent en leur ôtant tout espoir d’un meilleur avenir ; les autres les excitent au désordre par de séduisantes et perfides théories ; enfin s’il est des hommes qui, à la fois plus humains et plus sages, ne parlent aux travailleurs ni de droits chimériques, ni d’une nécessité fatale, qui heureusement n’est, elle aussi, qu’une chimère, ces mêmes hommes n’osent pas ou ne savent pas leur dire la vérité tout entière. Oui, les salaires peuvent dépasser le strict nécessaire ; oui, les économies sont possibles au travailleur. S’il souffre dans quelques districts manufacturiers, il en est d’autres où il vit dans une honnête aisance, et où il commence un pécule qui sera un jour précieux à ses enfants. D’où vient la différence ? Là est toute la question. Vient-elle des lois politiques ? des lois civiles ? de la distribution de la propriété ? des habitudes des riches ? Sans doute ces causes peuvent exercer quelque influence sur la demande et la rétribution du travail. Mais prenez deux districts placés dans les circonstances morales et politiques les moins dissemblables, vous pourrez encore trouver ici des travailleurs dans l’aisance, là des ouvriers plongés dans une profonde misère. Encore une fois, d’où vient la différence ? Elle vient de deux causes essentielles, principales, de deux causes plus fortes que tous les sophismes et toutes les plaintes des néo-économistes et des soi-disant philanthropes. La différence vient de la conduite des ouvriers et du rapport de la population avec le capital circulant.

L’ouvrier qui manque d’ordre, d’économie, de moralité ne quittera jamais les haillons de la misère.

D’un autre côté, quelle que soit la conduite du travailleur, la pauvreté d’abord et bientôt l’indigence se trouveront assises à son foyer si la population s’accroît plus que la demande de travail, plus que le capital circulant. Toutes les déclamations, tous les chimériques projets de ses prétendus amis ne feront jamais que l’ouvrier obtienne pour son travail une large récompense, lorsque son travail n’est pas nécessaire au capitaliste. Pour que les salaires s’élèvent, il faut que le capitaliste ait plus besoin des bras de l’ouvrier que l’ouvrier des écus du capitaliste. C’est ainsi que les nègres dominent sur le marché de la Jamaïque. Au lieu d’exposer aux travailleurs ces principes si simples, si irrécusables, que leur dit-on ? On leur dit que les hommes qui leur conseillent la prudence dans leurs projets de mariage sont des hommes sans entrailles. En même temps (que l’esprit humain est faible et bizarre !) on s’indigne contre ces économistes anglais qui paraissent condamner fatalement l’ouvrier à ne jamais obtenir de son travail que le strict nécessaire. Mais cette dure sentence n’est-elle pas fondée sur la conviction où l’on est de l’autre côté de la Manche que les travailleurs ne suivront jamais, dans leurs établissements matrimoniaux, les règles de la prudence, ces règles que les riches suivent et dont ils sont même portés à exagérer pour eux-mêmes la rigueur ? Disons-le : appliquer ces règles à sa propre famille et enseigner en même temps au pauvre que rien n’est plus naturel et plus légitime que de mépriser ces règles, c’est peut-être le trait le plus coupable de l’égoïsme des riches ; c’est un piège tendu à l’ignorance ; c’est vouloir endormir la raison de ses semblables pour exploiter à son profit leurs instincts. C’est ainsi qu’en partant de points opposés, les philanthropes parviennent à donner la main à ces mêmes économistes contra lesquels ils ne cessent de déclamer !

ROSSI

 

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[1] Introductory lectures on political economy, by Whateley D. D. London, 1832.

[2] Whateley, lect. IX, pages 222 et suivantes.

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