Examen de quelques reproches adressés aux tendances industrielles de notre temps

Examen de quelques reproches adressés aux tendances industrielles de notre temps, par Charles Dunoyer (Journal des économistes, juin 1843)


EXAMEN DE QUELQUES REPROCHES ADRESSÉS AUX TENDANCES INDUSTRIELLES DE NOTRE TEMPS.

L’homme cultive les mêmes arts à peu près dans tous les temps. À quelque hauteur qu’on remonte dans l’histoire de la civilisation, on retrouve toujours, sous une forme plus ou moins déterminée, les divers ordres de travaux, les principaux genres d’organes ou d’appareils qui sont nécessaires au développement de la vie sociale. Ils existent en ébauche jusque dans les âges les plus rudes de la société. On en découvre les premiers rudiments même dans la vie errante des peuples chasseurs et pasteurs. L’anthropophage ne vit pas seulement de meurtre, le nomade seulement de rapine. L’un et l’autre commencent, sous tous les rapports essentiels, à donner une direction innocente et fructueuse à l’emploi de leurs facultés. Il y a dans leur état social quelques industries extractives, d’utiles déplacements d’hommes et de choses, un peu de fabrication, de faibles commencements d’agriculture, quelques essais informes d’art et de poésie, d’études et d’observations scientifiques, de morale et de religion, de gouvernement et de police.

On aperçoit donc, jusque dans les modes d’existence les plus sauvages, le commencement de tous les arts dont l’ensemble forme le système industriel tout entier ; et la seule chose qui distingue véritablement les sociétés civilisées des âges incultes, c’est qu’à mesure qu’on avance, on retrouve les mêmes travaux non seulement plus développés, plus habiles, plus exercés, plus puissants de toute manière ; mais surtout plus dégagés de ce qui s’y mêlait d’abord d’habitudes violentes ou frauduleuses, plus réduits à l’état d’industrie, dans la pure et honorable acception du mot, et tous ensemble plus directement occupés du bonheur de l’homme, de l’amélioration de sa destinée, de la satisfaction de ses besoins de toute espèce. C’est là ce que de nos jours on appelle les tendances industrielles de la société. Ces tendances consistent à la fois dans le progrès de tous les arts que l’économie sociale embrasse, et dans leur commune application, dans leur application toujours plus directe, plus intelligente et mieux réglée aux besoins de l’homme.

Par quel malentendu ou par quel amour déréglé du paradoxe arrive-t-il qu’une direction si naturelle et si légitime de l’activité humaine trouve encore des détracteurs ? Rien de plus habituel que de voir déprimer notre temps à raison de ses tendances industrielles. Je puiserais aisément dans les publications contemporaines, même en ne mettant à contribution que des ouvrages estimés, les matériaux d’un acte d’accusation où l’on verrait imputer à la fois à l’industrie de troubler les relations sociales, — de pervertir les mœurs, — de dégrader les arts, — d’affaiblir et d’abaisser l’étude des sciences, — de nuire finalement, sous tous les rapports essentiels, au perfectionnement de nos facultés.

Et d’abord, reprenant le thème de Rousseau et de Montaigne, on reproche aux diverses professions industrielles d’avoir des intérêts nécessairement opposés : « Établissez la liberté du commerce, vous aurez, observe-t-on, contenté l’armateur qui veut parcourir sans gêne la vaste étendue de la mer, vous plairez au consommateur qui veut acheter à bon marché de bonnes marchandises : mais comment ferez-vous partager leurs sentiments par ce fabricant qui fonde son débit sur l’exclusion des concurrences étrangères ? Partout la liberté et le monopole sont en présence dans le monde industriel, comme l’égalité et le privilège dans le monde politique. C’est donc uniquement par des illusions, par des fables, par des bruits mensongers qu’on prétendrait enrégimenter ces intérêts contraires sous un étendard commun. Pour se désunir, ils n’ont qu’à se regarder. » Ainsi, premier point, l’inévitable effet de l’industrie est de diviser les hommes. — Ce n’est pas tout. Tandis qu’on lui reproche d’être un principe de discorde, on l’accuse encore d’être une source de dépravation. Elle n’est pas seulement coupable de troubler la paix, mais encore de corrompre les mœurs. On n’est, poursuit-on, préoccupé sous son influence que d’intérêts matériels, que d’idées de fortune et de bien-être. Une ardeur immodérée pour le gain, un appétit toujours plus vif de jouissances sensuelles, un luxe de plus en plus excessif, des penchants chaque jour plus personnels et plus égoïstes, voilà, s’écrie-t-on, ce qu’elle produit. — La vie industrielle d’ailleurs n’est pas moins anti-poétique qu’anti-morale ; elle tue l’imagination et le goût ; elle remplace partout l’idéal par une réalité grossière, et elle ne déprave pas moins les arts que les mœurs. — Elle a en outre le tort de faire négliger le côté philosophique et élevé des sciences, leur côté sublime et abstrait, pour concentrer exclusivement l’attention sur leur côté applicable et utile, et elle nuit en réalité à la culture de l’esprit, à l’étendue et à l’élévation des intelligences.— De sorte que la vie industrielle, à en croire ses détracteurs, aurait à la fois pour effet d’arrêter l’essor de nos facultés et d’en pervertir l’usage, tant à l’égard de nous-mêmes que dans nos rapports avec nos semblables ; d’où il suivrait qu’un état social où l’on fonde son existence sur l’industrie, est préjudiciable de toute façon à l’exercice des forces humaines et par conséquent à la liberté du genre humain.

Ceux qui élèvent ces objections commettent une singulière inadvertance. Ils ne prennent pas garde qu’ils attribuent à l’esprit d’industrie des dispositions qui ne nous sont, il est vrai, que trop naturelles, mais qui, bien évidemment, sont nées en nous d’une tout autre source que le sentiment honnête qui nous pousse à purifier de plus en plus les arts que nous exerçons, à les dégager de tout mélange de violence, et à chercher la fortune et le bien-être uniquement dans le travail.

Ainsi l’on ne peut certainement pas contester que les nombreuses classes de travailleurs qui concourent au mouvement et à la vie de la société, n’aient élevé, dans tous les temps, beaucoup de prétentions injustes, qu’elles n’aient tendu toutes plus ou moins à s’enrichir en s’opprimant réciproquement, en visant à obtenir, au détriment les unes des autres, tels ou tels pouvoirs bien abusifs, telles ou telles prohibitions bien iniques. Mais, en bonne conscience, était-ce là de l’industrie, au moins dans la véritable acception, dans l’acception honorable du mot ? Celui qui cherche à se procurer, par la sollicitation d’un privilège injuste, des bénéfices que naturellement il n’obtiendrait pas, fait-il un acte d’industrie ? L’esprit d’accaparement et de monopole est-il de l’esprit d’industrie ? L’odieux régime de préférences et d’exclusions que cet esprit enfante, et qui a été si souvent décrit et apprécié, est-il le régime industriel ? Assurément, non : extorquer n’est pas produire ; accroître ses profits par des extorsions, quelque bien déguisées qu’elles puissent être, n’est pas les accroître par du travail. Loin que le mot industrie, sensément et honnêtement entendu, implique l’idée de ces procédés illégitimes, il est manifeste qu’il les exclut ; et la vie des peuples industrieux sera d’autant plus industrielle que les arts divers qu’ils exercent auront été plus dégagés des artifices frauduleux ou violents que l’esprit de domination et de cupidité y mêle sans cesse, pour tâcher de les rendre plus lucratifs.

On ne peut nier davantage, je l’avoue sans difficulté, que les hommes livrés à la pratique d’un art, quel qu’il soit, ne jouissent souvent avec peu de modération du bien qu’il leur procure, qu’ils ne puissent être égoïstes, fastueux, sensuels ; et il faut reconnaître qu’ils deviennent ordinairement tout cela avec d’autant plus d’excès que leur profession est moins pure, qu’il s’y mêle plus de pouvoirs abusifs, et que leurs gains sont rendus par là plus rapides. Mais est-il permis de dire que ces vices, malheureusement unis à l’humaine nature, sont fomentés en eux par leur industrie ? Ne le seraient-ils pas plutôt par l’alliage impur que d’autres vices y mêlent ? Et parce que leur industrie se purifiera, parce qu’elle se dégagera de tout injuste pouvoir, et deviendra plus complétement industrielle, s’ensuit-il qu’elle sera plus propre à les pervertir ?

J’accorde encore que les hommes livrés à la pratique d’une industrie quelconque peuvent n’avoir pas toujours le goût plus pur que les mœurs, et je pense qu’il en doit être surtout ainsi lorsque, par l’effet d’injustes faveurs, leur fortune, trop rapidement improvisée, leur permet de se procurer toute sorte de jouissances avant que leur goût ait eu le temps d’être épuré par l’éducation. Mais de ce qu’il leur arrive, dans cette situation surtout, de ne pas se montrer toujours bien délicats dans le choix de leurs plaisirs, et d’encourager sans beaucoup de discernement les arts et les artistes, s’ensuit-il que c’est la faute de leur industrie ? N’est-ce pas plutôt celle des pouvoirs abusifs qui s’y trouvent mêlés, et qui ont eu, en divers cas, le fâcheux effet d’accélérer beaucoup trop le progrès de leur fortune ? Y a-t-il quelque raison de penser que leur goût deviendra moins pur, parce que leur industrie serait plus pure, et croit-on qu’en perfectionnant en nous le sentiment du juste, nous perdions le sentiment du beau ?

J’admets qu’il se puisse enfin que dans la vie industrielle on cultive les sciences avec moins de désintéressement que sous l’influence des régimes qu’on a appelés religieux ou militaires : mais comment oser dire qu’elles y sont cultivées avec moins d’activité, d’intelligence, d’étendue, de rectitude et même d’élévation ?

Loin de convenir que la vie industrielle mérite les reproches qu’on lui a si souvent adressés, d’être antiscientifique, antipoétique, antimorale, antisociale, affirmons hardiment au contraire que c’est sous l’influence de ce régime, et à mesure que les diverses professions deviennent plus pures de tout mélange d’injustice, à mesure qu’elles deviennent plus industrielles, que se perfectionnent davantage les beaux-arts, les sciences, les mœurs, les relations sociales, et que nos facultés de toute espèce prennent l’essor le plus poétiquement animé, le plus savamment dirigé, le plus moralement et socialement régulier dont elles soient susceptibles.

Que signifie par exemple de prétendre que la vie industrielle est contraire à la poésie ? La société, disons-nous, devient d’autant plus industrielle que les arts divers qu’elle embrasse sont plus dégagés de tout mauvais moyen de s’enrichir. Qu’y a-t-il dans ce fait qui puisse nuire au sentiment poétique ? Et pourquoi, ai-je déjà demandé, en obéissant mieux au sentiment du juste, aurions-nous l’âme moins ouverte au sentiment du beau ? Pourquoi n’y aurait-il plus dans la société ni imagination, ni passion, ni talent de peindre, parce que la violence et la fraude en seraient mieux bannies, et que, tous les arts demeurant d’ailleurs les mêmes, chacun d’eux seulement serait mieux purgé de ce que la barbarie des temps passés avait pu y mêler de pouvoirs injustes, et plus complétement réduit à ce qu’il renferme d’industriel ?

Plus l’industrie humaine se purifie de tout ce que le passé y avait joint de moyens immoraux de s’enrichir, et plus nous sommes naturellement excités à tirer parti de tous les arts honnêtes qu’elle présente. Plus donc la vie devient industrielle, et plus les beaux-arts, comme tous les autres, doivent être cultivés avec ardeur.

Plus la vie devient industrielle, et plus nous tendons à nous faire une idée juste du véritable objet de tous les arts, de ceux qui agissent sur l’imagination et la passion comme de tous les autres. Plus donc la vie devient industrielle, et mieux les beaux-arts, comme tous les autres, doivent être compris, plus ils doivent être cultivés avec intelligence.

Plus la vie devient industrielle, et plus les arts spécialement désignés par le nom d’arts utiles ont besoin de l’assistance des beaux-arts. Plus donc la vie devient industrielle, et plus le concours des beaux-arts doit être généralement réclamé, plus doit s’étendre et s’agrandir leur domaine.

Plus la vie devient industrielle, et plus tous les arts qu’elle embrasse, activement et habilement dirigés, accroissent l’aisance universelle ; plus, par conséquent, ils nous procurent les moyens de satisfaire notre passion naturelle pour les plaisirs de l’imagination et du goût. Plus donc la vie devient industrielle, et plus nous avons les moyens d’encourager les beaux-arts, d’entretenir et d’accroître leur activité, de la rendre élevée et féconde.

Plus la vie devient industrielle et plus elle permet aux beaux-arts de perfectionner leurs moyens d’action, de répandre à peu de frais, de propager, de généraliser les salutaires émotions qu’ils procurent : et n’est-ce pas encore là une manière puissante de les servir ?

Plus enfin la vie devient industrielle, et plus il y a nécessité de cultiver les beaux-arts, dans l’intérêt même de l’industrie, et pour en prévenir la dégénération, pour lui conserver le mouvement et la vie, pour lui donner de plus en plus la pureté du goût, la correction et l’élégance des formes.

Où se manifeste au surplus, dans la vie industrielle, ce prosaïsme qu’on reproche tant à l’industrie, et où est la preuve que les intérêts qui la préoccupent détruisent dans les hommes le sentiment de la poésie ? À quelle époque s’est-on montré plus sensible que de nos jours aux émotions que les beaux-arts procurent, et comment ne pas être frappé de la passion presque frénétique qu’inspirent partout, et notamment dans les pays où l’industrie est le plus avancée, les artistes d’un grand talent, ceux surtout dont l’art a plus particulièrement le pouvoir de parler à l’imagination et à la passion, les grands artistes dramatiques, les compositeurs et les chanteurs éminents, les chanteuses et les danseuses célèbres ? Comment, par exemple, accuser le temps présent d’indifférence pour l’art et les artistes sous l’impression non encore affaiblie de l’accueil qu’ont reçu dans le monde civilisé les Talma, les Pasta, les Malibran, les Taglioni, les Rubini, bien d’autres encore, et notamment en présence des ovations singulières qui étaient faites récemment à une danseuse et à une tragédienne célèbres dans les deux pays les plus industriels du monde, en Angleterre et aux États-Unis ? Et au surplus, où manquent aujourd’hui aux grands artistes l’empressement animé des populations, les caresses, les distinctions, les fortunes rapides, les acclamations enthousiastes ? Platon voulait qu’on bannît les poètes de sa république en les couvrant de fleurs : nous couvrons de fleurs les grands artistes et nous nous efforçons de les retenir. C’est à qui fera pour cela le plus de sacrifices, j’ai presque dit le plus de folies.

Certes le reproche qu’il est le moins permis de faire aux populations industrieuses de notre temps, c’est de manquer d’ardeur poétique, d’enthousiasme, d’exaltation. Il n’y a encore, hélas ! que trop de poésie dans bien des âmes ; il n’y a que trop de ces instincts violents, de ces sentiments primitifs et emportés de la nature humaine qui formaient la poésie des temps antiques. Qu’on en juge par les crimes privés et publics que font commettre chaque jour l’imagination et les passions surexcitées ; par ces soulèvements, ces émeutes, ces meurtres, ces empoisonnements, ces assassinats sans nombre, par ces folles comédies, par ces tragédies cruelles dont la société nous offre incessamment le spectacle ; qu’on en juge surtout par les suicides multipliés auxquels aboutissent tant de passions mal contenues, l’amour, l’émulation, l’ambition, le désir de la gloire. Celui-ci trouve les plaisirs de la vie trop au-dessous de ce qu’il avait rêvé ; celui-là désespère d’acquérir jamais assez de gloire ; cet autre ne peut survivre au regret qu’il éprouve de voir pâlir celle dont il brillait ; ce quatrième, né avec une intelligence bornée dans une condition obscure, ne supporte pas l’idée de n’exercer que des fonctions proportionnées à la médiocrité de son intelligence et de sa condition. Je n’ai pas besoin de citer d’exemples : il y en a de notables et de récents dans tous les souvenirs.

Loin que les artistes de notre temps manquent d’imagination et de passion, ils en ont souvent plus qu’ils n’en peuvent conduire. Ce qui dépare le plus leurs œuvres, c’est peut-être une recherche exagérée de la vie et de l’expression. « Tous les anciens, a dit un écrivain moderne, distingué par la délicatesse et la sûreté du goût, tous les anciens avaient dans l’esprit beaucoup moins de mouvement que nous : ils auraient cru, s’ils en avaient montré autant, pécher contre la bienséance. Aussi leurs livres et leurs statues offrent-ils de perpétuels modèles de modération. » C’est du temps de l’empire, notez, que l’auteur faisait ces remarques. Que n’eût-il pas dit de nos jours, et en comparant la fougue actuelle à la modération antique !

C’est au surplus un assez beau reproche à faire à l’art que de l’accuser de pécher par excès d’animation, surtout s’il joignait toujours la correction du dessin et la pureté des formes à la chaleur naturelle du sentiment. Mais plus peut être fondé ce reproche qu’on lui adresse aujourd’hui de s’émouvoir outre mesure, et plus il est permis de trouver étrange celui qu’on fait en même temps à la vie industrielle de détruire en nous le sentiment de la poésie.

Non seulement il n’y a rien dans l’industrie d’antipoétique ; mais qu’y a-t-il au fond de plus poétique que ses œuvres ? Et comment comparer avec quelque bonne foi la poésie de la vie inculte à celle de la vie civilisée ? « Qu’elle est belle, s’écriait Buffon, cette nature cultivée ! Que, par les soins de l’homme, elle est brillante et pompeusement parée ! » — « Il y a, remarquait récemment un grand poète, plus de véritable poésie dans ce mouvement fiévreux du monde industriel qui rend le fer, l’eau, le feu, tous les éléments les serviteurs animés de l’homme, que dans l’inertie de l’ignorance et de la stérilité, et dans le repos contemplatif d’une nature inactive. » — Quelles sont les créations fantastiques de la féerie que l’industrie n’ait à peu près réalisées ? Et qu’imaginer de plus prodigieux que le pouvoir qu’elle possède d’évoquer les forces cachées de la nature et de les réduire à des fonctions serviles, d’en faire les esclaves à la fois les plus soumis, les plus ingénieux et les plus puissants ? Si nous sommes blasés sur ces merveilles, songeons, pour tâcher de les sentir, à l’impression d’étonnement, à l’espèce de stupéfaction qu’elles produisent sur les hommes appartenant à des nations incultes qui les voient pour la première fois : ou bien rapprochons, pour les mieux apprécier, du temps où elles existent, celui où elles n’étaient pas encore créées, et, par exemple, comparons avec le Paris actuel ce Paris des siècles passés, qu’on a jugé quelquefois si poétique. Qu’y avait-il de si poétique, je vous prie, dans les rues étroites, tortueuses, non pavées, non éclairées et toutes remplies de boue, d’immondices, d’impuretés, de meurtres, de cet ancien Paris ? Et qui ne sent que le Paris actuel, avec ses monuments innombrables, ses quais, ses places, ses jardins somptueux, ses promenades à la fois majestueuses et riantes, ses rues comparativement droites, spacieuses, aérées, propres, éclairées avec tant de luxe et d’éclat, également sûres de nuit et de jour, parle à l’imagination d’une manière infiniment plus vive et surtout plus heureuse ? Qui ne conviendra même sur-le-champ que le Paris du siècle de Louis XIV était à une distance énorme de la magnificence du Paris actuel ? Quel était alors l’aspect extérieur de la ville ? Quelle était en particulier la tenue intérieure des habitations ? Jugez-en par ce que Mme de Maintenon nous en donne à connaître. Quoi de moins idéal et de moins poétique que le budget dressé par cette noble dame, et qu’on a quelquefois cité, des dépenses que faisait alors une grande maison ? De temps en temps ainsi des révélations nous sont faites, de vieux souvenirs nous sont rappelés, qui nous permettent de prendre le passé sur le fait et de juger combien il était vulgaire. Qu’y avait-il alors dans la vie commune qui répondît à toutes les aisances, les somptuosités, les élégances du temps actuel ? Quel moyen d’éclairage avait-on qui approchât du gaz éblouissant que l’industrie a su faire jaillir du sein ténébreux de nos mines de houille ? Quels étaient les coursiers qui auraient pu conduire le grand roi avec l’impétuosité, la précision, la sûreté de ces machines miraculeuses dont chacun dispose aujourd’hui, et qui entraînent non pas un homme, mais des populations entières avec une rapidité moyenne de dix lieues à l’heure ?…

Il y a dans la froideur de certains esprits pour ces prodiges quelque chose de bien singulier ; car enfin, si les premiers essais de tous les arts ont pu à bon droit enflammer l’imagination des poètes, pourquoi leurs derniers perfectionnements et leurs découvertes les plus merveilleuses devraient-elles nous laisser indifférents ? Qu’y a-t-il, dans le soc informe qui valut l’immortalité au premier laboureur, de plus divin que le semoir de Fellemberg ou la charrue à la Dombasle ? Pourquoi le méchant bateau qui porta si péniblement les Argonautes dans la Colchide est-il poétique ? Et pourquoi le navire à vapeur qui franchit en douze jours l’Atlantique ne le serait-il pas ? Que trouve-t-on dans la navigation faible, embarrassée, impuissante que chante l’auteur de l’Odyssée, de plus merveilleux que dans nos rapides voyages de circumnavigation et dans nos excursions hardies à travers les glaces du pôle ? Pourquoi faudrait-il s’attendrir devant les misérables barques à rames qui combattirent à Salamine et à Actium, et demeurer de glace devant nos magnifiques vaisseaux de guerre, parés, gréés, ornés de leurs pavillons et de leurs flammes, ombragés du nuage de leur voilure et faisant feu de tous leurs canons à la fois ? Il ne manque pour nous émouvoir, soyons-en sûrs, aux créations des arts contemporains, que l’illusion de la perspective ; et si par quelque catastrophe, heureusement impossible, elles venaient à disparaître de la surface du sol, les générations qui nous suivraient, et à qui en serait révélée l’histoire, n’auraient jamais assez d’attendrissement et de larmes pour en déplorer la destruction. « La nature inculte est hideuse et mourante », a dit encore Buffon. Si elle nous émeut, c’est par l’impression d’horreur qu’elle nous inspire et à cause de l’attrait intime et profond qu’a pour nous la nature cultivée. Les œuvres de la création sont merveilleuses ; mais qui ne sent ce qu’il y a de vraie poésie dans le travail humain continuant l’œuvre de la création divine, et dans l’expansion toujours croissante de la vie ? Plus l’industrie humaine s’anime, plus s’activent, s’éclairent, se fortifient et se rectifient les mouvements de tous les arts, et plus la vie devient véritablement poétique.

Que signifie de prétendre, d’un autre côté, que la vie industrielle nuit à la culture des sciences ? Bien loin de là, ce genre de vie est le seul, je supplie de le remarquer, où les sciences soient convenablement cultivées et où elles ajoutent véritablement à notre puissance. Dans les pays et dans les temps de domination, l’étude n’est guère qu’une contemplation oiseuse, un amusement, un frivole exercice, destinés uniquement à satisfaire la curiosité ou la vanité. On apporte aux études l’esprit le moins propre à acquérir de véritables connaissances ; on dédaigne d’un autre côté de faire de ses connaissances d’utiles applications ; on tient que la science déroge sitôt qu’elle est bonne à quelque chose ; le savant croirait la dégrader et se dégrader lui-même en la faisant servir à éclairer les procédés de l’art. L’artiste, de son côté, se soucie médiocrement des théories scientifiques. Il rend à la science tout le mépris dont le savant fait profession pour l’industrie, et tandis que l’industrie est exclue, comme roturière, du sein des compagnies savantes, la science à son tour est écartée des ateliers de l’industrie comme futile, vaine et bonne tout au plus pour les livres.

Il n’en va pas ainsi dans les pays livrés à l’industrie et organisés pour cette manière de vivre. On ne voit pas là ce triste et fatal divorce entre la science et l’art. L’art n’y est pas une routine, la science une vaine spéculation. Le savant travaille pour être utile à l’artiste ; l’artiste met à profit les découvertes du savant. L’instruction scientifique se trouve plus ou moins unie dans tous les arts aux connaissances purement techniques. L’étude n’est pas un simple passe-temps destiné à charmer les loisirs d’un peuple de dominateurs régnant en paix sur un peuple de dociles esclaves ; c’est le travail sérieux d’hommes vivant tous également des conquêtes qu’ils font sur la nature et cherchant avec ardeur à connaître ses lois pour les plier au service de l’humanité. Est-ce qu’on ne sent pas qu’une activité ainsi dirigée, des études ainsi faites, soutenues d’ailleurs par tout ce que peuvent leur donner de constance et d’énergie le désir de la fortune, l’amour de la gloire et l’universelle émulation, doivent imprimer aux travaux scientifiques une impulsion bien autrement sûre et puissante que les spéculations sans objet de dominateurs et d’oisifs livrés à la vie contemplative ? L’homme est ici évidemment sur le chemin de toutes les recherches, de toutes les découvertes, de toutes les applications utiles.

Mais reprenons. On dit que, sous l’influence de la vie industrielle, l’étude des sciences s’altère, s’abaisse et s’affaiblit. Il faut dire au contraire que plus les hommes renoncent aux moyens violents de s’enrichir, plus leur activité devient vraiment industrielle, et plus l’étude des sciences s’anime et se rectifie, s’étend, s’agrandit et s’élève.

Plus la vie devient industrielle, et plus on est conduit, avons-nous observé, à faire ressource de tous les moyens légitimes de fortune qu’elle présente. La culture des sciences est au nombre de ces moyens ; elle est un des plus honorables. Plus donc la vie devient industrielle, et plus les sciences doivent être cultivées.

Plus la vie devient industrielle, et plus tous les arts qu’elle embrasse tendent à s’exercer avec habileté ; plus par conséquent ils ont tous besoin du concours éclairé des sciences. Les sciences, dans le régime industriel, cultivées comme industrie spéciale, le sont donc encore comme auxiliaires obligées de toutes les industries.

Non seulement, dans la vie industrielle, l’étude des sciences est d’une nécessité impérieuse pour toutes les industries, et doit par conséquent devenir beaucoup plus générale et plus active ; mais elle doit encore être infiniment mieux dirigée, et elle doit être mieux dirigée par cela même qu’elle est plus nécessaire, parce qu’elle se lie d’une manière plus étroite à la pratique de tous les arts.

Qu’importe, dans les pays et dans les temps de domination, que les sciences s’épuisent en discussions vaines, qu’elles s’égarent dans de fausses voies ? Comme elles n’ont qu’une très faible part d’influence à exercer sur la vie pratique, elles peuvent errer et divaguer presque impunément. Mais il n’en saurait être ainsi dans la vie industrielle. Il faut prendre garde, en effet, qu’elles ont ici pour mission expresse de diriger les travaux, et qu’on peut être au plus haut degré servi ou compromis par elles : il leur est donc beaucoup moins permis de se tromper. Elles prétendent enseigner comment se passent les choses, comment agit la nature, comment il est possible de plier ses lois au service de l’humanité : ne devient-il pas de plus en plus essentiel, par cela même, que ces lois leur soient exactement connues ?

Et non seulement la vie industrielle exige que les sciences entrent dans des voies plus sûres, mais elle a pour effet d’en rectifier matériellement la direction, et elle produit cet heureux résultat par l’application continuelle qu’elle y fait de leurs découvertes, et par le contrôle sévère que la pratique y fait incessamment subir à la théorie.

Voyez aussi combien, à mesure que la vie devient plus industrielle, le domaine des sciences s’étend et s’affermit en réalité ! Voyez la masse d’observations justes et de découvertes heureuses qu’elles ont substituées aux innombrables erreurs que nous avait transmises le passé ! Voyez surtout à quel point se perfectionne, à mesure que s’accroît le nombre des vérités applicables, le talent si précieux des applications ! Les sciences appliquées sont une branche de sciences toute nouvelle, due particulièrement à l’influence du régime industriel, et destinée à recevoir les accroissements les plus heureux et les plus considérables. On leur reproche il est vrai de nuire aux études théoriques, à l’esprit de système et de généralisation : mais, si tel est leur effet, ce n’est certainement pas qu’elles affaiblissent en nous le goût des considérations élevées et des spéculations philosophiques : c’est qu’elles connaissent le danger de ce penchant ; c’est qu’elles savent à quelles erreurs conduit l’impatience de conclure, le désir de simplifier et de généraliser, le besoin de rattacher les faits les plus divers à une loi unique. Elles peuvent avoir pour effet de prévenir la création précipitée de certaines théories, de diminuer beaucoup le nombre des productions destinées à expliquer le monde, l’univers, les lois générales de la nature ; mais elles ne détruisent assurément pas le besoin le plus fondamental de l’esprit humain, celui où se manifestent avec le plus d’éclat sa force et tout à la fois sa faiblesse, le besoin de mettre dans ses connaissances de l’ordre, de l’ensemble et de l’unité. Il tombe au contraire sous le sens que plus elles accroissent la masse des observations particulières, et plus elles doivent faire sentir le besoin de les rattacher à un petit nombre de principes qui en soient à la fois l’explication et le lien. Elles nous rendent seulement plus circonspects dans le choix de ces principes ; elles perfectionnent ainsi, loin de l’altérer, l’esprit de système, et elles donnent plus de véritable élévation aux sciences, en même temps qu’elles impriment plus de rectitude à leur marche et qu’elles agrandissent sans cesse le champ de leurs observations.

Si la vie industrielle est favorable au progrès des arts et des sciences, elle ne l’est pas moins à celui des mœurs. Les vices reprochés aux nations industrieuses, l’avidité, le faste, la personnalité, vices malheureusement inhérents à la nature humaine, et qui travaillent plus ou moins le cœur de l’homme dans tous les états sociaux, sont loin assurément d’être particulièrement imputables à l’industrie.

On conçoit que ces vices soient surtout fomentés par certains régimes, nés de leur inspiration, et où tout semble préparé pour les exciter et les satisfaire. Il est par exemple bien naturel que l’ardeur du gain soit extrême là où l’on a livré à certaines classes le monopole de travaux ou de services excessivement lucratifs, où d’injustes faveurs permettent de réaliser en peu de temps des bénéfices énormes ; et l’on comprend aisément que ces gains immodérés de quelques-uns enflamment la cupidité de tous : que bientôt on ne se contente plus de gagner ; que chacun aspire à une fortune rapide ; que peu à peu tous les moyens de fortune finissent par paraître trop lents. Il est également naturel que là où les profits sont immodérés, les dépenses deviennent exorbitantes ; que les parvenus de l’industrie privilégiée montrent du penchant pour le faste, comme tous les parvenus ; que leur exemple soit imité, que la contagion gagne et que, de proche en proche, l’émulation du luxe se joigne à la passion désordonnée du gain. Enfin une chose très naturelle encore, c’est qu’une âpre personnalité soit le résultat de cette double tendance, et que là où l’ardeur du gain ferme le cœur à la justice, on ne soit pas très accessible aux sentiments bienveillants ; que là où l’on donne tout au faste, il ne reste plus grand chose à accorder aux sollicitations de la charité. On voit ainsi comment les vices reprochés à l’industrie, la cupidité, le faste, la sensualité, la dureté de cœur, sont précisément le résultat de tout système qui tend à accélérer démesurément, par l’emploi d’injustes moyens, le progrès de certaines fortunes.

Mais comment le régime industriel, qui ne serait en réalité que l’abandon de tous les mauvais moyens de s’enrichir, que le travail dégagé de tout impur alliage, pourrait-il être particulièrement favorable au développement de ces mauvais penchants ? Qu’y aurait-il qui fomentât particulièrement l’ardeur du gain dans un régime dont une sévère concurrence serait la loi, et où la suppression de toute injuste faveur couperait court aux accumulations trop rapides ? Comment un régime qui modérerait inévitablement les bénéfices pourrait-il être un encouragement donné aux penchants fastueux ? Comment enfin un système où tout à la fois les acquisitions seraient plus justes et les dépenses moins excessives aurait-il pour effet de nous rendre moins humains ?

Il est patent, en premier lieu, que l’effet de ce régime devrait être de tempérer cette ardeur de lucre immodérée que surexcite si violemment, dans nos systèmes corrupteurs de monopole et de protection indue, le spectacle de tant de fortunes improvisées. Ce que dit de l’Amérique M. de Sismondi n’infirme aucunement ma remarque. Son observation qu’il n’est pas aux États-Unis un Américain qui ne se propose un progrès de fortune et un progrès rapide, que l’esprit calculateur est descendu jusque dans les enfants, qu’il soumet les propriétés territoriales à un constant agiotage, qu’il étouffe le goût des arts, des lettres, des sciences, et qu’il imprime au caractère américain une tache qu’il sera difficile d’effacer, cette observation, dis-je, si elle est fondée, s’applique à un peuple d’agioteurs plus qu’à une nation véritablement industrieuse. Il est possible sans doute que des hommes industrieux se laissent trop emporter par l’amour du gain ; mais ce n’est la faute, à coup sûr, ni de leur industrie, ni surtout d’un régime qui aurait réduit leur industrie à ses seules forces, et supprimé tout injuste moyen de s’enrichir. On ne comprend pas en effet comment l’abandon des moyens de fortune inspirés par l’avidité pourrait avoir pour effet de nous rendre plus avides. Il tombe sous le sens que cet honorable sacrifice devrait au contraire nous disposer au désintéressement. Les soins donnés à l’acquisition de la fortune d’ailleurs n’excluent pas le goût des plaisirs attachés à la culture de l’intelligence : l’amour des sciences et de la poésie peut se trouver uni jusque dans les derniers rangs de la société aux soins que requiert le bien-être. « Les paysans d’Écosse, observe un écrivain anglais, ont embelli leur vie agreste de tous les charmes d’une civilisation perfectionnée. Un fermier écossais dépense la meilleure partie de son revenu modique pour que ses fils acquièrent ce qu’il estime le plus au monde, le savoir. » Ce n’est donc pas un effet de l’industrie de faire que nous ne soyons touchés que du plaisir d’accroître nos jouissances matérielles. Et d’ailleurs si dans le régime industriel, comme dans tous les modes d’existence, le premier besoin de l’homme est de se créer une fortune, il ne faut pas s’affliger de ce besoin outre mesure, surtout quand il est satisfait par d’honorables moyens ; car la fortune, et surtout la fortune bien acquise, est ce qui nous conduit le plus rapidement à souhaiter des plaisirs d’un ordre plus élevé.

D’une autre part, il n’est pas moins manifeste que le régime industriel devrait avoir pour effet de mettre un frein aux dépenses désordonnées. Les dépenses tendraient à s’y modérer, par cela même qu’on n’y verrait pas se créer exceptionnellement tant de fortunes rapides, que le gain serait moins facile à quelques-uns, qu’il serait mieux réglé pour tous, et que, nul n’ayant à espérer d’injuste appui, l’industrie de chacun serait plus réduite à ses seules forces. « L’homme, ai-je écrit ailleurs, s’instruit naturellement dans le travail à faire un emploi raisonnable de ses facultés. Comme il ne travaille que pour satisfaire ses besoins, il ne s’interdit aucune honnête jouissance ; mais comme il ne se porte au travail que par un effort vertueux, comme il n’acquiert ordinairement sa fortune qu’avec beaucoup de peine et de lenteur, il doit être porté d’une manière presque instinctive à user avec modération des biens que lui donne l’industrie. Il en est de la fortune comme de toutes les forces : on en use d’autant plus raisonnablement qu’on a été mieux préparé à s’en servir ; c’est un apprentissage à faire, et cet apprentissage ne se fait bien que lorsqu’on s’enrichit par degrés. »

Sans doute le régime industriel, en nous intéressant à modérer nos dépenses, ne détruirait pas en nous le goût d’un bien-être progressif. Mais il ne serait pas même à souhaiter, prenons-y garde, qu’il produisît un tel effet ; car il est dans la véritable vocation de l’homme de chercher à se placer de plus en plus dans une situation digne de la noblesse de sa nature ; et les nouveaux besoins qu’il se fait, le goût d’un bien-être croissant, le désir d’une situation toujours meilleure, sont les plus pressants aiguillons de son industrie. À vrai dire, les dépenses qu’il faut blâmer, ce ne sont pas tant des dépenses considérables que des dépenses hors de proportion avec les ressources dont on dispose et celles que possède la société particulière au milieu de laquelle on vit. Je ne conteste point que celles-là ne soient moralement fort blâmables ; car il n’est moralement permis ni d’excéder ses propres ressources, ni d’entraîner les autres, par son exemple, à dépenser au-delà de leurs moyens ; mais la vie industrielle, qui, en retranchant les monopoles, limiterait naturellement les profits, sans trop amortir l’utile passion du bien-être, nous apprendrait pourtant à la modérer et à la régler.

Enfin, tandis que le régime industriel tempérerait ainsi l’ardeur du gain et la passion désordonnée du luxe, il serait encore très favorable au développement des sentiments bienveillants. Qui ne sent que ce devrait être là une conséquence toute naturelle de l’abandon des mauvais moyens de s’enrichir ? Il y a dans l’esprit de justice qui nous fait renoncer à des moyens de fortune illégitimes, un sentiment d’égard pour les intérêts d’autrui, qui est déjà un commencement de générosité : nous deviendrions naturellement plus humains en devenant plus justes. La vie industrielle d’ailleurs nous rendrait plus compatissants et plus charitables par cela seul qu’elle nous inspirerait des goûts de dépense plus modérés. Il est impossible de ne pas être frappé du progrès que font les sentiments de bienveillance, et de l’espèce de solidarité qui s’établit entre toutes les classes, à mesure que nous avançons davantage vers l’état industriel, et que l’industrie tend à devenir à la fois plus pure, plus active et plus féconde. Quels sont en réalité les peuples plus charitables que les peuples industrieux ? Où la charité reçoit-elle plus d’offrandes et dispose-t-elle de plus de secours ? Voyez l’extension que prennent parmi nous les ressources de la charité à mesure que l’industrie accroît la richesse générale. Et si telles sont les largesses des nations industrieuses envers les classes souffrantes à une époque où il se mêle encore tant d’injustice et de violence à leur industrie, combien ne devront-elles pas se montrer plus généreuses encore à mesure que leur industrie se dégagera de ce triste alliage, et qu’elles approcheront davantage du régime industriel ! Prenons garde d’ailleurs qu’elles auront bien moins besoin de charité à mesure qu’elles pratiqueront mieux la justice, et remarquons à quel point elles deviennent, en fait, généreuses quand elles sont justes. L’abandon fait par quelques-uns de moyens illégitimes de fortune est souvent un moyen de fortune pour beaucoup, quelquefois une source de prospérité pour tous, et l’on peut dire sans paradoxe que la justice est la plus féconde et la plus efficace des charités ; peut-être est-elle la seule salutaire.

Ainsi l’avidité, le luxe, l’égoïsme, la dureté de cœur, qu’on a tant reprochés à l’industrie, sont surtout, je le répète, des vices propres aux régimes où l’on s’enrichit par des moyens injustes ; et loin que la vie industrielle eût pour effet de surexciter ces mauvais penchants, elle les réglerait et les tempérerait sans nul doute. Elle n’affaiblirait pas en nous l’activité, l’émulation, le courage, l’esprit d’ordre et d’épargne, la passion de l’arrangement et des améliorations ; elle imprimerait au contraire à ces mobiles un surcroît de stimulation et d’énergie ; mais, en se purifiant de toute injustice, elle empêcherait que ces mobiles ne devinssent corrupteurs, que l’émulation ne dégénérât en avidité, le goût des améliorations en passion du faste, l’amour de l’ordre en avarice et en dureté, et elle conserverait à ces sentiments leur meilleur et leur plus favorable caractère.

Si telle est l’influence que la vie industrielle exercerait sur les mœurs, on va voir qu’elle n’agirait pas moins heureusement sur les relations sociales. « Partout, dit-on, dans le régime industriel, la liberté et le monopole sont en présence. » Que la liberté et le monopole soient en présence, ce n’est malheureusement que trop vrai, au moins sur bien des points encore. Mais s’il est vrai qu’ils sont en présence, est-il également vrai que ce soit dans le régime industriel ? Est-on dans le régime industriel là où l’on vit, à tant d’égards encore, sous le régime du monopole ? Ceux qui visent à s’enrichir par des monopoles, travaillent-ils à s’enrichir seulement par leur industrie ? La part de leurs profits qu’ils doivent aux monopoles dont ils jouissent, la doivent-ils aux efforts de l’industrie par eux exercée ? Industrie et monopole, en un mot, est-ce une seule et même chose ? Que signifie donc de prétendre que les hommes sont en présence dans le monde industriel ? Affirmez tant qu’il vous plaira, et vous serez sûrs d’être dans le vrai, qu’ils sont aux prises dans le monde du monopole ; mais ne dites pas qu’ils sont ainsi divisés dans le monde industriel ; car ce monde-ci est assurément fort distinct de l’autre ; et plus les hommes s’éloignent du régime du monopole, plus ils se borneront à demander la fortune aux seuls efforts de leur industrie, moins certainement ils seront divisés.

Cette proposition est naturellement évidente. Elle est d’ailleurs clairement établie par les faits. Vous avez beau dire que les diverses classes de travailleurs ont des intérêts nécessairement contraires, que, pour se désunir, elles n’ont qu’à se regarder : c’était vrai sous le régime du privilège ; c’est vrai, sur les divers points où ce régime a prévalu ou est parvenu à se rétablir : ce n’est plus vrai sur les points où il a été aboli, et où désormais l’industrie agit seule, dégagée d’entraves comme de tout injuste appui. J’ai fait assez voir ailleurs à quel point toutes les classes étaient divisées sous le règne des privilèges. Il n’est pas difficile de connaître à quel point elles le sont encore dans les choses où ce régime a continué de prévaloir : on voit assez avec quelle vivacité se soulèvent les anciennes corporations ou compagnies privilégiées qu’on a fait revivre, à la moindre apparence de danger qui peut menacer les droits exclusifs qu’on leur a rendus ; on voit suffisamment aussi avec quelle animosité les producteurs à qui on a livré le marché national, à l’exclusion de la concurrence qu’on appelle étrangère, combattent ceux qui voudraient faire arriver la concurrence étrangère sur le marché national ; on voit assez enfin l’ardeur des agressions et des représailles auxquelles se livre, d’État à État, l’esprit de monopole et d’accaparement : dans tous les ordres de travaux et dans toutes les sphères d’action où ce détestable esprit s’est maintenu, ce sont toujours les anciennes hostilités, toujours le même état de lutte. Mais regardez un peu ce qui se passe là où cet esprit a été finalement vaincu. Que sont devenues, je vous prie, les interminables querelles des anciens corps de métiers là où il n’y a plus de corps de métiers ? Où se manifestent les vieilles et haineuses rivalités des ordres là où il n’existe plus d’ordres, et où nulle classe ne peut prétendre au monopole des fonctions élevées ? Quelles jalousies voit-on surgir encore entre les villes ou les provinces, depuis qu’entre les villes et les provinces il n’existe plus de murs de séparation, et que le marché national est devenu commun à tous les nationaux ? Ce qui divisait les provinces, les villes, les classes, les corporations, ce n’étaient donc pas les travaux auxquels elles se livraient, mais les privilèges iniques dont on les avait investies ; et si, dans ces diverses sphères d’action, on est parvenu, en supprimant les privilèges, à faire tomber l’hostilité, à pacifier les relations, à rendre possible la vie commune, pourquoi, en étendant à d’autres points la même mesure, n’obtiendrait-on pas des effets pareils ? Il n’y a aucune raison de supposer que cette réforme, si heureusement accomplie sur les points qui viennent d’être énumérés, ne serait pas applicable à des points analogues, ou y produirait des effets moins heureux. Dans les rapports de peuple à peuple, comme dans les relations intérieures de chaque État, ce n’est pas l’esprit d’industrie qui divise, c’est l’esprit de violence et d’usurpation ; ce n’est pas le désir de prospérer par son industrie, c’est la prétention d’assurer ou d’accroître ses profits par des injustices. Ici, comme dans les rivalités intérieures, l’esprit qui règne c’est toujours l’ancien esprit exclusif des corporations privilégiées : seulement c’est cet esprit agissant sur un plan plus vaste, et divisant le monde et brouillant les affaires plus en grand. Or, de même qu’en brisant, dans l’intérieur de chaque pays, le lien d’iniquité qui tenait les membres des diverses corporations unis contre les corporations rivales, on a fait cesser les luttes misérables qui les divisaient, de même, en supprimant, d’État à État, les monopoles qui tiennent les diverses industries nationales liguées contre les industries pareilles du dehors, on mettrait infailliblement un terme aux rivalités haineuses qui les divisent. À quelque point de vue qu’on se place, en effet, on voit que ces discordes sont toujours produites par les mêmes causes, c’est-à-dire par l’esprit d’exaction et de monopole, et non par l’esprit d’industrie. Sitôt que l’industrie agit seule, et partout où elle agit seule, la paix s’établit naturellement dans les relations.

On ne pourrait, avec quelque apparence de raison, accuser l’industrie de diviser les hommes, qu’autant que l’esprit d’accaparement qui les anime devrait être considéré comme une loi naturelle et nécessaire de son développement. Mais, encore bien que toutes les professions, tant dans l’intérieur de chaque pays que dans les relations de peuple à peuple, aient plus ou moins commencé par manifester ce mauvais esprit , on ne saurait raisonnablement prétendre que les mesures de restriction qu’il leur a inspirées aient été prises dans l’intérêt de l’industrie : cet intérêt a été le prétexte ; mais une avidité naïve et grossière, une cupidité inique et sordide, ont été le mobile réel ; et, à moins d’admettre qu’en abolissant les corporations on a fait tort à l’industrie, on a arrêté sa croissance, il n’est évidemment pas possible de dire que le monopole est dans sa nature et constitue la loi de son développement. Or, qui oserait soutenir qu’en détruisant les corporations on a nui aux arts qu’elles avaient accaparés, que l’intérêt de ces arts voulait qu’on les retînt sous le joug du monopole ? Et si le monopole n’est pas la loi de l’industrie dans l’intérieur de chaque pays, comment serait-il sa loi dans les relations de peuple à peuple, et sous quel point de vue est-il vrai de dire qu’elle est entre les hommes une cause de division ?

Encore une fois, ce n’est pas l’industrie qui divise, c’est l’esprit d’exclusion et d’accaparement. Il est impossible de ne pas voir à quel point les relations deviennent plus paisibles et plus faciles à mesure que cet esprit est mieux contenu, et que toutes les professions, depuis les plus infimes jusqu’aux plus élevées, sont graduellement contraintes à se dégager de ce que le passé y avait mêlé de pouvoirs abusifs.

Il est vrai qu’à mesure qu’elles perdent ces pouvoirs injustes, tous les travaux acquièrent plus de liberté, et tombent davantage sous la loi de la concurrence. Mais quelle est l’influence de cette loi sur les relations ?

Je sais qu’on l’a souvent accusée d’être un principe de discorde. C’est à la concurrence, a-t-on dit, qu’il faut attribuer la rivalité des professions dans chaque pays et entre tous les pays, les coalitions qu’elles forment, et la guerre qu’elles se livrent. Véritablement, c’est là se moquer ; car où est, je vous prie, le lien de ces ligues, si ce n’est dans les lois immorales qui les autorisent, et dans l’injuste appui qui leur est accordé ? Qui ne voit que si elles se forment c’est précisément pour étouffer la concurrence ; que si elles existent, c’est uniquement parce que la concurrence n’a pas été respectée ? Respectez la concurrence, ne consentez pas à consacrer par un lien légal les prétentions exclusives et iniques, et les luttes cesseront tout naturellement.

La concurrence, une loyale et réelle concurrence, ne saurait être pour personne l’objet d’une plainte légitime, et ne peut jamais, par conséquent, devenir une juste cause de division. Il n’est pas vrai qu’on soit en état d’hostilité parce qu’on est en état de concurrence. Il n’y a dans la concurrence ni oppresseur ni opprimé. Celui qui exerce une autre industrie que moi ne me trouble point ; au contraire, son travail encourage le mien, car il m’offre la perspective d’un moyen d’échange, et la possibilité de satisfaire deux ordres de besoins en ne créant qu’une seule sorte de produits. Celui qui exerce la même industrie que moi ne se constitue pas mon ennemi parce qu’il devient mon émule. Il est dans son droit, ou je n’y suis pas ; car il ne fait que ce que je fais, et ce qui est licite pour moi ne peut pas être illicite pour lui. Je ne saurais d’ailleurs prétendre avec vérité qu’il me fait obstacle : je puis me donner carrière aussi bien que lui ; il y a même à dire que sa concurrence, loin de m’empêcher d’agir, me stimule à mieux faire ; et si j’ai moins de succès que lui, je puis bien m’affliger de mon incapacité, mais non me plaindre assurément de son injustice : il n’y a réellement ni oppresseur ni opprimé entre nous.

À la vérité, je pourrais, jusqu’à un certain point, reprocher au concurrent qui vient s’établir à côté de moi d’aller sur mes brisées, d’imiter une industrie dont j’ai donné l’exemple, de profiter des débouchés que j’ai ouverts à cette industrie, et de la faveur publique que je lui ai plus ou moins conciliée. Mais si c’est moi qui ai débuté, c’est moi aussi qui suis le plus anciennement établi, le plus connu, le plus accrédité, le plus en possession de la confiance, et je trouve dans le fait de cette possession des avantages exactement proportionnés aux droits que la priorité me donne ; de sorte qu’en réalité nos situations sont ce qu’elles doivent être, et que nul de nous n’a de juste plainte à former.

De deux choses l’une d’ailleurs : ou celui qui vient me faire concurrence a plus d’habileté que moi, ou il en a moins ; s’il est moins habile, il n’aura pas assez de succès pour que sa concurrence ait le pouvoir de beaucoup me nuire ; et s’il se montre plus habile, au contraire, quel droit aurais-je de me formaliser ? N’est-ce pas à lui, par cela seul qu’il sert mieux le public, que doit aller naturellement la faveur publique ? Mon devoir, si je voulais éloigner la concurrence, était de donner assez de soin à mes travaux pour que personne ne pût avoir la pensée de me supplanter.

Mais que pourront vos soins les plus assidus et vos efforts les mieux dirigés, objecte-t-on, contre le procédé de rivaux qui, pour vous nuire et finir par rester seuls maîtres de la place, consentiront à offrir leur marchandise ou leurs services au-dessous du cours ? Je réponds que cette sorte d’immoralité est trop chère et trop périlleuse pour pouvoir être fréquemment tentée, et l’expérience, en effet, ne prouve pas qu’elle devienne jamais bien commune. Elle ne peut guère avoir lieu que dans les cas rares où une industrie se trouve concentrée dans les mains de personnes assez peu nombreuses pour pouvoir aisément se concerter, et assez puissantes pour que la lutte avec elles ne puisse être longtemps soutenue. J’observe d’ailleurs que ces sortes de ligues, là où elles ont lieu, sortent des bornes d’une légitime concurrence, et appellent la juste répression des tribunaux.

On dit encore que, sans ligues coupables, et par le seul fait de l’avantage de leur position, de la puissance de leurs facultés, de l’accumulation et de l’abondance de leurs capitaux, certains concurrents sont dans une situation telle qu’il est presque impossible de lutter avec eux. Il est vrai que, par la nature même des choses, il doit exister une extrême diversité dans les situations. Mais, outre que je ne puis raisonnablement me plaindre de l’avantage que mes rivaux doivent à leurs facultés naturelles ou légitimement acquises, il n’est pas vrai, en général, que leurs avantages me mettent dans l’impuissance de me soutenir ; leurs succès, à beaucoup d’égards, me serviront loin de me nuire ; nous avancerons sans doute d’un pas inégal, mais il y aura une progression commune, et proportionnée, en tenant compte de la diversité des situations, à l’intelligence et à l’énergie des efforts que chacun de nous fera dans la sienne.

On observe enfin qu’un inévitable effet du régime sévère de la concurrence, de la pression qu’il exerce sur les concurrents est de les exciter tous à se placer dans une situation exceptionnelle, qui leur permette de s’enrichir avec moins d’efforts, et, par suite, de nous faire retomber dans la série de violences et de représailles que le monopole engendre et que le régime de la concurrence avait pour objet de faire cesser. Mais qu’importe que nous soyons tentés de sortir de ce régime tant qu’en effet il est respecté ? Et si nous en sortons, comment pourrions-nous lui reprocher des maux qui n’arrivent qu’alors précisément que nous commençons à nous en écarter ? Dire que, pour échapper aux conséquences d’un état juste et pacifique, nous sommes tentés de recourir à des procédés violents, ce n’est assurément pas dire que cet état tend naturellement à nous diviser.

Et combien, en effet, ne s’en faut-il pas qu’il nous divise ! Il ne faut qu’ouvrir les yeux pour voir à quel point il tend, au contraire, partout où il est fermement établi, à pacifier les relations. Il y a parmi nous des travaux en assez grand nombre qui lui sont à peu près abandonnés, où la liberté est presque entière, où des milliers d’établissements du même genre peuvent se former spontanément, et il ne semble pas que le pouvoir, qui n’a plus à se montrer parmi ces entreprises rivales que pour réprimer au besoin leurs conflits, ait à se donner pour cela beaucoup de peine. Il se peut bien que certaines cupidités ne trouvent pas suffisante la part qu’elles ont su se faire dans ce concours, et que dans leur dépit elles le qualifient d’anarchique ; mais on conviendra que cette anarchie, qu’on veut bien tenir généralement pour féconde, est aussi passablement paisible, et ceux qui la signalent avec le plus d’aigreur comme une cause de trouble auraient sûrement grand’peine à dire où est le trouble qu’elle cause. Il y a dans les mêmes pays, dans les mêmes villes, dans les mêmes quartiers, dans les mêmes rues, et souvent dans le même emplacement, assez d’hommes qui exercent la même profession, et l’on ne voit pas qu’aucun d’eux soit tenté de chercher querelle aux autres parce qu’ils se donnent la licence de faire la même chose que lui. Loin que cette commune liberté trouble l’ordre, elle est le principe même de la paix, et la paix s’établit d’une manière d’autant plus ferme que les pouvoirs publics, au milieu de ce concours de tous les travaux, savent mieux s’abstenir d’en accaparer aucun ou de permettre qu’on en accapare, et se borner à bien faire le leur, c’est-à-dire à maintenir parmi tous une police exacte, et, comme je l’ai dit, à faire régner, au sein de la plus grande liberté possible, la plus grande somme possible de sécurité. Il n’y a dans ces principes, tenons-le pour certain, ni illusion, ni fable, ni mensonge.

Et remarquez que cette concurrence n’est pas un principe de paix seulement entre les individus, mais aussi entre les associations, entre les partis, entre les peuples, et qu’à quelque hauteur qu’on se place pour la considérer, on la voit agir de la même manière. C’est encore une observation qu’il est aisé de confirmer par les faits. Si sous le régime de la concurrence, il n’y a plus de corporations privilégiées, il y a des associations libres ; le nombre n’en est pas limité ; il peut s’en établir pour toute sorte d’entreprises ; il en existe quelquefois de fort nombreuses, dans un espace très circonscrit, et pour un seul genre de travaux : voit-on qu’elles soient en état d’hostilité parce qu’elles sont en état de concurrence ? La concurrence, là où elle est régulièrement et solidement établie, n’est pas un état d’hostilité même entre les partis politiques, entre les partis les plus animés à la poursuite du pouvoir : c’est un fait aisé à observer dans les pays anciennement libres, là où il n’est permis à personne et où personne n’oserait concevoir la pensée de mettre la force à la place du droit, où une concurrence régulière et parlementaire est la loi commune de tous les partis. Enfin, quoiqu’elle n’existe encore, de peuple à peuple, que sur un bien petit nombre de points, il y en a pourtant assez d’exemples pour qu’on puisse apercevoir déjà à quel point elle est propre à unir les nations. Il n’existe pas, si je ne me trompe, de lignes de douane entre les divers États de la confédération suisse : la lutte commerciale entre les divers cantons est-elle pour cela bien envenimée ? Il n’y en a pas eu, vingt-cinq ans durant, entre la France et la Belgique ; il n’y en a jamais eu entre les États de l’Union américaine ; il n’y en a plus entre les États de l’Allemagne qu’embrasse l’union commerciale désignée par le nom de Zollwerein : peut-on dire que sur ces divers points l’absence de barrières et la concurrence qui s’en est suivie ont été ou menacent de devenir une cause de collision ? N’est-il pas certain, au contraire, que les rivalités de commerce ont cessé partout où sont tombés les murs de séparation, partout où la concurrence s’est établie ?

En réalité, la concurrence, cet élément de discorde prétendu, est le lien véritable, le nœud fondamental de la société. Intérieurement et extérieurement les populations ne tendront fortement à s’unir qu’à mesure que les prétentions exclusives qu’elles élèvent et les monopoles qui les séparent cesseront de les diviser, à mesure qu’elles pourront se mêler davantage, à mesure que le concours entre elles deviendra plus général et plus animé, à mesure que ce concours leur permettra d’acquérir plus d’industries, d’idées, d’affections, d’habitudes communes ; et, s’il est vrai, comme on l’affirme, et comme tant d’indices le manifestent, qu’elles tendent à l’unité, une chose plus certaine encore c’est qu’elles ne sauraient arriver à l’unité que par la liberté, et que c’est par là en effet qu’elles y arrivent.

Cette vérité, dont tant de faits déjà rendent témoignage, deviendra de plus en plus évidente à mesure que la concurrence acquerra plus de réalité et plus d’universalité. Les nations, formées intérieurement, et par l’effet d’une longue élaboration, d’éléments plus homogènes, deviendront en même temps entre elles infiniment moins opposées. N’ayant plus mutuellement les mêmes motifs de se craindre, ne tendant plus autant à s’isoler, elles ne graviteront plus aussi fortement vers leurs centres et ne se repousseront plus aussi violemment par leurs extrémités. Leurs frontières cesseront de se hérisser de forteresses ; elles ne seront plus bordées d’une double ou triple ligne de douaniers et de soldats. Des intérêts permanents continueront à tenir unis les membres d’une même agrégation, la communauté politique et civile, celle du langage, une plus grande conformité de mœurs, l’influence de villes capitales d’où l’on aura contracté, de temps immémorial, l’habitude de tirer ses idées, ses lois, ses modes, ses usages ; mais ces intérêts continueront à distinguer les agrégations sans qu’il reste entre elles d’inimitiés. Il arrivera dans chaque pays que les habitants les plus rapprochés des frontières auront plus de communications avec des étrangers voisins qu’avec des compatriotes éloignés. Il s’opérera d’ailleurs une fusion continuelle des habitants de chaque pays avec ceux des autres. Chacun portera ses capitaux et son activité là où il apercevra plus de moyens de les faire fructifier. Par là, les mêmes arts seront cultivés avec un succès à peu près égal partout où ils pourront l’être ; les mêmes idées circuleront dans tous les pays ; les vieilles mœurs nationales, ces mœurs étroites et mesquines que la barbarie avait décorées du nom de patriotisme, iront s’effaçant de plus en plus ; les langues elles-mêmes se rapprocheront, s’emprunteront leurs vocabulaires, et finiront à la longue par se fondre dans quelque idiome commun à tous les peuples cultivés ; l’uniformité de costume s’établira dans tous les climats en dépit des indications de la nature ; les mêmes besoins, une civilisation semblable se développeront partout. Dans le même temps, une multitude de localités, acquérant plus d’importance, cesseront de sentir le besoin de rester aussi étroitement unies à leurs capitales ; elles deviendront à leur tour des chefs-lieux ; les centres d’activité iront se multipliant sans cesse, et finalement les plus vastes contrées finiront par ne représenter en quelque façon qu’un seul peuple, composé d’un nombre infini d’agrégations uniformes, agrégations entre lesquelles s’établiront, sans confusion et sans violence, les relations les plus compliquées et tout à la fois les plus faciles, les plus paisibles et les plus profitables.

On voit donc combien peu il y a de fondement dans ces plaintes banales qu’on adresse au régime industriel d’être dans les relations un ferment de discorde, dans les mœurs une source de corruption, une cause d’abaissement pour les sciences, un principe d’affaiblissement, d’altération, d’abâtardissement pour la poésie et les beaux-arts. Non seulement, sous l’influence de ce régime on voit prendre un degré toujours plus grand d’extension, de rectitude, de puissance à tous les arts qui agissent sur le monde matériel ; mais on observe le même progrès dans ceux qui épuisent leur activité sur l’homme, et ce n’est même que parce que l’homme est beaucoup mieux cultivé, parce qu’on donne infiniment plus de soins à ses facultés de toute espèce, à son imagination et à son intelligence, à ses habitudes particulières et à ses mœurs de relation, parce qu’il a tout à la fois plus d’émotions, de mouvement, de lumières, de justice et de moralité dans l’esprit, qu’il agit sur la nature avec plus de force, et qu’il exerce mieux toute sorte d’industries. À vrai dire, les progrès de l’industrie humaine se composent de ceux que l’homme fait sous tous les rapports, et loin d’exclure des perfectionnements d’un ordre quelconque, elle les appelle également tous, et profite au même degré des uns et des autres.

 

CH. DUNOYER.

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