De l’exercice de la charité dans les circonstances actuelles

E. Buret, De l’exercice de la charité dans les circonstances actuelles (Journal des économistes, juillet 1842).


DE L’EXERCICE DE LA CHARITÉ DANS LES CIRCONSTANCES ACTUELLES.

 

Les temps modernes, celui surtout dans lequel nous vivons, diffèrent tellement de tous ceux qui les ont précédés, que le plus grand nombre des habitudes, des mœurs, des institutions léguées à la génération actuelle se trouvent de plus en plus en désaccord avec les besoins, avec les tendances de notre âge. Avec beaucoup plus de raison que ces âmes faibles et malades qui succombent en si grand nombre de nos jours sous le poids des devoirs et de la simple pratique de la vie, le siècle pourrait dire : qu’il n’est pas compris, qu’il ne se comprend pas lui-même. Il marche au hasard, souvent dans les ténèbres, perdant à chaque pas la faible lueur sur laquelle il se dirige, tantôt retournant en arrière, tantôt mesurant de nouveau l’espace qu’il a déjà péniblement parcouru. Dans cette étrange confusion, tout, jusqu’à ses vertus et ses privilèges, se tourne contre lui : il se blesse avec les armes dont il a été muni pour se défendre ; le bien qu’il fait se change souvent en mal ; il sème la paix et récolte la tempête. C’est que, par ignorance ou par routine, nous opposons à des besoins nouveaux, à des circonstances qui ne se sont pas produites encore dans la vie de l’humanité, des moyens de satisfaction qui les irritent au lieu de les apaiser, qui les combattent au lieu de les servir.

Nous n’avons pas découvert encore la tactique nouvelle appropriée au genre de lutte que la vie sociale nous impose, et dans mainte occasion, comme si nous avions oublié qu’une grande révolution a changé l’art de la guerre, nous marchons encore au combat revêtus de cuirasses et de toutes ces armures antiques qui nuisent et ne protègent plus. C’est ainsi, par exemple, que les nations les plus éclairées, l’Angleterre avant toutes les autres, si savante et si heureuse sous d’autres rapports dans la pratique de la vie sociale, n’ont découvert encore d’autre remède à la misère, à l’immense infection du paupérisme, que l’aumône sous ses différentes formes ! Et ces nations, ceux qui les gouvernent, savent que ce remède est non seulement impuissant, mais dangereux ; qu’il augmente souvent le mal auquel on l’oppose, et se change en poison contagieux ; et néanmoins la nation anglaise, qui, il y a quelques années à peine, a mis au jour les mauvais effets de l’aumône et entrepris résolument d’y soustraire le pays, a recours officiellement aujourd’hui, par nécessité assurément, à ce moyen si formellement et si savamment condamné ! C’est la souveraine de la Grande-Bretagne qui fait la quête. Quelle contradiction !

La charité est un devoir ; pour un grand nombre d’individus, pour les nations civilisées et chrétiennes prises en masse, c’est un besoin, un commandement impérieux de la conscience. Le christianisme, qui a pour but le complet développement des facultés morales de l’homme, a fait de la pratique de la charité le premier et le plus absolu de ses commandements. Il a dit : « Aimez votre prochain comme vous-même ; riches, pauvres, libres, esclaves, savants et ignorants, vous êtes tous frères. » Il a donné ainsi au monde sa loi nouvelle, mais il a laissé à l’intelligence de l’homme le soin de l’appliquer. S’il a particulièrement recommandé l’aumône, il n’a pas entendu par là renfermer dans cette forme étroite et exclusive de la pratique d’une vertu infinie, la manifestation de l’amour que chaque membre de l’humanité doit avoir pour ses frères.

Les nations chrétiennes n’ont pas dépensé beaucoup d’intelligence, du moins dans les temps postérieurs à l’établissement de la religion nouvelle, dans l’application du grand précepte de l’Évangile. Comme l’aumône, sous ses différentes formes, était l’expression la plus simple de la charité, on a cru qu’il suffisait de donner une petite partie de son superflu à ceux qui criaient la faim, et que, le pauvre repu, la loi était remplie. L’intérêt sacerdotal encouragea de tous ses efforts et exploita à son profit cette disposition des riches à se dessaisir d’une portion de leur bien en faveur des établissements religieux, qui devinrent bientôt les dispensateurs de la bienfaisance publique. Les béatitudes de la vie future s’achetèrent à prix d’argent, et tout le monde, à une certaine époque, s’empressait d’échanger une partie de son bien contre l’espoir de jouir du tout plus à l’aise, sans scrupules, en se permettant toutes les petites et grosses peccadilles, qui, sans cela, auraient importuné la conscience. N’avait-on pas des arrhes sur une part de paradis ? De là la création d’une multitude de fondations pieuses, qui, dans certains pays, en Espagne et en Italie, dépassaient de beaucoup les besoins d’une charité intelligente.

On ne peut blâmer assurément les manifestations de la charité religieuse au Moyen âge, bien qu’en un grand nombre de cas elle ait été intéressée, et toujours aveugle ; mais on ne peut non plus, sans déraison, en approuver les effets. Un mot les résume tous : ces fondations affectées à des services pieux ou de bienfaisance, ces prodigues distributions d’aumônes employèrent, et au-delà, le capital nécessaire à faire vivre la population par le travail. Pour donner aux pauvres une chétive pitance, qui réduisait une grande partie de la population à l’état de masse parasite et improductive, on leur ôtait les moyens de conquérir l’aisance, la liberté, la moralité, par l’exercice de la plus haute vertu sociale, par le travail. Ainsi, la charité mal comprise, mal pratiquée, créa dans toute l’Europe, mais surtout en Espagne et en Italie, un nombre incalculable de mendiants et de vagabonds. Grande leçon qui va se développer devant nous de plus en plus, et nous montrer qu’il ne suffit pas à l’homme de bien vouloir pour bien faire, mais qu’il faut encore que la volonté soit éclairée et dirigée par l’intelligence et le savoir ! La pratique de la vertu elle-même exige donc le concours du travail, car l’intelligence n’accorde ses lumières qu’à celui qui la sollicite, et qui fait, pour ainsi dire, une noble violence à la raison.

En Angleterre, après la réforme, l’État et la nouvelle Église s’étant emparés de tous les biens du clergé catholique, de toutes les fondations pieuses et de bienfaisance, devinrent naturellement les dispensateurs de la charité ; et comme l’Église et le gouvernement c’était tout un, le gouvernement se trouva chargé de la fonction de grand-aumônier du pays. Le protestantisme admettait aussi bien que les catholiques l’obligation de la charité, et, à cette époque, la négation du droit de l’indigent à l’existence, c’est-à-dire à être secouru, eût semblé à la conscience publique une monstrueuse impiété. Aussi le principe de la charité, comme devoir social, fut-il inscrit dans le fameux acte de la reine Élisabeth, qui créa, comme on sait, un nouveau système de charité, le plus funeste de tous, celui auquel on a donné le nom de charité légale. L’entretien des pauvres était mis à la charge des paroisses ; des officiers spéciaux, choisis parmi les notables de chaque paroisse, avaient l’administration de cette nouvelle branche du service public. La charité ne fut plus une contribution volontaire, la satisfaction spontanée d’un besoin du cœur, ou l’accomplissement d’un devoir religieux ; elle n’eut plus d’autre caractère que celui d’une obligation légale : on ne faisait plus l’aumône, on acquittait une taxe.

Cette nouvelle forme de charité eut à peu près les mêmes effets que la charité religieuse ou spontanée sur le peuple de malheureux qu’elle voulait secourir. Elle favorisa le développement de l’indigence et des vices qui l’accompagnent, et dégrada, plus encore que dans les pays catholiques, le caractère et la moralité des classes pauvres : l’indigent ne voyait pas un bienfait dans le secours qui lui était accordé, mais le payement d’une dette ordinaire, dont on ne s’acquittait que forcément, après en avoir disputé le chiffre, souvent même après jugement et par contrainte. Ainsi ce déplorable système supprimait à la fois et le sentiment de la charité chez celui qui fait l’aumône, et la reconnaissance chez celui qui la reçoit.

La charité légale frappait la nation tout entière ; elle isolait le riche du pauvre qui n’était plus pour le premier qu’un garnisaire ruineux et un ennemi. Et en effet, sur les familles qui obtenaient péniblement une modeste aisance par le travail, l’aumône légale pesait, dans un grand nombre de localités, comme un écrasant et odieux fardeau. Aussi il faut voir quelles précautions prenaient les paroisses contre les pauvres ! avec quelle sévérité elles repoussaient de leur sein les ouvriers d’une autre localité qui désiraient s’y établir, dans la crainte qu’ils ne fissent des enfants, ne devinssent pauvres et par conséquent à la charge de la communauté ! Il fallait six mois de résidence pour avoir droit au secours comme membre de la paroisse ; et si, par exemple, la femme d’un ouvrier étranger devenait veuve avant le temps qui lui aurait donné le droit de bourgeoisie, on la renvoyait sans pitié, elle et ses enfants ; la malheureuse tombait-elle malade en route, la paroisse qui se trouvait forcée de la recueillir actionnait celle de l’étrangère pour se faire rembourser des frais. Au moins la charité religieuse ou spontanée, qui se pratiquait sous forme d’aumône, était pour ceux qui l’exerçaient un mérite, la satisfaction d’un besoin moral et une bonne action. Dans le système anglais, la charité a perdu tout caractère de vertu, et la nation aurait pu se ruiner en aumônes, sans que personne y eût eu le mérite d’un généreux sentiment, d’une bonne action !… La charité légale a régné plus de deux siècles en Angleterre, avec tous ses abus, et, sauf quelques modifications, elle y règne encore : quelle influence n’a-t-elle pas dû exercer sur le caractère et la moralité de cette nation ! Sans doute, elle n’a pu y étouffer entièrement le sentiment de la charité, et d’éclatants exemples le prouvent ; l’amour de l’humanité y a produit de nobles actes et de généreux dévouements ; mais combien de cœurs, desséchés par cette charité contrainte et glacée, ont dû perdre la faculté d’aimer le pauvre et de compatir à ses maux ! Aussi peut-on dire, sans commettre d’injustice, que le véritable sentiment de la charité, la vertu évangélique n’existe pas dans la nation anglaise prise en masse, mais seulement comme manifestation individuelle : en ce pays, il y a peut-être beaucoup de philanthropie, mais il y a peu de charité.

L’esprit humain, poursuivant son mouvement d’investigation scientifique, en vint à soumettre à son examen la bienfaisance et ses effets : c’est l’économie politique, science nouvelle de grand renom et de grande espérance, qui fut chargée de cette tâche. Après avoir consulté l’expérience et recueilli tous les faits qui pouvaient l’éclairer, elle obtint pour résultat cette triste découverte, que la charité, soit publique, soit privée, sous les formes où elle la trouvait pratiquée, et qui se résument toutes, comme nous le savons, en distributions de secours à l’indigence, n’obtenait le soulagement de quelques souffrances individuelles qu’aux dépens de l’intérêt social, aux dépens même des malheureux qu’elle prétendait secourir ! La charité privée est aveugle, et, pour un véritable indigent qu’elle soulage, elle subventionne dix fainéants et paye une prime d’encouragement au vagabondage et à la paresse. La charité publique, légale ou autre, est impuissante à soulager efficacement la misère, et, loin de la diminuer, elle l’augmente sensiblement et en aggrave le caractère. — Saint Vincent de Paul recueille dans les plis de sa robe les pauvres enfants abandonnés, et, en donnant au monde l’exemple d’une admirable charité, il en révèle et en impose le devoir. Des asiles sont généreusement ouverts à l’enfance délaissée ; mais hélas ! avec l’autorité impitoyable des faits, la science vient vous apprendre que cette bonne action, qui semble inspirée par le ciel lui-même, favorise l’accroissement des naissances illégitimes en diminuant la honte et le péril du libertinage d’un côté, et de la faiblesse de l’autre. Elle n’est pas même bienfaisante pour les petits malheureux qu’elle entreprend de sauver, car le tiers et parfois la moitié des enfants délaissés meurent des suites de l’exposition, de sorte que pour un enfant vivant, la charité recueille un enfant mort ! Et ce pauvre vivant qu’elle prend à sa charge, qu’est-il d’ordinaire ? Pour quel sort est-il réservé ? Être chétif, frappé le plus souvent dans les sources de la vie, portant le germe des maladies les plus affreuses et de mille souffrances, destiné à une existence incertaine, presque infailliblement misérable et humiliée ! — Ne croirait-on pas que ce monde est fatalement livré au génie du mal, puisque l’exercice de la plus belle des vertus y produit de tels effets ? Maintenant, que va faire la science de sa triste découverte ? Elle en est d’abord embarrassée et comme honteuse, et c’est à peine si elle ose en formuler la conséquence. Elle ne la livre qu’avec la plus grande réserve, comme une idée bonne et vraie en soi, mais inapplicable au monde actuel. La science déclare que le résultat de ses recherches la conduit à penser, que le mieux serait d’abandonner les choses à elles-mêmes, de ne pas intervenir dans les affaires de ce monde même par la charité, et de laisser le mal combattre librement le mal et établir ici-bas l’équilibre. Mais, en même temps, elle reconnaît que ce système n’est pas applicable, dans toute sa rigueur, aux sociétés actuelles ; que la morale a des droits supérieurs aux prescriptions de l’intérêt, et qu’elle doit être obéie. D’ailleurs, il apparaît sous nos yeux de telles souffrances, que, lors même que notre cœur ne nous porterait pas à les soulager, elles nous forceraient malgré nous à le faire. « Soyez donc charitables, dit la science, mais soyez-le avec le plus de discernement possible. » La seule conclusion un peu positive qu’elle ose tirer de ses principes et de ses recherches, c’est qu’il faudrait, avec grands ménagements et prudente transition, confier exclusivement le soulagement de la misère à la charité privée. Laissez faire autant qu’il est permis et possible, telle était en cette matière la conclusion de l’économie politique, et c’était une présomption de plus en faveur du principe, puisque dans toutes les recherches qui étaient du ressort de cette science, il se présentait naturellement comme conséquence obligée de l’expérience des faits.

L’économie politique avait respecté scrupuleusement tous les droits de la religion, de la morale et de l’humanité. Néanmoins on essaya d’appliquer la doctrine que nous venons d’exposer, comme remède sinon à l’existence, du moins à l’accroissement des diverses manifestations de la misère, qui, en Angleterre particulièrement, devenait chaque jour plus exigeante et plus contagieuse. On opposa à la charité une philanthropie sévère ; et on résolut, non plus de combattre, mais de supprimer les abus de la loi d’Élisabeth, en supprimant courageusement les causes de ces abus. Malheureusement cette réforme de la loi des pauvres, entreprise avec les meilleures intentions, exécutée dans certaines parties avec un rare bonheur, une louable habileté, porta le fâcheux caractère d’une réaction. L’amendement de 1834 abolissait le principe même de la loi primitive, et les réformateurs le remplaçaient par un principe tout à fait opposé. On professait, comme article de foi scientifique, que la société n’était pas obligée de nourrir plus d’individus que son capital ne pouvait en faire subsister par le travail, et on faisait ainsi retomber exclusivement sur les pauvres, sur leur désastreuse, imprévoyante et coupable fécondité, toute la responsabilité de leur misère. En organisant pour les pauvres un nouveau système de secours, en rapport avec les principes d’une science en laquelle on avait une foi absolue, on déclarait que les indigents n’y avaient aucun droit, et par conséquent on ne les accordait aux pauvres valides qu’aux plus rigoureuses conditions. On se proposait de supprimer entièrement pour cette classe de misérables les secours à domicile (out-door relief), et de les contraindre à venir chercher assistance derrière les murs de Workhouse ; et, dans les commencements de l’expérience, on se flatta d’un plein succès. La taxe des pauvres, si ruineuse les années précédentes, baissa, par suite de l’exécution des nouvelles mesures, dans une proportion qui autorisait en effet les plus belles espérances. Témoin en 1840 de cette lutte étrange entre les rigueurs de la loi et la sévérité des convictions scientifiques d’un côté, les exigences de la misère et les sollicitations de la charité de l’autre, nous avons pensé, sans qu’on voulût ajouter foi à nos prévisions, qu’à la misère resterait la victoire comme devant, et que si la réduction de la taxe des pauvres était maintenue, l’aumône serait forcée de pourvoir à son insuffisance.

Depuis la publication de notre travail sur la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France, chaque jour est venu confirmer par une preuve plus douloureusement convaincante la vérité de nos tristes et faciles prévisions. En ce moment, une détresse sans exemple en intensité et en durée frappe les districts manufacturiers de l’Angleterre, et les frais de secours dépassent le chiffre de la taxe dans les plus mauvaises années d’avant la réforme. Les fonds de l’assistance régulière sont épuisés ; de toutes parts les administrations locales s’adressent au gouvernement pour lui faire connaître l’impossibilité où elles se trouvent de répondre aux trop nombreuses demandes qui les assiègent, et pour réclamer assistance. Les souscriptions locales, les contributions volontaires, ont fourni à peu près tout ce qu’elles pouvaient donner, et c’est au gouvernement que les localités s’adressent avec angoisse. À Paisley, 25 000 l. st. (625 000 fr.) ont été déjà distribuées en aliments sur les fonds de l’État, et on y attend avec impatience de nouvelles provisions. Les misérables inquiètent par leurs mouvements la tranquillité publique ; une anxiété perpétuelle, que partage le gouvernement, trouble la population aisée dans les districts des fabriques, et y gêne beaucoup le mouvement des affaires, de sorte que la détresse elle-même contribue à sa durée. À Enfield, 20 000 individus se rassemblent pour aviser, disent-ils, aux moyens de soulager cette détresse, dont pas un d’eux ne comprend la cause. Or, quels moyens de secours peut découvrir l’ignorance qui souffre ? On n’ose pas y songer, et c’est cette appréhension qui cause les inquiétudes de la société et du gouvernement. À Glasgow, où 4 000 rations de soupe sont distribuées par jour, un meeting de ce genre vient d’être tenu, et il a été décidé qu’on se présenterait en masse dans la ville pour réclamer assistance. Une partie de la population manufacturière de l’Angleterre se trouve actuellement dans la condition des Irlandais ; seulement elle montre plus de résignation et de patience.  Burnley, le gouvernement, sur l’instance de l’administration locale, vient d’envoyer d’urgence un commissaire et de l’argent. Dans cette détresse inouïe, dont nos lecteurs ne peuvent pas se faire une idée, il se produit des faits étranges bien dignes de l’attention des économistes. Croirait-on que, dans cette ville, le travail des bras de l’homme en est venu à vaincre le travail des machines en bon marché ? Les tisserands à la main, sous le poids de la nécessité qui pèse sur eux, consentent à confectionner pour 5 deniers (50 centimes) une pièce d’étoffe de 66 pouces, ce qui leur fait environ 7 deniers et demi par jour (15 sous), lorsqu’ils sont pleinement occupés. Leur plus haut salaire, en supposant une occupation constante, n’atteint donc que 3 sch. 9 d. par semaine ! À ce prix les machines ne pourraient pas, dit-on, soutenir la concurrence, et il y aurait avantage à leur préférer le labeur de l’homme, si toutefois on pouvait donner le nom d’hommes à des misérables réduits à une pareille condition ! Il est vrai que l’emploi du travail humain à ce prix ne serait possible que dans le cas où l’aumône publique ou privée solderait le déficit du salaire. À Burnley, les tisserands occupés n’en sont pas moins, aussi bien que les ouvriers sans ouvrage, sur la liste du paupérisme, liste qui comprend 12 000 individus, suivant le rapport des gardiens de cette union (administrateurs des secours) au secrétaire d’état de l’intérieur.

Que pouvait faire le gouvernement, surpris, comme toujours, par l’explosion d’un fléau qui ne disparaît jamais, mais auquel on ne fait attention que dans les moments de crise et de péril ? Il avait d’abord repoussé tous les avertissements, et refusé d’ajouter foi, sinon à l’existence, du moins à l’étendue du mal. Lorsque le parlement commença à s’occuper de la détresse manufacturière, le duc de Wellington rassura les esprits en affirmant qu’en Angleterre chaque individu pouvait sans peine arriver à la satisfaction de ses besoins et à l’aisance. Quelques jours après, il est vrai, il tenait un autre langage ; il avouait l’existence et la déplorable étendue de la détresse ; mais comme elle avait pour cause, suivant lui, non pas le manque d’aliments, mais le manque de travail et l’insuffisance des salaires, il était impossible d’y apporter aucun soulagement[1]. C’était à cette époque qu’il repoussait les demandes de secours des habitants de Paisley, demandes que le cabinet a si promptement accueillies il y a quelques semaines, alors qu’il y avait péril dans le refus. À ce moment, la gravité de la situation commandait impérieusement de faire quelque chose ; aussi, après un conseil assemblé et tenu à la hâte, on décida que la reine d’Angleterre solliciterait elle-même, par une lettre publique, la charité du clergé et des fidèles en faveur des pauvres de l’industrie.

Par cette mesure, le gouvernement évitait du moins le danger qu’il redoutait le plus dans cette situation, celui d’intervenir directement lui-même comme dispensateur des secours. Il avait peur, et avec raison, de ce qu’il venait d’être obligé de faire pour Paisley et Burnley, et l’effrayante rapidité avec laquelle avaient été dévorées les sommes importantes qu’il avait envoyées, lui permettait de calculer ce qu’il en coûterait au trésor pour soulager pendant quelques jours seulement une pareille détresse. C’était déjà bien assez d’embarras pour le pouvoir que la fâcheuse insistance avec laquelle on s’adressait à lui dans une pareille nécessité. L’expédient de la lettre royale reportait sur la charité individuelle un fardeau dont le gouvernement eût été accablé.

Mais le danger que l’on redoute si fort n’est qu’ajourné par ce moyen. Que va-t-il advenir si, l’aumône distribuée, la détresse continue de sévir au même degré pendant quelques semaines encore ? Si elle se prolonge pendant plusieurs mois de suite, si les rigueurs de l’hiver viennent s’ajouter aux rigueurs déjà intolérables de cette misère désespérée, qu’adviendra-t-il ? Or, les prévisions les plus sensées s’accordent toutes à reconnaître qu’on ne peut pas raisonnablement espérer d’amélioration à l’état industriel du pays avant le printemps prochain. Il est donc plus que probable que le gouvernement sera forcé d’intervenir. Dans une des dernières séances du parlement, sir Robert Peel a fait entendre qu’il avait dans la pensée un moyen de subvenir aux nécessités qui se préparent, et ce moyen est assurément autre qu’une subvention aux frais du trésor ou l’aumône. Que Dieu et le génie de la Grande-Bretagne inspirent cet homme d’État ! Mais en attendant, ne pourrait-il pas arriver que la politique profitant de la situation, les lois des céréales fussent emportées par une orageuse réforme ? Opérée avec une sagesse généreuse, il y a quelques mois, cette réforme aurait pu hâter la reprise du travail et la hausse des salaires ; arrachée par la nécessité, peut-être par la violence, au moment où le mal et l’irritation auront atteint leur plus haut point, elle n’aura pas, prochainement du moins, les bons effets qu’on devait s’en promettre.

Certes, nous n’avions pas besoin de cette triste expérience pour être convaincu de l’impuissance de l’aumône, et des autres formes sous lesquelles la charité est plus généralement pratiquée. Mais était-il possible d’opposer plus fortement que par cet exemple la grandeur du mal à la faiblesse et à l’insuffisance du remède ? N’avons-nous pas démontré enfin que, soit par ignorance, soit par routine, notre siècle continue d’opposer passivement aux difficultés nouvelles qui l’assiègent des moyens qui ne sont appropriés ni à leur nature ni à leur puissance ? Des maladies nouvelles, ou du moins des phénomènes inconnus jusque-là, se produisent dans les sociétés, et, sans s’occuper de découvrir de nouveaux procédés de guérison, on leur applique exclusivement les remèdes connus jusque-là.

Mais quoi ! la pratique de la charité ne serait-elle en ce monde qu’un hors-d’œuvre non seulement inutile, mais dangereux ? et la morale éternelle aurait-elle des préceptes contraires à l’intérêt bien entendu des nations ? La raison, le bon sens et le sentiment crient d’une voix unanime qu’une pareille contradiction est impossible ; et pourtant, si la charité n’était praticable que sous les formes sous lesquelles elle se manifeste ordinairement à nous, on serait en droit de désirer qu’elle s’abstînt d’intervenir dans le soulagement des maux de ce monde. Et encore, on poursuivrait en vain ce triste avantage, car pour l’obtenir il faudrait étouffer chez les individus et chez les peuples le sentiment de la charité, c’est-à-dire mutiler le cœur de l’homme et lui arracher une vertu.

Mais qui oserait prétendre que l’exercice de la charité doive se borner à faire l’aumône ! Qui ne sait que la charité est la manifestation de l’amour plus ou moins vif que nous éprouvons pour nos frères en humanité, suivant que cette vertu est développée en nous ? Or, l’amour est infini dans ses manifestations comme dans sa puissance ; et, si peu ardent qu’il fût en nous, il suffirait encore pour produire beaucoup de bien en ce monde, à condition toutefois que la raison et l’intelligence vinssent en aide à ses inspirations. Mais cette condition nous serait-elle refusée aujourd’hui ? Et la raison, l’intelligence, ne s’empresseraient-elles pas d’éclairer nos cœurs ?

Déjà, et depuis longtemps, elles nous ont prêté assez de lumières pour nous guider sûrement dans la pratique d’une meilleure charité. Leurs conseils à ce sujet sont dans le domaine public du bon sens, et nous n’avons qu’à les y aller chercher. En effet, est-il besoin de discussion pour faire admettre aujourd’hui cette vérité, que la charité, si elle veut réellement diminuer les souffrances de ce monde, doit moins s’appliquer à les soulager qu’à les prévenir ? Il est de la dernière évidence, pour quiconque a étudié tant soit peu ces questions, qu’entreprendre d’arrêter seulement les progrès de la misère par l’aumône et les formes vieillies que nous condamnons, ce serait exactement comme si on espérait, à force de bras, épuiser l’eau qui entraîne à l’abîme un vaisseau entr’ouvert. Mais s’il est impossible de sauver le vaisseau en ce moment de détresse, ne pourrait-on pas, dans un grand nombre de cas, prévenir la catastrophe, soit dès le principe, par une construction meilleure, soit pendant la navigation, par une surveillance plus attentive, des manœuvres plus habiles, une direction plus prudente ?

Le bien que fait la charité aumônière ne laisse, la plupart du temps, aucune trace après lui, et quand le pauvre a consommé ce que vous lui avez donné, il n’en éprouve pas moins, quelques heures après, les mêmes besoins, souvent avec une intensité et une exigence redoublées. Pour être efficace, il faudrait que l’aumône fût inépuisable comme celle des anciens couvents, et que la société prît la triste résolution de se ruiner et de s’interdire tout progrès pour nourrir et retenir dans l’oisiveté une partie de sa population.

Il n’en est pas de même de la charité que nous appellerons préventive. Ses bons effets ne finissent pas après l’acte qui les produit ; ils se prolongent dans le temps, se propagent au-delà de ceux qui les ont éprouvés les premiers, et telle bonne action d’une charité intelligente survivra éternellement à celui qui en est l’auteur ! Les sacrifices du bienfaiteur sont transformés en un capital productif dont la société recueille l’intérêt. Par exemple, qu’un homme charitable, au lieu de tout dépenser en aumônes, réserve une partie de l’argent qu’il consacre ordinairement aux bonnes œuvres pour favoriser et surveiller l’éducation et l’apprentissage de quelques enfants pauvres ; si ses généreux efforts ont réussi, n’agiront-ils pas comme un bienfait permanent, et sur ceux qui l’ont reçu, et sur la société ? Et il en est de même de presque toutes les applications de la charité préventive. Son action est si puissante que, sans rien dépenser en argent, elle peut produire encore, par la seule influence des conseils et d’un contact bienveillant, d’immenses et permanents résultats. Si elle était pratiquée en grand, c’est-à-dire si elle pénétrait dans les habitudes et dans les besoins du temps, elle permettrait de réaliser d’immenses économies sur les fonds si tristement dépensés en stériles aumônes. On en viendrait assurément à un état de choses où les classes laborieuses n’auraient plus besoin de la bourse du riche, mais seulement de sa bienveillance et de la continuité de ses charitables sentiments.

Cette nouvelle et véritable charité, il faut pourtant l’avouer, est plus difficile à pratiquer que la première, surtout dans la situation morale et religieuse où nous sommes transitoirement placés ; elle demande à la société et aux individus moins d’argent, mais beaucoup plus de vertu. Pour qu’il éprouve le véritable sentiment de la charité, l’amour du prochain, surtout de celui qui souffre, il faut que le cœur soit profondément pénétré des idées et des sentiments religieux, que le besoin de bien faire le tourmente, et enfin que le devoir parle impérieusement à la conscience. Or, tout le monde l’avoue avec tristesse, la vie inquiète, tourmentée que nous menons depuis trop longtemps, a sensiblement affaibli et comme assoupi une partie de notre meilleure nature. Bien peu d’individus, hélas ! vivent tout entiers aujourd’hui, à la fois par les sens, l’intelligence et le cœur.

Toutefois nous ne désespérons pas du présent, et encore moins de l’avenir. Si les manifestations du véritable esprit de charité sont ajournées, elles n’en seront que plus éclatantes. Dans le cas où la société anglaise n’en serait pas inspirée à temps, son exemple servirait d’avertissement aux autres peuples, et les réformes nécessaires seraient promptement opérées.

Maintenant il conviendrait d’exposer avec clarté et méthode les différentes formes, les divers modes d’action que l’esprit de charité doit opposer aux maux que nous voulons combattre ; et encore quelle serait, dans cette intervention de la bienfaisance, la part des gouvernements et celle des individus ? Mais ce sujet demanderait un traité spécial : on a beaucoup parlé de charité et de bienfaisance, mais il reste encore plus à dire. Cet écrit n’a pas d’autre but que d’attirer un peu d’attention sur un sujet que des événements de la plus haute gravité ont mis à l’ordre du jour.

Une modeste et heureuse expérience, que nous avons plaisir à faire connaître, va nous permettre d’expliquer beaucoup plus clairement que nous n’aurions pu le faire par nous-même, la nature et la puissance de la véritable charité. Elle a été faite en Angleterre ; et si, comme on va le voir, elle avait eu de nombreux imitateurs, la détresse n’en serait pas venue au point d’embarrasser le gouvernement et d’inquiéter la sécurité publique. Nous ne donnons pas cette expérience comme un exemple complet de ce qu’il est permis d’attendre de la charité, et qu’on doive imiter de tout point. Ce n’est qu’un essai sans doute, mais il a été conduit avec une si admirable simplicité, avec tant de bon sens, que les détails en seront accueillis, nous l’espérons, avec le même intérêt qu’ils nous ont inspiré.

Un industriel anglais, M. Greg, associé avec ses frères, avait élevé une nouvelle manufacture à Bollington. Après deux ans d’efforts, l’usine était prête à marcher, et il ne lui manquait plus que des bras. Dès ce moment M. Greg avait résolu de tenter l’expérience que nous allons suivre, et d’éprouver par lui-même si, avec un peu de bonne volonté et de sens, on ne pourrait pas arracher les populations manufacturières à cette existence dégradée, incertaine, vagabonde et toujours misérable, à laquelle elles semblaient fatalement condamnées.

« La première chose à faire, dit M. Greg[2], en commençant un pareil établissement, c’est de fixer autour de vous une population sédentaire. Tant que ce résultat n’est pas obtenu, c’est en vain qu’on voudrait essayer davantage ; et je ne connais pas d’autre moyen d’y arriver que de choisir, dans le nombre toujours considérable des ouvriers qui se présentent, ceux qui vous semblent honnêtes. De bons salaires, des habitations commodes, de petits jardins pour y cultiver des légumes et des fleurs, des écoles et d’autres moyens d’éducation pour leurs enfants, des dispositions prises dans la fabrique pour la commodité et la salubrité, des soins et des marques d’attention quand ils sont malades ou malheureux, tous les moyens enfin qui peuvent faire du lieu qu’ils habitent un domicile, une maison [home], les attacher à cette localité et à celui qui les emploie, tout cela contribue puissamment à produire l’effet désiré, à fixer la population au sol, et à lui faire perdre ces habitudes vagabondes qui caractérisent particulièrement la population manufacturière. »

  1. Greg avait choisi une localité qui lui permettait de réaliser tous ses plans. Sur la propriété et autour de l’usine se trouvaient environ cinquante cottages, assez spacieux, mais en mauvais état. Il les fit réparer, en construisit de nouveaux, et les accommoda avec un soin bienveillant aux besoins de leur destination. Chaque maison était précédée ou entourée d’un petit jardin d’un acre et demi, destiné à la culture des légumes et des fleurs. Ces dispositions terminées, il n’y eut plus qu’à choisir les ouvriers, individus ou familles, les installer dans les habitations qui leur étaient offertes, et leur donner du travail.

En offrant ainsi à ses ouvriers des habitations commodes, salubres et même agréables, M. Greg faisait un des actes les plus heureux et les plus féconds que puisse inspirer une charité intelligente : il supprimait radicalement l’une des causes les plus funestes de la démoralisation et des souffrances de la population manufacturière. N’est-il pas constaté en effet, par des enquêtes officielles, par des actes parlementaires, que le plus grand nombre des maladies qui ravagent si cruellement les classes inférieures tiennent à l’insalubrité, à l’affreux dénuement des logements qu’ils habitent ? D’un autre côté, l’entassement des êtres humains dans d’étroits et tristes réduits, dans des caves obscures où l’humidité pourrit l’air, la nécessité de coucher pêle-mêle dans la même pièce faute d’espace, ont été signalés avec raison comme une cause très active de démoralisation. Assurément c’est à ce contact trop pressé, douloureux et fébrile de plusieurs milliers d’êtres humains dans un étroit espace, que l’on doit attribuer cette exubérante et bestiale fécondité, qui est le plus grand fléau des foyers de l’industrie. Préparer à l’ouvrier une habitation commode et agréable, lui donner ainsi, avec le sentiment du chez-soi, l’habitude de la vie sédentaire, l’esprit de famille, le besoin d’un entourage propre, décent et convenable, c’est donc évidemment le soustraire à plusieurs des causes qui l’auraient fait misérable. Est-il, je le demande, une meilleure charité que celle-là ? Et qu’en a-t-il coûté au bienfaiteur ? Une bonne pensée, des soins généreux, et fort peu d’argent ! Et il a fait plus de bien réel assurément que s’il avait dépensé des millions en aumônes !

Lorsque les travaux furent en pleine activité, M. Greg songea à l’établissement d’une école pour les nombreux enfants de la fabrique. Il communiqua d’abord son projet à quelques-uns de ses ouvriers, qui l’adoptèrent avec empressement et offrirent leur concours pour l’exécution. Une réunion générale de tous les hommes de la fabrique fut convoquée, et le projet d’école y reçut le plus favorable accueil : séance tenante, on arrêta le règlement, on forma un comité, et on nomma quelques-uns des instructeurs, tous fournis par la petite colonie. Leur service est gratuit, et ils se relèvent de deux en trois dimanches. L’école, comme on le pense bien, ne peut être ouverte que le jour du repos. Elle est séparée en deux classes qui se tiennent chacune dans une salle spéciale. Au bout de peu de temps l’école des filles réunissait cent soixante enfants, et celle des garçons cent vingt. Chacune d’elles est placée sous la surveillance d’un superintendent, qui en a la direction ; elle a encore son trésorier et son secrétaire, et ces trois fonctionnaires sont choisis annuellement par le corps des instructeurs, qui a aussi la nomination du comité. Avec un admirable bon sens, M. Greg a pensé qu’il ne devait pas tout faire par lui-même, et que pour rendre son œuvre durable, il devait y associer ceux qu’elle intéressait. Il assiste souvent aux leçons ; mais, s’il juge une amélioration nécessaire, il se garde bien de la proposer et surtout de l’introduire lui-même. Il en cause avec les instructeurs, et, s’ils sont de son avis, on la soumet au comité. « Le superintendent de l’école des filles est, dit M. Greg, le pivot sur lequel repose tout notre enseignement, et c’est à son zèle, à ses efforts, qu’on doit en grande partie attribuer le succès. Eh bien ! cet homme remarquable par l’intelligence et le dévouement est lui-même un de nos ouvriers, et il travaille avec les autres aussi humblement que le dernier de ses camarades ; mais quand l’œuvre de la semaine est terminée, et que le jour du repos s’est levé, ce digne homme revêt sa longue robe noire, met sur sa tête un chapeau à larges bords, prend sa canne, et l’ouvrier se métamorphose tout à coup en un ministre méthodiste, en superintendent de l’école ; c’est l’ami spirituel et le pasteur de ceux qui l’entourent, l’homme le plus honoré et le plus important de toute la communauté. » Chaque année on célèbre l’anniversaire de l’établissement de l’école par une réunion et procession générale de tous les enfants, qui chantent en chœur des hymnes religieux.

Après l’école vient l’établissement des jeux gymnastiques : un préau, muni d’une foule d’objets d’exercice et d’amusement, fut ouvert à la jeunesse de la colonie. Un côté était destiné aux garçons, un autre aux filles : pour réprimer tout acte d’indécence et de brutalité, M. Greg se fit une loi d’assister toujours lui-même à ces récréations, qui avaient lieu en été chaque samedi soir. Les jeunes ouvriers l’ont si bien compris, que, le troisième été de l’ouverture du gymnase, il n’a pas eu à remarquer une seule infraction aux lois de la décence. Quelques jeux, comme le cerceau, réunissent parfois des garçons et des filles, et, dit M. Greg, j’encourage cette camaraderie comme très favorable au développement des bonnes manières et des sentiments délicats.

Pendant l’automne de 1834, une école de dessin et de chant fut ouverte. La classe de dessin se tenait en hiver de six à sept heures et demie du soir. Une partie du temps était employée à dessiner, et le reste à donner quelques notions d’histoire naturelle et de géographie. M. Greg s’est chargé lui-même de cette classe. De sept heures et demie à neuf heures, le même jour et dans la même saison, s’assemble la classe de chant.

  1. Greg attache la plus grande importance à ce que des manières polies et douces remplacent chez les ouvriers ces façons rudes et grossières qui les font regarder avec mépris par les classes plus élevées, et les avilissent souvent à leurs propres yeux. Le premier pas à faire dans la civilisation, c’est d’apprendre à respecter sa personne et celle des autres. Il fit donc de son mieux pour bannir la grossièreté de sa colonie, non pas seulement en polissant extérieurement les manières, mais en adoucissant les sentiments, en inspirant à ses disciples de bonnes habitudes et de nobles besoins. Avec le temps il réussit selon toute l’étendue de ses vœux, et il attribue une grande partie de son succès à la mesure que voici. Il eut l’idée de donner régulièrement pendant l’hiver de petites soirées à une partie de la jeunesse. On était invité spécialement par une carte imprimée, et le nombre des invités ne dépassait pas une trentaine. L’école, décorée avec soin pour la circonstance, servait de salon. Les invitations s’adressaient particulièrement à ceux qui se faisaient distinguer par leur conduite et leurs bonnes manières, et on y attachait le plus grand prix : recevoir une carte était un honneur insigne pour celui auquel elle était adressée et pour toute la famille. Afin d’éviter le découragement et l’envie, M. Greg faisait en sorte que, dans le cours de chaque hiver, aucune famille ne fût oubliée. Ces soirées se passaient à prendre le thé, à faire conversation, à examiner des gravures, à apprendre et pratiquer une foule de jeux d’adresse ou d’amusement. M. Greg prend le plus vif plaisir à ces réunions, et ce qu’il y voit, ce qu’il y entend ne serait pas déplacé le plus souvent dans la meilleure compagnie. On se sépare en ordre, après un peu de musique et de chant.

Un peu plus tard M. Greg fit construire un petit établissement de bains chauds dans sa colonie. En peu de temps ces bains furent généralement fréquentés, et ils ont matériellement contribué à la santé, au bien-être et à la propreté de la population. M. Greg paye lui-même les baigneurs, et, quoique la carte de bain ne coûte qu’un penny, deux sous, cette faible rétribution suffit et au-delà pour couvrir les frais courants.

Telle est, sauf quelques petits détails que nous avons omis, cette simple et modeste expérience. « C’est peu de chose, sans doute, dit M. Greg ; mais plus j’ai fait, plus j’ai vu qu’on pouvait faire et qu’on devait faire. À mesure que j’ai mieux compris le caractère de ceux sur lesquels je voulais agir, et que j’ai réussi à développer leurs facultés, je me suis convaincu davantage qu’ils pouvaient être encore de beaucoup améliorés et élevés. Dans les plans que je conçois pour l’éducation des classes laborieuses, mon but n’est pas d’élever quelques individus au-dessus de leur condition, mais d’élever la condition elle-même. » Pour faire connaître tout le bon sens qui est répandu dans ces quelques pages, il faudrait les reproduire textuellement. Assurément l’économie politique n’a rien à redire à une pareille charité, à une charité qui, en laissant presque intact le capital destiné à subventionner le travail, parvient, par le seul effet d’une volonté éclairée et d’un bon cœur, à empêcher de tomber dans la misère ceux qu’elle menace, à relever et à rendre à la vie quelques-uns de ceux qu’elle a déjà atteints, c’est-à-dire à contribuer à la richesse du pays ; car des ouvriers et des familles comme ceux de la colonie de M. Greg sont une véritable richesse pour la nation tout entière. Ici la science a donc identiquement le même intérêt que la morale, et, loin d’être contrariée dans son action par la charité, elle doit en réclamer le secours comme celui d’un indispensable auxiliaire. Nous croyons fermement que le plus grand nombre des améliorations sociales que l’on demande à l’intervention des gouvernements ne pourront être réalisées que par la puissance du véritable esprit de charité.

E. BURET.

 

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[1] Chambre des lords, 5 octobre 1841. Le duc de Wellington : « Il est un fait sur lequel il s’agit, avant tout, de bien s’entendre pour dissiper et des alarmes et des préventions.

« La détresse signalée dans certaines parties du pays ne tient pas à ce que le peuple manque d’aliments, puisque l’on peut justifier qu’il existe à l’entrepôt près de 3 millions de quarters de blé.

« La détresse est causée par l’absence du travail, l’insuffisance des salaires, et d’autres circonstances encore. Il n’est pas de mesure pratique en état de remédier à ces maux, et le Parlement aurait beau siéger jusqu’en février, il ne saurait y apporter de remède. »

[2] Nous empruntons les détails de l’expérience à deux lettres de M. Greg adressées à M. Leonard Horner, qui avait visité l’établissement, et qui demanda avec instance au propriétaire des renseignements sur ce qu’il avait fait et s’était proposé. La première, datée de janvier 1835, la seconde, de mars 1838. Elles ont été imprimées en mars 1840, mais en très petit nombre, et forment une brochure de 27 pages seulement. En voici le titre : Two letters to Leonard Horner on the capabilities of the factory System. (Printed for private circulation only.)

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