Des défrichements des forêts

Hippolyte Dussard, Des défrichements des forêts, de leurs effets physiques immédiats, et de leur influence sur le régime économique des contrées où ils ont lieu (Journal des économistes, juillet 1842). 


DES DÉFRICHEMENTS DES FORÊTS, DE LEURS EFFETS PHYSIQUES IMMÉDIATS ET DE LEUR INFLUENCE SUR LE RÉGIME ÉCONOMIQUE DES CONTRÉES OÙ ILS ONT LIEU.

 

Une statistique nouvelle, et qui n’a pas encore été livrée au public, atteste que les déboisements s’arrêtent, que les semis et les plantations compensent au moins les défrichements de forêts. Nous désirons fort que les résultats qu’accuse l’auteur se trouvent confirmés ; mais, quoi qu’il en soit, cette réaction n’a pas encore porté de fruits dans la pratique. La marche ascendante du prix des bois, aussi bien des bois de chauffage que des bois de charpente, ne s’est pas arrêtée, et s’il est vrai que cette marche soit due à l’accroissement de la consommation plutôt qu’à la diminution absolue de l’approvisionnement, l’effet est le même, et il est utile de s’occuper de cette question importante.

D’ailleurs les défrichements des forêts ont encore d’autres effets dont la gravité n’est pas assez appréciée : des effets physiques d’abord, car le régime des eaux, le climat, l’état météorologique d’une contrée se trouvent souvent profondément altérés par les déboisements ; des effets économiques ensuite, car ces déboisements altèrent la valeur relative des divers sols, et rendent la position des exploitants plus difficile et les produits plus chers.

Les effets physiques des déboisements ne se font pas sentir avec la même énergie dans toutes les contrées. Ainsi, dans les pays de plaine ils sont moindres que dans les pays de montagnes ; dans les Vosges, moindres que dans les Pyrénées ; dans ces dernières, bien moindres que dans les Alpes. Mais, en revanche, c’est dans les pays de plaine, de cultures régulières, de production céréale, que les effets économiques des déboisements sont le plus saillants.

Avant d’aborder la question économique, nous voulons dire quelques mots des épouvantables conséquences qu’ont eues pour l’une des plus belles provinces de France, pour le département des Hautes-Alpes, les déboisements des pentes. Là, le mal frappe les yeux les moins clairvoyants ; chaque jour on en voit les progrès, et si un remède prompt n’est pas apporté à son action, c’en est fait de ce département : il est destiné à servir de tombeau à une population affamée.

Un ouvrage intéressant, dû à la plume d’un jeune ingénieur distingué, M. Surell, nous fournit les moyens de suivre dans toutes leurs phases les dévastations causées par les déboisements des montagnes. Grâces soient rendues à M. Surell : l’économie politique peut désormais s’appuyer sur des observations faites avec soin et intelligence. Il demeure prouvé que les déboisements, s’ils ne sont pas la seule cause des altérations physiques d’une contrée, en sont au moins la cause déterminante ; ce sont eux surtout qui donnent naissance à ces torrents dévastateurs qui dévorent aujourd’hui les Hautes-Alpes et qui font l’objet spécial du beau mémoire de M. Surell.

S’il fallait un témoignage historique des perturbations que les déboisements des montagnes peuvent apporter à l’état physique de toute une contrée, nous le trouverions dans l’historien Alexandre. Et, chose remarquable, la cause s’étant perpétuée, l’effet en est demeuré constant, et à l’heure qu’il est, c’est encore le terrible fléau de la Provence.

Tout le monde comprend que nous voulons parler ici du fameux mistral, ce vent impétueux du nord-ouest qui, venant des Cévennes, descend le cours du Rhône jusqu’à la mer et vient bloquer le port de Marseille de façon à empêcher d’une manière absolue, tant qu’il souffle, la sortie de tout bâtiment. La violence de ce vent est en effet irrésistible. Des expériences nombreuses, faites presque chaque année, ont démontré que sa rapidité est souvent égale à celle de l’ouragan le plus violent. Il fait équilibre à une planche carrée de seulement 0m3,33 de côté, sollicitée à tomber par un poids de 7 kilogrammes ; sa vitesse est souvent de 20 mètres par seconde.

C’est ordinairement à la suite d’une pluie qu’il commence à souffler ; quelques gouttes d’eau suffisent pour le déterminer. Dans ces contrées privées elles-mêmes des bienfaits des forêts, où la pluie, qui n’est plus retenue par les montagnes dénudées, tombe par torrents ; où cinquante-cinq jours de pluie donnent chaque année, au pluviomètre, autant d’eau que 150 jours dans notre latitude, on peut se figurer, au milieu d’une poussière amoncelée par une longue sécheresse, quel est l’aspect des lieux bas après des orages qui ressemblent à des trombes et qui durent quelquefois quarante-huit heures. Mais le mistral arrive, et en quelques heures il enlève les eaux qui recouvraient partout la terre ; il assèche comme par enchantement les routes détrempées. Il mérite à tous égards le surnom de mangia fang que lui ont donné les habitants du pays.

Il faut exonérer l’antique colonie de Phocée du reproche de s’être ainsi placée sous la rude tutelle du mistral. Des commerçants, des marins n’ont pu de gaieté de cœur choisir un port que bloque le fléau souvent pendant des semaines entières. Le mistral n’a pas toujours existé ; il est l’enfant des hommes, le résultat direct de leurs dévastations.

Sous le règne d’Auguste, les forêts qui protégeaient les Cévennes furent abattues ou brûlées en masse. Une vaste contrée jusque-là couverte de bois impénétrables, obstacles puissants aux ouragans, obstacles même à leur formation, a été tout à coup dénudée, rasée, dépouillée, et bientôt un fléau jusqu’alors inconnu vint porter la terreur d’Avignon aux bouches du Rhône, de là à Marseille, puis étendit ses ravages, amoindris par son long parcours, sur tout le littoral. En ce temps, on crut ce vent le fléau de Dieu ; les peuples en furent épouvantés. On lui dressa des autels, on lui fit des sacrifices. Les prêtres païens seuls, cette fois comme toujours, y trouvèrent leur compte : la terreur remplit leur escarcelle.

Si nous en avions le temps, nous trouverions probablement d’autres témoignages historiques des grandes perturbations causées par les dévastations des forêts. Un seul homme aujourd’hui nie leurs conséquences ; il est vrai que son nom est une autorité respectable : c’est le savant agronome M. Mathieu de Dombasle.

Au reste, les phénomènes auxquels donnent lieu les déboisements se passent aujourd’hui sous nos yeux. Dans les Alpes, ainsi que nous l’avons dit, c’est aux torrents qu’ils donnent surtout naissance, parce qu’en ces contrées leur formation se trouve aidée par la hauteur des montagnes, par la nature friable des roches et par la sécheresse absolue et prolongée, à laquelle succèdent des pluies tropicales ; état météorologique dû sans aucun doute à la dénudation antérieure et aujourd’hui presque entière des hauteurs de la Provence.

Pour M. Surell, les torrents dévastateurs ont des caractères particuliers qui les distinguent des cours d’eau variables qui portent aussi le nom de torrents :

« Leurs sources, dit-il, sont cachées dans les replis des montagnes ; ils descendent de là vers les vallées et se mêlent aux ruisseaux ou aux rivières qui les arrosent. Quand ils arrivent dans ces parties basses, ils s’étalent sur un lit démesurément large et bombé. »

Ce dernier fait, selon M. Surell, est remarquable : « Il établit déjà une distinction tranchée entre les torrents proprement dits et les autres cours d’eau, qui coulent en général dans des lits creusés par les eaux. Le lit des rivières forme une courbe concave vers le ciel et au fond de laquelle se trouvent les eaux. Le lit des torrents, au contraire, décrit une courbe convexe, bombée comme une large chaussée, et c’est au centre de cette chaussée, dans la partie la plus élevée, que se tiennent les eaux du torrent. Il est bien évident que le milieu de cette chaussée est légèrement déprimé, car sans cela les eaux s’éparpilleraient vers les deux côtés de la courbe. » C’est en effet ce qui arrive dans les crues subites qu’éprouvent ces cours d’eau qui frappent d’étonnement tant de personnes, et dont les singularités cessent d’être un sujet de surprise dès qu’on a lu le mémoire de M. Surell.

Tels sont les torrents quand on les examine dans les vallées où ils débouchent. Là, leurs dévastations sont manifestes : on a sous les yeux un espace souvent de 2 à 3 000 mètres de largeur, couvert de débris, de galets, de sable, de détritus de toute espèce, impropre à toute culture, dont le niveau s’élève chaque année et dont tous les points sont tour à tour visités par le torrent. Cette crau qui débouche de la montagne et s’avance jusqu’au cours d’eau régulier qui traverse le pays, c’est le lit de déjection du torrent. C’est là que sa fougue l’abandonne, c’est là qu’il laisse derrière lui, en s’avançant vers la rivière, les débris de la montagne qu’il dévore.

Si, remontant la vallée, on pénètre dans la montagne, l’aspect change tout à coup : on s’enfonce entre des berges abruptes, crevassées, qui se dressent à de grandes hauteurs et forment les gorges, les portes tant admirées des voyageurs. Heureuses ces contrées lorsque ces hautes murailles sont des rochers indestructibles que de longs siècles seuls ont le privilège d’entamer ! Mais il n’en est pas toujours ainsi. Avant d’arriver au terrain primitif, les torrents des Alpes ont de longs malheurs à amener. C’est d’abord dans des terrains facilement affouillables, au sein de calcaires sans consistance qu’ils se frayent un passage, et c’est par conséquent au milieu des habitations des hommes, à travers des champs, des vergers, des chalets, des prairies qu’ils s’élancent, renversant, entraînant dans la plaine tout ce qui les avoisine.

Mais si, franchissant ces gorges dangereuses, ce canal d’écoulement, où mille bizarreries, que la science explique, vous ont étonné, où de nombreux et gigantesques obélisques surmontés de larges chapeaux de pierre vous ont posé l’énigme de leur construction étrange, où la mort est suspendue sur vos têtes, où les blocs de rochers épars qu’il vous faut escalader à chaque pas vous ont attesté le peu d’adhérence de ceux qui pendent menaçants du haut de ces murailles déchirées ; si, curieux de rechercher le torrent jusqu’à son fort, comme on traque une bête fauve jusqu’à sa tanière, comme on suit l’aigle jusqu’à son aire, vous montez encore, le lit du torrent s’élargit, les murailles à pic qui le bordaient fuient à droite et à gauche, les sinistres débris qui ont affligé vos regards diminuent, et bientôt vous vous trouvez en face d’un vaste amphithéâtre terminé par la cime des monts, au fond d’un entonnoir profond où les eaux affluent de toutes parts : c’est là le bassin de réception des eaux des pluies et des neiges, formé lui-même par leur érosion aux dépens d’une montagne jadis habitée et dont le sol est chaque année transporté dans la plaine.

Telles sont les trois phases que présente le cours d’un torrent. Dessinez un entonnoir, faites déboucher son goulot sur la vallée, et vous aurez le plan de ce cours, qui dans l’espace de quelques lieues seulement suffit à tout confondre, à jeter la montagne dans la plaine, et qui, lui aussi, nivelle en les bouleversant les conditions naturelles. Pour le besoin de sa théorie, vraie, mais que doivent nécessairement modifier mille circonstances diverses, M. Surell a cru devoir s’attacher à systématiser ces dévastations et leurs causes. C’était le seul moyen de les étudier avec fruit et d’en tirer des règles certaines pour les conjurer ; mais il a soin de prémunir le lecteur contre l’absolutisme de ses démonstrations. Il est évident en effet que la nature n’a pas toujours donné aux phénomènes la démarcation tranchée que trouve entre eux la science ; des caractères qu’elle distingue semblent souvent confondus. C’est à l’esprit d’observation à faire à chacun sa part.

Ainsi M. Surell distingue plusieurs genres de torrents. Les uns sont plutôt des rivières torrentielles que des torrents proprement dits : à l’aide des siècles, au prix de cataclysmes dont les traces sont semées sur leur passage, ces cours d’eau se sont créé un régime désormais appréciable. Les autres sont encore de simples ravins, de simples plis dans les montagnes, qui n’attendent qu’un accident pour changer leur caractère inoffensif. Enfin viennent les torrents dévastateurs, dont l’imprévoyance des hommes contribue à augmenter chaque jour le nombre, et qui finiront par ruiner un des plus beaux pays de l’univers si l’administration ne se hâte pas de faire, pendant qu’il en est temps encore, quelques efforts pour arrêter les progrès du fléau.

Nous avons examiné le cours des torrents en le suivant de la vallée à la montagne. Partons maintenant de leur origine. C’est dans cette nouvelle étude que nous trouvons la cause du ravage de ces cours d’eau, le déboisement des hauts lieux.

Il existe toujours au sein des montagnes des plis naturels, des dépressions vers lesquelles se dirigent les eaux. Tant que les montagnes sont couvertes de bois, ces plis servent de lits à de petits cours d’eau permanents, utilisés par l’industrie et l’agriculture. Supposez ces plis barrés tout à coup, le goulot fermé à certaine hauteur : vous aurez créé des lacs supérieurs, des réservoirs, qui, amassant les eaux pendant les saisons pluvieuses, les dépenseront avec sagesse pendant l’été, distribuant la fertilité sur toutes les terres inférieures. Les grands végétaux retiennent les eaux qui tombent, ils les dispersent sur toute l’étendue du sol, ils rompent leur chute et amoindrissent à chaque pas leur vitesse acquise ; ils abritent la neige contre les rayons du soleil, en ralentissent la fonte de quelques jours et empêchent les eaux de s’amonceler.

Que la main de l’homme vienne porter la hache dans ces grandes forêts ; que, suivant l’usage ordinaire pour ces essences qui ne souffrent pas le recépage, on exploite à blanc estoc et, pour la commodité de l’exploitant, de fond en comble ; alors les eaux des pluies, celles des neiges, tomberont plus rapidement vers le lit du ruisseau ; le goulot où elles se dirigent ne sera plus assez large pour permettre leur écoulement régulier ; elles s’amasseront à l’entrée de ce canal, elles saperont, affouilleront, détacheront petit à petit les terres qui l’avoisinent et que ne protègent plus les mille racines d’arbres séculaires ; chaque année, des ravins nouveaux se formeront au sein de la montagne défrichée ; chaque année leur réunion agrandira l’entonnoir qui précède le canal d’écoulement, et toute la montagne entraînée tombera tôt ou tard sous les efforts des eaux animées d’une vitesse irrésistible, aidées de la puissance de la gravité. Il arrivera même souvent que des parties de montagne, détrempées par les eaux, glisseront sur la roche, et la laisseront à nu tout à coup.

Cependant la pente devient moins rapide, les eaux se meuvent plus lentement ; elles ont encore la force de rouler avec elles les débris qu’elles tiennent, mais elles n’ont plus celle d’augmenter leurs ravages. Les terres et les rochers, mieux assis, leur résistent. Dans le canal d’écoulement ce passage est court, mais il est utile de l’observer, car il indique la place où doivent être placés les ponts qui franchissent le torrent.

Enfin, en arrivant dans la vallée, les eaux abandonnent les détritus qu’elles ont charriés jusque-là, et c’est l’amas de ces tristes débris qui forme le lit de déjection du torrent à l’entrée du canal d’écoulement.

Cette dernière portion du parcours d’un torrent forme, avons-nous dit, un mamelon que le torrent exhausse chaque année aux dépens de la montagne. La section perpendiculaire au cours d’eau présente une surface convexe, et c’est sur le sommet de cette ligne que les eaux se maintiennent en temps normal.

On se rend parfaitement compte de cette forme qu’affecte le terrain et de la place que les eaux y occupent. Lorsque le torrent exerce ses ravages, sa vitesse lui imprime une direction en ligne droite ; mais bientôt cette vitesse diminue, il divague alors à droite et à gauche, et sème son passage des débris qu’il apporte de la montagne. Il est évident que son lit doit se ressentir de ces circonstances, et présenter l’aspect d’une chaussée bombée. Quand les eaux sont basses, ce doit être au sommet de cette chaussée que leur vitesse les maintient ; il s’y creuse un lit peu profond qu’il faudrait appeler le lit radical du torrent.

Dans les pays de plaines, on a peine à se faire une idée juste de la violence des torrents et de leurs ravages. Il faut en avoir été témoin pour prendre à cœur la triste position des habitants de ces belles contrées, qui n’attendent, pour reconquérir leur richesse, qu’un peu de sollicitude, mais de sollicitude éclairée, de la part de l’administration.

Presque à sec pendant une grande partie de l’année, les torrents sortent en général de leur lit au mois de juin. Il est impossible de prévoir, d’une année à l’autre, quel sera le dégât qu’ils causeront. L’abondance des neiges sur les hautes montagnes n’est pas un indice suffisant. Un degré de chaleur de plus ou de moins fait varier la quantité d’eau que fournissent ces neiges dans un temps donné, et détermine par conséquent les catastrophes. Dans l’été, un orage qui fond sur les montagnes amène un débordement.

Dans tous les cas, les eaux ne grossissent pas par degrés ; elles arrivent comme la foudre.

Le ciel a été calme et serein pendant de longs jours ; mais bientôt on voit s’amonceler autour du sommet des monts quelques nuages qui flottent à l’aventure. Leur marche s’arrête, la foudre gronde, mais l’orage est éloigné ; à peine à cette distance avez-vous entendu quelques coups de tonnerre, que le ciel a repris sa sérénité. Le mal est fait cependant, et tandis que le voyageur se réjouit du retour du beau temps, le paysan hoche la tête, il attend, calme et résigné, que la volonté de Dieu s’accomplisse.

Tout à coup un sourd mugissement sort de la montagne ; cette voix plaintive et menaçante à la fois est le seul, mais infaillible avertissement que le fléau daigne envoyer vers la vallée. Qu’on se presse ; que tout ce qui, pendant l’été, s’est rapproché du torrent fuie à toutes jambes ; que les charrettes qui traversent son lit desséché redoublent de vitesse ; que les troupeaux répandus sur cette lande regagnent à la hâte le village. Tournez les yeux vers la montagne, voyez-vous ce nuage de poussière, de feuilles et de pierres qui semble chassé par quelque puissance surnaturelle ? Cet ouragan terrible s’avance rapide comme la flèche ; il soulève du fond du lit du torrent des blocs de pierre de deux mètres de côté, qui viennent tomber à vos pieds, poussés par une force invisible ! Puis, derrière cette avalanche, voici venir le torrent lui-même roulant ses eaux comme une montagne qui tombe, qui tue, fracasse, écrase tout ce qu’elle rencontre.

Et qu’on ne dise pas que ce tableau a rien d’exagéré. C’est avec une vitesse de plus de quatorze mètres par seconde que se meut cette masse énorme et compacte ; et il est tel torrent qui débite ainsi, dans un temps donné et en passant dans un goulet de quelques mètres, plus d’eau que la Seine.

Aucun obstacle, aucune digue ne sauraient résister à de pareils effets. Les épouvantables accidents de nos locomotives ne sont que jeux d’enfants comparés à la puissance des torrents. Creusant sans cesse, affouillant la montagne, ils détruisent tout ce qu’ils touchent ; ils compromettent tout ce qui les avoisine. On voit les héritages s’engloutir les uns après les autres au sein des eaux ; on en voit qui, éloignés d’abord du fléau, glissent pour se rapprocher de leur perte, comme pris de vertige et fascinés par sa puissance.

Il n’y a donc plus à en douter, pour les départements des Hautes et Basses-Alpes, le plus grand mal qui puisse suivre les déboisements est la création des torrents dévastateurs.

Dès lors, quand il s’agit de ces contrées, le problème à résoudre se réduit à ces deux termes :

Empêcher la formation de torrents nouveaux ;

Chercher à éteindre les torrents en activité.

Pour tous ceux qui ont lu ce qui précède, ces deux propositions doivent se réduire à celles-ci :

Empêcher les déboisements futurs ;

Reboiser les pentes dénudées.

C’est à ce moyen simple mais tout-puissant, qu’il importe de s’arrêter ; les digues, les barrages, les endiguements, les épis, les enrochements, les travaux de défense sur les rives du torrent peuvent, ainsi que leur nom de défenses l’indique, apporter quelque garantie partielle ou momentanée contre les dévastations, mais la cause en reste permanente, et les effets reviendront incontestablement.

N’est-il pas étrange de voir les hommes s’occuper sans relâche d’amoindrir les désastres, lorsque d’autre part la cause de ces désastres est reconnue. On s’évertue à mettre obstacle à l’irruption des eaux ; on dépense une intelligence rare et des sommes énormes pour de fort douteux résultats, lorsque l’on sait à n’en pas douter qu’il est des moyens de faire disparaître le fléau contre lequel on lutte : ne semblerait-il pas que cette lutte fût un plaisir ?

Mais quels moyens l’administration a-t-elle pour arriver à la solution du problème que nous venons de poser : Empêcher les déboisements, les défrichements des montagnes, reboiser les pentes dénudées ? La science peut en donner les moyens, mais la population résistera. Elle se croira ruinée par la mesure qui seule peut la sauver d’une ruine totale et prochaine ; elle ne voudra pas se soumettre à des privations actuelles dans l’espoir d’un bien-être futur : elle ne le pourra pas.

Et en effet, ce n’est pas, on peut le croire, pour le vain plaisir de la dévastation que les pauvres habitants des Alpes détruisent les forêts de leurs montagnes ; deux besoins parallèles, impérieux, les y convient : le besoin du combustible qui leur est indispensable pour les longs mois d’hiver qui sont leur partage, et celui, non moins pressant assurément, de nouveaux champs à cultiver pour remplacer ceux que chaque année le torrent emporte dans sa course.

Cependant il est un fait qui rassure. Les parties élevées des montagnes, celles où se trouvent placés les bassins de réception, sources des torrents, sont rarement des propriétés privées. Elles appartiennent en général aux communes, et le revenu qu’on tire de l’exploitation de ces cimes ou de leur pacage est peu de chose. Pour ces hautes régions donc, il suffirait qu’elles fussent placées sous le régime forestier : les plantations y deviendraient praticables.

Ce n’est point ici le lieu d’entrer dans les détails d’une entreprise de reboisement général des Hautes-Alpes : c’est dans les mémoires de Dugied, de Fabre, et maintenant surtout dans le beau travail de M. Surell, qu’il faut les puiser. Il n’est pas d’agronome, d’ailleurs, qui ne convienne que ce reboisement est une tâche facile et peu dispendieuse, si l’on en considère les résultats d’avenir. Il n’est pas d’administrateur qui n’ait clairement aperçu les avantages définitifs d’une pareille entreprise et l’accroissement de richesses qui la suivrait infailliblement. M. Surell, ainsi que son devancier M. Dugied, croit que la somme de 100 000 francs employée annuellement à cette grande œuvre pendant un laps de temps de soixante années serait amplement suffisante à son achèvement.

Ce n’est donc plus que dans les mesures administratives que réside aujourd’hui la difficulté : elle n’est pas insurmontable, cependant, et M. Surell présente une série de propositions toutes parfaitement praticables, et dont les principales sont les suivantes :

Élever les travaux de reboisement au même rang que les travaux des ponts et chaussées par une ordonnance déclarative d’utilité publique, laquelle permettrait l’expropriation toutes les fois qu’elle serait nécessaire.

Affecter à ces travaux un fonds spécial inscrit dans le budget de l’État, et s’élevant à 100 000 francs par an.

Investir le préfet du droit de fixer l’étendue et les limites du pacage, et le nombre des troupeaux, dont la surabondance exténue le sol et détruit toute végétation.

Régler les cultures sur les terrains en pente.

Enfin mettre sous le régime forestier certaines propriétés communales.

Sans doute l’exécution de ces mesures apporterait dans le régime actuel quelques perturbations : il faudrait cependant passer outre ; mais le devoir de l’administration locale serait d’en atténuer les effets et de compenser la gêne momentanée qui pourrait en résulter pour les pauvres habitants de certaines communes.

Certes, ce ne sont pas là des questions insolubles, des difficultés bien sérieuses. Nous croyons que si une commission spéciale était chargée d’élaborer le plan de cette entreprise nationale, si l’ingénieur auquel est dû le beau mémoire que nous venons de citer en faisait partie, si le préfet du département et l’inspecteur des domaines y étaient appelés, il sortirait bientôt de ce conseil un projet complet auquel pourrait être, en toute assurance, donnée la sanction ministérielle, et qu’approuverait à l’unanimité la législature.

Dans trente ans, la richesse de ces contrées peut être décuplée ; et pour ce résultat, que faut-il ? une somme de 100 000 fr. par an. Les forêts seules payeront ces dépenses, sans parler de la fécondité qu’une distribution savante des eaux aura rendue à toutes les terres aujourd’hui desséchées de ces montagnes.

Trop de preuves évidentes frappent les yeux des plus incrédules, pour qu’il soit possible de nier encore les désastres dus aux défrichements des forêts dans les montagnes. Mais les partisans de la liberté absolue prétendent que dans les pays de plaines ces dangers ne sont pas à redouter, et que là du moins l’administration n’a aucun motif pour s’opposer à la libre disposition de la propriété.

Ici la question change ; mais, loin de s’amoindrir, comme on semble le penser, elle s’agrandit au contraire, elle devient d’une importance extrême ; ce n’est plus la seule science du géologue et du physicien qu’elle intéresse, il s’agit de la subsistance, de la fonction sociale du sol, et cette étude est la base de la science économique.

Dans les pays de montagnes, les déboisements ont peu d’effet sur l’économie des cultures ; les pauvres habitants de ces hautes régions ne cultivent pas dans la vue d’échanges ; leurs prétentions ne vont pas jusque-là ; la tâche qu’ils s’imposent n’a pour but que leur subsistance, et à peine l’assurent-ils au prix des plus rudes travaux. Ce besoin satisfait, et Dieu sait comment, il ne leur reste rien : pour eux le produit net n’existe pas.

Dans les pays de plaines, de culture céréale régulière, l’influence des défrichements s’étend sur toute la contrée ; ils modifient les conditions de la culture, ils changent les relations qu’ont entre eux le capital et le produit ; ils modifient donc l’intérêt et les profits des capitaux et du travail.

Le prétexte qu’on prend pour obtenir les autorisations qu’on sollicite, est le prix élevé des céréales ; on prétend venir faire concurrence aux sols actuellement en valeur ; on dit que l’extension donnée au domaine cultivable abaissera les prix du blé. Au premier coup d’œil cette proposition paraît toute simple ; c’est cependant une erreur, et les faits le démontrent chaque jour.

Si la terre est un instrument, c’est un instrument tout particulier, qui n’est pas même détenu par le propriétaire en vertu des lois ordinaires de la possession : on a tort, ce nous semble, de lui appliquer les règles de la production manufacturière, et ce tort est d’autant plus grand que, sans la connaissance la plus intime des fonctions économiques du sol, nul ne saurait comprendre toute la portée de cette belle théorie de la liberté du commerce que Turgot a si bien su en déduire, et qui triomphera malgré les résistances opiniâtres de l’intérêt et de l’ignorance. Disons-le, cette ignorance des propriétés économiques du sol est cause du peu de fixité dans les opinions de quelques hommes qui rendent à la liberté des échanges un simple hommage de convention, mais qui retournent à la protection sous le prétexte le plus futile, et restent, sans conviction, tourmentés par cette ridicule tergiversation.

Rappelons en quelques lignes les principes généraux. La seule cause de l’accumulation du capital du genre humain, du progrès des nations par conséquent, est dans l’excédent que donne le sol sur la consommation nécessaire à la reproduction annuelle. Si nous supposions que la production de la subsistance nécessaire à chaque homme absorbât tout le temps, toutes les forces de cet homme, nous aurions supposé la ruine complète du genre humain. Il ne resterait à personne le temps de travailler à la satisfaction des mille besoins auxquels fournissent les industries diverses chez les nations civilisées.

Si au contraire un homme, en s’adonnant à la culture, produit la subsistance de deux, à l’instant même la division du travail est créée. L’un, sous le nom de propriétaire, de fermier, de colon, etc., s’empare de la production de la subsistance de tous deux ; le second, en échange, confectionne, aussi pour tous deux, les habits, les chaussures, etc. Tous deux travaillent utilement, tous deux ont un produit net.

Qu’au lieu de produire pour deux, le cultivateur trouve le moyen de produire pour trois, pour quatre ou pour cinq ; il est clair qu’il dispensera de la culture autant de ses concitoyens, et tous se livreront à quelque autre fonction sociale. Nous ne voulons pas rechercher ici dans quelle proportion chacun d’eux devra venir en partage au produit net ; il suffit de dire que ce produit net existera, que la société prospérera, et que les grands travaux, les routes, les canaux, etc., viendront encore ajouter aux forces productrices de la société.

Mais la fertilité de la terre n’est pas la même partout. Il est des sols qui sont naturellement plus féconds que d’autres, dans lesquels les conditions physiques de la fertilité, l’humidité, la chaleur, etc., sont mieux réunies, et qui donnent par conséquent un produit net plus considérable ; il en est, au contraire, qui, en supposant le blé à un certain prix, ne supporteraient pas les frais de leur mise en valeur.

En outre, de quelque fertilité qu’un sol donné soit doué, il faut remarquer que lorsqu’on a placé dans sa culture la somme d’efforts, capital et travail, nécessaire à sa mise en valeur normale, une nouvelle somme d’efforts ne donnera plus un produit proportionnel à celui qu’on a d’abord obtenu. Supposons, par exemple, qu’une dépense égale à 100 ait, dans la mise en valeur d’un sol, donné un résultat égal à 108 ; il ne s’ensuit pas qu’un nouveau capital, égal encore à 100, donne aussi 108 de résultat. Il est au contraire certain que le nouveau produit ne sera plus que de 103 ou 104 ; il arrivera même un moment où le produit net sera complétement nul ; plus loin encore il serait négatif.

Les fermiers des environs de Paris possèdent un capital de 15 000 fr. par charrue de 34 hectares ; supposons, ce qui est loin d’être vrai, que ce soit là le capital de la mise en valeur normale de ces terres : ce capital rapporte un profit donné, 10 pour 100 par exemple. Qu’au lieu de 15 000 francs, ils placent sur la ferme une somme double : ce n’est plus 10 pour 100 qu’ils tireront de ce nouvel apport, mais seulement 5 ou 6, peut-être moins ; et bien que le renchérissement du blé ait provoqué cette nouvelle mise de fonds, l’intérêt des capitaux de culture se trouvera réduit.

Il faut admettre que c’est par les meilleurs sols que les cultures ont commencé. La logique l’indique, les faits le prouvent. Le cadastre classe le sol des forêts qui nous restent dans le dernier rang des sols, et le renchérissement successif des bois empêcherait qu’il y eût avantage à leur transformation en terres labourables, si le renchérissement des blés, et la constante demande de terre que font les paysans, ne leur donnaient une valeur outrée.

Tirons maintenant les conséquences de ces principes :

Un état de choses est donné, le sol en culture est déterminé ; les capitaux trouvent, à un certain intérêt, leur emploi dans les diverses industries ; la richesse s’accroît, et par conséquent l’intérêt de l’argent tend à diminuer chaque jour ; on place à 6, puis à 5 et demi, puis à 5, etc. : tout marche régulièrement.

Cependant la population se développe, et en même temps l’erreur de la législation maintient les lois dites protectrices, et empêche l’entrée des blés produits à plus bas prix. Quel est le résultat de ces deux circonstances ? Nul ne le niera : une demande plus considérable, une augmentation de prix à l’intérieur; et par cela même une différence toujours croissante entre le prix de revient au dedans et au dehors, et la nécessité de relever encore presque périodiquement les droits à l’entrée. Alors l’application d’une nouvelle portion de capital à la culture des terres déjà en pleine valeur peut devenir lucrative, car d’une part l’intérêt des capitaux reste réduit, et de l’autre les blés tendent à augmenter. Un produit net de 4, au lieu de 5 ou 6, est désormais considéré comme une rémunération suffisante pour l’exploitant.

Par la même raison, il devient avantageux de défricher les sols inférieurs qui, avant ces changements progressifs, n’auraient pas supporté les frais de culture. C’est ce qui est arrivé en Angleterre pendant la guerre. On y a rompu de vieux pâturages, on y a mis en culture toutes les forêts. À force de guinées, ces sols trop froids ou trop légers ont porté des céréales ; les prix élevés de ces temps ont rendu profitables de telles énormités.

Maintenant, nous le demandons, comment peut-on prétendre que le défrichement des forêts a pour résultat de ramener l’abondance et de diminuer les prix ? Nous venons de prouver que ces sols exigent de plus grands frais pour une production inférieure ; comment est-il possible d’établir une concurrence avec de tels éléments ? Prétendre abaisser les prix par de tels moyens, c’est prétendre qu’on pourra vendre à meilleur marché un produit obtenu plus chèrement ; or, c’est prétendre une absurdité.

Jusqu’ici nous voyons clairement que l’intérêt des propriétaires des forêts les pousse aux défrichements. Ils veulent augmenter leurs revenus, rien autre chose, et cela est naturel. Quant aux propriétaires des sols déjà cultivés, ils ont un intérêt identique, car les défrichements ont pour résultat l’augmentation de la rente.

Ricardo[1] a établi avec une logique que les économistes français n’ont pas assez appréciée, mais à laquelle M. Rossi a rendu une justice éclatante, que la rente du propriétaire, une contrée étant donnée, est fixée par la relation qu’ont entre elles, eu égard à la production, les bonnes et les mauvaises terres. Non pas précisément, comme le lui fait dire J.-B. Say, « que la bonne terre donne une rente, par la raison que la mauvaise terre n’en donne pas » ; mais par cette autre raison toute simple, que la nécessité, vraie ou supposée, de défricher un sol qui rend deux ou trois fois la semence, augmente la valeur relative de celui qui rend quatre ou cinq.

Cette proposition est d’une évidence qui dispense de démonstration. En effet, puisque nous admettons la culture de ce sol inférieur, il faut bien admettre aussi qu’il y aura des exploitants qui se contenteront du profit restreint qu’il donnera. Voilà donc l’intérêt du capital de culture diminué. À la vérité, les sols anciens donnent encore un profit plus considérable ; mais puisque nous admettons la culture moins lucrative des sols nouveaux, il faut croire qu’il y aura concurrence pour les fermes anciennes, car chacun voudra réaliser de plus gros profits. Cette concurrence aura pour résultat de mettre petit à petit dans la poche du propriétaire, sous forme d’augmentation de rente, la différence des profits entre les nouveaux et les anciens sols, et les exploitants de toute la contrée verront leurs bénéfices diminuer à mesure qu’augmentera la rente du propriétaire. Aussi J. Mill, dont l’ouvrage si clair et si logique ne saurait être trop recommandé, a-t-il défini la rente, la différence entre l’intérêt de la partie la plus productive et l’intérêt de la partie la moins productive, du capital employé à la culture.

Cette définition nous semble juste, et nous croyons que c’est bien à tort que quelques économistes français ont confondu la rente avec l’intérêt du capital. En effet, ce qui précède démontre que la rente s’accroît au fur et à mesure que l’intérêt et les profits des capitaux diminuent. Il n’y a donc pas de similitude entre ces deux éléments.

On dit que la rente, en augmentant, accroît la valeur vénale de la terre, et que cette valeur est un indice de prospérité. Nous ne savons ; mais dans tous les cas, ce qui est évident, c’est qu’elle accroît le prix de revient des subsistances, et c’est un triste indice de prospérité qu’un état de choses qui, si on le suit dans ses conséquences, arriverait à placer en présence, des capitalistes qui ne trouveraient plus d’intérêt pour leurs fonds, et des propriétaires dont la rente s’élèverait sans cesse et finirait par absorber le capital accumulé du pays.

Au reste, il ne faut pas croire que cette augmentation successive, qui met l’Angleterre et la France dans une position si difficile et si inférieure en Europe, profite à toujours aux propriétaires. Depuis quarante ans, les baux ont doublé dans une grande partie de la France, ce qui n’empêche pas la propriété foncière de rapporter 2 à 3 et demi tout au plus. La raison en est toute simple. La propriété qui, il y a quarante ans, rapportait 1 000francs, se vendait alors 30 000 ; aujourd’hui elle rapporte 2 000 francs, mais elle se vend 60 000 : elle a changé de main, c’est là tout le mystère. Et voilà pourquoi, au moindre soubresaut, à la moindre idée de dégrèvement, les détenteurs actuels du sol se soulèvent et résistent. Et en effet, quels qu’aient été les progrès de la valeur vénale du sol, leur position n’est pas meilleure pour cela ; ils ont acheté en conséquence. Les forcer à diminuer leurs baux, c’est retrancher une partie de l’intérêt déjà fort restreint de leurs capitaux : ils peuvent voir là une injustice, ou tout au moins un dommage. Voyez ce qui s’est passé en Angleterre pendant la guerre. Nous l’avons dit, les difficultés des approvisionnements avaient donné aux denrées de première nécessité un prix fort élevé ; le blé valait jusqu’à 110 schellings par quarter de 3 hectolitres, et pendant la période de guerre, l’introduction ne s’éleva qu’à moins de 1 800 000 hectolitres par an. On trouva avantage à rompre les sols des anciens pâturages ; les terres argileuses furent rendues propres aux céréales au prix des façons les plus dispendieuses ; on creusait à un mètre et plus pour aller chercher le sous-sol calcaire et sablonneux, et le ramener à la surface ; les marnages, les chaulages, les composts les plus actifs furent mis en œuvre, les labours se multiplièrent ; bref, ces sols portèrent des récoltes, furent loués et payèrent une rente. Les bons sols éprouvèrent en conséquence une augmentation considérable, le revenu des propriétés foncières quintupla dans quelques comtés.

On n’a pas de peine à croire que cette progression dut être fort goûtée des propriétaires ; ils en firent la base d’une économie politique sui generis à leur usage particulier, et dont on les voit encore aujourd’hui chercher à faire adopter les propositions, dont la principale consiste à dire que plus la rente est élevée, plus le pays prospère. Tout cela est fort naturel. Cependant un grand nombre d’entre eux vendirent leurs propriétés sur les bases nouvelles ; ils réalisèrent des fortunes considérables. Ceux qui gardèrent, et qui voyaient leurs revenus quintuplés, quintuplèrent leurs dépenses ; il y eut alors un luxe inouï parmi les détenteurs des terres. Mais tout à coup la paix permit l’introduction à moins de frais des blés étrangers. Ces blés, qui s’étaient maintenus à 80 schellings en moyenne, et qui en 1812 avaient été payés 122 sch. 8 d., et en 1813 106 sch. 6 d., s’abaissèrent, en 1814 et 1815, à 72 sch. 11 d. et 62 sch. 8 d. ; alors les mauvais sols ne payèrent plus les frais exorbitants de leur culture.

Tout le monde réclama ; les exploitants eux-mêmes qui payaient la rente, et en même temps faisaient les avances de culture, s’écrièrent que les prix n’étaient pas rémunératoires : ce fut un tolle général contre les importations. Ceux des propriétaires qui avaient acheté pendant les hauts prix furent réellement ruinés ; ceux qui avaient gardé, obligés de réduire leurs dépenses, crièrent au moins aussi fort, et comme ils étaient puissants, ils proclamèrent que le blé étranger ne serait admis que lorsque les prix intérieurs auraient atteint 80 schellings : en prenant cette base, ils crurent faire une concession.

Chacun sait ce qu’il est advenu de cette loi de 1815. Aujourd’hui les torys eux-mêmes ont compris que cette infériorité du peuple anglais, relativement aux subsistances, doit absolument cesser ; mais renverser tout à coup les barrières apporterait une perturbation énorme dans les fortunes ; il faut agir avec prudence, même lorsqu’il s’agit de détruire les effets des sottises humaines.

Au reste, il est des propriétaires anglais qui ont compris en hommes de cœur et d’honneur leur position ; lord Fitz William, par exemple, a de son propre mouvement réduit tout d’un coup de 20% les baux de ses fermiers. Son exemple a été suivi.

Mais en France, dira-t-on, les terres ne sont pas toutes affermées ; les défrichements des forêts ne sont pas destinés à devenir des fermes de rapport : en général c’est pour vendre le sol par parcelles aux paysans qu’on demande avec tant d’instance les autorisations.

En ce cas, nous le concevons, on peut dire qu’il n’est plus aussi important de considérer le produit net, c’est-à-dire de comparer les récoltes aux frais de culture. Les paysans, en achetant de misérables lambeaux de landes arides, comme autrefois en faisant la guerre aux châteaux, semblent n’avoir qu’un but, celui d’échapper une fois pour toutes à ces funestes soubresauts qu’un système bâtard et aveugle, qui n’est ni le régime ni la liberté, fait subir au travail.

En Angleterre, où tous les travailleurs sont prolétaires, agriculteurs et manufacturiers souffrent ensemble de ces fluctuations. La loi des pauvres atteste même que les districts agricoles sont considérablement plus chargés que les districts manufacturiers. Mais en France, l’appropriation du sol par petits lambeaux a du moins ce résultat, que le paysan, quoi qu’il arrive, est assuré d’un salaire quelconque pour prix de son labeur. Sans doute ce salaire est modique ; il est souvent à peine suffisant pour la satisfaction des premiers besoins. Le travailleur reste privé de tout produit net ; il dévore la chétive pitance qu’il tire d’un sol ingrat, et après cela il ne lui reste pas grand’chose à échanger ; mais au moins, bon an mal an, il a vécu : si l’abondance n’a pu l’enrichir, la disette ne l’a pas tué, il s’est accoutumé aux privations.

Certes, entre le mal de mourir de faim et le mal de vivre péniblement, le choix n’est pas douteux, et les paysans font bien d’acheter, quand ils le peuvent, un morceau de lande ; mais ce n’est pas là qu’est le moyen d’accroître la richesse d’une nation, et cet émiettage du sol en France, qui rend la culture si chère, aurait un jour les mêmes effets que la loi agraire, ce fantôme dont le nom fait peur, mais dont on provoque la venue en provoquant la division extrême du sol. En effet, sans produit net du sol, nous l’avons vu, plus de progrès, plus d’accumulation, plus d’échanges ; tout est dévoré dans l’œuvre de la reproduction, et la richesse devient un vain mot.

C’est, nous le savons, heurter toutes les idées reçues que de combattre ceux qui cherchent à nous faire honte de nos friches. Dans l’intérêt du progrès cependant, il faudrait que ces friches ne fussent pas rompues tant qu’au dedans ou au dehors on pourra se procurer des blés à plus bas prix ; au lieu d’augmenter chaque année la différence qui existe entre le revient du blé à l’extérieur et à l’intérieur, il faudrait chercher à la diminuer. Ce n’est qu’à ce prix que nous marcherons d’une manière normale au développement de la richesse. Qu’on étende au lieu de le diminuer le domaine des pâturages : un grand nombre de landes peuvent être à peu de frais améliorées pour cette destination ; ce sera déjà faire beaucoup pour la culture des céréales. La France est aujourd’hui privée de viande et d’engrais. D’ailleurs, peu de nos meilleures terres sont arrivées à leur production normale : elles peuvent encore donner les produits nets les plus considérables à l’aide d’une addition de capital. C’est d’abord vers cette amélioration qu’il faut marcher. Les défrichements des sols inférieurs auront leur tour. Heureusement, si les hommes sont sages, ce temps est encore bien éloigné. Il y a encore assez de bonnes terres dans le monde pour que ce danger ne nous préoccupe pas.

Hippolyte DUSSARD.

————————

[1] L’auteur de cet article a publié en 1834 un Mémoire sur cette question importante, et dans lequel il a cherché à rendre à la théorie de Ricardo, de Mill et de Malthus la justice qui lui est due. C’était à l’occasion des plaintes que font entendre les agriculteurs qui se disent ruinés quand le ciel aide leurs efforts et que la récolte est abondante. Son opinion se trouvant aujourd’hui corroborée de celle de son savant collaborateur, M. Rossi, sa confiance n’a pu que s’accroître.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.