De l’occupation des îles Marquises, par Louis Reybaud

De l’occupation des îles Marquises, par Louis Reybaud. Journal des économistes, Janvier 1843.


DE L’OCCUPATION DES ÎLES MARQUISES.

Le gouvernement français vient de prendre possession d’un petit groupe d’îles situées dans l’Océan Pacifique : un rapport du contre-amiral Dupetit-Thouars, en date du 20 juin 1842, constate cet acte important, et en transmet les détails au ministre de la marine. Vers le mois d’avril, une escadrille composée de la frégate la Reine-Blanche, et des corvettes la Triomphante et l’Embuscade, a paru dans les eaux de cet archipel avec des forces plus que suffisantes pour le conquérir. L’emploi des moyens de rigueur n’a pas été nécessaire : les chefs sauvages n’ont fait aucune difficulté de reconnaître notre pavillon et d’accepter notre suprématie. Sur-le-champ, deux établissements ont été fondés, l’un dans la baie de Vaï-Tahou, sur l’île de Tahou-Ata, l’autre dans la baie de Taïo-Haë, sur l’île de Nouka-Hiva. Les équipages ont tracé l’enceinte de deux forts qui doivent être déjà en état de défense et pourvus d’une garnison formée de troupes d’artillerie et d’infanterie de marine.

Ce fait décisif assure donc à la France une colonie de plus. Il importe dès lors d’examiner ce que l’intérêt national doit y gagner, et de quelle utilité peut être cette accession d’un territoire nouveau. Bien des détails sur les îles Marquises ont été déjà livrés à la publicité ; il ne reste qu’à insister plus spécialement sur les motifs qui ont amené l’occupation, et à présager ce qu’on en peut attendre. Un coup d’œil sur la race et sur le sol forme une préparation nécessaire à cet examen.

Les navigateurs qui ont sillonné cette immense étendue d’eau que l’on nomme l’Océan Pacifique, ont pu, en abordant aux îles dont il est semé, s’assurer que cette contrée renferme trois races parfaitement distinctes ; l’une, composée d’hommes cuivrés d’une fort belle taille, et généralement bien proportionnés ; la seconde, ne présentant que des sujets d’un teint noir ou fuligineux, aux cheveux crépus, frisés, floconneux, aux formes chétives et disgracieuses ; enfin, une troisième race intermédiaire, offrant des individus dont la peau est fortement cuivrée, presque bistre, avec des formes sveltes, des visages effilés et une taille au-dessus de la moyenne. Chacune de ces races a d’ailleurs son caractère. La première obéit à un état social qui varie entre l’oligarchie et la monarchie ; la seconde végète dans l’état de nature, et ne semble guère dépasser la condition de la brute ; la troisième se borne à reconnaître quelques chefs, et se place, pour le degré de la civilisation, dans une condition mixte. En outre, quelques traits particuliers aux peuples océaniens, distinguent ces trois types. Le premier reconnaît la loi du tabou ou tapou, interdiction religieuse qui frappe certains hommes et certaines localités, boit le kava, liqueur fermentée tirée du piper methysticum, ne se sert point d’arcs, mais de casse-têtes. Le second type n’offre aucune trace de coutumes et de jouissances aussi raffinées ; il vit en proie à tous les besoins, et connaît l’usage des flèches et de l’arc. Le troisième type semble employer à la fois ces armes et les casse-têtes, mais il ne demeure pas étranger au tabou, et au lieu de kava, consomme le bétel et l’arek, comme les Malais.

Ces trois grandes divisions de races ont amené dans le Monde Maritime trois divisions géographiques qui y correspondent, sous les dénominations de Polynésie, Mélanésie et Micronésie. Les îles Marquises appartiennent à la première de ces divisions, et forment l’un des derniers groupes de la Polynésie Orientale. Ainsi les indigènes qui l’habitent sont au premier rang parmi ceux du Monde Maritime ; ils ont pour eux la double supériorité du régime social et de la race. À ce point de vue, le choix de cet archipel comme mât de pavillon, pour ainsi dire, est des plus heureux. On peut tirer quelque parti des Polynésiens ; on peut espérer qu’ils se montreront accessibles aux bienfaits de la civilisation. Dans l’état naturel, ces peuples ont fait preuve d’intelligence, de désir de connaître, d’activité même, et d’aptitude à diverses fonctions. Des besoins nouveaux développeront ces dons instinctifs, et en accroîtront l’énergie. Vivant sous un ciel presque toujours pur, et sur une terre prodigue, ils ne connaissent encore que le bonheur de ne rien faire. La civilisation leur apportera d’autres jouissances et en même temps, hélas ! d’autres douleurs.

Les îles Marquises sont d’origine évidemment volcanique, différentes en cela des îles de la Société qui les avoisinent. On sait que la formation des archipels océaniens est due à deux agents également actifs, quoique doués d’une puissance très distincte : tantôt ce sont les volcans, tantôt les madrépores. Ici des cratères en éruption font naître des îles de lave ; là des coraux vivants, des lithophytes s’élèvent graduellement au-dessus des eaux. Rien n’est plus curieux que ce dernier travail, où la pierre végète, s’anime, et fait saillir hors de la mer des aiguilles madréporiques contre lesquelles viendront se briser d’imprudents vaisseaux. L’on voit s’élever ces îlots de corail, bâtis par des myriades d’architectes. Ce n’est d’abord qu’une couronne de récifs, au centre de laquelle s’étend un petit lagon, véritable coupe d’eau salée ; puis lorsque les détritus ont enrichi le sol, une végétation spontanée s’y développe, et l’écueil se pare d’une ceinture de cocotiers et de palétuviers qui le signalent de loin au navigateur.

De ces deux formations, la plus favorable sans contredit est celle qui provient des agents volcaniques. Seuls ils amènent les grands reliefs du terrain, nécessaires à l’aménagement des eaux pluviales et déterminent ces versants qui se parent, entre les tropiques, d’une si éclatante et si riche végétation. En général les crêtes sont nues ; mais à mi-côte croissent des forêts d’hibiscus et d’arbres à pain, précieuse ressource pour les insulaires de la mer du Sud. L’arbre à pain explique l’indolence des naturels, leur vie molle, leurs allures nonchalantes. Il fournit tout aux naturels, la nourriture et l’ombre. Le Polynésien n’a pas besoin, pour vivre, de creuser péniblement un sillon comme l’Européen, ou de vouer, comme l’Hindou, ses bras fiévreux au travail des rizières ; il n’a qu’à porter la main vers l’arbre à pain et à en cueillir le fruit. Ce végétal tapisse les pentes des montagnes, couvre les vallons et même les rivages de la mer. Il forme des greniers inépuisables où l’homme peut puiser presque en toute saison. Cuit à feu étouffé, le fruit du pandanus a le fondant de la pomme de terre, avec plus de délicatesse et plus de propriétés nutritives. Parmi les plantes qui viennent presque sans culture, on peut citer encore les ignames et le taro, qui composent, avec les fruits du cocotier et de l’arbre à pain, la base des repas des indigènes. En fait de nourriture animale, ils ne connaissent que le cochon, beaucoup plus rare d’ailleurs aux îles Marquises qu’en aucun autre groupe de la Polynésie. Le poisson est en revanche très abondant sur ces rivages, et les habitants sont de très habiles pêcheurs.

Comme étendue, cet archipel n’a pas une très grande importance. Il se compose de onze îles ou îlots, courant dans la direction du N.-O au S.-E. Toutes les évaluations que l’on a pu donner soit sur la superficie du terrain, soit sur le chiffre de la population, ne doivent être acceptées qu’avec une défiance extrême. La carte dressée par M. Vincendon-Dumoulin, qui faisait partie de l’expédition du célèbre et infortuné d’Urville, est jusqu’ici ce que l’on possède de plus récent et de plus exact. Encore ne faut-il y voir qu’un travail sommaire et incomplet. Il y aura à recueillir les éléments d’une hydrographie et d’une statistique plus scrupuleuses des îles Marquises. Ainsi l’île principale, à laquelle on accorde communément de quinze à dix-huit lieues de périmètre, semble, d’après des informations plus précises, en avoir au-delà de trente-cinq. On s’exposerait également à trop de mécomptes si l’on acceptait, comme divers géographes, le chiffre de vingt mille âmes pour la population de cet archipel. Rien n’est plus merveilleux que l’assurance avec laquelle on émet certains chiffres, si ce n’est toutefois la candeur avec laquelle ils sont reproduits et répétés. Voici un pays où l’américain Porter a seul jusqu’ici séjourné d’une manière un peu suivie, au milieu de relations fort troublées avec les indigènes. Ce navigateur n’a d’ailleurs bien connu qu’une seule de ces îles, celle où il avait en 1813 fondé un établissement. Toutes les autres observations faites sur les Marquises n’ont été que superficielles et hâtives. Malgré cela, on cite des calculs de dénombrement avec la même confiance que s’il s’agissait d’une ville d’Europe. Il serait bien temps que la statistique et la géographie se montrassent plus réservées et moins crédules.

Il ne peut être ici question qu’accessoirement de l’histoire des îles Marquises et des mœurs des indigènes. On sait que Mendana découvrit en 1595 le groupe du sud et lui donna le nom d’îles Marquises, en l’honneur de la femme du marquis de Mendoça, vice-roi du Pérou. Le groupe du nord demeura inconnu jusqu’en 1791, époque où un capitaine français, Marchand, appartenant à la marine du commerce et au port de Marseille, l’aperçut pour la première fois. Les Américains contestent pourtant la priorité de cette découverte, et l’attribuent à un marin de leur nation nommé Ingraham. Quoi qu’il en soit, avant l’amiral russe Krusenstern, personne n’a vu cet archipel avec soin. Quelques missionnaires anglais, débarqués par le capitaine Wilson, au service de la Société biblique de Londres, n’avaient fait qu’un court séjour en 1797 sur l’une des îles, et le capitaine Hergost s’était borné à relever en 1792 les gisements des terres dans une reconnaissance à la voile. Krusenstern, le premier, dans une relâche à Nouka-Hiva, en 1804, poursuivit une exploration minutieuse, et recueillit une foule de particularités sur les mœurs, les coutumes, les lois, l’état social de ces peuples. Cette étude fut faite d’une manière si intelligente et si exacte, que tous les rapports postérieurs n’ont fait qu’en confirmer les détails. Le capitaine Porter, qui établit aux Marquises, en 1812 et 1813, le siège de ses croisières contre le commerce anglais, ajouta peu de chose à la relation de Krusenstern, et les visiteurs qui le suivirent, comme Waldegrave, en 1831, et plus près de nous MM. Dupetit-Thouars et d’Urville, se contentèrent de vérifier les documents antérieurs par un contrôle judicieux.

Dès lors il fut évident que ces tribus appartiennent à la grande famille Polynésienne, distribuée sur une étendue d’eau de deux mille lieues, et répartie entre les deux hémisphères, par exemple aux îles Sandwich et à la Nouvelle-Zélande. Les îles Marquises, Tonga et Tahiti, occupent la zone intermédiaire. Comment expliquer l’existence de la même race à des distances semblables ? Sur toutes ces îles, la navigation, encore dans l’enfance, témoigne que la haute mer n’a été, pour ces peuples, que le théâtre de voyages involontaires, et l’aspect seul de leurs frêles pirogues suffit pour éloigner l’idée qu’elles aient pu servir à des excursions lointaines. Cependant sur des groupes, séparés par 60 degrés de latitude, la même race a été retrouvée, avec les mêmes préjugés, les mêmes habitudes, le même idiome. Quelle loi a présidé à cet éparpillement ? On ne saurait le dire d’une manière concluante. Les mœurs de ces indigènes sont d’ailleurs douces et faciles. Aux îles Marquises aucune pudeur ne règle les relations des sexes. Toute jeune fille s’offre aux désirs de l’étranger, tout mari dispose des faveurs de sa femme, les vend ou les cède à titre gratuit. Quant au régime social, le tabou en est le seul lien évident. Le chef ou le prêtre impose le tabou sur les propriétés qui sont alors respectées, sur les moraïs ou temples des esprits, sur les champs, sur un bras de mer, sur les tombes, sur les habitations. Il est rare que cette loi soit méconnue ; les indigènes craindraient, en violant le tabou, que les dieux ne les punissent de mort. La population se partage en diverses tribus gouvernées par des chefs distincts, et en proie, de temps immémorial, à des guerres acharnées. Mendana, en 1595, Porter, en 1812, les trouvèrent aux prises pour les causes les plus légères. Aussi le caractère de ces tribus est-il belliqueux et turbulent ; quelques exemples seront nécessaires pour établir parmi elles le sentiment de notre supériorité. Déjà elles viennent de préluder à l’insurrection par le massacre de deux officiers de marine, et des représailles énergiques ont dû suivre cet attentat. Les îles Marquises ne résisteront pas sans doute aux armes de la France, mais il y aura à craindre de la part des naturels, initiés par les baleiniers à l’usage du fusil, des embûches perfides et des assassinats isolés.

Tel est le pays où nous venons de fonder un établissement. Il serait difficile de connaître tous les motifs qui ont amené cette occupation, mais on peut dire pourtant qu’ils sont de deux sortes, les uns politiques, les autres religieux. D’un côté il s’agissait d’assurer au loin la protection permanente de notre pavillon, tandis qu’on ménageait de l’autre un point d’appui aux missions catholiques, qui ont récemment entrepris de lutter, dans les mers du Sud, entre l’influence ancienne et établie des missions protestantes.

Depuis quelques années l’Océan Pacifique a pris une grande importance en matière de pêche lointaine. La baleine s’y montre en plus grande abondance que dans les eaux du Nord, et y attire des bâtiments de toutes les nations et de tous les ports d’Amérique et d’Europe. On n’évalue pas à moins de cinq cents, le nombre des navires baleiniers qui sillonnent les mers du Sud : les Américains fournissent à eux seuls la moitié de ce nombre ; la France n’y figure que pour une quarantaine d’armements, année moyenne, l’Angleterre pour une centaine. Malheureusement ce n’est là qu’une industrie éphémère, les éléments de reproduction ne répondant pas à l’activité de la destruction. Une pêche heureuse nuit nécessairement à la pêche suivante, et le nombre des baleines tend à diminuer à mesure que celui des baleiniers s’accroît. Notre système de primes ne peut que précipiter ce résultat.

Quoi qu’il en soit, l’essor de nos grandes pêches devait frapper l’attention du gouvernement. Chaque année, on voyait en outre s’accroître le nombre des navires français qui doublent le cap Horn, pour visiter les diverses échelles du Chili, du Pérou, de la Colombie et du Mexique, depuis la Conception et Valparaiso jusqu’à Guayaquil et au golfe de Californie. L’isthme de Panama devenu également le siège d’un transit tous les jours plus considérable, et pour la protection de ces divers intérêts, la France n’a pas cessé de maintenir sur les diverses rades de l’Amérique du Sud une station composée d’une ou deux frégates et de plusieurs corvettes. Ce déploiement de forces pouvait seul garantir à notre commerce une sécurité suffisante dans des pays troublés par des révolutions sans fin, et souvent livrés aux caprices d’un pouvoir arbitraire. De tristes événements justifiaient d’ailleurs la présence d’une division navale. Sur les côtes du Chili, l’équipage d’un baleinier français, naufragé en 1834, s’était vu en butte aux outrages de la peuplade inhospitalière qui habite les plateaux de l’Araucanie. Cinq matelots avaient seuls échappé à ce désastre. Les îles de Chatam, situées à l’est de la Nouvelle-Zélande, avaient servi de théâtre à une catastrophe plus horrible encore. L’équipage entier d’un baleinier du Havre avait été massacré par les naturels, et dévoré dans un repas de cannibales. Aux îles Viti, plus rapprochées de la zone équatoriale, le capitaine Bureau, appartenant au port de Bordeaux, avait trouvé, avec tous ses gens, une fin dont les détails n’ont jamais été bien connus. Des attentats pareils ne pouvaient rester impunis : le capitaine de vaisseau Cécille a tiré vengeance des sauvages de Chatam ; le contre-amiral d’Urville a châtié ceux de Viti et mis le feu à deux villages. Partout le pavillon français a obtenu des réparations éclatantes.

Ces faits ont dû toutefois démontrer la nécessité d’un établissement permanent qui surveillât à la fois les groupes de la mer du Sud et les rivages de l’Amérique Occidentale. Tout le monde sentait le besoin d’une position militaire destinée à jouer dans le grand Océan le rôle de nos Antilles dans l’océan Atlantique. Le gouvernement français avait d’abord songé à l’île Sud du groupe de la Nouvelle-Zélande, ce qui eût été un choix incontestablement préférable à celui qui a été fait. L’Angleterre a malheureusement pris les devants ; elle a envoyé sur ces terres vastes et fécondes un essaim d’agriculteurs écossais, des instruments d’exploitation, des missionnaires et un gouverneur, le capitaine Hobson. Le pavillon britannique flotte dans la baie des Iles, et la Nouvelle-Zélande est désormais anglaise. Un petit comptoir français, déjà fondé sur la presqu’île de Banks, s’est vu contraint, tout en protestant, d’accepter cette suprématie. Peut-être eût-il été possible de faire deux lots de ce groupe, en adjugeant l’île du nord à l’Angleterre, l’île du sud à la France ; mais cette division et ce voisinage offraient quelques périls que notre gouvernement aura voulu éviter. Comme contrepoids à l’occupation anglaise, il a pris possession des îles Marquises. On ne pouvait pas faire preuve de prétentions plus modestes.

Les considérations religieuses n’ont pas peu contribué à cette résolution. L’histoire des missions catholiques dans la Polynésie, peu connue encore, demanderait à être racontée avec plus de développements qu’on ne peut lui en accorder ici. Les efforts de cette propagande, dont le foyer est à Paris, ne remontent pas au-delà de 1834 ou 1835. Sous la Restauration, le catholicisme n’avait paru dans ces mers qu’en voyageur. Le chapelain de la frégate l’Uranie baptisa, en 1821, le frère du roi des Sandwich ; ce fut la seule conquête de cette époque, et elle ne laissa point de traces. En revanche, des missionnaires protestants de diverses sectes, anglicans ou wesleyens, s’emparèrent peu à peu des îles les plus importantes du Monde Maritime. Les Sandwich échurent aux wesleyens ; Tahiti, Tonga et la Nouvelle-Zélande aux épiscopaux. Ils y fondèrent des églises, y bâtirent des chapelles, et substituèrent graduellement leur influence à l’autorité des chefs indigènes. Un travail lent et continu amena la transformation des coutumes locales, qui firent place à des pratiques de dévotion trop rigoureuses pour ces peuples, si libres et si insouciants jusqu’alors. En même temps, l’intérêt du culte n’était pas oublié. Les évangélistes frappèrent des impôts au profit de la mission, et les insulaires de Tahiti et des Sandwich se virent contraints de payer des redevances en huile de coco, en arrow-root et en bois de sandal. Ainsi tous les honneurs et tous les avantages de la souveraineté se concentraient dans les mains des apôtres luthériens, et les rois ou reines du pays n’étaient plus que des instruments dociles dont ils disposaient à leur gré, tantôt contre les indigènes, tantôt contre les visiteurs européens.

Cette situation était parfaitement assise lorsque les missions de France songèrent à opposer église à église, croyance à croyance. Il faut rendre justice aux efforts de nos prêtres catholiques : jamais plus de désintéressement ne s’allia à plus de courage. Quelques-uns d’entre eux, comme MM. de Pompallier, François de Paule, Carret et Laval, ont affronté bien des dangers et bravé de cruelles misères avant de pouvoir trouver dans ces nombreux archipels une occasion d’exercer leur ministère. Partout où ils se sont rencontrés avec les luthériens, des persécutions sourdes ou furieuses sont venues les assaillir. À la Nouvelle-Zélande, M. de Pompallier n’a pu se maintenir qu’en s’établissant hors de la zone des missions protestantes. À Tahiti, deux de nos prêtres ont été enlevés de force la nuit et embarqués, contre le droit des gens ; aux Sandwich, les mêmes violences ont signalé leur séjour, et une déportation arbitraire s’en est également suivie. Ce n’est guère qu’aux îles Gambier, dans un tout petit groupe de l’archipel de la Société, que les missionnaires catholiques ont pu jeter les bases d’un établissement durable. Il y a sept ans environ, un bâtiment de commerce y déposa deux prêtres qui entreprirent la conversion d’une peuplade idolâtre et fanatique. Pendant six mois, leur vie fut tous les jours en danger ; mais leur patience, leur douceur, le soin qu’ils prenaient des enfants, des vieillards, des malades, finirent par adoucir ces natures farouches. L’un des chefs se convertit ; les autres suivirent cet exemple. Aujourd’hui les quatre îlots qui composent ce groupe sont entièrement catholiques. Lorsque l’amiral d’Urville y passa, en 1839, il assista à l’office divin, célébré en plein air et en présence de toute la population. Depuis lors, nos missionnaires ont pu construire une chapelle où les cérémonies du culte sont du moins à l’abri des intempéries de l’air.

Le gouvernement français a suivi avec quelque intérêt les progrès de cette propagande. Deux frégates, la Vénus et l’Artémise, ont exigé la réparation des mauvais traitements que nos missionnaires avaient eu à essuyer de la part des cultes rivaux. La Vénus a frappé une contribution de 2 000 gourdes sur les chefs de Tahiti ; l’Artémise a imposé au souverain de Sandwich une garantie de 20 000 gourdes. On a traité avec les indigènes, qui, sous l’empire de la terreur, ont souscrit à toutes les conditions qui leur ont été dictées. Mais évidemment ce ne pouvait être là que des concessions fugitives, fruit de la nécessité, des engagements contractés sous la volée de canons de nos frégates, et qui devaient être violés aussitôt qu’elles auraient quitté ces rivages. Le gouvernement français l’a compris, et cette considération n’a pas été sans influence sur l’occupation des îles Marquises comme centre d’action et point d’appui permanent du catholicisme dans toute l’étendue de l’Océan Pacifique. [1] Nos missionnaires recueillent le fruit d’un premier dévouement, et l’on pourra voir désormais, sur ces îles lointaines, le dévouement désintéressé de nos prêtres aux prises avec l’esprit calculateur des prêtres luthériens.

Ainsi la pensée qui a présidé à l’occupation des îles Marquises peut se résumer en peu de mots : protection maritime et influence religieuse. À la colonisation de la Nouvelle-Zélande et aux entreprises des missionnaires protestants, la France a répondu par une tentative analogue, quoique sur une bien plus petite échelle. Il a été en outre question de convertir quelques-unes des îles conquises en colonies pénitentiaires ; mais ce ne sont jusqu’ici que des bruits vagues, et il est au moins oiseux de discuter des hypothèses.

Quant à l’intérêt commercial attaché à cette occupation, il est impossible de se dissimuler qu’il manque d’importance. En dehors de la pêche de la baleine, dont il a été question plus haut, les mers polynésiennes n’offrent rien qui puisse faire présager des relations suivies et fructueuses avec l’Europe. Vînt-on à bout de naturaliser dans ces pays le goût de nos arts et de nos industries, qu’une autre difficulté se présenterait, celle des retours. Le sol de l’Océanie ne fournit aujourd’hui que peu d’articles, l’arrow-root, le bois de sandal, l’huile de coco, dont l’écoulement a lieu dans un rayon limité. La mer donne les holothuries, ou tripangs, assez recherchés en Chine ; les nacres de perle, dont les prix sont très avilis ; enfin les perles de l’archipel de la Société, qui ne peuvent rivaliser, ni pour l’éclat ni pour les dimensions, avec celles de l’Inde. Tout cela ne forme pas la base d’un chargement et ne saurait suffire à une suite d’expéditions. La Nouvelle-Zélande seule renferme un produit, le phormium tenax, espèce de lin d’une blancheur et d’une force merveilleuses, qui pourrait desservir un commerce fructueux et étendu ; mais la Nouvelle-Zélande est à l’Angleterre, et nos armements n’y paraîtront qu’au second rang. Là où les Anglais et les Américains passent, on peut être assuré que la France a très peu de chose à faire.

Une autre question doit s’agiter, celle de savoir si les produits des Tropiques, le sucre, le café, le coton, ne pourraient pas se naturaliser avec avantage aux îles Marquises, et dans le reste de l’Océanie. Sans contredit, ces cultures y réussiraient, le climat s’y prête, le sol aussi. Mais dans l’état actuel des communications, les frais de transport absorberaient, et au-delà, la valeur de ces denrées. Le prix de revient d’une marchandise s’accroît en raison des distances, et le sucre des Marquises, si jamais on y en récolte, ne luttera contre celui de nos Antilles, que dans la proportion de 24 000 kilomètres de parcours à 6 000. Les assurances, les risques dans des mers orageuses, tout contribuerait à rendre le combat impossible. Il faut donc renoncer à voir les cultures des Tropiques se propager dans les archipels de l’Océanie, si ce n’est pour la consommation locale. Les colonies trop éloignées ne sont jamais qu’une charge, témoin les Moluques, très onéreuses au gouvernement Hollandais. Il ne faut pas se bercer d’illusions : les îles Marquises coûteront à la France beaucoup plus qu’elles ne pourront jamais lui rendre. C’est une occupation politique ; rien de plus.

Pour l’envisager sous un aspect plus favorable, on a beaucoup parlé, depuis un mois, de la canalisation de l’isthme de Panama. Notre temps a le goût des problèmes, et celui-ci est l’un des plus grands que puisse aborder le génie humain. Sans doute il n’est pas insoluble, mais plus d’un siècle s’écoulera peut-être avant que la communication entre les deux Océans soit tentée d’une manière sérieuse. L’insalubrité des lieux, l’état politique du pays, les rivalités des grandes puissances, la difficulté de réunir les capitaux nécessaires, éloigneront longtemps encore cette gigantesque et désirable entreprise. D’ailleurs des deux isthmes qui font aujourd’hui obstacle à l’activité commerciale, ce n’est pas celui de Panama qui trouble le plus d’intérêts, et arrête le plus de relations. L’isthme de Suez est à nos portes ; il nous sépare, par une barrière peu considérable, des eaux asiatiques. C’est de ce côté qu’il faut diriger le premier effort, et quand cet obstacle sera vaincu, ce ne sont pas seulement quelques îlots, comme les Marquises, qui seront à notre portée, mais un fertile royaume, comme Madagascar.

Toute exagération écartée, l’occupation des îles Marquises reste donc un fait de quelque importance, une démonstration qui sert de réponse aux empiétements de l’Angleterre. Nos pêcheurs et nos marins sauront désormais où trouver un appui dans ces mers lointaines, et les missionnaires protestants n’oseront plus maintenir, par la violence et les sévices, leurs prétentions au monopole des travaux apostoliques.

LOUIS REYBAUD.

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[1] Ce résultat est principalement dû aux sollicitations de la Maison de Picpus et à l’appui bienveillant qu’elle a trouvé auprès de la reine.

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